Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/2/04

Résurrection. 2e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 344-362).

CHAPITRE IV


I


Le lendemain matin, Nekhludov achevait à peine de s’habiller, quand le valet de chambre lui apporta la carte de l’avocat Faïnitzine. Celui-ci s’était mis en route aussitôt après avoir reçu son télégramme. Il demanda à Nekhludov le nom des sénateurs devant lesquels l’affaire serait portée.

— On dirait vraiment qu’on les a choisis exprès pour représenter les types différents du sénateur ! — s’écria-t-il. — Wolff, c’est le fonctionnaire pétersbourgeois ; Skovorodnikov, c’est le juriste savant ; et Bé, c’est le juriste pratique. C’est sur lui que nous pouvons le plus compter. Eh ! bien, et à la commission des grâces ?

— Je vais précisément, de ce pas, chez le baron Verobiev. Hier, je n’ai pas pu réussir à être reçu.

— Savez-vous pourquoi ce Vorobiev est baron ? — demanda l’avocat, en réponse à l’intonation ironique avec laquelle Nekhludov avait prononcé ce titre étranger de « baron », accouplé à un nom de famille aussi foncièrement russe. — C’est l’empereur Paul qui a donné ce titre à son grand-père, qui le servait comme valet de chambre. Ce valet lui ayant rendu quelques petits services d’ordre intime, l’empereur l’a nommé baron, faute d’oser lui donner un titre russe, ce qui aurait risqué de faire crier. Et depuis lors nous avons des barons Vorobiev ! Et il faut voir comme le gaillard est fier de son titre ! D’ailleurs un aigrefin sans pareil. J’ai une voiture à la porte : voulez-vous que je vous conduise ?

Sur le perron, le portier remit à Nekhludov un billet qu’un valet de chambre venait d’apporter pour lui. Le billet était de Mariette, qui écrivait ceci :

« Pour vous faire plaisir, j’ai agi tout à fait contre mes principes : j’ai intercédé auprès de mon mari pour votre protégée. Il se trouve que cette personne peut être relâchée immédiatement. Mon mari a écrit au commandant. Venez donc maintenant me faire une visite désintéressée. Je vous attends. — M. »

— Comment ? s’écria Nekhludov. — voilà une femme qu’ils tiennent enfermée au secret depuis sept mois ; et ils découvrent à présent qu’elle n’a rien fait ! Et il a suffit d’un mot pour la faire mettre en liberté !

— Mais il n’y a pas là de quoi vous étonner ! — dit en souriant l’avocat. — Vous devriez plutôt vous réjouir d’avoir déjà réussi dans cette démarche !

— Eh bien ! non, j’ai beau faire, ce succès me remplit d’amertume. Est-ce possible que les choses se passent ainsi ? Pourquoi la tenait-on en prison ?

— Si vous vous mettez à approfondir les choses, vous ne parviendrez qu’à vous faire souffrir.


Le baron Vorobiev, cette fois, recevait. Dans la première pièce où entra Nekhludov, se tenait un jeune employé en petite tenue, avec un cou d’une longueur excessive et une pomme d’Adam très saillante.

— Votre nom ? — demanda-t-il à Nekhludov. Nekhludov se nomma.

— Ah ! parfaitement ! Le baron vient de parler de vous. Vous allez être reçu aussitôt.

L’employé entra dans la pièce du fond et en sortit au bout d’un instant, en compagnie d’une vieille dame toute vêtue de noir, qui pleurait sans pouvoir s’arrêter.

— Prenez la peine d’entrer ! — dit le jeune employé à Nekhludov en lui désignant la porte du cabinet du baron.

Celui-ci était un homme de taille moyenne, maigre et musculeux, les cheveux blancs coupés court. Assis dans son fauteuil devant un énorme bureau, il regardait devant lui d’un air satisfait. Son visage rouge s’éclaira d’un sourire bienveillant en apercevant Nekhludov.

— Ravi de vous voir ! Votre mère et moi avons été d’excellents amis. Je vous ai vu tout enfant, et, plus tard, officier. Allons, asseyez-vous, dites-moi en quoi je puis vous servir !

Nekhludov lui raconta l’histoire de Fédossia.

— Fort bien, fort bien ! Je vois ce que c’est ! — dit le vieillard. — C’est en effet bien touchant. Avez-vous rédigé un recours en grâce ?

— Oui, j’en ai préparé un ! — répondit Nekhludov en tirant le papier de sa poche. — Mais j’ai voulu vous voir pour vous prier d’accorder à cette affaire une attention spéciale.

— Et vous avez fort bien fait ! Je m’occuperai de l’affaire moi-même. L’histoire est vraiment très touchante, — poursuivit le baron en gardant sa mine la plus épanouie. — Je vois la chose. Cette malheureuse était une enfant, son mari l’aura affolée par sa grossièreté ; et puis tous les deux se seront repentis et pris d’amour l’un pour l’autre. Oui, je m’occuperai moi-même de l’affaire.

— Le comte Ivan Mikaïlovitch m’a d’ailleurs promis que, de son côté, il demanderait…

Mais à peine Nekhludov eut-il prononcé ces mots que le visage du baron changea d’expression.

— Au reste, — déclara-t-il froidement à Nekhludov, — déposez votre recours dans les bureaux, et je ferai ce que je pourrai !

Nekhludov sortit et se rendit dans les bureaux, pour déposer la requête. Là encore, comme au Sénat, il vit une foule de fonctionnaires, d’employés, de gardiens, tous remarquablement propres et polis.

« Combien il y en a, et comme ils ont l’air bien nourris, et comme ils sont luisants, et cirés, et vernis ! Mais à quoi peuvent-ils bien servir ? » — se demandait Nekhludov en les considérant.


II


L’homme entre les mains duquel était placé le sort des prisonniers détenus à la forteresse était un vieux général qu’on disait un peu abruti, mais qui n’en avait pas moins derrière lui des états de service des plus brillants : il possédait une quantité innombrable de décorations, dont il dédaignait d’ailleurs de porter les insignes, à l’exception d’une petite croix blanche attachée à sa boutonnière. Il avait gagné cette croix au Caucase, pour avoir forcé de jeunes paysans russes, placés sous ses ordres, à tuer des milliers de gens du pays, qui défendaient leurs libertés, leurs maisons, et leurs familles. Il avait ensuite servi en Pologne, où il avait de nouveau forcé de jeunes paysans russes à commettre les mêmes actes, ce qui lui avait valu de nouveaux honneurs ; et puis il avait encore servi quelque part ailleurs, où il s’était distingué de la même façon. Maintenant, vieux et fatigué, il occupait cet emploi d’inspecteur de la forteresse. Il remplissait les devoirs de sa charge avec une rigueur inflexible, les considérant comme la chose la plus sacrée qu’il y eût au monde.

Les devoirs de sa charge consistaient à maintenir au secret, dans de sombres cellules, des détenus politiques des deux sexes, et à les y maintenir de telle façon que, dans l’espace de dix ans, la moitié d’entre eux mouraient infailliblement : quelques-uns perdaient la raison, d’autres devenaient phtisiques, et un grand nombre se tuaient, en se laissant mourir de faim, ou en s’ouvrant les veines avec un morceau de verre, ou bien en se pendant aux barreaux d’une fenêtre.

Le vieux général savait tout cela, et tout cela se passait sous ses yeux ; mais tous ces accidents ne l’émouvaient pas plus que ceux que produisaient la foudre, les inondations, etc. La seule chose qui l’intéressât était d’obéir au règlement qui lui était imposé. Ce règlement devait, avant tout, être exécuté : peu importaient, dès lors, les conséquences qui en résultaient. Une fois par semaine, pour se conformer au règlement, le vieux général faisait le tour de toutes les cellules, et demandait aux prisonniers s’ils n’avaient pas quelque requête à lui présenter. Les prisonniers, souvent, lui présentaient des requêtes : il les écoutait tranquillement, sans rien répondre ; et jamais il n’en tenait aucun compte, sachant d’avance que toutes ces requêtes demandaient des choses qui n’étaient pas d’accord avec le règlement.

Au moment où Nekhludov se présenta chez le vieux général, celui-ci était assis dans un petit salon dont toutes les fenêtres avaient leurs rideaux baissés, de façon qu’on s’y trouvait en pleine obscurité. Il était occupé à faire tourner un guéridon, en compagnie d’un jeune peintre, frère d’un de ses subordonnés. Les doigts minces et frêles du jeune artiste s’entremêlaient aux doigts épais, ridés, en partie ossifiés, du vieux général. Le guéridon était en train de répondre à une question posée par le général, et qui consistait à savoir si les âmes se reconnaissaient l’une l’autre, après la mort.

C’était l’âme de Jeanne d’Arc qui parlait, ce jour-là, par l’intermédiaire du guéridon. Elle venait déjà de dire : « Les âmes se reconnaissent », et elle avait commencé à dicter le mot suivant lorsque, soudain, elle s’était arrêtée. Elle avait dicté, du mot suivant, les trois premières lettres, un p, un o, et un s. Et elle s’était arrêtée, en réalité, parce que le général aurait voulu que la lettre suivante fût un l, tandis que l’artiste désirait que ce fût un v. Le général voulait que Jeanne d’Arc dît que les âmes se reconnaissaient après (posl) leur purification ; l’artiste désirait faire dire par Jeanne d’Arc que les âmes se reconnaissaient d’après la lumière (po svitu) qui se dégageait d’elles.

Le général, fronçant d’un air maussade ses énormes sourcils blancs, considérait fixement ses mains, espérant toujours que le guéridon allait se décider à écrire un l ; l’artiste, le visage tourné vers le coin de la pièce imprimait machinalement à ses lèvres le mouvement nécessaire pour prononcer la lettre v. C’est sur ces entrefaites qu’un soldat, servant de valet de chambre au vieux général, vint remettre à celui-ci la carte de Nekhludov. Le général fronça encore davantage les sourcils, fort ennuyé d’être dérangé ; puis, après une minute de silence, il mit son lorgnon sur son nez, lut la carte en la tenant au bout de son bras étendu, se leva avec un douloureux effort, et se frotta lentement les reins et les jambes.

— Fais entrer dans mon cabinet !

— Que Votre Excellence ne s’inquiète pas ! Je finirai seul ! — dit l’artiste. — Je sens que le fluide revient !

— C’est cela, finissez seul ! — répondit le général, de son ton sévère ; et il passa dans son cabinet, traînant avec peine ses vieilles jambes enflées.

— Heureux de vous voir ! — dit-il à Nekhludov en lui désignant une chaise près de son bureau. — Il y a longtemps que vous êtes à Pétersbourg ?

Nekhludov répondit qu’il venait d’arriver.

— Et la princesse, votre mère, va toujours bien ?

— Ma mère est morte, Votre Excellence.

— Pardonnez-moi ! J’en suis bien désolé ! Savez-vous que j’ai servi avec votre défunt père ? Nous avons été des amis, des frères. Et vous, êtes-vous au service ?

— Non, pas en ce moment !

Le général hocha la tête en signe de désapprobation.

— J’ai une prière à vous adresser, général, — reprit Nekhludov.

— Ah ! très bien ! En quoi puis-je vous servir ?

— Si ma prière ne vous paraît pas recevable, je vous demanderai de m’excuser. Mais je me crois tenu à vous la présenter.

— Hé bien ! qu’est-ce que vous désirez ?

— Parmi les détenus confiés à votre garde, se trouve un certain Gourkevitch : or sa mère demande l’autorisation de le voir ; et, si cela est impossible, elle demande tout au moins l’autorisation de lui envoyer des livres.

Le général avait écouté cette requête sans donner le moindre signe de satisfaction ni de mécontentement : il s’était borné à pencher la tête, et à prendre l’attitude de la réflexion. En réalité, cependant, il ne réfléchissait pas le moins du monde et ne s’intéressait nullement aux paroles de Nekhludov, sachant d’avance que le règlement lui défendait d’en tenir aucun compte. Il n’écoutait que par politesse.

— C’est que tout cela, voyez-vous, ne dépend pas de moi ! — répondit-il. — Pour ce qui est des visites, un décret impérial en règle les conditions. Et pour ce qui est des livres, nous avons ici une bibliothèque, et les prisonniers ont le droit d’être autorisés, s’il y a lieu, à y prendre des livres.

— Oui, mais ce Gourkevitch voudrait avoir des ouvrages scientifiques : il voudrait s’occuper.

— Ne croyez pas cela ! Ce n’est pas du tout pour s’occuper ! C’est par insubordination, voilà tout !

— Mais cependant ces malheureux doivent désirer s’occuper, dans leur triste situation…, — fit Nekhludov.

— Ils se plaignent toujours ! — répondit le général. — C’est que nous les connaissons bien, allez !

Il parlait toujours d’eux comme d’une race d’hommes tout à fait spéciale.

— Et la vérité est qu’ils ont ici des commodités que vous chercheriez vainement dans d’autres forteresses, — poursuivit-il.

Sur quoi il se mit à décrire en détail ces « commodités » ; on aurait pu croire, à l’entendre, que le principal objet de la détention des prisonniers dans la forteresse était de leur procurer un séjour agréable.

— Autrefois, c’est vrai, on les traitait d’une façon assez rigoureuse : mais à présent ils sont traités aussi bien que possible. Ils ont à manger de trois plats, et toujours un plat de viande : des côtelettes ou du hachis. Le dimanche, nous leur donnons encore un plat de plus : un entremets. Fasse Dieu qu’un jour toute la Russie puisse se nourrir comme eux !

Suivant l’habitude des vieillards, le général, une fois lancé sur son sujet, ne s’arrêta plus avant d’avoir répété jusqu’au bout ce qu’il répétait sans cesse.

— Quant aux livres, — disait-il, — nous mettons à leur disposition des ouvrages religieux, et puis aussi de vieux journaux. Nous avons une bibliothèque fort bien fournie. Mais ils ne lisent que rarement. D’abord, souvent, ils font mine de s’intéresser à la lecture : mais au bout de peu de temps ils rendent les livres sans y avoir touché. Écrire, aussi, ils le peuvent. Nous leur donnons des ardoises pour qu’ils puissent s’amuser à écrire dessus. Ils peuvent écrire, effacer, et écrire de nouveau. Mais cela non plus, ils ne le font pas. Non, ce n’est que dans les premiers temps qu’ils rêvent de « s’occuper » ; plus tard ils engraissent et deviennent de plus en plus inertes.

Nekhludov écoutait cette voix éraillée, considérait ces membres engourdis, ces yeux aux paupières enflées sous les énormes sourcils, ce crâne dégarni, cette petite croix blanche à la boutonnière ; et sans cesse il comprenait davantage l’inutilité de rien expliquer à un tel homme.

Il se leva, ayant grand’peine à cacher le mélange de répulsion et de pitié que lui inspirait cet affreux vieillard. Et celui-ci, de son côté, n’était pas fâché de pouvoir faire un peu la leçon au fils de son ancien camarade.

— Adieu, mon enfant ! — poursuivit-il. — Ne prenez pas ce que je vous dis en mauvaise part, je ne vous le dis que par pure amitié : mais ne vous mêlez pas des affaires de nos prisonniers ! Ne vous imaginez pas qu’il y en ait, parmi eux, d’innocents ! Tous, les uns comme les autres, ce sont des misérables ; et nous les connaissons bien, nous savons ce qu’ils valent… Et puis, croyez-moi, reprenez du service ! L’empereur a besoin de tous les hommes de valeur… la patrie aussi. Songez un peu à ce qui arriverait si moi, si tous les hommes de notre espèce, nous ne servions pas ?

Nekhludov poussa un soupir, s’inclina très bas, serra la grosse main ossifiée du vieillard, et sortit de la chambre.

Le général, reste seul, se frotta longuement les reins et se traîna dans le petit salon où, pendant son absence, le jeune artiste avait écrit la réponse dictée par l’esprit de Jeanne d’Arc. Le général lut, à travers son lorgnon : « se reconnaissent l’une l’autre d’après la lumière qui se dégage de leur corps astral ».

— Ha ! — s’écria le général, clignant des yeux avec satisfaction. Mais soudain un doute le saisit.

— Cette lumière n’est donc pas la même pour tous ? — demanda-t-il ; et, de nouveau, entremêlant ses doigts avec ceux de l’artiste, il s’installa auprès du guéridon.


Devant le perron, en sortant, Nekhludov appela son cocher.

— Ah ! patron, ce qu’on s’ennuie ici ! — dit le cocher. — Pour un peu je serais parti sans vous attendre.

— Oui, vraiment, on s’y ennuie ! — répondit Nekhludov en soupirant. Après quoi, assis dans la voiture, il essaya de se distraire en observant le jeu des nuages gris, sur le ciel, et les eaux étincelantes de la Néva, sillonnée de barques et de bateaux à vapeur.


III


Le lendemain, mercredi, était le jour où devait être examinée l’affaire de la Maslova. Nekhludov arriva de bonne heure au Sénat. Devant l’entrée, il se rencontra avec l’avocat, qui venait également d’arriver. Ils montèrent ensemble l’énorme et solennel escalier jusqu’au second étage. Dans la première pièce où ils entrèrent, un suisse, tout en les débarrassant de leurs cannes et de leurs manteaux, leur dit que les quatre sénateurs étaient déjà là : le dernier était arrivé une minute avant eux. Faïnitzine, — qui s’était mis en habit et en cravate blanche, — fit passer Nekhludov dans une pièce voisine, contre les murs de laquelle étaient rangées de grandes armoires d’une forme quelque peu extraordinaire, Un vieillard d’aspect patriarcal se trouvait là à ce moment, un grand vieillard aux longs cheveux blancs : deux valets, respectueusement, l’aidaient à se défaire de son manteau et à se diriger vers l’une des armoires, où, soudain, Nekhludov le vit s’engouffrer.

Faïnitzine, cependant, ayant aperçu un de ses collègues, également en habit et en cravate blanche, courut à lui, laissant à Nekhludov tout le loisir d’examiner les autres personnes qui remplissaient la salle. Il y avait là une quinzaine d’hommes, et deux dames, dont une toute jeune, avec un lorgnon, l’autre déjà grisonnante. On devait examiner, ce jour-là, une affaire de diffamation par voie de la presse : de là venait cette affluence d’un public qui, d’ordinaire, ne se dérangeait guère pour assister aux séances de la section de cassation.

L’huissier, un bel homme rubicond, vêtu d’un imposant uniforme, s’approcha de Faïnitzine pour lui demander dans quelle affaire il allait plaider. Pendant qu’il notait sur un papier la réponse de l’avocat, la porte de l’armoire s’ouvrit, et Nékhludov en vit sortir le vieillard à l’aspect patriarcal, mais non plus en veston et en pantalon gris, comme il y était entré : il avait échangé ses vêtements habituels contre un uniforme bariolé qui lui donnait l’air d’un gigantesque oiseau.

Lui-même, d’ailleurs, était sans doute gêné de ce déguisement, car c’est presque en courant qu’il sortit de la salle.

— C’est Bé, un homme respectable ! — dit l’avocat à Nékhludov en le rejoignant. Et il se mit à lui expliquer l’affaire qu’on allait juger.

Cependant la séance ne tarda pas à s’ouvrir. Avec le reste du public, Nekhludov, pénétra dans la salle d’audience, une salle moins grande et d’une ornementation plus simple que celle de la cour d’assises où avait siégé Nekhludov, mais d’ailleurs disposée de la même façon. Même séparation entre le public et les juges ; mêmes tableaux sur les murs ; et quand l’huissier annonça : « La Cour ! » tous se levèrent pour saluer les sénateurs en grand uniforme, qui, s’asseyant devant la table, firent de leur mieux pour se donner une mine sérieuse et solennelle.

Ces sénateurs étaient au nombre de quatre. Il y avait d’abord celui qui faisait fonction de président, Nikitine, un grand homme glabre, avec un visage mince et des yeux d’acier ; puis Wolff, rasé de frais, et montrant ses belles mains blanches ; puis Skovorodnikov, un petit vieux gros et lourd, le visage tout grêlé de petite vérole ; enfin Bé, le vieillard à la mine patriarcale. Derrière, les sénateurs entrèrent, sur l’estrade, le greffier et le substitut du procureur, — ce dernier un homme encore jeune, maigre, sec, avec un teint sombre et une profonde expression de tristesse dans les yeux. En dépit de l’étrange costume qu’il portait, Nekhludov reconnut en lui, aussitôt, un de ses meilleurs amis de l’Université.

— Ce substitut ne s’appelle-t-il pas Sélénine ? — demanda-t-il à son avocat, qui était venu s’asseoir près de lui sur les bancs du public.

— Oui, eh bien ?

— Je le connais beaucoup, c’est un homme de haute valeur.

— Et un substitut extrêmement remarquable, très actif, déjà très influent. C’est à lui que vous auriez dû vous adresser, — dit l’avocat.

— Oh ! celui-là agira toujours uniquement d’après sa conscience ! — dit Nekhludov, se rappelant les éminentes qualités de piété, de probité, de noblesse de son ancien condisciple.

— D’ailleurs, ce serait trop tard, maintenant ! — répondit Faïnitzine ; après quoi il se remit à écouter religieusement la discussion de l’affaire.

Nekhludov se mit à l’écouter aussi ; et de toutes ses forces il essaya de comprendre ce qui se passait devant lui. Mais, de nouveau, il en était empêché par ce fait que, au lieu de discuter le fonds du procès, on faisait porter tout le débat sur des incidents accessoires. Le procès avait pour cause un article de journal dénonçant les escroqueries du président d’une société d’actionnaires. L’important, en bonne justice, eût été de savoir si vraiment ce président volait ses mandataires, et, dans ce cas, comment on pouvait mettre fin à ses vols. Mais de tout cela, dans la discussion, pas un mot ne fut dit. On débattit uniquement la question de savoir si, d’après un certain paragraphe du code, le directeur du journal avait eu le droit d’imprimer l’article, et si, n’en ayant pas le droit, il avait commis, en l’imprimant, une diffamation, ou une calomnie, ou encore une calomnie doublée de diffamation.

Deux choses seulement frappèrent Nekhludov : il observa d’abord que Wolff, qui, quelques jours auparavant, lui avait déclaré que le Sénat ne s’occupait jamais que des vices de procédure, mettait au contraire une grande chaleur à invoquer des arguments de fonds pour faire casser la condamnation du directeur du journal ; et il observa aussi que Sélénine, d’ordinaire si froid, mettait une égale chaleur à soutenir la thèse contraire. Il crut même remarquer, dans cette chaleur du substitut, comme une certaine hostilité à l’égard de Wolff qui, lui-même, finit sans doute par éprouver une impression analogue, car, sur une réplique de Sélénine, il rougit, tressaillit, fit un geste de dépit et n’ajouta plus rien.

La discussion se trouvant ainsi terminée, les sénateurs se retirèrent pour délibérer. L’huissier vint prévenir Faïnitzine que l’affaire de la Maslova allait être jugée dans quelques instants.


IV


Dès que les quatre sénateurs se furent assis dans leur salle de délibérations, Wolff, avec beaucoup de chaleur, se mit à exposer les motifs qui devaient faire casser le jugement porté contre le directeur du journal.

Le président, homme fort peu bienveillant en général, était encore, ce jour-là, particulièrement mal disposé. Déjà pendant que l’affaire était discutée en séance publique, il avait arrêté son opinion, et maintenant, sans écouter Wolff, il restait plongé dans ses pensées. Ses pensées tournaient autour du fait que, la veille, il avait raconté dans ses mémoires la façon dont c’était Velianov, et non pas lui, qui avait été nommé à un poste depuis longtemps convoité par lui. Ce président Nikitine était en effet très profondément convaincu de ce que son opinion sur les divers hauts fonctionnaires qu’il avait eu l’occasion de connaître constituerait, pour l’histoire, un document des plus importants. Dans le chapitre qu’il avait écrit la veille, il appréciait avec une extrême sévérité la conduite de quelques-uns de ces hauts fonctionnaires qui l’avaient, suivant son expression, empêché de sauver la Russie de la ruine, ce qui voulait dire simplement qu’ils l’avaient empêché de toucher un plus gros traitement ; et il se demandait à présent s’il s’était assez clairement expliqué pour que la postérité pût voir tout cela, grâce à lui, sous un jour tout à fait nouveau.

— Sans doute, sans doute ! — répondait-il à Wolff quand celui-ci avait l’air de s’adresser à lui : mais il n’entendait pas un mot de ce qu’il disait.

Bé, non plus, n’entendait rien de ce que disait Wolff. La mine absorbée, il dessinait des armoiries sur un papier placé devant lui. Ce Bé était un libéral de la vieille espèce. Il conservait pieusement les traditions de l’école de 1860 ; seules ses opinions politiques parvenaient à le faire dévier de son impartialité. Et c’est ainsi que, dans l’affaire de diffamation, il refusait de voir autre chose qu’une atteinte à la liberté de la presse. Quand Wolff eut fini de parler, le vieillard releva un instant la tête, développa sa manière de voir en quelques mots très nets, et, abaissant de nouveau sa tête blanche, se remit à dessiner des armoiries.

Skovorodnikov, assis en face de Wolff, et qui passait tout son temps à mettre dans sa bouche les poils de sa moustache et de sa barbe, s’interrompit un moment dans cette opération pour déclarer, d’une voix haute et grinçante, que, en l’absence de tout vice de procédure, le jugement ne lui paraissait pas pouvoir être cassé. Le président se rangea du même avis ; et le jugement fut proclamé valable.

Wolff était furieux, d’autant plus furieux qu’à diverses allusions il avait bien senti, chez ses collègues comme chez le substitut, des doutes sur son désintéressement. Mais, en homme « comme il faut », il sut à merveille cacher sa mauvaise humeur, et prenant tout de suite un autre dossier, il se mit à lire les pièces de l’affaire de la Maslova. Ses trois collègues, après avoir sonné pour demander du thé, engagèrent la conversation sur un événement qui, alors, partageait avec le duel de Kamensky l’attention de tout Pétersbourg. Un fonctionnaire des plus importants, chef de section dans un ministère, avait été arrêté comme coupable d’attentats à la pudeur particulièrement monstrueux.

— Quelle horreur ! — disait Bé d’un ton de dégoût !

— Que trouvez-vous là de si horrible ? — demanda Skovorodnikov, tout en mouillant avec sa langue le papier d’une cigarette qu’il venait de rouler. — Je viens de lire, ces jours-ci, une étude d’un auteur allemand qui demande que le mariage d’un homme avec un autre homme puisse être considéré comme légal.

— Impossible ! — dit Bé.

— Je vous apporterai l’article la prochaine fois ! — répondit Skovorodnikov ; et, sans broncher, il cita des phrases entières de l’article, dont il indiqua aussi le titre, la date, et le lieu de publication.

— On dit qu’il va être envoyé, en qualité de gouverneur, quelque part dans le fond de la Sibérie ! — dit, Nikitine.

— Ce sera parfait ! Je vois déjà l’archiprêtre venant au-devant de lui avec tout son clergé ! — fit Skovorodnikov, qui, après avoir tiré quelques bouffées de sa cigarette, s’était remis à mâcher le poil de sa barbe et de sa moustache.

C’est alors que l’huissier, entrant dans la salle de délibérations, vint dire aux sénateurs que l’avocat Faïnitzine désirait assister à l’examen du pourvoi de la Maslova.

— Voici en quoi consiste cette affaire de la Maslova, c’est tout un roman ! — dit Wolff ; et il raconta à ses collègues ce qu’il savait des relations de Nekhludov avec la Maslova.

Les sénateurs, qui avaient hâte de s’en aller, auraient infiniment préféré régler cette affaire entre eux, en un tour de main. Mais la demande de l’avocat ne pouvait pas, décemment, être repoussée ; ils se résignèrent donc à quitter leur salle de délibérations pour revenir en séance publique.

Ce fut encore Wolff qui, de sa voix fluette, développa les motifs de cassation du jugement de la Maslova ; et de nouveau il le fit avec une partialité visible, en laissant voir son désir que le jugement fût cassé.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? — demanda le président en se tournant vers Faïnitzine.

Faïnitzine se leva, et, après avoir redressé le plastron blanc de sa chemise, il se mit à prouver, point par point, avec une précision et une clarté remarquables, que les débats de la cour d’assises avaient présenté six détails contraires à la loi ; puis, en quelques mots, il se permit de toucher au fonds de l’affaire, pour établir l’incohérence et l’injustice manifestes du verdict de la cour d’assises. À la suite de ce discours, débité d’un ton à la fois respectueux et ferme, la cassation du jugement paraissait inévitable ; et Nekhludov fut d’autant plus convaincu du gain de sa cause que l’avocat, se tournant vers lui pendant qu’il parlait, lui avait adressé un sourire de satisfaction. Mais un coup d’œil jeté ensuite sur le visage des sénateurs lui montra que Faïnitzine était seul à sourire et à être enchanté. Les sénateurs et le substitut, en effet, étaient loin de sourire et d’être enchantés : ils avaient la mine ennuyée d’hommes qui perdaient leur temps, et tous semblaient dire à l’avocat : « Parle toujours ! Nous en avons entendu bien d’autres que toi ! »

Aussitôt que Faïnitzine eut achevé de parler, le président donna la parole au substitut du procureur : mais celui-ci se borna à déclarer, en quelques mots, que les divers motifs de cassation invoqués n’étaient pas sérieux, et que le jugement devait être maintenu : sur quoi les sénateurs se levèrent et passèrent dans leur salle de délibérations.

Là, de nouveau, les avis se partagèrent. Wolff insistait pour la cassation ; Bé, qui seul s’était pleinement rendu compte de la nature de l’affaire, insistait dans le même sens, présentant à ses collègues un vivant tableau de l’inintelligence des jurés et de la négligence des magistrats. Nikitine, au contraire, toujours partisan de la stricte légalité, était opposé à la cassation. Tout dépendait donc de la voix de Skovorodnikov. Or celui-ci se déclara opposé à la cassation, et cela, simplement, parce que la résolution de Nekhludov de se marier, par devoir, avec la Maslova, l’avait choqué au plus haut degré.

Ce Skovorodnikov était matérialiste, darwiniste ; toute manifestation du sentiment du devoir, et plus encore du sentiment religieux, lui faisait l’effet non seulement d’une absurdité révoltante, mais aussi de quelque chose comme une injure personnelle. Et voilà pourquoi, sans même s’interrompre de fourrer sa barbe entre ses dents, il déclara ne rien voir dans l’affaire que la légalité du jugement, et l’insuffisance des motifs invoqués pour la cassation.

Le pourvoi de la Maslova fut donc rejeté.


V


— Mais c’est horrible ! — s’écria Nekhludov en s’avançant vers l’avocat, après la lecture de l’arrêt. Une condamnation d’une injustice évidente ! Et eux qui la confirment, sous prétexte qu’elle ne contient pas de vice de forme !

— C’est un parti-pris chez eux ! — répondit l’avocat.

— Et Sélénine aussi, opposé à la cassation ! C’est horrible ! — répéta Nekhludov. — Que faire, maintenant ?

— Présenter un recours en grâce ! Présentez-le vous-même pendant que vous êtes ici ! Je vais vous le rédiger.

À ce moment le sénateur Wolff, avec toutes ses croix sur son uniforme, entra dans la salle et s’approcha de Nekhludov :

— Que faire, mon cher prince ? Les motifs de cassation étaient insuffisants ! — dit-il en soulevant ses étroites épaules. Après quoi il se hâta d’entrer dans une des armoires, pour se dévêtir.

Derrière Wolff arriva Sélénine : il reconnut aussitôt son ancien ami.

— Je ne m’attendais pas à te rencontrer ici ! — lui dit-il en lui souriant des lèvres, tandis que ses yeux gardaient leur expression de tristesse.

— Je ne savais pas que tu étais procureur général !

— Substitut du procureur, — rectifia Sélénine. Et que fais-tu ici ?

— Ici ? J’y suis venu dans l’espoir d’y trouver de la justice et de la pitié pour une malheureuse femme injustement condamnée.

— Quelle femme ?

— Mais celle que vous venez de condamner de nouveau !

— Ah ! oui, la Maslova ! — se rappela Sélénine. — Son pourvoi n’avait aucun fondement.

— Ce n’était pas de son pourvoi qu’il s’agissait, mais d’elle-même. Elle est innocente, et on la punit sans raison.

Sélénine soupira.

— Oui, c’est possible, mais…

— Ce n’est pas seulement possible, c’est tout à fait certain !

— Comment le sais-tu ?

— Je faisais partie du jury qui l’a condamnée. Je sais que nous avons commis une erreur dans notre verdict. Sélénine réfléchit un instant.

— Tu aurais dû signaler l’erreur tout de suite ! — reprit-il.

— Je l’ai signalée.

— On aurait dû l’inscrire dans le procès-verbal ! C’eût été un motif de cassation.

— Mais l’examen de l’affaire elle-même suffisait pour montrer que le verdict du jury était incohérent ! — fit Nekhludov.

— Oh ! le Sénat n’a pas à s’occuper de cela ! S’il se permettait de casser un jugement au nom de la justice, non seulement il risquerait bientôt d’accroître la part de l’injustice, — répondit Sélénine, en songeant à Wolff et à l’affaire jugée précédemment, — mais les décisions des jurés perdraient toute leur raison d’être.

— Je sais seulement que cette femme est innocente, et qu’elle vient de perdre tout espoir d’échapper à son monstrueux châtiment. La justice suprême a confirmé l’injustice !

— Mais non, elle ne l’a pas confirmée, puisqu’elle n’avait pas à s’en occuper ! — répéta Sélénine avec une ombre d’impatience dans la voix. Puis, évidemment désireux de changer de sujet : — On m’a dit hier que tu étais ici. La comtesse Catherine Ivanovna m’avait invité, l’autre soir, à venir entendre chez elle le nouveau prophète. J’y serais allé si j’avais pu penser que tu y serais !

— J’y étais, en effet, mais j’en suis parti écœuré !

— Pourquoi écœuré ? C’est, en tout cas, la manifestation d’un sentiment religieux, si étrange et si pervertie qu’elle soit !

— Allons donc ! Une monstrueuse folie ! — déclara Nekhludov.

— Mais non, mais non ! La seule chose bizarre et fâcheuse, c’est que nous soyons assez ignorants des enseignements de l’Église pour considérer comme une nouveauté ce qui n’est que l’exposition des dogmes fondamentaux de notre foi ! — fit Sélénine, d’un ton embarrassé, se rappelant qu’il avait jadis émis devant Nekhludov de tout autres idées.

Nekhludov le considéra avec une attention mêlée de surprise. Sélénine soutint son regard. Mais Nekhludov crut sentir, au fond de ses yeux tristes, comme une malveillance.

— D’ailleurs, nous reparlerons de tout cela ! — ajouta Sélénine, après avoir fait signe à l’huissier qu’il allait avoir à lui parler. — Car nous nous reverrons, il le faut absolument ! Mais où te rencontrer ? Moi, tu me trouveras toujours chez moi à l’heure du dîner.

Il indiqua son adresse à Nekhludov et lui serra affectueusement la main :

— Hein ! combien d’eau a coulé sous les ponts depuis notre dernier entretien ! — ajouta-t-il avant de s’éloigner.

— Oui, je viendrai te voir, si je puis ! — répondit Nekhludov. Mais au fond de son cœur il sentait que, de l’un des hommes qu’il chérissait et estimait le plus au monde, cette brève rencontre avait fait à jamais pour lui un étranger, sinon un ennemi.