Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 50

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 343-349).


L

Le lendemain matin, à son réveil, Nekhludov se remémora tout ce qui lui était arrivé la veille, et il fut saisi d’épouvante.

Malgré cette frayeur, il décida de poursuivre plus que jamais l’œuvre commencée.

Avec ce sentiment conscient de son devoir, il sortit de chez lui pour se rendre chez Maslennikov, à qui il voulait demander l’autorisation de s’entretenir dans la prison, non seulement avec Maslova, mais avec Menchova et son fils, dont Maslova lui avait parlé. En même temps il voulait demander l’autorisation de voir Bogodoukhovskaia, qui pouvait être utile à Maslova.

Nekhludov connaissait Maslennikov depuis longtemps, depuis le régiment. Maslennikov était là trésorier. C’était un officier très bon garçon et des plus consciencieux, ne voyant et ne voulant rien voir autre chose que son régiment et la famille impériale. Maintenant Nekhludov le retrouvait dans l’administration civile, il avait remplacé le régiment par la province et sa chancellerie. Il était marié, et sa femme, personne riche et adroite, l’avait forcé de quitter le service militaire et d’entrer dans le service civil.

Elle se moquait de son mari, qu’elle cajolait comme un petit animal apprivoisé. L’hiver dernier, Nekhludov était allé lui faire visite, mais le couple lui avait paru si peu intéressant, qu’il n’était plus retourné dans cette maison.

En voyant entrer Nekhludov, Maslennikov devint tout rayonnant. Il avait le même visage gras et rouge, la même corpulence, la même mise soignée qu’autrefois, dans l’armée. Au régiment, il portait un uniforme d’une propreté irréprochable, coupé à la dernière mode et lui moulant les épaules et la poitrine. Ici, il portait un uniforme civil du dernier genre, serrant son gros corps et faisant saillir sa large poitrine. Malgré la différence d’âge (Maslennikov avait environ quarante ans), ils se tutoyaient.

— Ah ! c’est gentil à toi d’être venu. Je vais te mener chez ma femme. J’ai justement dix minutes à moi avant la séance. Le patron est absent. C’est moi qui fais fonction de gouverneur, — dit-il sans pouvoir cacher sa satisfaction.

— Je suis venu pour affaire.

— Et qu’y a-t-il ? — demanda Maslennikov devenu soudain plus réservé et prenant un ton plus sévère.

— Il y a, dans la prison, une personne à laquelle je m’intéresse beaucoup (au mot de « prison », le visage de Maslennikov devint plus sévère encore) ; je voudrais bien avoir l’autorisation de m’entretenir avec elle non dans le parloir commun mais au bureau, et non seulement aux jours réglementaires, mais plus souvent. On m’a dit que cela dépendait de toi.

— Il va sans dire, mon cher, que je suis prêt à tout faire pour toi, — répondit Maslennikov en touchant de sa main les genoux de Nekhludov, comme s’il descendait à sa portée. — C’est possible, mais, vois-tu, je suis un calife provisoire.

— Alors peux-tu me donner un papier qui me permette de la voir à toute heure ?

— C’est une femme ?

— Oui.

— Comment se trouve-t-elle là ?

— Pour empoisonnement. Mais elle a été condamnée injustement.

— Oui, voilà leur vraie justice, ils n’en font point d’autres, — ajouta-t-il en français, sans trop savoir pourquoi. — Je sais, — continua-t-il, — que nous ne sommes pas d’accord sur ce sujet ; mais qu’y faire, c’est mon opinion bien arrêtée, — fit-il, exprimant l’opinion que, durant une année, il avait puisée dans les articles d’un journal réactionnaire. — Je sais que, toi, tu es un libéral.

— Je ne sais si je suis un libéral ou autre chose, — répartit Nekhludov en souriant, étonné comme toujours d’être rangé dans un parti quelconque et d’être appelé libéral, simplement parce qu’il disait que, devant la justice, tous les hommes sont égaux, et qu’il ne faut ni faire souffrir, ni frapper les hommes en général, et, particulièrement, ceux qui ne sont pas encore condamnés. — Je ne sais si je suis libéral ou non, mais je sais que notre justice actuelle, malgré tous ses défauts, vaut cependant mieux que celle d’autrefois.

— À quel avocat t’es-tu adressé ?

— À Fanarine.

— Ah ! Fanarine ! — dit avec une grimace Maslennikov, se souvenant que, l’année précédente, ce Fanarine l’avait obligé à comparaître comme témoin dans un procès, et que, pendant une demi-heure, il s’était très poliment moqué de lui. — Je ne t’aurais pas conseillé de t’adresser à lui. Fanarine est un homme taré.

— J’ai encore quelque chose à te demander, — reprit Nekhludov, sans rien objecter. — J’ai connu autrefois une jeune fille, une institutrice, c’est une créature très malheureuse, elle est aussi en prison, et m’a fait savoir qu’elle désirait me parler. Peux-tu me donner également un laissez-passer pour la voir ?

Maslennikov pencha légèrement la tête sur le côté et réfléchit.

— Est-ce une condamnée politique ?

— Oui, m’a-t-on dit.

— C’est que, vois-tu, le droit de visiter les détenus politiques n’est accordé qu’aux parents, mais je vais te donner une autorisation générale. Je sais que vous n’abuserez pas… — Comment l’appelle-t-on, ta protégée ?…. Bogodoukhovskaïa ? Elle est jolie ? Hideuse ?

Maslennikov secoua la tête d’un air désapprobateur, s’approcha de son bureau, y prit une feuille à en-tête imprimée et se mit à écrire rapidement : « J’autorise le porteur du présent, prince Dmitri Ivanovitch Nekhludov, à visiter dans le bureau de la prison la bourgeoise Maslova, ainsi que l’infirmière Bogodoukhovskaïa » ; — et il signa d’un large paraphe.

— Tu verras le bel ordre qui règne dans la prison. Et ce n’est point chose facile de l’y maintenir, en ce moment surtout où les détenus sont nombreux. Mais je veille sévèrement à tout, et j’aime cette œuvre. Tu verras comme tout est bien organisé et comme tout le monde est content. L’essentiel est de savoir s’y prendre avec ces gens-là. Ainsi, ces jours-ci, il y a eu quelque anicroche, un cas d’insoumission. Un autre, à ma place, eut traité cela de révolte et fait nombre de malheureux. Avec moi, au contraire, tout s’est bien passé. Ce qu’il faut, c’est, d’une part, le souci de leur bien-être ; de l’autre, une main ferme, — dit-il en fermant son poing blanc, potelé, orné d’une turquoise montée en bague, et qui sortait d’une manchette de toile forte, très blanche, tenue par un bouton d’or ; — le souci du bien-être et une poigne.

— Moi, je ne sais pas, — objecta Nekhludov, — mais j’y suis allé deux fois et en ai rapporté une impression très pénible.

— Sais-tu quoi ? Tu devrais aller voir la comtesse Passek, — poursuivit Maslennikov devenant plus communicatif, — elle s’est vouée entièrement à cette œuvre. Elle fait beaucoup de bien. Grâce à elle, et, je puis l’avouer sans fausse modestie, grâce à moi, le régime de nos prisons a été complètement transformé ; rien n’y subsiste des horreurs de l’ancien régime ; et les prisonniers, à présent, se trouvent très bien. Tu verras cela. Quant à Fanarine, je ne le connais pas personnellement, nos situations respectives nous éloignent. N’empêche que ce soit réellement un méchant homme ; et de plus, en plein tribunal, il se permet de dire des choses, des choses…

— Merci de ton obligeance, — fit Nekhludov en prenant le papier ; et, sans le laisser achever, il prit congé de son ancien camarade.

— Et chez ma femme, viens-tu ?

— Non, excuse-moi près d’elle, je ne peux pas aujourd’hui.

— Elle ne me le pardonnera pas — reprit Maslennikov, en reconduisant son ancien camarade jusqu’aux marches de l’escalier, ainsi qu’il le faisait habituellement avec les gens qui n’étaient pas de première mais de seconde importance, et parmi ces derniers, il rangeait Nekhludov. — Non, je t’en prie, pour une minute seulement.

Mais Nekhludov demeura inébranlable, et tandis que le valet de chambre et le portier lui tendaient son pardessus et sa canne et lui ouvraient la porte, près de laquelle était posté un agent de police, il répéta qu’aujourd’hui il ne pouvait pas. Maslennikov lui cria du haut de l’escalier :

— Eh bien, alors, à jeudi, sans faute. C’est le jour de ma femme. Je la préviendrai !