Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/12

Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 505-510).

CHAPITRE XII


Un des deux condamnés qui venaient d’entrer était un homme encore jeune, petit et sec, avec une pelisse courte et de hautes bottes. Il marchait d’un pas léger et rapide, portant à chaque main une grande théière pleine d’eau bouillante, et tenant sous chaque bras un pain enroulé dans une serviette.

— Ah ! et voici que notre prince lui-même a reparu ! — dit-il en posant les théières près des tasses soigneusement préparées par la Rantzeva. — Nous avons acheté des choses extraordinaires ! — poursuivit-il, après avoir ôté sa pelisse et l’avoir lancée, par-dessus les têtes, dans le coin de la pièce où était son lit. — Markel vous rapporte du lait et des œufs. Un vrai régal, quoi ! Et Émilie va nous servir tout cela, en l’embellissant encore de son esthétique propreté ! — ajouta-t-il avec un sourire à l’adresse de la Rantzeva.

Toute l’apparence extérieure de cet homme, ses mouvements, le son de sa voix, ses regards, tout chez lui exprimait un mélange de courage et de gaîté. Et, au contraire, son compagnon avait un aspect sombre et triste. C’était, lui aussi, un homme de petite taille, mais osseux, avec un visage gris aux mâchoires saillantes. Il était vêtu d’un vieux manteau ouaté et portait des galoches par-dessus ses bottes. Quand il se fut débarrassé du panier et du pot qu’il tenait en main, il salua froidement Nekhludov d’un signe de tête, en fixant sur lui ses larges yeux verts.

Tous deux, ces condamnés politiques, étaient sortis du peuple. Le premier, Nabatov, était un paysan ; le second, Markel, un ouvrier de fabrique. Mais, tandis que Markel n’était devenu révolutionnaire qu’à trente-cinq ans, Nabatov l’était presque depuis son enfance. À l’école de son village, il avait montré de telles dispositions qu’on l’avait envoyé au collège ; et là encore il avait toujours occupé les premières places. Il en était sorti avec une médaille d’or ; mais, au lieu d’entrer ensuite à l’université, il avait résolu de revenir dans le peuple, estimant que son devoir était de partager avec ses frères ce qu’il avait appris. Il s’était fait nommer greffier dans un grand village, avait prêté aux paysans ou leur avait lu toute sorte de livres, avait organisé chez eux une société de secours mutuels, et n’avait point tardé à être arrêté. On l’avait relâché, après huit mois de prison, mais dès lors la police avait eu l’œil sur lui. Lui, cependant, à peine remis en liberté, était allé dans un autre gouvernement, s’était fait nommer maître d’école dans un village, et avait recommencé son apostolat. Arrêté de nouveau, condamné à deux ans de prison, il n’avait fait que se fortifier dans ses convictions.

Au sortir de son second emprisonnement, il avait été déporté dans le gouvernement de Perm. Il y était resté sept mois, au bout desquels, pour avoir refusé de prêter serment au nouvel empereur, il avait été mis en prison de nouveau, et condamné à la déportation dans le gouvernement de Iakoutsk, au fond de la Sibérie. Ainsi il avait passé la moitié de sa vie dans les prisons ou l’exil. Mais toutes ces épreuves, loin de l’aigrir, lui avaient donné sans cesse plus d’entrain et plus d’énergie.

C’était un homme d’une résistance extrême, plein de santé physique et morale. En quelque lieu qu’il se trouvât, toujours il était également actif, vaillant, et gai. Jamais il ne regrettait le passé, jamais il ne cherchait à prévoir l’avenir : toutes les forces de son intelligence, de son habileté, de son sens pratique, il les appliquait au moment présent. Quand il était en liberté, il s’employait à poursuivre l’objet qu’il s’était proposé, c’est-à-dire l’instruction des paysans. Quand sa liberté lui était enlevée, il s’employait tout entier à améliorer, dans la mesure du possible, les conditions de la vie, aussi bien pour lui que pour son entourage.

Vivre pour autrui était d’ailleurs, chez lui, une nécessité naturelle. N’ayant pour son propre compte aucun besoin, pouvant parfaitement se passer de manger comme de dormir, c’était au profit des autres qu’il dépensait, d’instinct, son activité de robuste paysan. Et en toutes choses il était resté un vrai paysan : aisé, adroit de ses mains, infatigable, honnête sans effort, attentif aux sentiments et aux pensées de chacun.

Sa vieille mère, paysanne illettrée et superstitieuse, vivait encore ; et Nabatov, toutes les fois qu’il était remis en liberté, allait la voir. Il l’aidait dans tous les soins domestiques, il allait au cabaret avec ses anciens condisciples de l’école du village, il les accompagnait aux champs, il fumait avec eux des cigarettes, il se battait à coups de poings avec eux, sauf à leur expliquer, entre deux parties, comment ils étaient dupes de leur ignorance et de leur faiblesse.

Tout en rêvant de toute son âme une révolution au profit du peuple, il n’admettait point que cette révolution transformât le peuple en autre chose que ce qu’il était, ni même qu’elle modifiât beaucoup les conditions de sa vie : il espérait simplement que la révolution rendrait les paysans maîtres du sol, qu’elle les débarrasserait des propriétaires et des fonctionnaires. La révolution, suivant lui, et en cela il différait absolument d’avis avec Novodvorov, — la révolution ne devait point rompre complètement avec le passé, renouveler de fond en comble les mœurs et les habitudes, mais seulement mieux répartir le vénérable et précieux trésor des traditions nationales.

Paysan, il l’était jusque dans son attitude à l’égard de la religion. Jamais il ne s’inquiétait des problèmes métaphysiques, des principes premiers, de la vie future. Il répétait volontiers que Dieu était pour lui, comme pour Laplace, une hypothèse dont il ne voyait pas la nécessité. Peu lui importait de savoir de quelle façon l’univers avait commencé ; et le darwinisme, que la plupart de ses compagnons prenaient fort au sérieux, n’était à ses yeux qu’une fantaisie aussi gratuite que la création du monde en six jours.

Quant à la vie future, jamais non plus il n’y pensait : mais au fond de son cœur il portait une croyance qu’il avait héritée de ses parents, une croyance commune à tous les hommes qui vivent en contact avec la terre. Il croyait que de même que, dans le monde animal et végétal, rien ne périt et tout se transforme, de même l’homme ne périt point ; il ne fait que changer de vie. Il croyait cela, et de là venait qu’il regardait toujours la mort sans crainte ni colère. Mais il n’aimait pas à réfléchir sur cette croyance, et moins encore à en parler. Il n’aimait qu’à travailler ; et toujours il s’occupait de questions pratiques, et s’efforçait d’amener ses compagnons à faire comme lui.


D’une toute autre espèce était son compagnon, l’ouvrier Markel. Celui-là était entré dans une usine dès l’âge de quinze ans ; et dès l’âge de quinze ans il avait commencé à fumer et à boire pour étouffer le sentiment d’humiliation qui était en lui. Ce sentiment était né en lui certain soir de Noël, où la femme du maître de l’usine l’avait invité à une fête offerte aux enfants de ses ouvriers. Markel et ses camarades avaient eu, en cadeau, qui un sifflet, qui une pomme, qui une noix dorée, tandis qu’on avait donné aux enfants du maître de l’usine des jouets merveilleux, qui devaient coûter au moins cinquante roubles chacun.

Markel avait cependant continué, pendant vingt ans, à mener la vie ordinaire de l’ouvrier. Il avait trente-cinq ans lorsqu’il avait fait connaissance avec une étudiante révolutionnaire, qui s’était engagée comme ouvrière pour se livrer à la propagande. Cette jeune femme lui avait prêté des brochures et des livres, s’était mise à discuter avec lui, lui avait ouvert les yeux sur sa position, et sur les causes de cette position, et sur les moyens de l’améliorer.

Quand Markel avait vu la possibilité de s’affranchir lui-même et d’affranchir les autres de la cruelle oppression dont il souffrait depuis l’enfance, l’injustice de cette oppression lui était apparue encore plus vivement ; et, à son désir d’affranchissement s’était joint un profond désir de vengeance contre ceux qui l’avaient injustement opprimé.

La possibilité de l’affranchissement pour lui-même et les autres, on lui avait assuré qu’elle viendrait de la science. Et Markel s’était passionnément évertué à acquérir la science. La science ne lui avait-elle pas déjà révélé l’injustice de la position où il se trouvait ? Elle seule, évidemment, lui permettrait maintenant de faire cesser cette injustice. Et la science, en outre, avait à ses yeux pour avantage de l’élever au-dessus des autres hommes, ce qui avait toujours été sa secrète ambition. Aussi avait-il cessé de fumer et de boire, pour consacrer à l’étude tous ses instants de loisir.

La révolutionnaire continuait à correspondre avec lui et admirait de plus en plus l’étonnante ardeur avec laquelle il se repaissait des connaissances les plus diverses. Et le fait est qu’en deux ans Markel avait appris la géométrie, l’algèbre, l’histoire, avait lu toute sorte d’ouvrages de critique et de philosophie, mais surtout s’était assimilé toute la littérature socialiste contemporaine.

La-dessus, la révolutionnaire avait été arrêtée : on avait trouvé chez elle des lettres de Markel, et celui-ci, à son tour, avait été arrêté. Dans le gouvernement de Vologda, où il avait été déporté, il avait fait connaissance avec Novodvorov, avait lu encore une foule de livres, avait appris une foule de choses, qu’il avait oubliées au fur et à mesure, et était devenu sans cesse plus ardent dans son socialisme. Autorisé, après quelques mois, à revenir dans son pays, il s’était mis à la tête d’une grève qui avait abouti à l’incendie d’une usine et à l’assassinat du directeur. De nouveau il avait été arrêté ; et il allait maintenant en Sibérie, condamné à la déportation pour le reste de sa vie.

En matière de religion, il se montrait aussi radical qu’en matière d’économie politique. S’étant convaincu de la fausseté des croyances où il avait été élevé, et étant parvenu à s’en affranchir, d’abord avec crainte, puis avec enthousiasme, il éprouvait comme un désir de se venger de tous ceux qui l’avaient tenu dans l’erreur. Il ne cessait point de parler avec haine des popes, et de railler amèrement les dogmes religieux.

Il avait des habitudes d’ascète ; et, comme tous ceux qui ont été entraînés au travail depuis l’enfance, il était adroit de ses mains et infatigable aux exercices physiques ; mais, au contraire de Nabatov, il méprisait ces exercices, et le travail manuel sous toutes ses formes. À l’étape comme en prison, il cherchait à se créer le plus de loisirs possible, afin de pouvoir continuer à s’instruire, ce qui lui paraissait sans cesse davantage la seule occupation honorable et utile. Il était en train d’étudier, en ce moment, le premier tome du Capital de Marx ; il cachait le volume, au fond de son sac, et veillait sur lui comme sur le plus précieux des trésors.

Pour ses compagnons, il se montrait indifférent et réservé, sauf pour Novodvorov, à qui il s’était passionnément attaché, et dont il tenait toutes les opinions, sur tous les sujets, comme l’essence même de la vérité.

La femme lui apparaissait comme le principal obstacle à l’œuvre d’émancipation sociale, et au libre développement de l’intelligence : aussi éprouvait-il pour les femmes un mépris absolu. Il faisait cependant exception pour la Maslova, en qui il voyait un exemple typique de l’exploitation des classes inférieures par les supérieures. Il lui témoignait, en toutes circonstances, beaucoup d’égards ; et c’est pour le même motif qu’il ne manquait pas une occasion de faire voir à Nekhludov toute l’antipathie qu’il avait pour lui.