Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 17

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 121-126).


XVII

Ainsi se passa toute la soirée et la nuit vint. Le médecin alla se coucher. Les tantes regagnèrent leurs chambres. Nekhludov savait qu’en ce moment Matréna Pavlovna était dans la chambre à coucher de ses tantes et que Katucha devait être seule à l’office. De nouveau il sortit sur le perron. La nuit était sombre, humide, chaude ; et ce brouillard blanc, produit au printemps par la fonte de la dernière neige, emplissait l’air. De la rivière, à cent pas de la maison, venaient des bruits étranges : c’était la glace qui craquait.

Nekhludov descendit le perron, et, enjambant les flaques d’eau pour poser ses pieds sur la neige durcie, s’avança jusqu’à la fenêtre de l’office. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il l’entendait battre ; sa respiration tantôt s’arrêtait, tantôt s’exhalait en un souffle pénible. Une petite lampe éclairait l’office ; Katucha y était seule assise près de la table, les yeux perdus devant elle, l’air pensif. Longtemps il resta à la considérer désirant savoir ce qu’elle faisait, alors qu’elle ne se croyait vue de personne. Elle resta assise, immobile, pendant deux minutes, puis leva les yeux, sourit, fit un signe de tête, comme si elle se fût adressé un reproche à elle-même ; puis, brusquement, appuya ses bras sur la table et se remit à regarder dans le vide.

Il restait à la regarder, écoutant, malgré lui, les battements de son propre cœur, et les bruits étranges venant de la rivière. Là-bas, sur la rivière, dans le brouillard, un travail incessant et lent se poursuivait, quelque chose semblait tantôt ronfler, tantôt craquer, s’effondrer, et de minces glaçons résonnaient comme du verre.

Immobile, il suivait sur le visage de Katucha, fatigué et pensif, les phases d’un travail intérieur pénible, et il avait pitié d’elle ; mais, chose étrange, cette pitié ne faisait qu’augmenter son désir de la posséder.

Ce désir l’avait envahi tout entier.

Il frappa à la fenêtre. Comme mue par un choc électrique, elle frémit de tout son corps, son visage exprima la terreur. Puis elle se leva en sursaut, courut à la fenêtre, et colla son visage à la vitre. Elle garda son expression d’effroi quand, les deux mains posées au-dessus de ses yeux pour mieux voir, elle le reconnut. Jamais encore il ne lui avait vu un air aussi grave. Elle ne sourit même qu’après qu’il lui eût souri, et, par soumission, car dans son âme il n’y avait point de sourire mais de la crainte. De la main il lui fit signe de venir le rejoindre dans la cour. Elle secoua négativement la tête faisant signe qu’elle ne sortirait pas et resta près de la fenêtre. Il colla encore son visage à la vitre, prêt à lui crier de sortir, mais, au même moment, elle se retourna vers la porte, quelqu’un l’avait sans doute appelée. Nekhludov s’éloigna de la fenêtre. Le brouillard était si épais qu’à cinq pas de la maison on ne distinguait plus les fenêtres, mais seulement une grande masse sombre, trouée par la lueur rouge, qui paraissait énorme, d’une lampe. Sur la rivière toujours le même ronflement, le même frottement, le même craquement, le même tintement de la glace. Non loin, à travers le brouillard, dans la cour, un coq chanta, d’autres répondirent ; et plus loin, dans la campagne, d’autres lancèrent leurs appels alternés, fondus bientôt en un même grand bruit. Tout était calme alentour, excepté la rivière. C’était déjà le chant des coqs annonçant l’aube.

Ayant fait quelques pas de long en large devant la maison et s’étant plusieurs fois mouillé les pieds dans les flaques d’eau, Nekhludov s’approcha de nouveau de la fenêtre de l’office. À la lueur de la lampe, il revit Katucha assise près de la table, dans une attitude indécise. À peine se fut-il approché de la fenêtre qu’elle leva les yeux sur lui. Il frappa. Aussitôt, sans même regarder qui frappait, elle sortit de l’office ; il entendit le grincement de la porte ouverte puis refermée. Il courut l’attendre près de l’entrée, et sans un mot, la serra dans ses bras. Pressée contre lui elle leva la tête, et offrit ses lèvres au baiser. Et ils étaient là, debout, dans un endroit sec, et, de plus en plus, grandissait en lui le désir impatient. Tout à coup la porte grinça, et, dans la nuit, la voix irritée de Matréna Pavlovna, cria :

— Katucha !

Elle s’arracha de ses bras et courut à l’office. Il entendit tirer le verrou. Puis, dans le silence revenu, la lueur rouge de la lampe disparut ; et plus rien que le brouillard et le fracas de la rivière.

Nekhludov s’approcha de la fenêtre et ne put rien voir. Il frappa, point de réponse. Il rentra dans la maison par le grand perron, mais il n’alla pas se coucher. Il ôta ses bottes, s’avança, pieds nus, dans le corridor jusqu’à la chambre voisine de celle de Matréna Pavlovna, où couchait Katucha. D’abord il entendit le ronflement paisible de Matréna Pavlovna et déjà voulait entrer, quand soudain quelque chose grinça ; elle se retournait sur son lit. Il resta immobile pendant cinq minutes. Quand tout se tut, et que de nouveau il entendit le ronflement paisible, évitant avec soin de faire craquer le plancher, il alla plus loin et se trouva devant la porte de Katucha. Tout était calme ; elle ne dormait certainement pas, sans quoi il eût entendu sa respiration. À peine eut-il murmuré, « Katucha » qu’elle se précipita vers la porte, et d’une voix qui semblait fâchée, l’invita à s’en aller.

— Mais que faites-vous là ? Est-ce possible ? Vos tantes vont se réveiller, disaient ses lèvres, mais tout son être disait : « Je suis toute à toi. »

Et c’est cela seul qu’entendit Nekhludov.

— Ouvre-moi seulement pour une minute, je t’en supplie, disait-il, sans comprendre ce qu’il disait.

Un silence se fit, puis il entendit une main qui à tâtons, cherchait le crochet de la porte. Le crochet grinça, la porte s’ouvrit et Nekhludov entra dans la chambre.

Il saisit Katucha telle qu’elle était, vêtue seulement d’une chemise de grosse toile, bras nus, la souleva et l’emporta.

— Ah ! que faites-vous ? murmurait-elle.

Mais, sans écouter ses paroles, il l’emportait chez lui.

— Ah ! il ne faut pas, laissez-moi, disait-elle, et cependant elle se pressait contre lui.

Quand elle l’eût quitté, toute tremblante et silencieuse, sans répondre à ses paroles, il sortit sur le perron, et resta là, debout, cherchant à comprendre tout ce qui venait de se passer.

Dehors, il faisait plus clair : en bas, le craquement, l’écoulement, le tintement des glaçons augmentaient toujours, et à ces bruits, s’ajoutait le murmure de l’eau. Derrière le rideau de brouillard, qui commençait à descendre, transparaissait vaguement le croissant de la lune, éclairant d’un jour blafard quelque chose de sombre et d’effrayant.

« Qu’est-ce que tout cela ? M’est-il arrivé un grand bonheur ou un grand malheur ? » se demandait-il. « Bah ! tout le monde agit de même », se dit-il ; et il alla se coucher.