Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/02

Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 6-13).

CHAPITRE II


L’histoire de la Maslova était des plus banales.

Elle était l’enfant naturelle d’une paysanne qui aidait sa mère à soigner les vaches, dans un château. La paysanne, non mariée, accouchait tous les ans d’un enfant ; et, ainsi que cela arrive souvent en pareil cas, les enfants, aussitôt nés, étaient baptisés ; après quoi leur mère ne les nourrissait pas, attendu qu’ils étaient venus sans qu’elle les demandât, qu’elle n’avait pas besoin d’eux, et qu’ils la gênaient dans son travail : de sorte que les pauvres petits ne tardaient pas à mourir de faim.

Cinq enfants, déjà, s’en étaient allés de cette façon. Tous avaient été baptisés, aussitôt nés, puis la mère ne les avait pas nourris, et ils étaient morts. Le sixième enfant, conçu d’un bohémien qui passait, se trouva être une fille : ce qui, d’ailleurs, ne l’aurait pas empêchée d’avoir le même sort que les cinq aînés, si le hasard n’avait fait qu’une des deux vieilles demoiselles à qui appartenait le château entrât un instant dans la vacherie pour gronder ses servantes, au sujet de certaine crème qui sentait la vache. Dans la vacherie l’accouchée était étendue par terre, ayant auprès d’elle un bel enfant plein de vie et de santé. La dame gronda ses servantes et d’avoir mal préparé la crème et d’avoir recueilli dans leur vacherie une femme en couches ; mais, en apercevant l’enfant, elle se radoucit, s’offrit même à être marraine. Puis, prenant pitié de sa filleule, elle fit donner à la mère du lait et un peu d’argent, afin que la petite pût être nourrie ; et ainsi l’enfant resta en vie. Aussi bien les deux vieilles dames l’appelaient-elles « la sauvée ».

L’enfant avait trois ans quand sa mère tomba malade et mourut. Et comme la vachère, son aïeule, ne savait que faire d’elle, les deux vieilles dames la prirent au château. Avec ses grands yeux noirs, c’était une fillette extraordinairement vive et gentille : les deux vieilles s’amusaient à la voir. La plus jeune des deux, la plus indulgente aussi, s’appelait Sophie Ivanovna  : c’était la marraine de l’enfant. L’aînée, Marie Ivanovna, avait plus de penchant à être sévère. Sophie Ivanovna parait la petite, lui apprenait à lire, rêvait d’en faire une gouvernante. Marie Ivanovna, au contraire, disait qu’il fallait en faire une servante, une jolie femme de chambre : en conséquence de quoi elle se montrait exigeante, donnait des ordres à l’enfant, et parfois la battait, dans ses moments de mauvaise humeur. Ainsi, sous l’effet de cette double influence, la petite, en grandissant, se trouva être à demi une femme de chambre, à demi une demoiselle. Le nom même qu’on lui donnait correspondait à cet état intermédiaire ; on ne la nommait ni Katia ni Katenka, mais Katucha. Elle cousait, mettait les chambres en ordre, nettoyait à la craie l’image sainte, servait le café, préparait les petites lessives, et quelquefois était admise à tenir compagnie à ses maîtresses et à leur faire la lecture.

On l’avait, à plusieurs reprises, demandée en mariage, mais elle avait toujours refusé : elle sentait que la vie lui serait difficile avec un ouvrier ou un domestique, gâtée comme elle l’était par la douceur de la vie des maîtres.

C’est de cette manière qu’elle avait vécu jusqu’à dix-huit ans. Elle entrait dans sa dix-neuvième année lorsqu’arriva au château un neveu des deux dames, qui, précédemment déjà, avait passé tout un été chez ses tantes, et dont la jeune fille s’était alors follement éprise. Il était officier, et venait se reposer quelques jours, en passant, avant d’aller avec son régiment se battre contre les Turcs. Le troisième jour, à la veille de son départ, il séduisit Katucha ; et le lendemain il partit, après lui avoir glissé un billet de cent roubles. Trois mois après le départ du jeune homme, elle reconnut, sans erreur possible, qu’elle était enceinte.

Depuis ce moment, tout lui parut à charge ; elle ne songeait qu’aux moyens d’échapper à la honte qui l’attendait ; elle servait ses maîtresses à contre-cœur et avec négligence.

Les deux vieilles dames ne furent pas longtemps sans le remarquer. Marie Ivanovna la gronda une ou deux fois ; mais à la fin, comme elles disaient toutes deux, elles se virent contraintes à « se séparer d’elle », ce qui signifie qu’elles la jetèrent dehors. Au sortir de chez elles elle entra, en qualité de femme de chambre, chez un stanovoï ; mais elle ne put y rester plus de trois mois, parce que le stanovoï, un vieil homme de plus de cinquante ans, se mit, dès le second mois, à lui faire la cour. Un jour qu’il se montrait particulièrement pressant, elle le traita de brute et de vieux diable, et fut renvoyée pour impertinence. À chercher une autre place, elle ne pouvait plus songer, le terme de sa grossesse étant prochain, Elle entra en pension chez une de ses tantes, une veuve, qui, tout en tenant un cabaret, était aussi, vaguement, sage-femme. Ses couches eurent lieu sans trop de souffrances. Mais la sage-femme, étant allée dans le village auprès d’une paysanne malade, rapporta à Katucha la fièvre puerpérale. Et l’enfant, un petit garçon, malade aussi, fut expédié dans un asile, où il mourut aussitôt, sous les yeux même de la femme qui l’avait amené.

Pour toute fortune, Katucha possédait cent vingt-sept roubles : vingt-sept qu’elle avait gagnés, et les cent roubles que lui avait donnés son séducteur. Quand elle sortit de chez la sage-femme, il lui restait six roubles. La sage-femme lui avait pris quarante roubles pour sa pension pendant deux mois ; vingt-cinq roubles avaient servi à payer l’envoi de l’enfant à l’asile ; et la sage-femme avait encore soutiré quarante roubles, en manière d’emprunt, pour s’acheter une vache ; quant aux vingt roubles qui restaient, Katucha les avait dépensés elle ne savait comment, en achats inutiles, en cadeaux : de sorte que, lorsqu’elle fut guérie, elle se trouva sans argent et forcée de chercher une place. Elle se plaça chez un garde forestier. Ce garde forestier était marié ; mais dès le premier jour, comme le stanovoï, il se mit à faire la cour à la jeune servante. Celle-ci, d’abord, essaya d’échapper à ses poursuites, car elle tenait à garder sa place. Mais il avait plus d’expérience et plus de ruse qu’elle, et surtout il était son maître, pouvant lui commander ce qui lui plaisait : et ainsi, ayant enfin guetté la minute propice, il se jeta sur elle et la posséda. Sa femme ne tarda pas à en être informée. Un jour, surprenant son mari seul dans une chambre avec Katucha, elle frappa celle-ci au visage jusqu’à la faire saigner, et la congédia sans lui payer ses gages.

Katucha se rendit alors à la ville chez une cousine, dont le mari était relieur ; ce mari avait eu autrefois une bonne situation, mais il avait perdu sa clientèle et était devenu ivrogne, dépensant au cabaret tout l’argent qui lui tombait sous la main. Sa femme tenait un petit fonds de blanchisseuse dont les maigres bénéfices lui servaient à nourrir ses enfants et à entretenir son ivrogne de mari. Elle proposa à Katucha de lui apprendre son métier. Mais, en voyant la pénible existence des ouvrières blanchisseuses qui travaillaient chez sa cousine, la jeune femme hésita, et s’adressa de préférence à un bureau de placement pour demander un emploi de servante. Elle trouva un emploi, en effet, chez une dame veuve qui vivait avec ses deux jeunes fils ; et, une semaine environ après qu’elle fut entrée dans cette maison, l’aîné des fils, un collégien de la sixième classe, aux moustaches naissantes, négligea ses études pour faire la cour à la jolie bonne. La mère rejeta toute la faute sur celle-ci, et la renvoya.

Aucune place nouvelle ne s’offrait ; et un jour, étant venue au bureau de placement, Katucha y rencontra une dame dont les mains nues étaient chargées de bagues et de bracelets. Cette dame, dès qu’elle sut la situation de la jeune femme, lui donna son adresse et l’invita à venir la voir. Et la Maslova y alla. La dame lui fit un accueil des plus aimables, la régala de gâteaux et de vin sucré, la retint jusqu’au soir. Le soir, Katucha vit entrer dans la chambre un homme de haute taille, avec de longs cheveux gris et une barbe grise, qui, aussitôt, s’assit près d’elle et, les yeux luisants et le sourire aux lèvres, se mit à l’examiner et à plaisanter avec elle. La dame le prit à part un moment, dans la chambre voisine. Katucha put entendre les mots : « Toute fraîche, venant droit de la campagne. » Puis ce fut elle-même que la dame appela : elle lui dit que le vieux monsieur était un écrivain, qu’il avait beaucoup d’argent, et qu’il lui donnerait tout ce qu’elle voudrait si seulement elle savait lui plaire. Effectivement elle lui plut, et l’écrivain lui donna vingt-cinq roubles, en lui promettant de la revoir souvent. Cet argent fut d’ailleurs vite dépensé : Katucha en remit une partie à sa cousine en paiement de sa pension ; avec le reste, elle s’acheta une robe, un chapeau, et des rubans. Quelques jours après, l’écrivain lui fixa de nouveau un rendez-vous ; elle y vint ; il lui donna de nouveau vingt-cinq roubles, et l’engagea à s’installer en chambre garnie.

Dans la chambre que l’écrivain avait louée pour elle, la Maslova fit connaissance avec un commis de boutique, un joyeux garçon, qui demeurait dans la même cour. Elle s’éprit de lui, avoua la chose à l’écrivain, qui, aussitôt, la quitta ; et le commis, après lui avoir promis de l’épouser, ne tarda pas à la quitter à son tour. La jeune femme aurait volontiers continué à vivre seule en garni, mais cela lui fut défendu : on lui apprit qu’elle pouvait bien, en vérité, vivre de cette façon, mais seulement à la condition de prendre, au bureau de police, une carte rouge, et de se soumettre à l’examen médical.

Alors Katucha revint chez sa cousine. Celle-ci, la voyant vêtue d’une robe à la mode, avec un beau chapeau et un manteau de fourrure, l’accueillit avec respect, et n’osa plus lui proposer d’entrer dans son atelier ; elle la jugeait désormais promue à une classe supérieure de la société. Pour la Maslova elle-même, d’ailleurs, il ne pouvait plus être question d’entrer dans un atelier de blanchisseuse. C’est tout au plus si elle se résignait à séjourner provisoirement dans la chambre de sa cousine : elle considérait avec une pitié mêlée de mépris la vie de travaux forcés que menaient, dans l’atelier, les blanchisseuses, s’épuisant à frotter et à repasser, par trente degrés de chaleur, avec la fenêtre ouverte hiver comme été. Et c’est à cette époque que, tandis que la Maslova se trouvait dans un dénuement extrême, ne parvenant pas à rencontrer un seul protecteur, elle fut rejointe par une entremetteuse qui racolait des filles pour les maisons de tolérance.

La Maslova avait pris depuis longtemps déjà l’habitude de fumer ; et, dans les derniers temps de ses rapports avec le commis, elle s’était de plus en plus entraînée à boire. Le vin l’attirait non seulement parce qu’il lui paraissait agréable au goût, mais surtout parce qu’il lui procurait une distraction, et faisait taire en elle la voix de sa conscience ; car, à jeun, elle s’ennuyait, et souvent avait honte. Aussi l’entremetteuse eut-elle soin de l’inviter à un repas ; puis, l’ayant grisée, elle lui proposa de la faire entrer dans une belle maison, la meilleure de la ville, étalant devant elle toutes les commodités et tous les privilèges de la vie qu’elle y mènerait. La Maslova avait à choisir : d’une part, un emploi humiliant de servante, dans lequel, suivant toute probabilité, elle aurait à subir les instances des hommes, et devrait se livrer à une prostitution secrète et précaire ; d’autre part, une position assurée et tranquille, une prostitution avouée, protégée par la loi, grassement rétribuée.

Elle choisit naturellement le second parti. Elle avait, en outre, l’impression de se venger ainsi du prince qui l’avait séduite, et du commis, et de tous les hommes dont elle avait eu à se plaindre. Mais ce qui la tenta surtout, et qui fut la cause principale de sa détermination, c’est que l’entremetteuse lui dit qu’elle pourrait se commander toutes les robes qu’elle voudrait, en velours, en faille, en soie, et des robes de bal découvrant les épaules et les bras. Lorsque la Maslova se vit, en imagination, vêtue d’une robe de soie jaune clair, décolletée, avec des revers de velours noir, elle n’y tint plus et signa l’engagement : sur quoi l’entremetteuse fit aussitôt venir un fiacre, et la conduisit dans une maison connue et estimée de la ville entière, la maison de Caroline Albertovna Rosanov.

De ce jour commença pour la Maslova cette vie de violation continue des lois divines et humaines que des centaines de milliers de femmes mènent aujourd’hui, non seulement avec l’autorisation, mais sous la protection effective d’un pouvoir légal soucieux du bien-être de ses subordonnés : cette vie dégradante et monstrueuse qui aboutit, neuf fois sur dix, après d’horribles souffrances, à une décrépitude et à une mort prématurées.

Le matin et durant la plus grande partie de la journée, un lourd sommeil, après les fatigues de la nuit. Entre trois et quatre heures, un réveil las, dans les draps souillés ; des gorgées d’eau de seltz, de café, des flâneries à travers la chambre, en chemise, en peignoir, en camisole, des coups d’œil dans la rue par les fenêtres aux persiennes fermées, d’indolentes querelles entre femmes ; puis des lavages, des maquillages, l’étouffement du corps dans un corset trop serré, le choix d’une robe, des disputes à ce sujet avec la patronne, des études de poses devant la glace, des applications de fard sur les joues et de khol sur les cils, des mets gras et sucrés ; puis l’endossement d’une robe de soie claire, laissant à nu la moitié du corps ; puis la descente dans un salon trop orné, éclairé d’une lumière trop crue, et alors la réception des clients : de la musique, des danses, des gâteaux, du vin, du tabac ; et un commerce galant avec des jeunes gens, des hommes mûrs, des adolescents, des vieillards tombant en ruine, avec des célibataires, des hommes mariés, des marchands, des commis, des Arméniens, des Juifs, des Tartares, avec des riches et des pauvres, des bien portants et des malades, avec des ivrognes et des hommes à jeun, avec des brutes et des hommes du monde, avec des militaires, des fonctionnaires, des étudiants, des collégiens, avec des gens de toutes les conditions, de tous les âges, et de tous les caractères. Et des cris et des moqueries, et des rires et de la musique, et du tabac et du vin, et du vin et du tabac, et de la musique depuis le soir jusqu’à l’aube. Et, le matin seulement, la liberté et le lourd sommeil. Et de même tous les jours, d’un bout à l’autre de la semaine. Et à la fin de chaque semaine, la visite légale, au bureau de police  : une vraie loterie, où les fonctionnaires et médecins présents au bureau tantôt se montrent sérieux et sévères, tantôt s’amusent joyeusement à humilier ce sens de la pudeur donné par la nature, comme une sauvegarde, non seulement à l’espèce humaine mais aux bêtes elles-mêmes. On passe en revue les femmes, après quoi on leur donne une patente les autorisant à poursuivre la même vie pendant la semaine qui suit. Et de nouveau la même vie, pendant cette semaine. Et cela indéfiniment, en hiver comme en été, les jours de grandes fêtes comme les jours ouvrables.

La Maslova vécut cette vie durant plus de six ans. Deux fois elle changea de maison, et une fois elle dut faire un séjour à l’hôpital. La septième année, — elle avait alors vingt-six ans, — se produisit l’événement qui lui valut d’être arrêtée, et qui lui valait maintenant d’être menée devant la cour d’assises, après un emprisonnement préventif de plusieurs mois en compagnie de créatures ayant pour métier le vol et l’assassinat.