Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 47

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 325-329).


XLVII

Nekhludov était depuis longtemps déjà dans le vestibule. En arrivant, il avait sonné à la porte d’entrée et remis au surveillant l’autorisation du procureur.

— Qui demandez-vous ?

— La prisonnière Maslova.

— Impossible en ce moment : le directeur est occupé.

— Au bureau ? demanda Nekhludov.

— Non ici, au parloir, — répondit le surveillant avec un visible embarras.

— Est-ce donc jour de visites ?

— Non, une affaire particulière, — répondit-il.

— Et comment ferai-je pour voir le directeur ?

— Attendez-le ici ; il passera tout à l’heure, vous le verrez.

Au même moment, d’une porte latérale sortit un jeune sous-officier aux galons étincelants, au visage luisant et aux moustaches imprégnées de fumée de tabac, qui, en l’apercevant, se tourna sévèrement vers le surveillant.

— Pourquoi avez-vous fait entrer ici ? Au bureau…

— On m’a dit que le directeur est ici, — objecta Nekhludov, surpris de l’attitude embarrassée du sous-officier.

À ce moment la porte par laquelle était entré le sous-officier s’ouvrit de nouveau pour livrer passage à Pétrov, tout essoufflé, le visage en sueur.

— Il s’en souviendra, — dit-il en s’adressant au sous-officier.

Mais celui-ci montra des yeux Nekhludov.

Pétrov se tut, fronça les sourcils et sortit par une autre porte.

» Qui s’en souviendra ? Pourquoi ont-ils un air si gêné ? Pourquoi ce sous-officier a-t-il fait un signe ? » se demandait Nekhludov.

— On n’attend pas ici ; veuillez vous rendre au bureau, dit le sous-officier à Nekhludov. Et celui-ci s’apprêtait à sortir quand le directeur de la prison entra par la même porte que les autres, mais plus gêné encore que ses subordonnés. Il ne cessait de soupirer. En apercevant Nekhludov, il dit au surveillant :

— Fédotov, Maslova, de la cinquième salle, au bureau. Veuillez passer, — dit-il à Nekhudov.

Ils gravirent un escalier raide et arrivèrent dans une petite pièce éclairée d’une seule fenêtre, et meublée d’une table et de quelques chaises.

Le directeur s’assit :

— Quel dur métier, — dit-il, s’adressant à Nekhludov, et tirant de son étui une grosse cigarette.

— Vous semblez fatigué, — fit Nekhludov.

— Je suis fatigué de tout mon service ; c’est vraiment trop dur. On voudrait adoucir leur sort, et tout ce qu’on fait aboutit à un mal pire encore. Je n’aspire qu’à m’en aller d’ici ; dur, dur métier.

Nekhludov ignorait pourquoi le directeur trouvait sa tâche si pénible, mais aujourd’hui, il découvrait en lui une disposition particulière, qui inspirait la compassion.

— Oui, je crois que votre métier est dur, — lui dit-il. Mais pourquoi le faites-vous ?

— Le manque de fortune, la famille…

— Mais puisque cela vous est pénible…

— Cependant je puis vous affirmer que, dans la mesure de mes forces, je fais ce que je peux pour adoucir leur sort. Un autre, à ma place, les traiterait tout autrement. Croyez-vous que ce soit aisé de diriger près de deux mille individus de cette espèce ? Il faut savoir les prendre. Ce sont des êtres humains ; on les plaint… Mais si on les gâte… Puis il se mit à raconter une aventure récente : une rixe entre deux prisonniers, qui se termina par un meurtre.

L’entrée d’un surveillant, qui précédait Maslova, interrompit le récit.

Nekhludov la vit dès le seuil avant même qu’elle eût remarqué la présence du directeur. Son visage était rouge. Elle marchait d’un pas dégagé derrière le surveillant, en souriant et secouant la tête. À la vue du directeur, elle s’arrêta un instant devant lui, l’air effrayé ; mais bientôt elle se tourna gaiement vers Nekhludov.

— Bonjour, — lui dit-elle, souriante, en lui serrant la main non comme l’autre fois, mais fortement.

— Je vous ai apporté votre pourvoi, pour le signer, — lui dit Nekhludov surpris de la voir si exubérante. — C’est l’avocat qui l’a rédigé ; vous n’avez qu’à le signer et nous l’enverrons à Pétersbourg.

— Eh bien, on peut le signer. C’est faisable, — dit-elle en souriant et clignant d’un œil.

Nekhludov sortit le papier de sa poche et s’approcha de la table.

— Peut-on signer cela ici ? — demanda Nekhludov au directeur ?

— Allons, assieds-toi là, — dit le directeur. — Voici une plume. Sais-tu écrire ?

— Autrefois je l’ai su, — répondit-elle avec un sourire ; puis, après avoir ramassé sa jupe et retroussé une manche de sa camisole, elle s’assit devant la table, prit gauchement la plume, de sa petite main énergique, et regarda Nekhludov avec un sourire.

Il lui expliqua où elle devait apposer sa signature. Soigneusement elle trempa et secoua sa plume et écrivit son nom.

— C’est tout ? — demanda-t-elle quand elle eut fini, en regardant alternativement Nekhludov et le directeur, et posant la plume tantôt sur l’encrier, tantôt sur les papiers.

— J’ai encore quelque chose à vous dire, — commença Nekhludov, lui ôtant la plume de la main.

— Eh bien, dites, — fit-elle ; et son visage redevint sérieux comme si une rêverie lui fût passée par l’esprit, ou que l’envie de dormir l’eût prise. Le directeur se leva et sortit, et Nekhludov demeura en tête à tête avec elle.