Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 19

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 132-136).


XIX

Telle était la disposition d’esprit de Nekhludov quand, de la salle du tribunal, il passa dans celle du jury. Assis près de la fenêtre, il entendait le brouhaha des conversations de ses collègues et fumait sans arrêt.

Le marchand jovial, sans nul doute, appréciait fort la manière dont Smielkov charmait ses loisirs.

— Eh ! l’ami, il noçait gaillardement, à la sibérienne. Et lui, pas bête, en avait choisi, une fille !

Le chef du jury exposait des considérations quelconques tendant à démontrer que tout dépend de l’expertise. Pierre Guerrassimovitch plaisantait et riait aux éclats avec le commis juif. Nekhludov répondait par monosyllabes aux questions qu’on lui adressait, n’ayant qu’un désir : qu’on le laissât tranquille.

Quand l’huissier, à la démarche sautillante, entra dans la salle pour rappeler les jurés, Nekhludov éprouva un sentiment d’effroi, comme s’il allait, non juger, mais être jugé lui-même. Déjà, au fond de son âme, il se trouvait misérable, indigne de regarder en face les autres hommes, et cependant, la force de l’habitude le ramena, d’un pas très assuré, sur l’estrade, où il reprit son siège, le deuxième après celui du chef du jury ; puis il croisa les jambes et se mit à jouer avec son pince-nez.

On ramenait en ce moment les prévenus, qui avaient été emmenés hors de la salle.

De nouvelles figures avaient été introduites, les témoins, et Nekhludov remarqua que Maslova paraissait ne pas pouvoir détacher ses regards d’une grosse dame tapageusement vêtue de soie et de velours et coiffée d’un énorme chapeau orné d’un grand nœud, assise au premier rang derrière la grille, et tenant passé dans son bras nu jusqu’au coude, un élégant réticule. Bientôt il apprit que ce témoin était la tenancière de la maison où vivait Maslova.

Immédiatement, on procéda à l’interrogatoire des témoins : noms, religion, etc. Après qu’on leur eut demandé s’ils voulaient ou non déposer sous la foi du serment, le même vieux prêtre, en traînant péniblement ses jambes et rajustant sa croix d’or, reparut sur l’estrade, avec la même sérénité, la même assurance de remplir une fonction importante et utile, pour faire prêter serment aux témoins et à l’expert. Cette formalité remplie, le président fit sortir tous les témoins sauf la femme Kitaieva, tenancière de la maison de tolérance. On lui demanda ce qu’elle savait de l’affaire. Avec un sourire affecté, balançant à chaque phrase sa tête chapeautée, la Kitaieva déposa avec force détails et un accent allemand très prononcé :

D’abord le garçon de l’hôtel, Simon, était venu dans son établissement y chercher une fille pour un riche marchand sibérien. Elle avait envoyé Lubacha. Quelque temps après, Lubacha était revenue avec le marchand. Le marchand était déjà en extase — ajouta la Kitaieva avec un léger sourire, — puis il continua à boire chez nous, et à régaler toutes les filles, jusqu’à ce que, n’ayant plus d’argent sur lui, il envoya à l’hôtel où il était descendu, cette même Lubacha, pour laquelle il avait une réelle « prédilection », — ajouta-t-elle en tournant les yeux vers la prévenue.

Nekhludov crut voir Maslova sourire à ces paroles, et ce sourire lui inspira du dégoût. Un sentiment étrange, imprévu, de répulsion mêlée de pitié, envahit son cœur.

— Le témoin voudrait-il nous faire connaître son opinion sur Maslova ? — demanda, timide et rougissant, le défenseur désigné d’office, de Maslova.

— Aussi bonne que possible, — répondit la Kitaieva, — c’est une personne très instruite et qui a du chic. Elle a été élevée dans une famille noble, et sait même lire le français. Peut-être lui est-il arrivé de boire un peu trop, mais jamais au point de s’oublier. Une jeune fille tout à fait bien.

Katucha regardait la tenancière, mais tout d’un coup ses yeux se tournèrent vers les jurés, s’arrêtèrent sur Nekhludov, et son visage devint grave, même sévère. Un de ses yeux sévères louchait. Pendant un temps assez long cet étrange regard resta posé sur Nekhludov, et, malgré son effroi, celui-ci ne pouvait détacher sa vue de ces yeux qui louchaient et dont le blanc étincelait. Il se remémora l’affreuse nuit, le craquement de la glace, le brouillard, et surtout cette lune échancrée, renversée, qui, se levant au matin, avait éclairé quelque chose de sombre et de terrible. Et ces deux yeux noirs, rivés aux siens, lui rappelaient vaguement cette chose noire et terrible.

« Elle m’a reconnu », — songea-t-il. Et Nekhludov se renfonça dans son siège, attendant le choc. Mais elle ne l’avait pas reconnu. Elle soupira tranquillement, et, de nouveau, fixa le président. Nekhludov songeait aussi. « Ah ! que cela finisse plus vite », Il éprouvait une impression souvent déjà ressentie à la chasse, alors qu’il s’agissait d’achever un oiseau blessé : de la répulsion, de la pitié, du chagrin. L’oiseau blessé se débat dans la carnassière, à la fois on ressent du dégoût, de la pitié, on voudrait l’achever au plus vite et oublier.

En écoutant l’interrogatoire des témoins, Nekhludov ressentait précisément ce sentiment complexe.