Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 46

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 320-324).


XLVI

À l’heure habituelle, les sifflets des gardiens retentirent dans les couloirs de la prison ; les portes de fer des salles furent ouvertes, on entendit des bruits de pas et, dans les couloirs, se répandit la puanteur suffocante des cuveaux qu’on emportait ; les prisonniers et les prisonnières se débarbouillèrent, se vêtirent, sortirent dans les couloirs à l’appel et allèrent ensuite chercher de l’eau bouillante pour leur thé.

Ce jour-là, dans toutes les salles, à l’heure du thé, les conversations furent particulièrement animées ; il était question de la fustigation qui devait être donnée à deux prisonniers. L’un d’eux était un jeune commis, intelligent et instruit, nommé Vassiliev, qui avait tué sa maîtresse dans un accès de jalousie. Il était aimé de tous ses camarades de chambrée pour sa bonne humeur, sa libéralité et sa fermeté dans ses rapports avec les chefs. Il connaissait les lois et exigeait qu’on les exécutât. Aussi les chefs ne pouvaient-ils le souffrir. Trois semaines auparavant, un prisonnier ayant, en passant, renversé de la soupe sur l’uniforme neuf d’un surveillant, celui-ci l’avait frappé. Vassiliev était intervenu, alléguant qu’il n’y a pas de loi pour frapper les prisonniers. « Je vais te l’apprendre, moi, la loi », avait répondu le surveillant ; et il s’était mis à injurier Vassiliev. Vassiliev avait répliqué sur le même ton. Le surveillant avait voulu le frapper ; mais Vassiliev, l’ayant saisi à deux mains, l’avait ainsi tenu en respect pendant trois minutes, puis l’avait jeté hors de la salle. Le surveillant avait porté plainte et le directeur avait condamné Vassiliev au cachot.

Les cachots consistaient en une rangée de cellules noires, fermées du dehors au verrou. Dans ces sombres et froides cellules, il n’y avait ni lit, ni table, ni chaise, si bien que le prisonnier devait être assis ou couché sur le plancher dégoûtant, et les rats y étaient si nombreux et si audacieux que non contents de courir autour de lui et sur lui, dans cette obscurité, ils venaient lui prendre son pain entre les mains. Ils mordaient même ceux qui étaient ainsi enfermés, s’ils cessaient de remuer. Vassiliev avait déclaré que, n’étant pas coupable, il n’irait pas au cachot. On l’y avait traîné de force. Comme il se débattait, deux de ses camarades l’avaient aidé à s’échapper des mains des surveillants. Les surveillants se réunirent, entre autres un certain Pétrov célèbre par sa force. On eut raison des prisonniers, et on les mit au cachot. Un rapport au gouverneur, grossissant l’affaire, l’avait présentée comme une sorte de révolte. En réponse, on reçut l’ordre d’infliger trente coups de verges aux deux principaux coupables : Vassiliev, et un rôdeur.

La punition devait avoir lieu dans le parloir des femmes.

Depuis la veille la nouvelle s’en était répandue dans la prison, et il n’était pas question d’autre chose dans toutes les salles.

Korableva, la Belle, Fédosia et Maslova étaient assises et bavardaient dans leur coin, rouges toutes quatre, et allumées par l’eau-de-vie qui, grâce à l’argent de Maslova, ne cessait plus de couler pour elles ; en buvant leur thé, elles parlaient de la fustigation.

— S’il s’était révolté, — disait Korableva, de Vasseliev, en grignotant un morceau de sucre entre ses dents solides, — il n’a fait que prendre la défense de son camarade parce que, maintenant, on n’a pas le droit de frapper.

— On dit que c’est un très bon garçon, ajouta Fédosia, assise, ses deux longues nattes pendantes, sur un billot de bois, en face de la planche sur laquelle était posée la théière.

— Si tu lui parlais, Mikhaïlovna, dit la garde-barrière à Maslova, faisant allusion à Nekhludov.

— Je lui en parlerai. Il ferait tout pour moi, répondit Maslova avec un sourire et en secouant la tête.

— Oui, mais quand viendra-t-il ? et on dit qu’on est déjà allé les chercher, répondit Fédosia. C’est affreux, ajouta-t-elle avec un soupir.

— Moi, un jour, j’ai vu battre un paysan à la chancellerie cantonale. Mon beau-père m’avait envoyée chez le staroste, et voilà qu’en arrivant… et la garde-barrière entama une interminable histoire.

Mais son récit fut coupé net par des bruits de pas et de voix, dans le corridor de l’étage supérieur.

Les femmes se turent et prêtèrent l’oreille.

— Ils les traînent, les diables, — s’écria la Belle. Ils vont le tuer maintenant. Surtout que les surveillants sont furieux contre lui parce qu’il les empêche d’en faire à leur tête.

Au-dessus, on n’entendit plus rien, et la garde-barrière reprit son récit, racontant comment on avait en sa présence, sous un hangar, fouetté à mort un paysan, et qu’à cette vue ses entrailles en avaient tressauté dans son ventre. La Belle raconta à son tour comment Stchéglov avait été fustigé, sans pousser une seule plainte. Puis Fédosia desservit le thé ; Korableva et la garde-barrière se mirent à coudre, et Maslova s’assit sur sa couchette, les jambes repliées, tenant ses genoux entre ses mains. Elle s’apprêtait à faire un somme quand la surveillante vint lui dire de se rendre au bureau, où la demandait un visiteur.

— Ne manque pas de lui parler de nous, — dit la vieille Menschova à Maslova pendant que celle-ci arrangeait son fichu devant une glace au tain rongé à moitié. Dis-lui que ce n’est pas nous qui avons mis le feu, mais ce brigand lui-même : un ouvrier l’a vu. Dis-lui qu’il fasse appeler Mitri ; Mitri lui expliquera tout, clair comme sur la paume de la main : qu’on nous a mis en prison, nous qui n’avons rien fait, tandis que le brigand trône dans son cabaret avec la femme d’un autre.

— Ce n’est pas la loi, — confirma Korableva.

— Je le lui dirai, je le lui dirai sans faute, — répondit Maslova. — Allons, buvons pour nous donner du courage, ajouta-t-elle. Korableva lui remplit une demi-tasse. Maslova but, s’essuya la bouche, et, avec un sourire joyeux, en répétant : « pour nous donner du courage », elle rejoignit la surveillante qui l’attendait dans le corridor.