Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 18

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 127-131).


XVIII

Le lendemain, le brillant et gai Schenbok vint retrouver Nekhludov chez ses tantes, et celles-ci furent tout à fait séduites par son élégance, sa politesse, sa générosité et son affection pour Dmitri. Bien que leur plaisant beaucoup, sa générosité provoquait un peu d’étonnement par son exagération. Il donnait un rouble aux mendiants aveugles, en distribuait quinze comme pourboires aux domestiques, et, sans hésitation, avait déchiré un mouchoir de batiste brodé pour panser Suzette, le caniche de Sophie Ivanovna, qui s’était écorché la patte, (et Sophie Ivanovna savait que de pareils mouchoirs ne coûtent pas moins de quinze roubles la douzaine). Jamais les tantes n’avaient rien vu de pareil ; elles ignoraient que ce Schenbok avait deux cent mille roubles de dettes qu’il était sûr de ne jamais payer, de sorte que vingt-cinq roubles de plus ou de moins n’avaient guère d’importance pour lui.

Schenbok ne resta qu’une journée, et la nuit suivante repartit avec Nekhludov. Ils ne pouvaient prolonger leur séjour, car ils étaient parvenus à la limite extrême du délai qui leur était accordé pour rejoindre leur régiment.

Durant cette dernière journée passée chez ses tantes, l’âme de Nekhludov ne pouvait se détacher du souvenir de la nuit précédente ; deux sentiments opposés s’y livraient combat : l’un, le souvenir brûlant d’un amour bestial qui, bien que n’ayant pas donné tout ce qu’il promettait, laissait cependant une certaine satisfaction du désir réalisé ; l’autre, la conscience d’avoir commis un acte mauvais, qui devait être réparé, et non point pour elle, mais pour lui.

Car dans l’état de folie égoïste où il se trouvait, Nekhuldov ne pouvait penser qu’à soi ; il s’inquiétait de la façon dont on pourrait envisager sa conduite envers la jeune fille, et il ne songeait nullement à ce que celle-ci pourrait ressentir ni à ce qu’il adviendrait d’elle.

Il croyait bien que Schenbok avait deviné ses relations avec Katucha, et cela flattait son amour-propre.

— Voilà donc la cause de ton affection subite pour tes tantes, lui dit Schenbok, dès qu’il eut aperçu Katucha, et c’est pourquoi tu restes ici une semaine. Ma foi, à ta place, j’en aurais fait autant. Elle est charmante !

Nekhludov pensa, en dépit de ses désirs non rassasiés, qu’il était plus avantageux encore de partir et de rompre d’un seul coup des relations difficiles à continuer. Il pensa aussi qu’il était de son devoir de donner de l’argent à Katucha, non point pour elle, ni parce qu’elle pourrait en avoir besoin, mais parce que cela se fait toujours ainsi et qu’on l’eût considéré comme un homme sans honneur s’il ne l’avait point payée pour l’avoir possédée. Et il lui donna une somme en rapport avec leur situation respective.

Le jour du départ, après le dîner, il l’attendit dans l’antichambre. À sa vue, elle devint toute rouge et voulut passer, montrant du regard la porte ouverte de l’office ; mais il la retint.

— Je voulais te dire adieu, — dit-il, en froissant dans sa main une enveloppe où il avait mis un billet de cent roubles. — Voici, je…

Elle devina, fronça les sourcils, secoua la tête et repoussa sa main.

— Non, prends, murmura-t-il, et il lui enfonça l’enveloppe dans l’ouverture de son corsage ; et, comme si lui-même s’était brûlé, fronçant à son tour les sourcils et geignant, il courut dans sa chambre.

Et longtemps après cela, marchant de long en large, il se tordait, sursautait, poussait des exclamations, comme torturé par une douleur physique au souvenir de cette scène.

Mais que faire ? C’est toujours ainsi. C’était ainsi qu’avait agi Schenbok à l’égard de l’institutrice dont il lui avait conté l’histoire ; de même son oncle Gricha ; de même son propre père, quand il avait eu d’une paysanne de ses terres ce fils naturel, Mitenka, qui vivait encore. Et, puisque tout le monde agit ainsi, c’était donc ainsi qu’il devait agir.

Il essayait ainsi de se rassurer sans toutefois y parvenir complètement. Ses souvenirs brûlaient sa conscience.

Dans le tréfonds de son âme il jugeait son action si laide, si basse, si cruelle, que non seulement il avait perdu le droit de juger les autres, mais même de les regarder en face, et cependant il était forcé de se considérer soi-même comme un jeune homme rempli de noblesse, d’honneur et de générosité. À ce prix seulement il pouvait continuer à vivre gaiement et joyeusement comme il le faisait. Il n’avait pour cela qu’un seul moyen : ne plus penser à cela. C’est ce qu’il fit.

La vie où il entrait, — le milieu nouveau, les camarades, la guerre, — aida à cet oubli. Et plus il vivait plus il oubliait ; si bien qu’il avait totalement oublié.

Une fois seulement, à son retour de la guerre, s’étant arrêté chez ses tantes dans l’espoir d’y revoir Katucha, il avait éprouvé un serrement de cœur en apprenant qu’elle n’était plus là, qu’elle avait quitté la maison, peu après son départ, pour accoucher, qu’elle avait accouché quelque part, et que depuis, au dire des tantes, elle était tombée très bas. Selon les dates, cet enfant, né d’elle, pouvait être de lui ; mais il pouvait aussi ne pas être le sien. Ses tantes lui racontèrent qu’elle était une débauchée, la nature de sa mère. Ce jugement des tantes le satisfaisait, car il se trouvait en quelque sorte absous. Cependant il eut d’abord l’intention de les rechercher, elle et son enfant ; mais, ensuite, précisément parce qu’au fond de son âme, le souvenir de sa conduite lui était pénible et honteux, il ne tenta aucun effort pour la retrouver ; et, plus encore, il oublia sa faute et cessa complètement d’y penser.

Et voici qu’à présent, un hasard extraordinaire lui rappelait tout cela, et lui faisait toucher du doigt l’égoïsme, la cruauté, la bassesse, grâce auxquels, dix années durant, il avait pu vivre tranquillement, avec un pareil péché sur la conscience. Mais il était encore loin d’un aveu pareil, et en ce moment encore il songeait uniquement à éviter que tout se découvrit sur le champ, et que ses révélations ou celles de son défenseur ne le couvrissent de honte devant tout le monde.