Résurrection (Bataille)

de l’Odéon, le 14 novembre 1902
ODÉON 1902 |
PORTE-SAINT-MARTIN 1905 |
ODÉON 1923 | |||||||
MM. | MM. | MM. | |||||||
Nekludoff |
Dumény. | Calmettes. | Debucourt. | ||||||
Wassilieff |
Gasthons. | ||||||||
Tikon |
Darras. | Cambet. | Marcel Chabrier. | ||||||
2e huissier |
Simon. | ||||||||
1er huissier |
Vieville. | ||||||||
1er juré |
L. Dervigny. | ||||||||
2e juré |
Darras. | ||||||||
3e juré |
Marius Girard. | ||||||||
Le professeur |
Duparc. | Charly. | Dermoulins. | ||||||
Le vieillard |
Maray. | Clerville. | G. Adet. | ||||||
Le marchand |
Bouthors. | Poggi. | Jean Fleur. | ||||||
Le capitaine |
Taldy. | Denerty. | Marcel Chabrier. | ||||||
Le prést du jury |
A. Lambert. | Perivier. | Le Temple. | ||||||
Un juré |
Pasquali. | ||||||||
Le commis |
Cazalis. | Demarxy. | Robert Guilem. | ||||||
Le colonel |
André Carnège. | ||||||||
Nikhine |
Vargas. | Lebrun. | Dauvillier. | ||||||
Koloussow |
L. Marie. | P. Laurent. | Marcel Soarez. | ||||||
Nikiprovitch |
Siblot. | Ferrier. | H. Coste. | ||||||
Le gardien-chef |
Decœur. | Lemarchand. | Pierre Aldebert. | ||||||
Oustinow |
Coste. | Liabel. | Georges Cusin. | ||||||
Le médecin-chef |
Daumerie. | Martin. | Perdoux. | ||||||
L’interne |
Synes. | Dastiery. | Max de Breux. | ||||||
Un déporté |
Stéphane Audel. | ||||||||
Un déporté |
Freschard. | ||||||||
L’officier |
Violet. | Delvil. | Gabrio. | ||||||
Nowodonof |
Albert. | Legris. | Gil Rollan. | ||||||
Krilitzof |
Dauvilliers. | Volney. | Robert Arnoux. | ||||||
Simonson |
Janvier. | Maxence. | Balpétré. | ||||||
Un paysan |
Léo Peltier. | ||||||||
Un paysan |
Ravon. | ||||||||
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|
Laferté Champrose Etc. |
ODÉON 1902 |
PORTE-SAINT-MARTIN 1905 |
ODÉON 1923 | |||||||
Mmes | Mmes | Mmes | |||||||
Matrobla |
O. Mont. | O. Mont. | Andrée Betty. | ||||||
Une servante |
Durena. | Bérangère. | Béatrix Varenne. | ||||||
Matrona |
Courty. | Bauville. | Alice Vermell. | ||||||
Tante sonia |
Dehon. | Villac. | Marcel Duval. | ||||||
Tante laura |
De Hally. | Dorlia. | Jacqueline Chaumont. | ||||||
La maslowa |
Berthe Bady. | Berthe Bady. | Vera Sergine. | ||||||
Missy |
Mailue. | Rebecca Félix | Talour. | ||||||
Psse Kortchaguine |
Even | Malvau | Suzanne Theray. | ||||||
Natacha |
Dortzal. | G. Nancray. | Claire Magnur. | ||||||
La grande rousse |
Aubry. | Brenneville. | Suzanne Dehelly. | ||||||
Une garde-malade |
Jarville. | ||||||||
La garde-barrière |
Vellini. | Maya. | Marcelle Rueff. | ||||||
La beauté |
Fromant. | Rapp. | Renée Pignon. | ||||||
2e femme |
Deraive. | ||||||||
La bossue |
Leyriss. | De Marrot. | Blanche Martal. | ||||||
Un enfant |
Renée Simonot. | ||||||||
Une vieille |
Charmière. | ||||||||
3e femme |
Germaine Duard. | ||||||||
La korableva |
Schmid. | Tapole. | Henriette Morel. | ||||||
Fedosia |
Syloïe. | Flore Mignot. | Suzanne Coulomb. | ||||||
La détenue |
Bonnet. | Villa. | Lise d’Ajac. | ||||||
La gardienne |
Eva Maulgrand. | ||||||||
Fille du diacre |
Béatrix Varenne. | ||||||||
Une condamnée |
Muse d’Albray. | ||||||||
Une prisonnière |
Claude Cerdat. | ||||||||
Une déportée |
Jacqueline Bolti. | ||||||||
Une jeune fille |
Suzanne Gaveau. | ||||||||
Une paysanne |
Peyrens. | ||||||||
1re marchande |
Villemont. | ||||||||
Une déportée |
Cazaux. | ||||||||
2e marchande |
Suzanne Pongaud. | ||||||||
Maria pawlonvna |
L. Brille | Deprinter | Renée Pierny. | ||||||
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Marbot. Dantèze, etc. |
RÉSURRECTION
Une chambre à coucher de campagne. À droite, le lit dans l’alcôve. À gauche, la porte d’entrée. Vaste fenêtre donnant sur les jardins et les plaines neigeuses. La nuit est claire. Au fond de la chambre, qui se rétrécit en couloir, la porte des appartements de l’étage.
Scène PREMIÈRE
Pose le samovar sur la table… Défais la couverture… Attends, je vais t’aider à la plier.
Ne vous fatiguez pas.
Oh ! mes mains ne sont pas encore trop vieilles… Ce sont les jambes, vois-tu… Ah ! si j’avais pu encore cette année les suivre à la messe de nuit !… C’est la première fois de ma vie que j’aurai manqué la messe de Pâques, fifille… Les cloches n’ont pas encore sonné, n’est-ce pas ?
Non, je ne crois pas.
Quelle heure est-il à la pendule ? Minuit moins dix… Dans dix minutes, Christ sera ressuscité, ma fille… Quel temps auront-ils eu ?… Hé, la nuit est splendide… On dirait une nuit d’été. Ça sent le sureau ! Mesdemoiselles ont pris la voiture fermée ?
Je crois.
C’est prudent… À leur âge, le moindre courant d’air…
Tu causes, tu causes, Matrobla… Tu ferais mieux d’aller te coucher. Moi et Tikon, nous aurions bien suffi à recevoir les maîtres.
Non. Je veux être là pour l’embrassade. Il y a de l’eau dans la carafe ? Les serviettes ?… (À ce moment les cloches se mettent à sonner.) Ah !
Christ est ressuscité !
En vérité, Christ est ressuscité.
C’est la fin de la messe… Les couvertures de ces demoiselles sont faites…
Regarde sa malle… Est-elle belle ! Et deux valises !… Dire que je l’ai vu grand comme ça, le petit Dimitri !… Et maintenant voilà qu’il a des moustaches ! Quand je l’ai vu arriver ce soir — j’étais dans la cour de la ferme à donner à manger aux dindes — je me suis dit : « Quel est cet officier que mesdemoiselles nous rapportent ? » Il a fallu qu’il me dise : « Bonjour, vieille peau de bique ! » comme il m’appelait toujours, pour que je le reconnaisse… Deux valises !… avec ses initiales en rouge. Regarde : D. N.
Est-il vrai, la mère, qu’il reparte déjà demain ?
Oui, oui, il est venu un jour, en passant, embrasser tante Sonia et tante Laure, avant d’aller là-bas, avec son régiment, se battre contre les Turcs.
Contre les Turcs !… Jésus Saint !… nous sommes en guerre ? Quand reviendra-t-il ?… Sait-on ! Pays d’étrangers, pays de loups.
Allons, bon ! La gouvernante.
La voilà qui crie après Katucha.
Elle ne cesse de crier que lorsqu’elle est au lit.
Parce qu’elle ronfle ! Sans quoi…
Katucha !
Que veux-tu, ç’a toujours été ainsi sur la terre… Le maître commande à son chien et le chien commande à sa queue.
Scène II
Où est Katucha ?
À la messe de nuit, Matrena… Ces demoiselles l’ont emmenée sur le siège de la voiture.
Sur le siège de la voiture !
En robe blanche.
Une fille de vachère ! Sur le siège de la voiture, maintenant !
Entends-la marmonner.
Oui, Matrena.
Mêlez vous de ce qui vous regarde, vous ! Ce n’est pas à vous que je m’adresse… Au torchon ! Que faites-vous, à cette heure, à fouiller dans les affaires de Dimitri Ivanowitch ?
Christ est ressuscité.
En vérité, Christ est ressuscité ! (Dans les dents.) La gale !… (À la servante.) Allez !… au torchon, au torchon !… Sur le siège de la voiture, en vérité !
Vous avez laissé tomber ce bigoudis, Matrena
Voulez-vous bien !
Scène III
Qu’est-ce que ça peut bien te faire, Matrena, que Katucha soit sur le siège de la voiture ?
Cette petite finira par commander ici. Ces demoiselles lui rendent le plus mauvais service. Il était convenu qu’on l’éléverait comme une femme de chambre, et voici qu’elle n’est plus femme de chambre et qu’elle sera bientôt demoiselle. C’est ridicule ! On ne l’appelle plus Katia, on l’appelle Katucha… Et tu verras que d’ici peu il faudra l’appeler Katinka, ma parole, comme une grande dame !
Eh bien, Matrena, ne te fâche pas rouge comme un dindon. Quand tu n’auras plus de voix pour commander et que nous serons toutes les deux là-bas, à labourer la terre avec le dos, il faudra bien quelqu’un pour te remplacer au château.
Une fille de porchère, de porchère, qui sans moi serait morte, dès son premier jour, dans la paille et le fumier !
Eh bien, maintenant, elle est sur le siège de la voiture. Matrena… Il faut en prendre ton parti. Tiens, écoute les cloches.
Est-ce que Dimitri Ivanowich est aussi avec eux ?
Non, il a fait seller le vieux cheval, son vieux cheval de promenade d’autrefois, et il est allé tout seul… (À la fenêtre.) Viens voir, viens voir ! Regarde les lanternes, là-bas. Ils sortent de l’église… Regarde comme c’est joli !… Les uns rentrent ici, les autres là… Oh ! ces deux lanternes qui vont si vite, ce doit être déjà celles de la voiture… Oui… oui… Écoute les chants… comme c’est beau ! (On entend les chants qui se rapprochent.) Tiens, la lune commence à se lever.
À cette heure-ci !
Que veux-tu, ce n’est pas de sa faute ! Excuse-la, Matrena… Tu n’as pas la prétention de commander à la lune… même si elle s’est mise en retard ?
Au lieu de faire des réflexions saugrenues, tu devrais bien descendre recevoir les maîtres. Voilà la voiture qui est devant le perron.
Tu as raison.
Va vite… J’allumerai le samovar de Dimitri Ivanowich. Il doit être si fatigué du voyage qu’il sera bien aise de se coucher rapidement, après avoir pris un verre de thé bien chaud.
Passe, mon chéri.
Prends garde à la marche, mon chéri.
Oui, oui, je me souviens.
Scène IV
La voilà, ta chambre, ta chambre d’enfant !… Toute pareille.
Toute pareille, tante Sonia !
Ton lit, ta table, l’icône…
Christ est ressuscité.
Oui, oui, je sais, Matrena.
Pourquoi ris-tu, mon enfant ?… Aurais-tu perdu tes idées religieuses au régiment, grand Dieu !
Non, non, tante. Seulement, ce sont les habitudes qu’on perd… Depuis une heure, tout le monde m’annonce que Christ est ressuscité… alors…
Mais c’est la coutume de s’aborder et de s’embrasser ainsi le jour de Pâques. On est fidèle ici aux coutumes.
Oui, oui, je sais… À la ville, on oublie. Mais n’attachez pas d’importance à ce sourire, tante Sonia ! (Il marche dans la chambre.) Trois ans !… Rien n’est changé depuis trois ans… Vos deux chères têtes ne comptent pas un cheveu blanc de plus.
Mais c’est toi qui as changé !… Et te voir sous ce bel uniforme ! Je ne m’habitue pas à cela… N’est-ce pas, Matrena, qu’il est changé ? Il a des moustaches.
« Il a des moustaches ! » c’est la phrase que j’entends le plus, depuis mon arrivée, avec « Christ est ressuscité ! » Pour un lieutenant de la garde, vous savez, c’est réglementaire ; la moustache, c’est l’ordonnance.
Tu n’auras pas froid, mon chéri, avec deux couvertures ?
Veux-tu une bassinoire, mon chéri ?
Non, non, je vous en prie, tantes. Ce que je voudrais, c’est que vous alliez vite vous reposer… Vous êtes allées deux fois à l’église aujourd’hui… et vous vous êtes confessées. Vous devez être très fatiguées. (On frappe.) Qu’est-ce que c’est ?
Ce sont les paysans de la ferme qui viennent t’embrasser et te souhaiter bonnes Pâques. Tu sais, c’est l’usage. Tu ferais bien de ne pas les contrarier.
Entrez ! entrez !… Je crois bien !
Scène V
Heureuse arrivée à vous, Dimitri Ivanowitch.
Bonjour, Nabia… Bonjour, mon vieux Thomas. Il y a toujours une place dans mon cœur pour vous… Et toi, Paule, qui me faisais, tout petit, monter à l’âne. Et toi, Vera, toujours ton fichu blanc et ta veste grise ?…
Dimitri Ivanowitch, nous t’apportons l’œuf de Pâques, l’œuf peint au safran. Nous te l’apportons avec toute la joie du Seigneur.
Merci, Wassilief… Le bel œuf couleur de cannelle !… Embrasse-moi le premier, Wassilieff.
Attendez, maître, que je m’essuie la bouche.
Et toi, Paulowna.
Là ! Maintenant il faut laisser le barine se coucher.
À demain, à demain, mes amis, et merci pour l’œuf.
Scène VI
C’est bon et frais, tout cela ! Le vieux m'a embrassé trois fois en pleine bouche. Je sens encore sa petite barbe frisée qui me gratte le visage… (Il arpente la pièce.) Dire que c’est sur cette table, tantes, que j’ai écrit ma thèse… à l’encre violette !… Comme c’est loin !
C’est affreux, Dimitri, de penser que tu t’en vas te battre là-bas ! Nous avons bien du chagrin.
Chut ! Ne pensons pas à cela… Dans six mois, au plus, je demanderai un congé et je viendrai vous embrasser, comme aujourd’hui. Et alors, je resterai… et alors on reprendra sa vie régulière d’autrefois, des vacances. Le soir, je vous referai la lecture au salon… Allons, allons, on fera encore des réussites, tous les trois, je vois ça… vos réussites !…
Tu l’entends, soeurette ?
A-t-il tout ce qui lui faut, au moins ? Et les
ablutions ? (Appelant à la porte.) Katucha ! Katucha !Voilà !… Voilà !
Dis à Tikon d’apporter l’eau chaude et viens vite chercher mes clefs.
Tout de suite.
J’ai tout revu… la petite rivière… mon canot de pêche… tout.
Scène VII
Regarde-la !… A-t-elle grandi ?
Non… C’est toujours la même Katucha. Quel beau costume j’espère !…
Tiens, prends ces clefs et va chercher un savon dans l’armoire de ma chambre.
Bien, marraine.
Marraine ?
Oui, nous trouvons mieux qu’elle nous appelle ainsi, tu comprends ?… C’est elle qui nous fait la lecture, quelquefois, maintenant… Sœurette ne veut plus qu’elle soit servante.
Oh ! elle fait encore la couture fine, elle sert le café, elle prépare les petites lessives… Nous sommes très contentes d’elle.
Scène VIII
Oh ! mon maître, je connais mes devoirs.
Allons, cette fois, bonne nuit… Et allez vite vous coucher. Il va être une heure… Dépêchez-vous.
Qu’est-ce que tu prends, le matin ? du thé, toujours ?
Je crois que tu prends du café au lait maintenant.
Va pour le café au lait… (Il embrasse ses tantes sur la main.) Bonne nuit, tante Sonia ; bonne nuit, tante Laure. Tikon va m’aider à ranger mes affaires.
Dors bien, mon chéri… Je vais mieux reposer à l’idée que tu es de retour dans la maison. Bonne nuit. (À sa sœur.) Tu viens, sœurette ?
Scène IX
Ahl comme je suis heureux, avant de partir là-bas, d’avoir revu tout notre petit monde !
Nous sommes aussi bien honorés, Dimitri Ivanowitch, bien honorés.
Alors, vous êtes tous en vie ? Tous les tiens vont bien ?
Grâce à Dieu.
Tes petits-enfants vont bien ?
Oui, oui, je vous remercie. Tout le monde va bien, à l'exception de Polkan… vous savez, le vieux cheval ?
Ah ! oui…
Il est mort, l'année dernière, de la dysenterie.
Il a fallu l'abattre.Pauvre Polkan ! Tiens, prends mon sabre. Pauvre Polkan !
Oh ! à part cela, il n’y a rien de changé… Il y a le chien de garde aussi pourtant qui vieillit bien… Il nous donne des inquiétudes. Est-ce qu’il faut laisser le reste dans la malle ?
Oui. Sors-moi seulement le linge et le nécessaire.
Ça ?
Ah ! ça… tu ne sais pas ce que c’est, Tikon ?
C'est un portefeuille.
Il n’y a là-dedans rien que des lettres de femmes.
Oh ! vrai… c’est d’un lourd !
Tu ne peux pas comprendre ça, mon vieux
Tikon… Si tu savais !Ah ! c’est que vous êtes devenu un rude gaillard, barine !
Bah ! je fais comme tout le monde… Il y a là des choses, mon cher !… (Il ouvre le portefeuille.) Ça, c’est la correspondance de la femme d’un attaché d’ambassade français… (On frappe à la porte.) Je connais ce petit pas là. Attends. (Il remet avec soin sa tunique.) Là, maintenant…
Entrez !
Je vous demande pardon… Ce sont vos tantes qui vous envoient votre savon préféré, à la rose.
Merci, Katucha… Je te… je vous remercie, Katucha.
Le barine a apporté ce qu’il faut. Regarde, des flacons… des brosses, des poudres… tout ivoire et argent !
Katucha… dites bien à mes tantes que je les
remercie.Où faut-il poser le savon ?
Donnez… (Il le prend et le respire.) Il sent bon la rose, en effet. (Silence.) Je suis très heureux de vous avoir revue… Et vous, vous ne dites rien, Catherine ?
Heureuse arrivée à vous, Dimitri Ivanowitch.
Elle a rougi, la petite, elle a rougi.
Oui, oui, tout cela est propre, frais, intact et charmant… Comme tout est pareil !… Son tablier blanc !… (Il pose le savon sur la table.) Ce n’est rien, un parfum, et rien que de l’avoir respiré tout est redevenu en moi doux et clair comme autrefois. (À Tikon.) Ah Tikon !… Qu’est-ce que je disais donc quand elle est entrée ? Je crois que je disais des choses intéressantes.
Vous parliez de la femme d’un attaché d’ambassade
français.Ah ! oui. Oh ! J’ai eu des aventures, Tikon, tu n’imagines pas ! Des duels, même… Tire-moi mes éperons…
Des duels ?
Parfaitement, deux… (Tapant sur le portefeuille.) Il y a là-dedans des souvenirs extraordinaires. Dès que j’ai obtenu mon premier grade, j’ai eu des relations dans toute l’aristocratie russe et étrangère… Et des histoires !… Vous êtes à mille lieues, à la campagne, de vous douter de cela… Tiens, ce paquet-là, avec cette faveur, c’est d’une actrice mon cher… une actrice charmante… de l’Alhambra.
Qu’est-ce que c’est que ça, l’Alhambra ?
Ce qu’il y a de mieux. Dans toutes les villes qui se respectent, il y a toujours un Alhambra… Qu’est-ce que tu veux, c’est la vie !
C’est la vie, Dimitri Ivanowitch. Chacun la sienne. Vous commencez la vôtre… Dieu vous
garde !Allons, allons, va te coucher, je n’ai plus besoin de toi.
Bon sommeil.
Scène X
Quelqu’un marche dans l’escalier… Non, c’est un pas d’homme… Il s’en va… Ce n’est rien. On ferme en bas. Quelqu’un tire le verrou… (Il se penche à la fenêtre.) Non… personne. Ah ! si. (Il appelle tout bas dans la nuit.) Katucha ! (Silence.) Katucha !… Ah ! c’est toi… (Il parle par la fenêtre.) Viens, je te prie, j’ai quelque chose à te demander… (Il va ensuite à son lit et tapote son oreiller, Katucha entre au bout de quelques instants.) Katucha, veux-tu m’aider, s’il te plaît ? Je ne peux pas refermer la taie de l'oreiller.
Là, tiens, regarde…Scène XI
Que faites-vous ?… À quoi pensez-vous ?… Est-ce possible ? (Elle se dégage et le fixe dans les yeux.) Ce n’est pas bien, Dimitri Ivanowitch… ce n’est pas bien… (Il la saisit vigoureusement par la taille.) Par grâce, laissez-moi.
Écoute… tu es seule, n’est-ce pas, là-haut, dans ta chambre ?
Qu’avez-vous ?… Pourquoi ?… Non, non, ce n’est pas bien, ce n’est pas bien…
Ne pleure pas, Katucha… Je te demande pardon, j’ai eu tort… Je ne te veux pas de mal… Tu ne m’aimes donc plus, Katucha ?… Ne me regarde pas de ces yeux plaintifs… Dis, tu ne m’aimes plus ?… Moi qui n’ai eu que cette seule pensée : te revoir ! Si je me suis arrêté ici avant de partir, je te jure c’était pour revoir le pays où j’ai été si heureux avec toi… pour te revoir seulement… En entrant dans la cour, au roulement de la voiture, ce soir, ma première pensée a été : « Pourvu qu’elle y soit encore ! » Si je pouvais la voir apparaître sur le seuil pour me recevoir !… Et je ne t’ai pas vue !… Je n’osais demander à personne si tu étais là… Et tout d’un coup j’ai entendu ta voix dans l’escalier… alors mon cœur s’est mis à battre, la maison s’est tout à coup ensoleillée… tu étais là… et je t’ai entendu marcher en bas, sur les carreaux… floc ! floc ! je reconnaissais ton petit pas… Quand tu es entrée ensuite, Katucha, c’était toi, comme autrefois, toi, plus jolie, plus charmante, avec tes grands yeux noirs… Et toi, tu ne pensais plus à moi ?
Si, Dimitri. Moi aussi, quand j’ai senti que vous étiez là, mon cœur s’est mis à battre très fort… mais je n’osais pas monter parce que j’avais peur de rougir devant vos tantes, en vous revoyant…
Tu vois bien !… Nos deux cœurs battaient ensemble dans la maison !… Pendant ces trois ans, j’ai vécu, je suis devenu un homme, mais je ne t’ai jamais tout à fait oubliée, tu sais ?… Quand j’étais triste, quand le travail ne marchait pas bien, je songeais à Katucha et à son petit tablier
blanc, et toute ma peine aussitôt s’enfuyait.Moi, je ne vous ai jamais oublié, Dimitri Ivanowitch.
Moi non plus. Mais quand je tai revue, là, ainsi… toute mon enfance m’est remontée d’un coup au cœur… Depuis tantôt mon sang bouillonne ; depuis tantôt je ne pensais qu’à te parler, quelque part… à te presser sur mon cœur… Je ne me lassais pas de te revoir, d’entendre ton rire, ta voix, ton bruit… de te sentir rougir… et tu as rougi deux ou trois fois si délicieusement, Katucha, ma petite chérie !… Tu vois que tu n’as pas à avoir peur… Assieds-toi, Katucha… je te jure que je me tiendrai sage.
Je n’ai pas peur.
Assieds-toi.
Je ne sais si…
Puisque je t'en supplie.
Est-ce bien, cela ?…
Mais oui, bien-aimée… tout est bien, tout est beau et je t’aime… Est-ce que tu as été contente quand tante Sonia t’a dit de monter sur le siège au lieu d’aller à pied ?
Oui, Dimitri.
C’est moi qui l’ai demandé… J’ai eu une bonne idée… Donne ta main. Tu ne m’as pas regardé pendant la messe. Pourquoi ?
Je n’osais pas.
Si tu savais comme tu étais jolie pourtant, pendant que le diacre bénissait les pains, près de la porte, le vase d’encens dans les mains !… Tu avais l’air d’une petite sainte en cire… Je redevenais tout petit, vrai, Katucha, tout petit, au milieu de ces chants joyeux, des chasubles d’argent qui luisaient… les fichus de soie, et tout le monde qui répétait d’instant en instant : « Christ est ressuscité ! Christ est ressuscité ! »… Tout cela était beau, mais plus belle que tout cela était Katucha, avec sa robe blanche et son nœud rouge dans ses cheveux noirs !… Et quand le sacristain t’a repoussée en passant, j’ai été stupéfait de voir qu’il y avait des gens qui ne savaient pas que tout ce qui se faisait dans l’église et tout ce qui se passait dans le monde n’était que pour Katucha… que c’est pour elle que brûlaient toutes les bougies du candélabre et que tout ce qu’il y avait de bon et de beau sur la terre, que tout cela était pour la petite Katucha.
La petite Katucha est heureuse de vous plaire, mais elle n’est pas aussi jolie que vous voulez bien le dire.
Oh ! que si !… Te souviens-tu, Katucha, de la fête du village ?
Oui.
Nous devions courir ensemble. Je te pris par la main, comme ça… une, deux, trois !… et je m’élançai sur la gauche… J’entendais près de moi le frou-frou de ton jupon empesé…
Oui, mais vous alliez si vite, si vite, que vous m’avez bientôt dépassée.
Et alors ? Dis, puisque tu sais mieux que moi.
Et alors… je courus me réfugier derrière un bouquet de sureaux où il était convenu qu’on ne
devait pas courir…Et où je m’élançai pour te rejoindre… Hélas ! voilà, voilà !… J’avais tout à fait oublié un grand fossé rempli d’orties, et qui est-ce qui est tombé dans le fossé ?
Vous, Dimitri Ivanowitch !… Oh ! mais vous vous êtes bien vite relevé.
Bien sûr, puisque tu me tendais la main… comme ça, tiens, donne… (Il lui prend la main.) Et tu te rappelles ce que tu m’as dit ?
Non.
« Vous avez buté », tu as dit… Et alors ?…
Et alors… je m’approchai de vous, et alors, sans que je sache comment, pendant que je rajustais ma natte qui s’était défaite dans la chute…
Alors ?
Alors, vous vous êtes penché et je crois bien que vous m’avez embrassée…
C’était mal, cela, Dimitri Ivanowitch, mais je ne vous en ai pas gardé rancune.
Amour… (Se relevant brusquement.) Tu n’as rien entendu ?… Un bruit. (Katucha rit.) Pourquoi ris-tu ?
Je ris, parce que vous n’êtes pas habitué ; mais moi, je sais… vous voulez savoir ce que c’est ?… C’est la gouvernante qui ronfle au-dessus.
Ah ! bon ! Ronfle, bonne vieille… Je ne suis plus habitué aux bruits de la maison… Et ceci, ce sont les cloches, là-bas… (Il va à la fenêtre et l'ouvre toute grande.) Oh ! la belle nuit humide et chaude… Viens près de moi. Personne ne peut nous voir… Écoute encore ce bruit étrange… C’est le printemps. C’est la glace de la rivière qui craque sous la lune…
C’est le printemps, Dimitri.
Écoute, un coq chante déjà… D’autres lui répondent, là-bas… Comme c’est doux !… Rien… rien que la rivière qui continue son fracas, là-bas derrière les arbres… Tiens ! il y a donc encore des gens à la ferme ?
Oui, les paysans du village voisin qui sont venus raccompagner ceux d’ici… Ils sont venus pour le feu de Pâques, Dimitri.
Ah ! oui ! la grande flambée devant laquelle on chante des chansons ; et, au refrain, tout le monde frappe des mains, en faisant tous bas un vœu.
Et ce vœu-là est exaucé dans l’année, Dimitri.
Dis, dis-moi à l’oreille une de ces chansons… et tu feras un vœu au refrain.
Je ne peux pas… cela réveillerait vos tantes, Dimitri !
Non, tout bas, à l’oreille… Dis-moi tout bas la chanson qui porte ton nom, Catherine.
Tout bas, tout bas… à l’oreille…
Tu as fait un vœu, ma petite ?
Oui, Dimitri, j’ai fait un vœu.
(Elle garde les mains jointes ; sa poitrine se soulève.)
Mais, Catherine, il y a un autre usage de Pâques… Le connais-tu ? On doit s’embrasser sur les
lèvres. Car nous sommes tous égaux, ce jour-là !Non, Dimitri. Je connais l’usage… Le père embrasse sur les lèvres et l’étranger sur le front.
Que Catherine donne donc le front à l’étranger.
Le voici.
Mais Catherine est si petite qu’il n’y a pas de place pour un baiser sur son front, et en croyant embrasser le front ce sont les lèvres qu’on embrasse.
Dimitri, c’est que j’ai relevé le front… (Elle rejette sa tête en arrière. Ils s’embrassent longuement sur la bouche. On entend les chants des paysans qui s’en vont au loin en chantant des mélopées.) Ah ! que faisons-nous, mon Dieu ! J’ai peur, Dimitri Ivanowitch !… Par grâce, mon chéri, laissez-moi !
Oh ! que je t’aime, Katucha ! que je t’aime !
Et demain vous serez parti, et je ne vous reverrai jamais… Ah ! c’est mal… Laissez-moi m’en aller, Dimitri.
Eh bien, pars si tu veux.
Je veux m’en aller… Je veux m’en aller…
Dehors, les chants se mêlent dans la nuit bleue :
Christ est ressuscité !
ACTE PREMIER
La salle de délibération du jury, à la cour d’assises
à Moscou. Grande table au milieu, avec douze chaises,
rangées autour. Porte au fond ; trois marches. Portes
latérales.
Scène PREMIÈRE
Tous les crayons étaient épointés.
As-tu regardé s’il restait assez d’encre ?
Oui.
Dépêche-toi, ça va être fini.
Une affaire d’empoisonnement. Tu sais bien… la Maslowa.
Non.
Mais Si… On n’a parlé que de cela dans les journaux… Une fille qui a empoisonné un vieux marchand dans une maison.
Ah ! oui, je sais !
Ça doit approcher. Où en est-on ?
Laissez-moi, en terminant, vous rappeler que la société a remis entre vos mains l’exercice de ses droits les plus redoutables mais les plus augustes. Vous êtes sa conscience même ; vous vous convaincrez du danger que constituent pour la société les éléments dégénérés des phénomènes pathologiques, et liés par votre serment vous saurez…
Ça y est… le jury va sortir. Tout est prêt ?
Oui… Tu n’as pas connu le président Sibelief, toi ?… C’est lui qui était malin.
Attention !
Scène II
Cigarette ?
Cigarette !
Le président a fait un fort beau résumé.
Il aurait bien dû ouvrir les fenêtres.
Le fait est qu’il faisait étouffant.
Encore si on pouvait enlever sa veste…
Du feu ?
Sacristi, hein, colonel, c’est plus dur que de commander une batterie ?… J’en ai des fourmis dans les jambes…
Nous sommes tous là ?… Messieurs les jurés, je vous invite à prendre place.
Je vous demanderai de ne pas m’asseoir pendant une seconde…
Ah ! oui… fort bien.
Quelle heure ?
Trois heures et demie.
Ce marchand est insupportable… et il sent l’ail d’une façon odieuse.
Mais il a l’air d’un brave homme.
Pardon… vous êtes bien le prince Dimitri Nekludoff ?
Parfaitement.
Je ne sais si vous me remettez bien. Pierre Grassimovitch, professeur au Gymnase. J’ai eu l’honneur de vous connaître, il y a deux ans, quand vous étiez officier de la Garde.
Ah ! fort bien.
Alors, le sort vous a désigné aussi ? Vous ne
vous êtes pas fait dispenser, prince ?L’idée ne m’en est pas même venue.
Eh bien, voilà un beau trait de courage civique… Souffrir la faim et la soif, hé, hé !… Encore si on pouvait piquer un petit somme !
Moi je crois bien que j’ai dormi quelques minutes.
La délibération est ouverte, messieurs.
La petite n’est pas coupable ; il faut l’acquitter.
Pardon, pardon… vous allez un peu vite en besogne… Nous n’avons pas à l’acquitter ou à la condamner… La peine ne nous regarde pas. Nous avons à dire si une fille, la Maslowa, de complicité avec la vieille Euphémie Botschew, aujourd’hui décédée, a empoisonné un marchand, Smielkow, dans la maison publique dont cette fille faisait partie… Oui ? Non ? C’est tout… Comprenez-vous, mon ami ?
Je ne sais pas ce que j’ai à dire ou non… Je sais que c’est la vieille qui a fait le coup… Elle s’est tuée quand on l’a arrêtée. Elle a bien fait. Quant à la petite, elle est innocente… ça se lit dans ses petites mirettes noires.
Permettez… voyons… du tact, mon ami…
Nous examinerons…
Attendez.
J’avoue que je ne distingue pas le mobile.
Pour moi, toute la question est dans l’autopsie.
Le mobile, c’est le vol… Elle a volé : Elle s'est contredite.
Et qui ne se contredirait pas ?… Je voudrais vous y voir un peu, vous !
Je vous en prie, messieurs, asseyons-nous autour de la table et délibérons avec calme.
Quelles rosses que ces filles ! Moi, je suis commis dans un magasin de ganterie, eh bien…
Chut, chut…
Messieurs, arrivons aux questions.
Permettez… Il m’est arrivé une histoire analogue qui peut édifier messieurs les jurés… C’est arrivé à un de mes amis, en retraite comme moi, je peux dire son nom, le capitaine Noblaski… Bon ! Il prend une femme de ménage qui lui montre de faux certificats… Elle sortait comme la Maslowa d’une maison innommable. J’ai vu la femme de ménage plus de vingt fois chez lui !… Bon !… Un jour, deux salières, une pince à sucre et…
Capitaine, capitaine, vous raconterez cela après…
Aux questions !
Interrompez-moi… c’est votre droit, monsieur le président… mais je n'admets pas que monsieur… là… le professeur, m’interrompe de cette
façon agressive et ironique qui m'agace.Vous dites ?
Si vous n’avez pas le respect de l’armée…
Pardon… l’armée n’a rien à voir dans la question qui nous occupe.
Pardon : il s’agit d’une fille de maison publique. Or, mes hommes sont exposés plus que les autres dans cette question !… Il y a là un cas grave… Un assassinat dans ces sortes d’institutions doit être réprimé avec énergie… Car il ne s’agit là que d’un marchand… mais si la vie d’un officier supérieur…
Comment, que d’un marchand !… que d’un marchand… Mais je suis marchand, moi, monsieur !
Je ne veux pas dire…
(Léger tumulte. On force le marchand à se rasseoir.)
Messieurs, de grâce, arrivons à la question… Nous sommes tous un peu pressés… nous avons tous pris pour accomplir notre devoir de citoyen sur notre travail et nos affaires… Il ne faut pas en abuser. D’autant que nous avons d’autres affaires à juger. Je vais faire la lecture de la question (Il lit.) « Catherine Maslowa, vingt-sept ans, est-elle coupable d'avoir, de complicité avec la vieille Euphémie Botschew, qui s’est tuée le jour même de son arrestation, ôté la vie au marchand Smielkow en lui donnant du poison dans du cognac, avec l'intention de lui dérober son portefeuile et une bague en brillants ?… »
Quelles rosses…
Le président permettra que je résume clairement à messieurs les jurés, tant sa réponse a été nette, la justification qu’a donnée la Maslowa. La vieille Euphémie, propriétaire de l'établissement, s’est tuée en avouant son crime. Il n’y a pas de doute sur cela. Elle s’est fait justice. Or, l’accuation de complicité portée sur la Maslowa est absurde. Elle a remis au marchand… qui était en état d’ébriété, d’ailleurs… la tasse de cognac, sans savoir qu’il y avait du poison dedans. Pourquoi l’aurait-elle tué ? Une pauvre fille en maison n’a pas tant besoin d’argent.
Moi aussi je la crois innocente, comme le prince Nekludoff. Néanmoins, elle avoue que la vieille lui avait dit :« J’ai mis un peu d’opium dans le cognac ! »
Et puis l’opium est aussi un poison. J’ai une belle-sœur qui a failli en mourir. Elle n’avait pris que quarante gouttes cependant.
Pardon… Les constatations médicales ont une conclusion dubitative. Je signale cette matière bien que cela n’ait pas un rapport direct avec l’affaire, puisque la victime est morte, mais dans l’intérêt de la vérité, les rapports médicaux fournissent un champ de discussion considérable et scientifique…
Nous ne sommes pas des savants
J'ai quelques connaissances toxicologiques qui…
Ce n’est pas la question, puisque quel que soit le poison, la victime est morte.
Pardon, monsieur le président, je demande la permission de marcher un peu, si ça n’est pas contraire à la loi… je parlerai tout de même… C’est mon docteur qui me le conseille… Moi, je ne suis pas fait pour rester assis toute une journée.
À votre aise, Baklachov.
Ce qui est sûr, c’est que la bague de la victime était en possession de la Maslowa… Ça, c’est un fait.
Mais elle nous l’a bien expliqué. Le marchand lui avait donné la bague. Smielkow prend cette femme. Il la trouve gentille (Riant.) et, entre nous d'ailleurs, il aurait pu plus mal tomber !… pas bête, le gaillard ! Il avait, ma foi, choisi un beau brin de fille.
Vous n’êtes pas difficile.
N’insistez pas.
Permettez vous aussi… Il s’amusait solidement, à la « sibérienne ». Je connais ça. Il avait bu un coup… Il ôte sa bague… et il dit : « Va, prends, tiens ! » Une poussée de sang, quoi ! Songez quel gaillard c’était, bougre !… moi, j’ai essayé la bague à l’audience : j’y entre les deux pouces… Ce n’était pas un doigt, c’était un concombre.
On ne donne pas ainsi une bague d’un grand prix à la première fille venue.
Puisque Smielkow était ivre.
Ah ! pendant que j’y pense… J’attire votre attention sur une déposition fort singulière. La veille de l’empoisonnement, Maslowa avait dit à l’une de ses compagnes… j’ai noté textuellement la phrase… elle avait dit en parlant du malheureux (Il lit.) : Ce gros-là, il a de l'or plein ses bottes. Elle avait ajouté : Il me donnera ce que je voudrai.
Bon Dieu ! Tout le monde parle… Qu’aurait-elle fait de tant d’argent ?
De ce train-là, ça va durer deux heures…
C’est probable.
Oh ! je ne sais plus ce qu’on a dit et ce qu’on n’a pas dit !
Et vous ? vous ne dites rien. Quel est votre avis ?
Il est sourd.
Nous ne sommes pas des saints… nous ne sommes pas des saints…
Mais il ne s’agit pas de cela… La question est…
Nous ne sommes pas des saints… Il vaut mieux toujours pardonner.
Il n’est pas sourd… Il est idiot.
Pas tant que vous croyez.
Moi, je suis de l’avis du prince. Elle est innocente.
Il y a là un véritable cas de psychologie. Ceux qui sont à même comme moi de connaître les femmes, car grâce à la clientèle mondaine de notre maison…
Ahl là, là… Si nous parlons de ça !…
Vous ne pouvez pas connaître les femmes, Baklachov ; votre vie modeste…
Oui, certainement, et je n’en rougis pas… Je le dis avec orgueil : je suis un modeste !…
Je vous exhorte au calme, Baklachov. Messieurs,
messieurs, il est déjà plus de quatre heures.Quatre heures ? Sapristi ! moi qui ai rendez-vous à quatre heures et demie !
Personnellement, mon opinion est faite depuis deux heures. Je n’en changerai pas… et j’ai un mal de tête fou !
Il s’agit cependant d’une vie humaine !… Ayons un peu de courage !… La présomption ne tient pas debout. Il n’y a pas de preuves et l’on ne peut pas condamner sans preuves. Songez que cette fille n’est pas une simple brute d’instinct. Elle vous l'a dit tout à l’heure… elle a reçu de l’éducation. Elle a descendu les échelons de la misère irresponsable.
Raison de plus, elle est d’autant plus coupable. Elle a goûté les bienfaits d’une vie paisible, honnête… Elle nous a dit qu’elle avait été élevée dans un château, par de vieilles dames de la plus haute aristocratie. Ses mauvais instincts seuls en ont donc fait une prostituée. Elle est un élément actif de corruption sociale.
Qu’en savez-vous ? Cette déchéance n’est-elle pas peut-être la faute des autres ? Vous ne connaissez pas la source, oui peut-être pure de cette mort prématurée. C’est le mystère… en vérité, le grand mystère qu’on ne peut pas pénétrer. Elle vous a parlé d’années de misère, de lutte… n’est-ce pas ? Il y a la trace de cela sur son visage, à bien voir.
On a beau être prince, hé ! hé !
Vous dites ?
Moi ? Rien… Je tousse !… J’ai fait hum hum ! voilà tout.
Enfin… je… je… je dis cela parce que, n’est-ce pas, c’est mon devoir…
Parfaitement ! Parfaitement !… Je vois bien !
Prince, je vois que votre opinion à tous paraît être faite.
Oui ! Oui !
Il est tard… Et la justice elle-même nous saura gré de ne pas prolonger inutilement notre délibération.
Très bien.
Bravo !
Messieurs les jurés, vous avez à répondre sur deux questions uniquement : 1o La femme Catherine Maslowa est-elle coupable d’assassinat ? 2o Avec ou sans circonstances atténuantes ? Nous allons procéder au vote. Veuillez écrire chacun votre vote et me le remettre.
Ouf ! C'est accablant !… J’ai un mal à la tête !…
Voulez-vous mon crayon migraine ?
Volontiers !
Diable ! Diable !… Est-ce qu’après, la délibération
sera longue ?…Non. Cinq minutes. Juste le temps de rédiger l’arrêt.
Nous ne sommes pas des saints…
Messieurs, la délibération est close. Voici le résultat. (Tout le monde se rapproche de la table.) Le jury, à la majorité de deux voix, a déclaré l’accusée coupable avec circonstances atténuantes.
La pauvrette !
Mais c’est abominable !… Vous condamnez une innocente.
Pardon, prince. La délibération est close. Je vous invite à respecter l’autorité de la chose jugée.
Imbéciles !… Ça ne peut pas se passer ainsi… La malheureuse !… Je ne veux pas voir cela… c’est horrible !… (À un huissier.) Huissier, il faut que j’écrive un mot au président des assises, tout de suite. Avertissez le chef du jury que je suis souffrant… que je n’entre pas… qu’on me dispense… Une indisposition. Allez. Dites donc, l’autre, vous allez porter ceci au président, avant que la cour se retire… (Il griffonne un mot et le lui remet.) Je n’entre pas… Avez-vous un code ?
Oui, monsieur.
Merci…
Scène III
Ah ! prince… Je venais savoir ce que vous étiez devenu. En ne vous voyant pas rentrer avec le jury, j’ai pensé que peut-être vous étiez indisposé ou que vous aviez oublié que je devais vous ramener en ville dans ma voiture, à la sortie de l’audience.
Non, non, du tout…
Vous n’êtes pas souffrant ?
Souffrant non, ce n’est pas le mot ; agité, oui, terriblement.
Qu’avez-vous ? Pourquoi cela ?
Il y a… il y a que nous venons de condamner une innocente.
Ah ! ce n’est pas la première fois que pareille chose se sera vue… Ah ! ils l’ont condamnée… à la majorité !
Alors, c’est une vingtaine d’années de travaux forcés.
C’est affreux… c’est affreux… cela ne sera pas… Voyons, voyons, Nikhine, vous qui êtes magistrat, vous allez m’aider… Il n’est pas possible que parce qu'une poignée d’imbéciles, pressés de manger, de rentrer chez eux ! (oh ! si vous les aviez vus autour de cette table !…) il n’est pas possible que parce que ces gens falots ont dit oui, on envoie cette fille en Sibérie !
Attendons le jugement.
Je ne veux pas voir cela !
Dans cinq minutes, nous allons être fixés… mais la loi est formelle, il n’y a pas l’ombre d’espoir à conserver.
Eh bien, il faut casser le jugement. Vous allez m’aider, Nikhine. Il faut faire transporter l’affaire devant une juridiction supérieure.
Devant le Sénat… oui. Dès demain je vais demander le dossier. Je réfléchirai. Mais, pour l’amour de Dieu, ne vous tourmentez pas ainsi… Quoi ! vous avez fait votre devoir. Votre conscience n’a rien à vous reprocher.
Ma conscience, dites-vous ?… Ah !… au fait, je peux le dire, à vous… mais ceci entre nous, n’est-ce pas ?… Je vous demanderai que personne ne sache la part que je prends dans l’affaire.
Certainement, cela va de soi.
Et puis, j’ai besoin de parler. Devant ces brutes, que dire ? Eh bien, vous allez comprendre, vous, l’agitation de mon âme… Il y a, mon ami, que dans cette pauvre fille publique, cette épave, dans cette fille au visage blême, sous le fichu et le sarrau gris des prisonnières, j’ai reconnu une petite servante, une espèce de pupille — femme de chambre, qui habitait autrefois chez deux de mes tantes, il y a dix ans, et que j’ai séduite là-bas, un soir, avant de partir pour me battre, quand j’étais lieutenant à la garde.
Ah ! bien… Vous ne l’aviez pas revue depuis ?
Non… La vie… la vie… Nikhine !… Je partis après lui avoir glissé un billet de cent roubles… Depuis, j’avais bien appris, par une lettre de mes tantes, qu’elles avaient été contraintes de se séparer d’elle, comme elles disaient… Et je ne m’en étais pas autrement occupé… Quelquefois l’idée m’a traversé l'esprit… Je me disais : qu’a-t-elle pu devenir ? mais, au fond, j’évitais d’y songer ; et maintenant, tout à l’heure, la ressemblance était tellement grande et la coïncidence tellement étrange que je me disais : non… non… ce n’est pas possible… elle s’appelle la Maslowa, d’abord, ce n’est pas le même nom… je suis bête !… Mais lorsque le président lui a dit : la Maslowa, c’est votre surnom public, je vous demande votre nom de baptême, elle a répondu tout bas, avec une petite voix qui m’a bouleversé : autrefois, on m’appelait Catherine… Catherine !… c’était elle ! Je distinguais clairement, à présent, sur son visage encore doux et joli, cette particularité mystérieuse qu’il y a dans chaque visage et qui le rend différent de tous les autres, en fait une chose unique, spéciale sans équivalent. Cette prostituée, mon ami, je l’ai pressée autrefois délicieusement sur mon cœur.
Je comprends… Mais que voulez-vous ?… tout le monde a dans sa vie…
Oui, tout le monde fait ainsi… C’est comme cela que je parlais autrefois, pour étouffer toute conscience… Mais il y a une autre chose… il y a une autre chose… et j’ose à peine vous le dire, Nikhine, tellement cela m’angoisse… Autre chose que je viens de comprendre, là, entre deux phrases entrecoupées…
Quoi ?
Il y a eu un enfant… Il y a eu un enfant !… Comprenez-vous maintenant !… comprenez-vous toute l’horreur ?… Un enfant !… je n’ai plus entendu que ce mot… j’ai compris tout : la lettre ambiguë de mes tantes… « Se séparer d’elle », cela voulait dire qu’ensuite on l’avait chassée, jetée dehors ! C’est donc moi, moi seul qui ai fait cela… Et à travers les sanglots, les phrases entrecoupées, j’ai entrevu toute une vie affreuse, la chute d’année en année, la chute triste, triste… Et je ne sais quoi montait en moi… Je me disais : ce n’est rien, ce n’est rien… et pourtant j’avais l’impression qu’une main puissante me ramenait de force en présence de ma faute, et que cette main exigeait quelque chose de moi… Je me refusais à croire que je fusse pour quelque chose là-dedans, mais voyez-vous, c’est là, à la nuque, comme une main qui tient, qui serre et qui ne lâchera plus. Et je n’avais qu’une seule idée… tuer cette image, mais que cela finisse, ah ! que cela se hâte de finir !…
Il vaut mieux que vous n’attendiez pas l’arrêt, en effet, qui vous émotionnera inutilement… Venez, sortons ensemble. (Il lui tend son chapeau.) Et puis, en vérité, prince, je comprends vos scrupules, mais vous êtes dans un état d’agitation disproportionné. Ce sont les hasards de la vie…
Oh ! c’est que vous ne pouvez pas me comprendre… Pour comprendre, il faudrait que vous sachiez ce qu’a été pour moi cette petite servante aux doux yeux… Il faudrait que vous sachiez ce qu’a été Katucha dans le fond mystérieux de mon enfance. Katucha, qui, une nuit de Pâques, m’avait si innocemment regardé de ses yeux amoureux tout brillants de bonheur et de rêve. Tableau charmant, morceau de vie délicieuse découpé dans mon souvenir, là-bas, Katucha !… Je n’ai jamais pu penser à ce visage évanoui sans que toute ma tristesse se soit enfuie… Et pendant que je réfléchissais, accablé, tout d’un coup… oh ! pensez à cela !… ses deux yeux avec leur étrange regard se sont fixés sur moi ; ses deux yeux noirs me regardaient. C’était affreux. Je me disais : elle m’a reconnu, et machinalement j’allais me lever, parler, je ne sais pas… mais non… les yeux se portèrent ailleurs, passèrent : elle ne m’avait pas reconnu. Il y avait quelque chose de si extraordinaire dans l’expression, de si navrant dans ce regard !… et à côté de cette tête de prisonnière, malgré moi, je juxtaposais la petite tête d’autrefois avec la coiffe et le nœud rouge dans les cheveux, si jolie que le soleil m'en paraissait plus beau… et pendant qu’elle m'a regardé ainsi, j'avais envie de me lever et de crier : Catherine ! Catherine ! c’est moi !… me reconnais-tu ?
Allons, venez !
Et cette accusation stupide, finalement !… Sont-ils bêtes ! Non !… Empoisonner ce passant anonyme ! Pourquoi ?… Mais n’y eut-il que l’effroi de son regard pour prouver son innocence… son regard de pauvre bête traquée !… Ah ! c’est affreux !… Que peut-elle penser à cette heure ? Peut-être a-t-elle évoqué mon image dans son désespoir !… Et ne rien pouvoir !… Elle va entendre cette condamnation, la malheureuse, et elle ne pourra pas même crier… elle va se débattre contre ces murs affreux, seule, seule… Oh ! que cela finisse, pour Dieu !
N’y pensez pas… Votre visage est tout bouleversé.
J’ai éprouvé déjà une sensation analogue à celle que j’éprouve, Nikhine, je me souviens… à la chasse, des fois… lorsqu’il fallait achever un oiseau blessé… une impression faite de pitié et de chagrin… L’oiseau est là ; il se débat dans la carnassière, on entend l’atroce battement de ses ailes. Alors on plonge la main au hasard ; on le plaint, on hésite, en même temps, on voudrait l’achever vite, vite… on marche pour étouffer le glissement désespéré contre le cuir, et… (Il s’interrompt en regardant Nikhine qui paraît inattentif depuis un instant et tourne la tête vers la porte du fond…) Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi n’écoutez vous plus ? Ah! est-ce que ?…
Où en sont-ils ?… voyons… où en sont-ils ?
Je ne suis pas coupable, pas coupable !… Je le jure… je n’ai pas voulu tuer, mon Dieu !… Je dis la vérité, la vérité !… Mon Dieu, ce n’est pas moi, ce n’est pas moi !…
Fermez cette porte, fermez cette porte ! Pour Dieu, fermez !… C’est trop horrible !
Attendez…
C’est fini.
L’oiseau ne bat plus dans la carnassière.
ACTE DEUXIÈME
Un salon attenant à de vastes appartements de réception, du plus mauvais goût français. Luxe officiel Louis XVI. Profusion de palmiers et de bibelots Quantité de lampes.
Scène PREMIÈRE
Play.
Yes !
Feefteen !
Je crois qu’il ne me reste qu’à mourir.
Les vifs mouvements ! La chose gracieuse,
n’est-ce pas ?Vous savez, Natacha, votre frère est aussi mon élève.
Un bon élève ?
Oh ! le prince ne fait aucun progrès… comme Kolossow, du reste. (À Kolossow.) Ha ! comme vous tenez mal votre raquette.
Je m’étonne qu’il n’arrive pas… (À Ignaty.) Qu’en dis-tu ? À quelle heure les jurés sont-ils libres ?
Mais quand l’audience est terminée, mon amie.
Je parie qu’il s’habille… Il ne viendra qu’en habit.
Il est si délicat, notre cher Mitia… C’est l’homme du monde le plus accompli que je sache… Est-ce qu’il a terminé son tableau ?
Il y travaille. Il fait en ce moment des essais de pyrogravure tout à fait curieux. Êtes-vous allée à la Dame aux Camélias… Cette femme est vraiment
d’une jeunesse extraordinaire.Oh ! la vie des actrices conserve !… Nous autres dames sans camélias, nous en sommes réduites à des morts prématurées.
Non, décidément, il n’y a pas moyen de continuer.
Quelle petite joueuse, Missy !
Missy, mon enfant, veux-tu m’apporter quelque chose ? Je me sens si faible après mes repas.
Nekludoff fait donc de la peinture ?
Je crois bien, il a le feu sacré. Vous ne saviez pas ? Depuis qu’il a donné sa démission de l’armée. Ça lui a pris vers la trentaine.
Pour les hommes du monde, mon cher, c’est l’âge de la vocation. Vous qui êtes un artiste, Kolossow, allez regarder cette nature morte sur le chevalet.
Et nous avons dû nous mettre à genoux pour qu’il nous la donnât.
C’est exquis d’arrangement ce potiron, ce verre de Venise et ces œillets… Tout à fait original… Cette finesse dans les œillets, cette fougue dans le potiron… une nature morte mystique et réaliste en quelque sorte.
Dimitri est très bien doué… Il a fait de la peinture et de la musique dans les ateliers de Paris avec cette petite Marie Bashkirtoheff, qui, depuis, a tant fait parler d’elle.
S’il travaillait !… Tu te souviens à notre mariage comme il a chanté ce lied de Schumann ?… Schumann et Grieg, ce sont ses passions. Ah ! Missy, il faudra que vous lui donniez le goût de Brahms qu’il dénigre comme un simple philistin !…
Scène II
Pas mal… merci !
Nous désespérions.
Excusez-moi, j’ai été retenu plus longtemps que je ne prévoyais.
Nous étions occupés à vous admirer… (Elle désigne le tableau.) Allons, faites le modeste.
Comment, vous l’exposez ici, cette horreur ?
Ahl Dimitri !
Qu’il est amusant !… Mais l’artiste se retrempa dans son propre doute, comme disait Tourgueneff.
Jamais je ne m’étais aperçu que ce fût si laid.
Asseyez-vous… reposez-vous… Les audiences sont fatigantes et pénibles, quand on a du cœur, n’est-ce pas, mon cher ami ?… Moi, qui suis si sensible, je ne pourrais pas…
Un verre de thé ?
Non, merci !
Je connais un peintre qui raffole de la cour d’assises… Il m’a emmené un jour et le fait est que nous aperçûmes un vieux scélérat extraordinaire… un air à la fois sournois et révolté… On aurait dit le dieu du crime… À ce point de vue, comme peintre, vous n’avez rien trouvé de curieux ?
Je ne suis pas peintre.
Qu’as-tu, ce soir, Dimitri ? Quelle humeur !
Il me semble que les fonctions de juré vous affectent.
Ah ! n’en parlons plus !… (À Nekludoff.) Je vous offre un match !… Votre fatigue va s’envoler avec
les balles… Non ? Pas de ping-pong, ce soir !Je ne suis pas en train, c’est vrai.
Je crois, mon ami, que vous manquez de confiance en vous, comme tous les délicats… Vous viendrez demain, n’est-ce pas ?… Vous savez que ma faiblesse m’interdit de veiller… Venez, Kolossow… Je vous conduis à mon mari… puisqu’il désire vous parler… Vous êtes capables de l’oublier, tous les deux.
Scène III
Et puis, Missy, perdez donc l’habitude de vous habiller comme vous vous habillez… Cette robe est prétentieuse et laide.
Vous la trouviez jolie, l’autre jour.
Qu’avez-vous, Dimitri ?
Rien… mais en effet, je ne sais… une impression en entrant ici… j’ai senti tout à coup une atmosphère de ridicule extraordinaire… Ce Kolossow est idiot… Votre mère ne s’est jamais décolletée de façon aussi saugrenue pour son âge.
Vous l’avez toujours vue ainsi.
C’est possible… L’accomplissement de certains gestes, de certaines habitudes de vie, se révèlent parfois soudain à nous dans toute leur stupide inutilité. Alors, on a la honte de soi-même… et le dégoût des autres… Excusez-moi.
Vous êtes dur. Vous voulez me faire de la peine… J’aime mieux ne pas vous donner cette triste satisfaction.
Missy, apprends donc un jour à mon mari les règles du ping-pong.
Oh ! Ignaty est un homme trop grave ! Je ne le vois pas une raquette à la main… Faites voir, Ignaty, par pure curiosité, la figure que vous auriez, monsieur de la magistrature.
Tenez… je vais satisfaire à l’instant votre curiosité… Voyons cela.
Scène IV
Ah ! Kolossow… un service, s’il vous plaît… Vous connaissez intimement le directeur de la prison ?
Je ne m’en flatte pas… Mais puisque vous connaissez mes plus ignobles relations… (Il lui prend le bras, en poussant un gros soupir.) Ah ! Dimitri, je rêvais tout à l’heure en vous attendant !… Notre vie de garçon se clôture… Vous rappelez-vous la petite Irma… Les bonnes soirées !…
J’ai besoin que vous le préveniez, avec recommandation, de ma visite pour demain.
Le directeur de la prison.
Ah ! bien.
Il faut absolument que je voie un prisonnier et que je m’occupe d’un pourvoi en cassation.
Voilà qui est entendu… mais pour le pourvoi, il me semble que votre beau-frère… un magistrat…
Non, je ne veux rien demander à cet homme-là !
Parfait !
Bravo ! bravo !
Vous ne vous en tirez pas trop mal.
Le lorgnon est diablement secoué… (À Nekludoff.) Et notre juré ?… Décidément, non… pas ce soir ?…
Quelle sorte de prévenus avez-vous eu à juger aujourd’hui ?
Oh !… peu de chose… un innocent.
Est-il drôle !
Parole, un vrai.
Dites alors : quelqu’un que vous présumez innocent, Dimitri… ce sera probablement plus juste.
Vous avez le mot pour rire.
Nous connaissons votre goût pour le paradoxe, beau-frère ! Vous n’avez jamais aimé la justice !
Oh ! je vous en prie… entre nous, beau-frère… dites l’organisation judiciaire ou telle autre expression qui vous plaira, mais pas la justice, je vous en prie… Vous me feriez hausser les épaules, ce soir.
Oui… je connais vos idées et vos lectures favorites… Darwin… Spencer…
De grâce, ne vous mêlez pas du choix de mes lectures.
Rien… rien. (À Ignaty.) Ces idées-là, je les ai depuis que je pense.
Vraiment !… Et depuis combien de temps pensez-vous ?
Depuis trois heures.
C’est peu.
C’est assez… La justice !… Ah ! non, vraiment, comme si votre organisation avait un rapport quelconque avec la justice !
Pour qui croyez-vous donc qu’on l’ait instituée ?
Mais pour nous… uniquement pour nous, pour la haute classe sociale, qui a l’honneur de me compter parmi ses membres.
Je t’en prie, Dimitri… il est si irritable !
Laisse, laisse !
Mais la pratique ne l’est pour personne. Vos tribunaux à vous sont faits pour maintenir la société dans son état présent, et de là vient qu’ils persécutent et punissent terriblement ceux qui sont au-dessous du niveau commun… et ceux d’ailleurs qui, étant au-dessus de ce niveau, essayent d’élever la société jusqu’à eux.
Je ne puis moi, magistrat, vous laisser dire que des magistrats condamnent des hommes supérieurs au niveau commun… Nous condamnons, au contraire, les gens qui sont le rebut de la société.
Et moi, je connais des forçats qui sont incomparablement supérieurs à leurs juges.
Les tribunaux doivent prévenir le vice… et le corriger.
Quelle justice y a-t-il à s’emparer d’un homme déjà dépravé par la paresse et les mauvais exemples pour l’enfermer dans une prison où la paresse lui devient une obligation et où les mauvais exemples l’entourent de toutes parts ?
Si les hommes ne redoutaient pas la prison nous ne serions pas tranquillement assis chez nous aujourd’hui.
Protection illusoire !… Ces mêmes hommes que vous enfermez sortent tôt ou tard plus dépravés, plus dangereux que jamais.
À votre avis, il faudrait donc tuer tout le monde ?
Ce serait cruel… mais cela aurait au moins un sens… Ce que l’on fait aujourd’hui est cruel et n’a aucun sens…
Mais je fais partie, moi, de ces tribunaux dont vous parlez si inconsidérément.
Votre conscience vous jugera peut-être un jour… moi je me borne à signaler ce que je ne comprends pas.
Il y a bien des choses que vous ne comprenez pas.
En effet. Mais mon intelligence s’éveille. Et je me dis que lorsque le peuple s’éveillera à son tour et nous secouera comme les puces de sa peau, ce jour-là sera terrible. Voilà ce que je suis en train de penser.
C’est de l’anarchie en smoking, mon cher. Prenez garde qu’elle ne retombe sur les gens de votre acabit, et que nous ne soyons impuissants avec nos lois à vous défendre contre les malfaiteurs que vous aurez ameutés par dilettantisme.
Les malfaiteurs !… J’ai vu à la cour d’assises un magistrat s’évertuer à faire condamner une malheureuse fille dont la situation n’aurait provoqué que de la pitié chez un honnête homme… j’ai vu…
Je ne ferais pas le métier que je fais si je n’étais pas convaincu de sa légitimité.
Calme-toi… À quoi cela sert-il, mon Dieu !… (À Nekludoff.) Dimitri, tu as été cruel pour mon mari.
J’ai dit la vérité.
C’est vrai… je n’aurais pas dû parler ainsi… Quel est donc ce changement qui s’opère en moi, pour que je m’irrite si fort, que j’humilie à ce point mon beau-frère et que je fasse pleurer ma pauvre Natacha. (Il l’embrasse tendrement.) Voilà Missy… j’ai à lui parler.
Laisse-nous seuls, veux-tu ?
Asseyez-vous là, j’ai à vous parler… gravement, Missy.
Je vous écoute.
Scène V
Ce que j’ai à vous dire, en vérité, est de toute gravité… Vous sentez-vous en état de bien me comprendre ?
Que diriez-vous si, avant de nous donner l’un à l’autre pour toujours, je vous disais ceci, que je ne suis pas un honnête homme ?
Je ne vous croirais pas. Je dirais : le voilà encore dans ses idées noires !
Même si, en vous regardant bien dans les yeux, je répétais : « Missy, j’ai une faute grave à réparer et je ne suis pas un honnête homme. »
Dans ce cas, je vous répondrais : Dimitri, si vous prétendez avoir une faute grave à réparer, c’est donc que vous avez la possibilité de le faire… Eh bien, déchargez-vous de ce soin, rien n’est plus simple.
Merci… Oui, mon enfant… Vous venez, tout doucement et sans le savoir, de dire la plus belle parole du monde, et de résumer exactement tout ce que je sens en moi d’indéfinissable… Je suis en proie à une très grande émotion. Depuis trois heures s’agitent en moi des remords, des angoisses, des enthousiasmes, de l’orgueil, beaucoup d’orgueil aussi… Je me trouve en présence de ma faute, de la grande faute de ma vie, et je sens très bien que je n’aurai pas de paix que je ne l'aie réparée… pas de bonheur possible que je n’aie effacé cette chose sur la terre.
Quelle est donc cette faute si grave, Dimitri ?
Je ne puis pas vous la révéler ; vous êtes trop jeune pour cette confidence, trop enfant pour cet aveu… Et cependant, vous aussi, vous faites partie de mon trouble… oui,… car depuis tout à l’heure, depuis que tout m’apparaît vil et lâche dans ma vie, et que j’avais envie de m’accuser devant tout le monde, vous n’étiez pas exempte de ma pensée ; je me disais : quoiqu’il m’en puisse coûter, j’avouerai tout… Je dirai la vérité à Missy… je lui dirai que je suis un débauché… que je ne puis pas me marier avec elle… et que je lui demande pardon de l’avoir troublée… Je demanderai pardon comme font les enfants.
Il suffit. N’ajoutez pas un mot ! Je ne comprends pas la faute à laquelle vous faites allusion… mais je crois deviner de quoi il s’agit… oui, peut-être… Cela vous regarde… cela est à vous… c’est votre secret et non le mien… Faites. Quelque peine que cela puisse me causer, faites tout ce qu’il faudra faire, Dimitri, et ne vous occupez pas de moi… Venant de vous, cela ne peut être que très bien,
n’est-ce pas ?… Allez là où vous devez aller.C’est une affaire de temps, seulement… d’un peu de temps.
Je ne sais, peut-être est-ce pour toujours que je vous perds…
Missy !
Je ne sais, j’ai le pressentiment que je vous perds peut-être en cette minute pour toujours… Mais cela ne fait rien… J’ai l'âme très russe, vous me connaissez… Si nous devons nous revoir un jour, je vous aurai patiemment attendu, et avec joie, ayant la conscience que vous accomplissez quelque chose de nécessaire. Si non, je ne vous en voudrai jamais… et puisque c’est ma parole que vous me redemandez…
Pour un temps seulement.
Puisque c’est ma parole que vous me redemandez, tenez, voici ma bague de fiançailles… elle n’est plus à moi.
Vous me la rendrez un jour si vous le voulez… ou jamais.
Écoutez-moi… si vous saviez…
Pas un mot de plus, Dimitri… Vous avez de moi ce que vous vouliez : nous n’avons plus rien à nous dire maintenant… (Appelant désespérément Natacha dans le salon.) Natacha ! Natacha !
Scène VI
On dirait que vous avez pleuré. Vous ne vous êtes pas disputés ?
Vous êtes folle !… Oh ! c’est joli, vos fleurs sur votre corsage… Je voulais vous dire… oui, au fait, vous savez mon dessin ?… voulez-vous venir le voir dans ma chambre… Oh ! j’ai fait un progrès énorme… mon professeur est très content…
Scène VII
Vous vous en allez parce que j’arrive ? C’est charmant !
Alors, Kolossow, entendu… Je compte sur votre lettre au directeur de la prison ?
Je la ferai porter demain matin chez lui de très bonne heure.
Merci et adieu.
Vous partez à l’anglaise… il est minuit seulement.
Oui, je ne veux point passer par le grand salon.
La fatigue juridique ?
Peut-être.
Ahl ah ! parfait !… C’est cela ! Toujours la
petite actrice viennoise ?Vous êtes indiscret.
Non ? Alors, nouvelle ?
Nouvelle, en effet.
Ce Nekludoff… quel viveur !… Jolie ?
Belle… très belle !
Et vous vous en allez vers le petit réduit parfumé… vers le nid.
Oui… elle habite une maison merveilleuse en ce moment !… un nid comme vous dites !
Qui cela peut-il être ? La Stachowitch ? Cette chère amie raffole de vous. Cela finira par le cyanure de potassium… Mais ce n’est pas elle… Belle et élégante.
C’est vrai ?
Comptez-y, mon cher, comptez-y ! Bonsoir !
Bonne nuit, hein ?…
ACTE TROISIÈME
La prison des détenues à Moscou. Une grande salle carrée, nue. Le plafond en voûte. Une énorme grille au fond à droite sépare cette salle du dortoir qu’on aperçoit en enfilade avec ses couchettes. — Une fenêtre grillée à gauche, une grande porte arquée à gauche, une petite en fer à droite. Des groupes de détenues debout et sur des bancs. Au lever du rideau, quatre femmes entourent la Maslowa. Près de la fenêtre, une détenue crie au dehors, par les barreaux. La plupart sont étendues par terre sur une couverture, ou assises sur des petites caisses en bois, qui contiennent leurs gobelets et leurs nippes.
Scène PREMIÈRE
As-tu fini, vieux dégoûtant ?
Ah ! bien alors, si elle s’en mêle celle-là, on ne va plus s’entendre !…
C’est déjà suffisant avec la phtisique qui tousse tout le temps et la vieille qui marmonne ses prières.
Notre-Dame-du-Salut, veillez sur nous, Notre-Dame-du-Salut, veillez sur nous…
Kss ! kss ! mon chéri ! n'attrapera, n'attrapera pas… n’attrapera !…
Bougre de gosse, je vais te relever ta chemise !…
Oui, mon vieux… c’est de la garce… de la belle garce de Moscou… et de la belle et de la fraîche encore… À ta disposition.
À qui parle-t-elle ainsi à la fenêtre ?
Aux forçats qui font leur promenade dans la cour.
Hé ! le pelé, là ! le chien rasé… Avez-vous vu
ce qu’il a fait ? Sale tondu !Assez, assez ! tais-toi la Rousse ! Tu nous embêtes.
Tiens, voilà pour toi !
Ah ! Ah ! Ah ! ce qu’elle est drôle !
En voilà une peau de tambour ! Il y a bien de quoi rire !
La paix !… faites-la taire !
Allons, allons, vous allez voir ça, un peu… Veux-tu te taire, toi, la Rousse ?
De quoi, de quoi ? je ne fais de mal à personne.
Allez, foutez-moi le camp de cette fenêtre !
Ah ! bien… ahl bien vrai ! C’est toujours moi qu’on engueule.
Oh ! ce qu’elle est assommante celle-là ! On
n’entend qu’elle.Suffit ! et un peu de silence.
(Un grand silence s’établit.)
Est-ce que tu t’habitues un peu, petite tante ?
Oh ! non… Celle qui me fatigue le plus, c’est celle-là qui marche tout le temps, en grognant comme un ours.
La fille du diacre ?
Ah ! oui… C’est la fille d’un diacre, qui a noyé son enfant… il n’y a pas moyen de la faire changer. Elle va comme ça, d’un mur à l’autre, ne parlant à personne, jamais… À chaque fois qu’elle arrive au mur, elle grogne et puis se retourne… Hé, l’ours ! va-t’en un peu du côté du dortoir, faire ta promenade.
Dire qu’ils t'ont condamnée ! Moi qui croyais
qu’on allait t’acquitter.Jamais je n’aurais cru cela… Nous croyions qu’on allait te mettre en liberté tout de suite… Ça arrive, à ce qu’il paraît… On vous donne même de l’argent, des fois…
Je te l’avais toujours dit : choisis un avocat habile.
Et alors, quoi ? La Sibérie ? Et pour combien de temps…
Vingt ans.
Mon Dieu ! mon Dieu !
T’as du pain, la dame, t’as du pain ?
Mon Dieu, mon Dieu, tout de même !
Allons, allons, la petite, ne te fais pas de bile, va ! Quoi ? on n’en meurt pas…
Aussi vrai que je le dis, ce sont des brigands… Et nous qui avons cru qu’on allait te mettre en liberté. La petite tante disait : « On va la mettre en liberté. » Et moi je répondais : « Mais ma petite tante, croyez-moi, ils l’attraperont… » Et voilà que j’avais raison. J’ai toujours raison, moi !
Moi je connais un avocat, aussi vrai que je le dis, il vous retirerait de l’eau sans vous mouiller… C’était celui-là qu’il fallait prendre.
C’est la destinée !… Croyez-vous que ce ne soit pas terrible de séparer un vieillard de sa femme et de ses fils… et de le laisser sans personne pour le nettoyer ? Ils m’ont mise ici et mon pauvre vieux est là-bas, et n’a plus personne pour lui nettoyer ses poux.
C’est toujours comme ça que ça se passe, avec ces maudits juges… « Pourquoi as-tu fait commerce d’eau-de-vie ? » Et avec quoi que j’aurais nourri mon gosse ?
Et moi qui n’ai rien fait ! Il faut que je sois perdue sans avoir rien fait !…
Te tourmente pas, ma fille… En Sibérie aussi,
on vit… Tu n’y périras pas.Je sais bien… mais c’est la honte qu’il y a… Ce n'est pas à cette destinée-là que je m’étais attendue. Et moi qui étais habituée à vivre dans le luxe !
Contre Dieu, personne ne peut aller ! Contre Dieu personne ne peut aller !
Je le sais, petite tante, mais tout de même c’est dur.
Tiens, va t’amuser avec ça.
Allez, allez ! mets ça devant le poêle.
Eh ! vous autres… par ici, un petit peu.
Qu’est-ce qu’a un peu d’huile pour mes cheveux ?
Moi ; j’ai de l’huile de bras !… Ah ! ah ! ah.
Oh ! là ! là ! C' que t’es bête !
La voilà !
Tiens, prends ça, c’est une dame qui te l’envoie.
Quelle dame ?
Madame Kataïew.
Oh ! qu’elle est gentille ! (Aux femmes.) Madame Kataïew, c’est mon ancienne patronne… Elle était bonne pour toutes ces demoiselles !…
Voilà, il y a deux roubles cinquante kopecks et une boîte de cigarettes.
Ah ! enfin, je vais pouvoir boire et fumer !
Allons, tu vas t’en payer, hein ?
Tu vas nous en offrir, j’espère ?
Je crois bien !
C’est un joli paquet… il y a une dame rose avec un haut chignon et des jarretières noires.
Donne-moi l’image pour le petit… Tiens, mon chou.
Qui est-ce qui a du feu ?
Allume la mèche à l’icône.
Moi j’aime mieux la chiquer.
Ah ! Dieu que c’est bon !… ça me manquait. (S’animant.) Elle était gentille madame Kataïew ! Elle nous fournissait des chemises de soie, des roses, des bleues, comme il n’y en avait pas ailleurs.
Eh bien et les cinquante kopeks ? Tu vas les étrenner, j’espère. Tu vas payer à boire. On va te présenter à la Korablewa… C’est la vieille qui coud là-bas à la fenêtre… tu vois ? celle qui n’a plus que quatre poils roux sur la tête et dix-huit mille sur chaque verrue. C’est la doyenne de la prison, c’est elle qui a le droit de vendre de l’eau-de-vie.
Oh ! rien, elle a tué son mari, parce qu’il couchait avec sa fille… Hé ! Kora ! Kora ! Donne de l’eau-de-vie à la nouvelle.
Apportes-en une bouteille entière.
Voilà !… voilà ! tu veux de l’eau-de-vie ?… Donne ton argent, ma belle.
Combien ?
Ça fait vingt-cinq kopeks… voilà la bouteille… vous allez me siroter ça. (La Maslowa compte l’argent.) Dis donc la Beauté, toi qui sais tout, est-ce qu’ils sont bons les kopeks.
Oui, c’est du bon…
Et vous ?
Moi aussi, pour sûr !
Je t’avais préparé du thé, mais à présent, il est tout froid… Tu ferais mieux de boire du thé que de l’eau-de-vie, ma chérie.
Tout à l’heure ! Ça me ragaillardit ! Ah ! ça fait du bien tout de suite… C’est que j’en ai vu depuis deux jours… J’en ai les oreilles qui bourdonnent ! Je ne sais plus où j’en suis. (Elle s’installe, animée. Et les femmes se groupent autour d’elle.) Vrai ! je ne croyais pas qu’ils me condamneraient. Tout le temps ils m’ont dévisagée en souriant. Tous les hommes, pendant la journée, me couraient après… Au tribunal si vous saviez ce qu’on me lorgnait ! À part le procureur, ils me faisaient tous de l’œil. Il y avait le vieux président à tête de singe surtout… Non vrai, je n’aurais pas cru.
C’est que c’est comme ça. Les hommes c’est tous comme des mouches autour du sucre.
Hein, elle en sait quelque chose, la petite tante ?… Ah ! bien sûr que tu ne mèneras plus une vie aussi agréable… Tu étais heureuse là où tu étais ?
Ben… on avait de la musique, des danses, des gâteaux, du tabac et de tout. Et puis on pouvait flâner des journées… on avait tout ce qu’il fallait… Ce n’est pas ennuyeux de se maquiller… On mangeait beaucoup de choses sucrées… Moi, je buvais mes deux siphons d’eau de seltz par jour, avec du café. Et puis on voyait un peu de tout… Des marchands, des commis, des Arméniens, des Juifs, des Tartares, des riches, des pauvres, quoi ! Bien sûr j’étais habituée au luxe… et maintenant…
Allons… elle se ranime un peu, la petite.
Dites donc, vous autres, si vous croyez que je vais mettre à sécher le linge toute seule. Et le poêle qui s’éteint !
On y va !
Ce qu’il y en a de linge à laver cette semaine !
Toi, sale moutard, si tu continues, je vais te flanquer dans le cuveau.
Viens, viens, mon chéri !
Et maintenant qu’elles sont parties, tu veux bien prendre ton thé ?… Tu vois, j’avais roulé autour une paire de bas pour qu’il ne se refroidisse pas. Mais maintemant il a pris un peu le goût du
fer-blanc.Donne tout de même, je vais y tremper mon pain… Mais tu es beaucoup trop bonne pour moi, Fédosia.
Oh ! tout de suite je t’ai beaucoup aimée. Tu n’es pas comme les autres, tu es si jolie, si gentille !
Moi aussi ! Il n’y a que toi avec qui je puisse causer. Mais comment se fait-il que toi qui es si jeune, si douce, comme un petit enfant et qui ris tout le temps, Fetitchka, tu sois ici ? Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu es ici.
Oh ! va… j’ai eu bien du malheur ! Le soir de mes noces, j’avais quinze ans, j’ai essayé d'empoisonner mon mari.
Toi, tu as fait ça, si petite ? Tu ne l’aimais donc pas ?
Non ; on m’avait forcé à l’épouser. Je pleurais, je me suis imaginée que jamais, jamais je ne pourrais vivre avec lui. Il s’appelait Tarass… un cocher. Je ne sais pas ce qui s’est passé en moi… c’est le démon qui m’a tentée, bien sûr ! J’ai fait ça tranquillement : j’ai versé, on m’a surprise… Mais regarde comme c’est curieux… Les huit mois qu’il y a eu avant ma condamnation, non seulement je me suis réconciliée avec mon mari, mais je suis devenue tellement amoureuse de mon Tarass que je me crois atteinte d’une autre folie !… Il est si bon. si gentil et si beau, si tu savais ! Et lui aussi, il m’aime bien, maintenant… Ah ! bien oui, on m’a condamnée tout de même, malgré lui qui pleurait, et ses parents… Et maintenant, comment allons-nous faire pour vivre cinq ans séparés l’un de l’autre ? J’en mourrai, bien sûr ! Mon pauvre Tarass !… Ne bois pas comme ça, Maslowa, tu vas te faire du mal… Et toi, tu n’as pas aimé quelqu’un, jamais ?
Non… Il y a bien un garde forestier qui était gentil pour moi, du temps que j’étais servante… un commis de boutique aussi… un petit brun qui habitait la même cour que moi…
Alors, jamais, jamais ?… Je croyais que tu m’avais dit qu’autrefois, quand tu étais petite…
Ne parle pas de ça. Ne parle jamais de ça, tu entends ? Il ne faut pas, il ne faut pas… ou bien je me fâcherai avec toi. Je ne sais pas de quoi tu veux parler, d’ailleurs ! Il n’y a jamais rien eu… je n’ai jamais été petite… ce qui est mort est mort. (Un temps.) Oui, il y a bien eu autrefois un type qui m’aimait… mais il ne faut pas penser à ça !… ça ferait trop de mal. Je n’y pense jamais, jamais… c’est là-bas, quelque part… dans la terre… Donne le gobelet, hop !
Je te demande pardon… c’est bien, Maslowa, c’est bien, mais tu t’animes, tu t’animes !… Il ne faut pas boire ainsi de l’eau-de-vie, tout le temps.
Une cigarette et un bon verre, tu sais, il n’y a que ça de vrai, ma petite !… On m’a dit que j’irais dans l’île de Sakaline, c’est vrai ?
Je ne sais pas.
C’est la grande Rousse qui m’a dit ça… J’essaierai de me marier avec un inspecteur ou un greffier… même avec un gardien… Tu sais, tous ces gens-là sont faciles à séduire. Pourvu seulement que je ne maigrisse pas trop… car alors je serais perdue.
Je puis en reprendre encore un peu ? Tu es gentille… Je t’indiquerai un moyen qui te sauvera. Ton avocat ne t’a pas encore fait signer ton pourvoi ?
Qu’est-ce que tu viens nous raconter là ?… Elle a flairé l’eau-de-vie et la voilà qui vient nous apprendre des choses qu’elle ne sait pas elle-même. On sait mieux que toi ce qu’il y a à faire. Ouste ! déguerpis. On n’a pas besoin de toi !
On ne te parle pas à toi ! De quoi te mêles-tu ? Ah ! ben vrai !
C’est l’eau-de-vie que tu as reniflée, hein ?… mais elle n’est pas pour ta sale bouche.
Allons, verse-lui un verre !
Attends un peu, tu vas voir ce que je vais lui flanquer, en fait d’eau-de-vie, si elle ne veut pas nous laisser tranquilles.
De quoi ? de quoi ? Je n’ai pas peur de toi !
Voyez-vous ça. Tripe molle !
Tripe molle ?… Attends un peu !… elle en a de l’aplomb ! Sale gibier de bagne ! Perdreau pourri !
Attends un peu, j’en ai assez d’être engueulée ! Tiens, attrape ça… et ça !
Ah ! la garce !
Ta sale perruque !
Arrêtez-les !
J’aurai ta peau !
Et tiens !… et tiens !…
Tirez-les donc !
Maman !… maman !
Qu’est-ce qu’il y a ? Ah les bougresses !… Hein ? bougez un peu ! Vous avez donc juré de faire du cachot ?
Tiens, la voilà !
C’est pas moi, c’est cette vieille gueuse…
Elle ment !
C’est la Rousse qui a commencé.
Allons, allons, que je n’entende plus ta voix !
Ah ! ben vrai, le vieux a le poing solide.
Comment ça a-t-il commencé ?
Comme toujours parbleu… elles étaient là…
Hein ! croyez-vous ?… ce gibier de bagne qui voudrait nous faire la leçon !
Tu verras ce soir, toi.
À votre place tous et silence !… (Une cloche tinte.) Et puis voilà l’heure qui sonne ! Allez… à l’appel pour la prière du soir. La cloche de la chapelle a sonné. Allons vite en rang… sacredieu… Vous allez être en retard… L’appel.
Marpha, Fedosia, Sacha, etc…
Et silence !…
(La scène est vide un grand moment, puis la petite porte de fer à droite grince et un gardien entre, accompagnant Nekludoff et Nikhine.)
Scène II
Les prisonnières sont à la chapelle. On est allé chercher la Maslowa. Vous avez un quart d’heure juste pour lui parler.
Le directeur de la prison m’a bien recommandé que nous soyons ressortis avant la rentrée des femmes. C’est une faveur toute spéciale pour vous, prince.
Merci, je n’aurais pas pu lui parler à travers la grille d’un parloir… Ainsi donc c’est ici que meurt l’espérance… J’ai une vague peur. Je voudrais lui parler clairement… Peut-être se précipitera-t-elle à mes genoux et alors je sens que je succomberai au poids de mon émotion et nous ne ferions que pleurer… Laissez-moi seul ; à tout à l’heure.
Scène III
Bonjour monsieur. (Silence.) Vous êtes venu pour moi, monsieur ?
Oui, j’ai voulu…
Hein ?… Quoi ?… Je n'entends pas bien ce que vous dites… Ils font tellement de bruit dans la cour. Attendez, je vais fermer la fenêtre.
(Elle revient et lui sourit longuement à nouveau, les mains aux hanches.)
Non, mon petit loup…
Du tout ?
Il me semble… je ne suis pas bien sûre de vous reconnaître…
Je suis venu te demander pardon, Catherine.
Ah ! (Un temps.) Pourquoi ?… Qu’est-ce que vous voulez ?
N’ayez pas peur, je suis venu parce que… je me sens lourdement coupable envers vous. Je… je sais qu’il vous est difficile de me pardonner, n’est-ce pas ? mais s’il n’est plus possible de réparer le passé, je suis résolu à faire maintenant tout ce que je pourrai, et…
Dites-moi, comment avez-vous fait pour me trouver ?
Ah ! oui… c’est avant-hier, à la Cour d’assises, quand on vous a jugée. J’étais juré, vous ne m’avez
pas reconnu ?Non… du tout. Comment aurais-je pu penser que vous étiez là ? D’ailleurs, je n’ai regardé personne. Si, j’ai bien regardé un moment là-haut, mais… rien du tout… D’abord c’était trop loin.
Oui, c’est vrai, c’était un peu loin. (Un pénible silence, puis à voix basse.) Alors il y a eu un enfant ?
Il est mort tout de suite, Dieu merci !… Et puis ne parlez pas de ça, d’abord… pourquoi parler ? (Aimable.) Qui est-ce qui vous a fait entrer ici, dites ?
Et de quoi est-il mort l’enfant ?
J’étais malade moi-même. J’ai failli mourir.
Et mes tantes, elles vous ont renvoyée ?
Naturellement !… dès qu’elles se sont aperçues que j’étais enceinte, elles m’ont congédiée !… (Changeant de ton, les sourcils froncés.) Mais je vous dis, pourquoi parler de tout ça ?… Je ne me souviens plus de rien, je n’y pense jamais… je n’aime pas… j’ai oublié… Tout ça, c’est fini…
fini… (Geste.) et puis voilà !Non ce n’est pas fini, je ne puis l’admettre. Je veux à présent réparer ma faute.
Mais non, mais non, il n’y a rien à réparer, je vous dis… ce qui est fait est fait… Dites ? Croyez-vous ?… (Elle se rapproche de lui humble et fille.) Est-ce que vous pourrez m’aider un peu ?
Je crois bien.
Oui ?… Ça, c’est gentil !… Croyez-vous, hein, qu’ils m’ont condamnée aux travaux forcés !
Je savais, j’étais certain que vous n’étiez pas coupable.
Bien sûr, je n’étais pas coupable. Est-ce que je suis une voleuse ou une empoisonneuse ! On peut dire tout ce qu’on voudra mais pas ça… (Elle le regarde à la dérobée, puis se rapproche, traînant la savate.) Ici, ils prétendent qu’il faut signer un pourvoi, mais ça coûte très cher ?… pas !… les frais d’avocat ?
Mais il faut en prendre un bon, un cher.
Je ferai tout ce qui sera possible.
Ça c’est gentil d’avoir pensé à moi… Mon ancienne patronne aussi, tenez. Elle vient de m’envoyer des cigarettes. Si je pouvais acheter de quoi boire maintenant, ce serait déjà mieux… (Elle s’arrête, attendant la réponse.) Je vous demanderais bien, mais j’ai peur d’abuser… un peu d’argent, oh ! pas beaucoup… dix roubles, mais seulement si ça ne vous gêne pas… parce que sans ça… Dix roubles… je n’ai pas besoin de plus.
Mais comment donc… sans doute… sans doute.
Attendez que le gardien ait le dos tourné, sans quoi on me prendrait l’argent. (Elle se retourne pour surveiller le gardien au fond et prend l'argent au moment où il a le dos tourné.) Là… non… paix !… Il va nous pincer. (Quand le gardien a disparu derrière la grille du dortoir.) Psst ! Merci.
Mais c’est là une créature morte ! Mon Dieu ! mon Dieu ! venez à mon secours… Ah ! pouah !… en finir, lui donner ce portefeuille, et partir… (Puis avec énergie.) Eh bien, eh bien, à quoi est-ce que je m’attendais donc ? Allons jusqu’au bout… j’irai jusqu’au bout ! (Résolument.) Katucha, je suis venu vers toi pour te demander pardon, et tu ne m’as pas dit si tu me pardonnais !
Quoi ? Quoi ? C’est si étrange ce que vous me demandez !
Katucha, Katucha ! pourquoi me parles-tu ainsi ? Voyons, rappelle-toi, tu sais bien que nous nous sommes aimés jadis… Je me souviens de la petite Catherine, autrefois, à Panopha…
Ce qui est vieux s’efface. Vous savez, elles vont revenir… je ne sais pas si on va pouvoir vous laisser ici.
Je sais, on doit m’avertir… Mais ce gardien-là dans le fond est insupportable… C’est assommant, on ne peut pas causer.
Il le fait exprès bien sûr… Donnez-lui deux
roubles et il s’en ira.Gardien !
C’est fait… Qu’est-ce que c’est ?
Une bouteille… de l’eau et du café. Je n’ai pas bu hier de toute la journée… alors je meurs de soif tout le temps… ça me brûle, là !
Écoutez, demain je vous apporterai votre pourvoi en cassation pour que vous le signiez. Si le pourvoi ne réussit pas, nous adresserons un recours en grâce.
C’est vrai ?… Quel malheur que vous ne m’ayez pas retrouvée plus tôt ! Vous m'auriez procuré un bon avocat. Ah ! si on avait su le jour du jugement que vous me connaissiez, la chose aurait tourné autrement pour moi… Un prince !… tandis qu’ils se sont dit : c’est une voleuse… C’est ce que m’a barguigné la vieille bossue… car, il faut vous dire, il y a dans notre salle une petite vieille extraordinaire, comme vous n’en verrez pas dix… vrai, vous savez, c’est drôle ici !… Il y a la grande Rousse aussi, qui se gratte toujours la tête comme ça… non, tu sais, mon chéri, tu n’as pas idée !…
Comme elle est étrange… de plus en plus. (Haut.) Voyons, ne nous égarons pas. J’ai cinq minutes encore… il faut que je vous dise tout ce que je me suis juré de vous dire… je vous prie de m’écouter absolument. Vous vous rappelez ce que je viens de vous dire à l’instant ?
Vous m’avez dit tant de choses ! Qu’est-ce que vous m’avez dit ?
Je vous prie de bien me comprendre, car c’est très sérieux. Je veux réparer ma faute, faute grave, et dont je suis responsable devant ma conscience, non par des paroles mais par des actes. Je suis résolu à tout pour vous sauver. Je vous sortirai d’où vous êtes, si bas que vous soyez tombée. Je quitterai, comprenez-moi bien, ma famille, ma vie s’il le faut. À partir d’aujourd’hui nous nous appartenons l’un à l’autre. S’il le faut même, je me marierai avec vous.
S’il le faut, je me marierai avec vous.
Il ne manquait plus que cela !
J’ai le sentiment que, devant Dieu, je dois le faire.
Et le voilà encore qui parle de Dieu ! par-dessus le marché ! Dieu ! Quel Dieu ? Il n’y en a pas ! Vous auriez mieux fait de penser à Dieu le jour où… où…
La malheureuse !… mais elle est ivre ! Calme-toi, voyons.
Je n’ai pas besoin de me calmer ! Tu crois que je suis ivre ? Eh bien oui, oui je suis ivre… mais je sais ce que je dis tout de même ! (Toute sa colère lui est remontée d’un coup à la gorge. Elle trépigne sur place et continue de hurler.). Je suis une fille publique, une condamnée au bagne, et vous, vous êtes un seigneur, un prince. Vous n’avez rien à faire avec moi. Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Va-t’en, je te dis, va-t’en rejoindre tes princesses… Et je te défends de m’insulter… Je suis une fille publique, oui, tu entends ?… Eh bien quoi ?
Si atrocement que tu me parles, tu ne peux pas te figurer à quel point j’ai honte de moi-même.
Honte de toi-même ? Tu n’avais pas honte, hein, quand tu m’as glissé cent roubles… Tu te souviens de tes cent roubles, hein ?
Tais-toi ! tais-toi !
J’étais une pauvre fille et tu m’as jeté ton argent sur la table… et maintenant tu voudrais encore aller avec moi !
Tais-toi ! tais-toi !… Ce que j’ai dit, je le ferai.
Et moi, je te dis que tu ne le feras pas.
Katucha !
Catherine !
Ne me touche pas !… Je suis une condamnée au bagne. Toi tu es un prince. Tu n’as rien à faire ici… Va-t'en ! va-t’en, ne me touche pas, je te déteste. J’aimerais mieux me pendre que d’aller avec toi… Tout de toi me dégoûte, toute ta figure, tiens, tes vêtements, tes mains, tes yeux, ta sale figure pleine de graisse, tout… va-t’en… va-t’en, je te dis !… Ah ! pourquoi ne suis-je pas morte dans ce temps-là ! Pourquoi, mon Dieu !…
Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ces cris ?… Ah ! tu fais du scandale ! Je t’apprendrai à t’oublier ainsi !…
Scène IV
Laissez-la, je vous prie… cela me regarde… Éloignez-vous une minute encore, je vous prie.
Ah ! mon ami, c’est une créature morte à jamais !… Ah ! comme la vie nous domine ! Je m’imaginais naïvement qu’elle allait en me retrouvant tomber à genoux… Elle n’a vu en moi qu’un client… elle m’a accueilli d’un sourire et d’une œillade écœurants, puis un flot de haine lui est monté à la gorge, elle m’a craché son souffle de femme ivre avec des mots hideux… Ah ! quelle nausée !
Comment pouvait-il en être autrement ? C’était folie de supposer autre chose. Vous vous engagiez dans une voie fausse contre tout bon sens. Ce serait absurde (Montrant la Maslowa.) ; voilà la vérité, tenez… Reculez. Il en est temps encore.
Que dites-vous ?… Mais pour la première fois, au contraire, se dresse devant moi toute l’immensité de ma responsabilité devant Dieu. Je sens que c’est à cette minute que doit se faire le choix décisif de ma route… et toute ma vie va dépendre de mon acte… Elle a peut-être tué le souvenir à coups de pierres, la malheureuse… peut-être dort-il en elle, au fond, prêt à ressusciter… Laissez, laissez… je suis ici pour elle… et pour l’idée !… (Se rapprochant de Maslowa affalée sur ses genoux et prostrée avec encore des sanglots de fin d’ivresse dans la gorge. Il parle très doucement.) Catherine ! Catherine ! pauvre âme à qui l’on a fait mal, qui ne savez plus le temps où se levait sur les champs et les prés votre chère petite tête claire, je vous sauverai malgré tout, et contre vous-même… Je ne comprends que trop votre révolte sauvage, mais ce que j’ai dit, je le maintiens… Et si tu t’y refuses, mon enfant, aussi longtemps que tu t’y refuseras, je resterai près de toi, je te suivrai… j’irai avec toi où l’on te conduira… sois tranquille.
Il faut partir.
Allons, allons, vous êtes aujourd’hui tout agitée. Demain, si c’est possible, je reviendrai, et vous, en attendant, vous réfléchirez… (Silence. Il tire gauchement, après une hésitation, quelque chose de sa poche.) Catherine, je vous avais apporté aussi ceci… que j’ai retrouvé dans des tiroirs… C’est une vieille photographie faite dans le jardin… autrefois… quand nous étions comme cela… Prenez… (Il la met dans la main de la Maslowa.) Allons… à demain, Catherine… Je vous laisse… à demain.
Scène V
Qu’est-ce que c’était ?
Eh bien, pourquoi était-on venu te chercher ?…
Qui était-ce ?… On a dit à la chapelle que c’était quelqu’un qui voulait te parler.
Qui ?
Quelqu’un… Un type que j’ai aimé autrefois.
Eh ben ! tu en as de la chance ! Quelqu’un d’important alors, puisqu’on l’a laissé entrer ici.
Un prince.
Oh ! bien, ma petite, tu vas être tirée d’affaire, maintenant.
Il saura bien te faire sortir d’ici… Aux gens
riches tout est possible…Ça, c’est bien vrai.
Il n'a qu’à désirer une chose… Tout arrive comme il veut…
Tu lui parleras de moi ?
Et de moi aussi… Écoute, je crois que s’il voulait…
Allons ! au dortoir !… à vos lits… J’espère que vous n’allez pas traîner encore des heures… Allons, que tout le monde soit couché dans un quart d'heure !
Et qu’est-ce qu’il t’a donné là que tu regardes comme si tu avais reçu un coup dans la tête… (Elle lui prend la photographie.) Tiens !… celle-là, on dirait un peu que ça te ressemble… c’est toi ?…
Oui…
Oh ! que tu as changé I Tu n’as plus du tout la
même figure !Oh ! ce que tu étais jolie dans ce temps-là… Vrai, on voit qu’il y a des années !…
C’est moi, ça ? Qu’est-ce que je fais là ?…
Tu couds… sous un arbre…
Ah ! oui…
Tu as l’air de rire… ah ! que c’est drôle ! Tu portais des petits nœuds dans les cheveux.
Et ça, qu’est-ce que c’est ?
C’est la maison… Ça, là, c’est un pommier qu’il y avait dans le fond du jardin… qui faisait de l’ombre… une petite ombre… Voyez-vous ?… Et puis il y avait de l’eau, là-bas… qui passait… là où il y a un chien.
Donne.
C’est à moi, ça… Il ne faut pas me la prendre,
c’est à moi…On te la laisse, va, bonsoir…
Notre-Dame du Salut !…
Quelqu’un peut-il me prêter une couverture de laine ?
Allons, couche-toi l’ourse… et laisse-nous dormir.
Oh ! ce qu’elle tousse, ce soir !…
Notre-Dame du Salut !…
Hé ! le lampiste… Bonsoir à ta femme de ma part.
Tu ne vas pas recommencer, hein, la grande bringue ! La paix !
Allons… couchez-vous en silence, s’il vous plaît.
Alors, c’est lui ?… C’est celui à qui tu ne pensais jamais.
Oui…
Tu vois bien !
Bonsoir, lampiste.
Amen !… Amen !
Tu as trop bu d’eau-de-vie, Maslowa. Le reconnais-tu ? Tu vois, tu es toute chose… Maslowa, il ne faudra plus boire… Veux-tu que je cache la bouteille, dis ?…
Oui… oui…
Tu ne veux pas te coucher ?…
Non…
Alors, assieds-toi là encore un peu… Comme tu es souffrante, la surveillante ne dira trop rien que nous fassions un peu la veillée… (Fédosia, maternelle, s’installe près d'elle et se met à tricoter.) Et tu ne l’avais revu depuis, Catherine ?…
Non… si… une fois… si… je me rappelle… Je vois ça là-bas… oui… il pleut… c’est la nuit… un train passe… J’ai couru à travers les champs pour voir… Le train est arrêté, là, dans la gare… Il y a une portière ouverte… Il est là, éclairé… sur la banquette, dans un coin… Il lit un journal… Je veux monter, crier… le train part… je cours, je cours, il s’en va, il s’en va… la lanterne, là-bas… la fumée… la pluie… le vent… voilà, c’est tout.
Pauvre petite ! Tu vois bien que tu te rappelles !… Tu n’as pas trop froid ?… Mets-toi là, contre moi… Tu permets, je vais continuer à tricoter mon bas pendant que tu te reposeras un peu sous mon châle, comme une petite enfant… là… tu es bien ?
Oui, très bien… Il fait bon, là…
Regarde ton image… Regarde comme tu étais jolie, Catherine.
Oui, j’étais jolie…
Tout le monde dort, ma parole.
Écoute !
Quoi ?…
Ce bruit.
Ah ! c’est encore cette ordure de grande rousse !…
Chut ! il ne faut pas dire ça… Elle aussi… elle aussi…
Écoute, je sais, moi… Elle pleure, parce qu’elle m’a dit qu’on la rudoie toujours… depuis qu’elle est au monde… on lui refuse tout, on se moque d’elle… Alors, elle m’a dit que pour se consoler en se mettant au lit tous les soirs, elle pense à son premier amour… à son serrurier qu’elle a aimé autrefois… Alors, tu vois en ce moment, elle pense… et c’est ça qu’elle pleure toute seule… Chut ! elle croit qu’on ne l’entend pas… Elle pense… alors… elle souffre… Chut ! chut !…
ACTE QUATRIÈME
Scène PREMIÈRE
Elles font sécher du tilleul sur des tamis et des planches.
Dépêchez-vous de trier le tilleul. On attend après… Dépêchez-vous. Vous n’avez pas encore porté sa potion au 6.
Non, je vais y aller.
Et le valérianate au 5… Maslowa, quand tu auras fini, tu iras demander à l’infirmier de sortir du thé pectoral… C’est lui qui a les clefs de la pharmacie… Qu’est-ce que vous avez à rire tout le temps comme ça ?
Je ne sais pas ! C’est le bonheur d’être ici évidemment… On se trouve mieux qu’à la prison, hein ? Regardez-les ces petites !… Sont-elles jolies, toutes les deux ?
Ah ! oui, qu’on est heureuse, n’est-ce pas, Fédosia ? Je me plais ici avec mon tablier blanc et mon petit bonnet… Et puis ça sent bon l’acide phénique… j’aime ça… ça sent propre…
Vous avez eu de la chance, on peut le dire… C’est très rare que les détenues soient transférées à l’infirmerie, surtout que nous n’avons pas besoin d’infirmières en ce moment. Il fallait les plus grandes protections.
Quel âge a-t-il, votre prince ?… C’est un vieux, c’est un jeune ?
On ne peut pas dire qu’il soit vieux… on ne peut pas dire qu’il soit jeune… en tout cas, il est rudement gentil !… Il a promis à Maslowa de s’occuper aussi de mon mari… de Tarass… de lui faire trouver un emploi, dans la prison, n’est-ce pas, Catherine ?
Ne parle pas tout le temps comme ça, voyons ! (Haut.) À quelle heure faudra-t-il faire les lits ?
Avant la soupe ?Oui. Vera, appelle l’infirmier. Dis-lui de venir ouvrir la pharmacie.
Dieu ! que ça sent bon le tilleul !… chez nous il y en avait un devant la porte…
Et ton pourvoi ?
Je ne sais pas encore. Le prince m’a dit qu’il m’avertirait aussitôt.
Fédosia, prends les assiettes et les potions, nous allons faire la tournée. (À Maslowa.) Quand tu auras le thé, tu le feras infuser… et surveille le filtre… sur la table.
L’infirmier arrive.
Bon… viens nous aider… porte ça.
Scène II
On me fait demander ici ? Qu’est-ce que tu
veux ?Du thé pectoral… L’infirmière vous fait dire d’ouvrir la petite pharmacie dont vous avez la clé.
Du thé pectoral ?… Je ne sais pas s’il y en a encore… je vais regarder… attends.
C’est pour le poitrinaire du six.
Quel est ton nom au juste ?
Maslowa.
Hé ! hé !… dis donc, tes clients ne devaient pas s’embêter… Où étais-tu en maison ?… à Moscou ?
Oui.
On dit qu’il y a un de tes anciens clients qui t’a dans la peau, et qui essaie de te faire sortir de prison… C’est vrai ?
L’infirmière attend.
Tu sais, malgré la surveillance, on peut s’amuser tout de même… Puisqu’on t’a placée à l’infirmerie, profites-en !… Le soir, c’est facile… je t’enseignerai le moyen… Tiens, voilà le paquet… Veux-tu que je prépare la chose ?… (Il arrange la théière.) Ah ! pardine, qu’on ne doit pas s’embêter avec toi… hein ?… Écoute, je t’avais remarquée déjà depuis plusieurs jours… Si tu veux, ce soir, je pourrai te donner la clé du petit corridor à ma chambre… je t’attendrai.
Laissez-moi.
En voilà des manières !
J’ai fini… allez-vous-en.
Voyez-moi ça !… On dirait peut-être que ça n’a pas l’habitude… tu ne faisais pas tant de façons là-bas !… Je t’aurais eue pour 40 kopecks, ma fille !… Allons, pas de façons… Je t’ai dit que tu me plaisais…
L’infirmière va s’impatienter.
Un gaillard comme moi, ça ne se refuse pas dans ton métier. (Il s’approche et lui prend la taille.) Ce soir à huit heures tu viendras… je veux, je te dis… On s’amusera ensemble, tu verras.
Laissez-moi… ou je cogne !
Nous verrons bien !
Chien !… Chien !
Scène III
Eh bien, la petite mère… si tu te mets à causer du tapage ici, j’aurai vite fait de te renvoyer… Vous, prenez garde, Oustinow…
Le docteur devine bien ce que c’est… J’ai un peu honte à lui dire ça… cette fille, vous savez, n’est pas une fille ordinaire, bien sûr… Le docteur sait peut-être d’où elle sort… alors, j’étais là, tranquillement, à ranger mes fioles, vous voyez, je filtrais… elle est arrivée et elle m’a sauté au cou en m’embrassant.
Je mens !… Ah ! bien… elle est après nous toute la journée… les internes en témoigneront.
Lâche ! lâche ! Oh ! mais je ne veux pas qu’on croie ça !…
Chut !… Allons, ne criez pas… arrangez plutôt votre coiffure et ramassez les débris.
C’est elle qui a commencé, chef… j’étais comme ça… je filtrais…
Suffit… Allez, Oustinow, retournez à votre salle… et ne traînez plus dans les corridors. Toi, la petite mère, je te ferai partir d’ici.
Ce n'est pas vrai… ce n’est pas vrai…
Scène IV
J’ai trouvé cette fille faisant du scandale ici. avec l'infirmier Oustinow… Elle réintégrera dès ce soir la section des femmes… Cette fréquentation des détenues est, du reste, déplorable pour le service, et pour le personnel masculin de l’infirmerie… ce sont des faveurs qu’il faut réprimer… Veillez d’abord, personnellement, avec plus de soin, je vous prie… et à six heures ce soir, pour la visite… Je vais donner des ordres relatifs à cette femme… À ce soir.
Vrai, tu n’es pas habile, ma fille… et tu me fais attraper, encore !… Tu avais la chance d’être protégée de cette façon… tu n’avais qu’à te tenir tranquille… Enfin, ça te regarde, n’est-ce pas, c’est ton affaire ; tant pis pour toi… Le thé pectoral est-il préparé, avec tout ça ?
Il est là.
Oh ! Catherine !
Ce n’est pas vrai, tu sais… C’est ce chien d’infirmier qui me poursuivait depuis plusieurs jours… Il m’a empoignée, je l’ai repoussé… je l'aurais tué… Dis que tu me crois, toi, au moins, Fetitschika, je veux.
Ils croient tous qu'ils n’ont qu’à me prendre, qu’il faut que j’aille avec eux parce que j’ai été comme ça autrefois… moi qui justement ne pourrais plus me sentir touchée par un homme… C’est vrai… je ne sais pas pourquoi, rien que cette idée me met en colère… Alors, justement, il faut qu’on m’accuse…
Pourvu qu’on ne me sépare pas de toi !
Allons, toi, apporte le thé et la potion au 6… Tant que tu es ici, tu dois être considérée comme infirmière ; moi, ce sont des choses qui ne me regardent pas… Passe.
Scène V
Notre-Dame de Kazan, faites qu’on ne me sépare pas de Catherine… Si vous ne nous séparez pas, je veillerai bien sur elle… je l’empêcherai de fumer… je l’empêcherai de boire et de penser aux hommes… Notre-Dame de Kazan, faites que…
La Maslowa est-elle là ?
Non, elle est dans la salle des blessés.
Va la chercher… Autorisation du gouverneur. (Fédosia sort.) On est allé prévenir le prince Nekludoff qui vous attendait dans le cabinet du sous-directeur.
Pensez-vous que l’autorisation qu’on vient de me délivrer pour le prince soit définitive ?
Absolument.
Bien. Je tiens à faciliter à mon ami toutes ces démarches interminables. Le prince est un philanthrope, il s’intéresse aux condamnées et cette fille entre autres lui a été recommandée.
Ah !… il ferait mieux de passer à une autre, malgré sa recommandation.
Pourquoi ?
Scène VI
Salut, Nikhine. Eh bien, c’est fait ?
Excellence, vous arrivez à propos… C’est le dernier jour qu’elle passe ici, votre protégée… Je viens de recevoir justement à la minute, l’ordre du médecin chef de la faire réintégrer la section des femmes.
Et pourquoi l’y ramène-t-on ?
Bah ! vous savez, Excellence, c’est une espèce comme ca. On vient de la trouver en train de faire des siennes avec un infirmier… Oui… ces femmes-là, on a beau s’occuper d’elles… à part ça, elle ne travaillait pas trop mal, surtout si on songe à l’endroit d’où elle sort… Ahl la vie va devenir plus dure maintenant… Mais il leur faut toujours faire des farces, à ces femmes-là… C’est plus fort qu’elles.
C’est bien… laissez-nous… je vous remercie.
Scène VII
Eh bien, qu’en dites-vous, Nikhine ? L’histoire vous plaît-elle ? Moi, un homme du monde, avec qui la jeune fille la plus aristocratique eût été heureuse de se marier, je quitte Missy, mon rang, ma vie… je m’offre à suivre, que dis-je, à vivre avec cette créature… et elle, pendant ce temps, ne pouvant attendre, s’amuse à faire des siennes avec un infirmier !… Et il faut supporter le ricanement gouailleur de ces gens !… et pendant que cet homme me lançait la nouvelle à bout portant, je me suis senti rougir de honte comme un misérable à la porte du vice qu’il ne peut quitter… Hein ? a-t-elle été assez ridicule ma joie, à la pensée d’un soi-disant changement dans l’âme de cette fille ?… Ainsi donc, même ses larmes, même ses reproches de tous les jours qui me semblaient avoir au moins quelque farouche beauté, comédie !… comédie de fille perverse, qui flaire l’homme et son profit. Et maintenant que dois-je faire ? Sa conduite ne me délivre-t-elle pas de tout lien ?
Je crois qu’en abandonnant la Maslowa, ce n’est pas elle que vous punirez, mais vous… et c’est plus grave.
Ah ! c’est vous qui m’exhortez maintenant !… Au fait, vous avez raison… Orgueil, Nikhine, misérable orgueil ! Cette femme en agissant ainsi s’est conformée au caractère que lui a donné la vie ; qu’elle ait fait des siennes avec un infirmier, c’est affaire à elle, cela ne me regarde pas… Mon affaire est d’exécuter ce qu’exige ma conscience. On ne refait pas les âmes des autres, décidément, mais j’ai la mienne à refaire… que cette abjection serve au moins à cela ! La voici… À demain, Nikhine. Et c’est la dernière fois que j'aurais à vous imposer cette ridicule besogne d'Horatio du bagne. Je passerai demain chez vous. Je veux vous serrer la main avant de partir pour Pawlowna, où je tiens à régler immédiatement cette affaire de la donation aux paysans des biens que me laissent la mort de mes tantes… Cette aventure m’a ouvert l’esprit à bien des choses ! Encore mille mercis pour tout ce que vous avez fait…
Scène VIII
Ah ! c’est vous.
Oui.
Je vous apporte une mauvaise nouvelle : votre pourvoi est rejeté.
Je le savais d'avance.
(Elle laisse tomber sa tête dans ses mains.)
C’est inutile de vous désespérer, on peut encore compter sur un recours en grâce et…
Oh ! ce n’est pas cela qui…
Et qu’est-ce donc ?
Je vois bien à votre regard… vous avez rencontré quelqu’un d’ici, et on vous a dit…
Bah ! cela n’a aucune espèce d’importance, vous faites ce qu'il vous plaît et je n’ai pas à m’en occuper… cela vous regarde… Parlons d’autre chose, je vous prie… et rapidement. Allons, tenez, voilà le recours ; il faut que vous signiez ici.
Là… non, pas là… vous ne voyez donc pas… ici.
Je voudrais…
Quoi ?
Rien.
Écoutez… je tiens à ce que vous ne vous mépreniez pas… Ce que m’a dit l’infirmier n’a pas d’importance… quoi qu’il arrive et quoi que vous fassiez, rien ne changera ma résolution. Je suis ici pour accomplir mon devoir… Il ne faut pas que vous pensiez qu’il s’agisse d’un autre sentiment quelconque…
Oh ! je n’en doutais pas…
Seulement, ce que j’ai dit, je le ferai… Où qu’on
vous envoie, j’irai avec vous.Inutile. Vous perdez votre temps à me parler ainsi.
Espérons qu’à Pétersbourg votre affaire sera examinée.
Oh ! que cela soit ou ne soit pas, à présent, ça m’est égal.
Pourquoi dites-vous, à présent ?
Pour rien.
En tout cas, voici où en sont les choses. Vous allez être probablement désignée pour le premier convoi qui va partir le dix de ce mois. Je vous suivrai en Sibérie. Je vous retrouverai aux haltes successives que vous ferez. J’espère me rendre utile à vos compagnons. Vous ne me reverrez pas d’ici Nijni-Novgorod, probablement, où je rejoindrai votre convoi, car je compte retourner à Pawlowna, à notre petite ville… Mes deux tantes viennent de mourir à quinze jours de distance.
Ah !… elles sont mortes ?
Oui. J’irai demain donc à Pawlowna. (Silence, puis bas.) Est-ce là qu’a été… mis… l’enfant… Vous le rappelez-vous ?
Au cimetière… à gauche… dans la grande allée.
Pensez à tout ce dont vous aurez besoin pour la route.
Je n’ai besoin de rien, merci.
Eh bien… alors… adieu ?…
C’est cela, adieu…
Vous n’avez plus rien à me dire avant votre départ ?
Non… Si… Il y a la petite Fédosia qui voudrait bien vous remercier de l’avoir fait mettre ici… Vous ne l’avez pas vue, en entrant ?… Elle est là…
Faites-la venir.
Scène IX
C’est bon… c’est bon…
Si Catherine s’en va en Sibérie, est-ce que je pourrai partir avec son convoi ?… j’aime tant Catherine.
Je verrai… je réfléchirai… Adieu… Si vous avez besoin de quelque chose, écrivez-moi à Pawlowna.
Scène X
Bah ! ne pleure pas… on ne sait jamais.
Ohl ce n’est pas cela… ça m’est bien égal !… non, mais on lui a dit l’infirmier, et alors qu’il
croie cela, lui… c’est trop !Pourquoi ne lui as-tu pas dit la vérité ?
Je n’ai pas osé… je voulais… mais dès que j’ai voulu, je n’ai pas pu… j’ai senti qu’il ne me croirait pas parce que je rougissais… alors, ça m’a étouffé là, dans la gorge… je n’ai pas pu…
Mais puisqu’il dit qu’il fera tout pour toi, qu’il t’épousera.
Il dit cela… mais il ne faut pas accepter… Jamais, tu entends, jamais… J’aimerais mieux que Katucha ne soit plus… Lui, un prince, m’épouser ?… Ah bien ! sa vie serait perdue, alors, à cause de moi… J’ai d’abord dit non parce que je le haïssais, qu’il me faisait horreur… mais maintenant encore, je trouverai le moyen de l’empêcher de me suivre… et quand Katucha a dit non, c’est non… Accepter cela de lui qui me déteste !…
Tu crois qu’il te déteste ?
Sûr… Il se croit obligé à faire ça, mais il me déteste au fond. Va, une fille, comme moi, c’est bien naturel… mais qu’importe… Seulement, ce que je ne voudrais pas, c’est qu’il croie l’infirmier… ça vois-tu, ça me fait plus de peine que de partir. là-bas, pour la Sibérie… S'il pouvait savoir !… Mais il ne croirait pas.
Pourquoi ne croirait-il pas ?
Il sait bien que quand on a été ce que j’ai été on ne change jamais… non, non, on ne peut changer… je le sais bien, va… Oui, une fois, dans ma maison, j’ai voulu partir de chez Mme Kataïew : je n’ai pas pu… Une nuit de carnaval, je me sentis tout à coup triste, triste à mourir. Je l’ai dit à la pianiste, une nommée Claire, et elle m’a dit qu’elle aussi était triste et fatiguée de cette vie… alors, nous avons décidé de nous en aller toutes les deux ; nous nous sommes arrangées et nous allions le faire quand, tout à coup, des hommes sont montés en chantant. Le violoniste s’est mis à la ritournelle, un grand homme saoul, en habit, m’a empoignée, un gros barbu a empoigné Claire, et on a tourné, tourné toute la nuit, chanté… et bu… et crié… et une année a passé, comme cela et puis, une autre… et les jours, les jours. Non vois-tu, on ne change pas, la petite tante, on ne change pas.
Fédosia !… la charpie.
Ahl oui, c’est vrai, il faut que j’aille faire la charpie… (Criant.) Voilà. (À la Maslowa.) Tu n’en fais pas ?… Ce n’est pas ennuyeux, je me mets près de la fenêtre, là, à côté, et je chante les chansons de ton pays que tu m’as apprises… Tu ne viens pas ?…
Non… C’est mon heure…
Ton heure ?…
C’est l’heure où je suis toute seule. L’infirmière est en bas. C’est l’heure où je pense et où je m’amuse avec ma petite boîte.
Quelle boîte ?… Tu ne m’en as jamais parlé.
Ohl c’est peu de chose… J’ai mes petites affaires à moi dans cette boîte, des riens… (Elle monte sur un escabeau et prend sur un rayon, une petite boîte.) C’est tout ce que j’emporterai là-bas… Il y a la photographie, tu sais… et puis un bout de glace cassée… et puis un ruban rouge… des choses, quoi… Va-t’en maintenant, laisse-moi seule… puisque c’est mon dernier jour… (Fédosia sort. La Maslowa ouvre avec précaution la boîte. Ah ! Voyons… la photographie, là… la glace… (Elle essuie avec sa manche le bout de glace cassée qu'elle a retiré ; puis, pose la photographie sur la table. Elle regarde la photographie et la glace alternativement, et met un nœud rouge dans ses cheveux, un nœud rouge fait avec un morceau de ruban fané.) Voyons… le nœud était comme ça… non, plus bas, je crois… je portais un col plissé, plissé et ouvert comme ça… (Elle s’arrange et se coiffe comme au premier tableau. Elle ferme les yeux pour s'imaginer dans le passé ; elle regarde après dans la glace.) Et puis, il venait derrière moi… Oh ! la petite Katucha n’est pas aussi jolie que vous voulez le dire… (Elle laisse retomber la glace avec découragement.) Non, ce n’est pas ça… ce n’est pas comme ça que c’était… ce n’est plus du tout pareil.
Ahl c’est Fédosia qui chante en cousant. (Et elle reprend doucement elle aussi.)
C’est drôle, pourtant !… Qu’est-ce qui manque ?… mais qu’est-ce qui manque ?…
ACTE CINQUIÈME
La halte dans un village, en Sibérie, où s’arrêtent les déportés politiques, mêlés, dans ce convoi, aux criminels de droit commun. La plaine de neige au fond ; on voit le village sur les flancs de la vallée. À droite, une sorte de hangar où les forçats font un peu de cuisine ; à gauche, une cahute, ouverte, de paysan, sorte de tente défoncée, accotée aux rochers. Sous cette cahute, un déporté étendu sur des sacs. Krilitzof : auprès de lui Nowodoroff, Maria Pawlowna. Au premier plan, un vieux se déchausse ; un autre se lave la face ; une femme allume du feu. Et, au fond, sur la route, les autres condamnés s’empressant autour de paysans et de marchandes, qui leur vendent des comestibles. Sous la neige, au fond, à droite, on devine le bâtiment de la halte. Des pieux avec des fils de fer indiquent le parcage. Les condamnés politiques ont leurs costumes d’étudiants ; les forçats ont le manteau réglementaire, et la tête rasée d’un côté.
Scène PREMIÈRE
Du poisson… du bon poisson… À cinq kopecks.
Des œufs… du bon kacha… du laitage…
Cinq kopecks, ce poisson pourri ?
Pourri ce poisson ?… Ça nagerait encore dans la casserole.
Pour voir.
Dépêchez-vous, les marchandes.
Je n’en puis plus… Vingt heures depuis Tomsk.
L’étape va durer trois heures. On va pouvoir se reposer… Dors, pauvre vieux.
Oui, nous en avons bien pour deux ou trois heures, nous n’arriverons à la grande halte que vers la nuit.
Hé ! la mère aux poux… tu devrais en profiter pour te nettoyer… Ça nous soulagerait…
Non, non.
Reste bien enveloppé… Il faut que nous passions ce jour de Pâques tous ensemble.
C’est un jour comme les autres, je crois… Christ est ressuscité… oui, pour les popes, il ressuscite toujours… Pour nous, il meurt un petit peu tous les jours.
J’ai peur qu’il ne passe pas la nuit.
Pauvre enfant !… La neige de Sibérie n’aura pas voulu l’épargner.
Aidez-moi à allumer le feu là-dessous, si vous pouvez… Le bois est si humide.
Hél Regardez-là, sur ce poteau ! (On se rapproche, on va voir l'arbre.) Tiens, lis, toi, qui sais lire.
C’est vrai, une inscription au couteau.
« Je suis passé par ici le 17 août 1880 avec un convoi de condamnés politiques. Ils m’ont arraché une main. Courage pour la cause. »
C’est signé ?
Pelkine.
Oui, j’en ai entendu parler autrefois… Il a écrit cela pour nous.
Regarde, Maria, nous n’avons pas le droit de nous plaindre… D’autres nous ont montré la route.
Est-ce que je me plains… non. Il y a des gens à soigner, des camarades à réconforter…
Ah ! Maria, tu aurais été une belle révolutionnaire.
Elle ? elle n’a aucun mérite… Elle s’est consacrée au sport de la bienfaisance… C’est par hygiène.
Il y a du vrai dans ce que dit Nowodoroff avec l’air de rire.
Ne te vante pas… Tu es une belle âme, ma fille…
Oui, mais lui m’agace… il est prétentieux.
Scène II
Là… là, ne pleure pas.
Oh ! je voudrais aller voir les marchandes.
Quel est cet enfant ?
C’est la fille d’un condamné criminel, un vieil homme qui l’a portée dans ses bras dix jours, depuis Perm jusqu’en Sibérie… Le nouvel officier a refusé de lui maintenir la permission… Je n’ai pas vu ce qui s’est passé… Le père avait la figure en sang… La fillette sanglotait. J’ai fait les yeux doux à l’officier et lui ai demandé la permission d’emmener l’enfant dans notre convoi avec nous. Alors je l’ai prise, la pauvre, entourée de son grand châle, comme un petit animal qui pleurerait… Elle m’a mouillé une joue et s’est endormie.
Bien, toi… Écoute, j’ai des excuses à te faire. Pas tout haut… Ta main… (Elle lui serre la main.) À la vérité, j’éprouvais un peu de dégoût pour toi au commencement… Et puis, nous autres nihilistes, ça nous est égal d’aller à la mort ensemble, mais je n’aimais pas qu’on t’ait placée, même malgré toi, dans notre section de condamnés… je suis franche ; j’aime les pauvres ; mon père était général, j’ai distribué tout son argent, mais j’ai toujours eu une répugnance invincible pour les femmes qui vendent leur corps. N’importe ! Tu es une brave fille. Embrasse-moi.
Vous êtes si bonne, Maria… Je voudrais être comme vous… Vous êtes des gens si excellents…
Détrompez-vous, Maslowa ; je ne suis pas excellent… Savez-vous ce que je voudrais faire, moi, chétif, moi mourant ?… Monter dans un ballon et saupoudrer de mes bombes toutes les villes, comme des punaises, comme de petites punaises…
Tuer ! tuer ! Oui, voilà ce qu’on devrait, parce…
Il crache le sang… Va chercher un peu de neige…
Buvez.
Ah ! qu’est-ce que c’est ?
De la valériane.
Je crois que je vais vous faire un triste jour de Pâques, pauvres amis.
Tenez, rafraîchissez-vous la bouche.
Regarde… des œufs… des craquelines.
Qui t’a donné tout ça ?
C’est lui.
Scène III
Bonjour, Maslowa.
Bonjour.
Eh bien, bonjour toi… Comment vas-tu, mon vieux Krilitzof ? (Montrant l'enfant.) Pauvre enfant, je lui ai donné des craquelines pour la distraire… On vient de me raconter…
Tiens, voilà justement le petit officier qui a fait la chose.
Laissez-le passer… ne dites rien… (Silence quand l’officier passe à portée de la voix.) Vous avez mal agi, monsieur l'officier. (Silence, un temps.)
Qui a dit ça ?
Moi, Simonson.
Ah ! c’est vous… ça ne m’étonne pas… Je vous
apprendrai, moi, à vous mêler de vos affaires.Mon affaire est de vous dire ce qui est et je vous répète que vous avez mal agi.
Imbécile et poseur ! je vous apprendrai à raisonner… Vous essayez toujours de fomenter la révolte ici… on vous prône, on vous pousse, hein ?… Ce beau parleur !… Vous faites votre petit tsar parmi ces brutes… Poseur.
Nous l’admirons tous ici, monsieur l’officier, simplement parce qu’il le mérite.
Ah ! vous vous révoltez !… Essayez… Je vous montrerai, moi, comment on se révolte… je vous tuerai comme des chiens, et les chefs me remercieront d’avoir réglé votre compte… comme des chiens… Brutes !… (Il les toise.) Des imbéciles, vraiment.
Tu as bien fait, Simonson.
Non, tu as eu tort… Il te le fera payer durement.
Il écumait !
Quel homme admirable ce Simonson ! On l’a condamné parce qu’il disait le bien au peuple… Il a conquis ici l’estime de tous.
Oui, c’est un homme extraordinaire.
Ton amoureux.
Que dites-vous là, Maria ?
Oui, oui, nous ne l’appelons plus qu’ainsi… Crois-tu que ce n’est pas visible qu’il est devenu amoureux fou de toi…
Il ne me l’a jamais dit.
Il est trop fier… mais cela ne change pas la chose… Il rougit quand il te parle comme un enfant… oui, va, il t’aime, visiblement… depuis que tu es arrivée ici, peu à peu, côte à côte. Ce n’est pas mal : ce sont les tristes fleurs de l’exil… Ne dis
point que tu ne t’en es pas aperçue.Je ne sais ; j’ai été frappée un jour de l’insistance des bons yeux bleus de ce prisonnier en veste de caoutchouc. J’ai bien compris aussi qu’il disait des choses pour moi tout haut… mais je n’ai pas beaucoup de temps pour écouter… le travail, n’est-ce pas ? et puis… (Elle hésite.) les visites…
Ah ! oui, les visites du prince amateur en voyage… Tiens, il n’est pas encore venu le cher homme… Il a dû arriver à la halte avant nous cependant… Ses chevaux marchent plus vite que nos jambes. Oui, les visites du Nekludoff ! Mais ce n’est pas la même chose, ma fille ; Nekludoff veut t'épouser par grandeur d’âme et pour réparer… utopie !… Tandis que Simonson, vois-tu, t’aime telle que tu es maintenant, depuis ta faute. Il t’aime simplement parce qu’il t’aime… et parce que c’est toi…
Allons bon ! Qu’est-ce que c’est !
Qui est-ce ?
Regardez derrière la palissade.
La chiourme a empoigné un homme. C’est la bastonnade. C’est l’officier qui se venge.
Sur qui ?
Pas un condamné politique, bien sûr : un pauvre bougre.
La réponse ne s’est pas fait attendre.
C’est un vieux que les marchandes accusent d’avoir volé du poisson.
Eh bien, Maslowa, vous ne travaillez plus ?
Je n’ai pas le cœur. Ces cris me font mal.
Moi, ils me font du bien… Ils sont là pour empêcher l’âme de s’endormir, au contraire. Crie, crie, pauvre vieux, que je m’en souvienne bien… Ah ! vois-tu, Maslowa, dans quatre ans, je serai libre, et alors…
Alors, je ferai des choses merveilleuses… Oui, oui, je les vengerai tous… tous ceux qui ont souffert, nous, eux, les pauvres bêtes de somme de la terre, qui ne savent pas. Vous aussi, Maslowa, ils vous ont bien fait souffrir… dès que vous êtes arrivée dans nos rangs, inconnue, je l’ai vu à votre doux visage… (On entend des cris affreux derrière la palissade. Ceux qui étaient perchés sur la palissade descendent.) Mais dans quatre ans, je serai libre… pense à cela. Est-ce que toi aussi, cela ne te plairait pas, quand tu auras obtenu ta grâce, d’aller là-bas consoler un peu le vieux monde, utiliser ce que nous savons, nous, de la douleur ?… Ce serait une belle vie… on irait…
Écoutez… c’est fini.
Oui, il a dû rouler dans un coin tout sanglant.
Alors, vous disiez ?
Moi ? rien… rien, Maslowa… J’avais les cris de cet homme pour m’aider, mais maintenant, je ne sais plus… en vérité, je n’avais rien à dire… Voilà… je m’en vais couper du bois pour chauffer
Krilitzof. Et vous ?…Je vais faire sécher le plaid pour Krilitzof.
C’est horrible !
J’adresserai une réclamation au prince Nekludoff.
Naïve !
Il ne s’arrête pas à cette étape !
Si… Le voilà là-bas qui cause avec deux officiers… en fumant des cigarettes.
Ce grand seigneur est charmant !… Il se paie un voyage des plus intéressants. Il doit prendre des notes, j’espère.
Un de ces jours, il va nous sortir un kodak de sa pelisse… Il photographiera des agonies des plus curieuses.
Et tout ça pour une de nous. Nous pouvons être fières… Tiens, le voilà, Maslowa, le voilà, ton homme du monde… Il est plus élégant que jamais… Quelle pelisse !…
Chut ! Pauvre fille !… Vous la gênez horriblement. Cette plaisanterie perpétuelle la fait souffrir… Il était convenu qu’on ne lui en parlerait plus.
C’est égal !… Cette histoire est du plus haut comique… Un historien pour l'écrire !
Scène IV
Eh bien, prince, vous voyagez toujours agréablement ?
Oui, je vois des choses bien intéressantes.
Nous vous croyions reparti pour la Russie.
Il faudra que vous mangiez un morceau avec nous un de ces jours.
Si cela peut vous être agréable en quoi que ce soit, je le ferai et j’en serai très honoré, Nowodoroff.
Belle journée… Froid sec. Avez-vous du feu ? (Nekludoff lui tend une cigarette.) Merci… Hé ! hé l votre petite brune… elle est gentille, ma foi, tout de même.
Et la santé ?
Merci, je vais assez bien… Mais je suis mouillé et pas moyen de me réchauffer… Et vous ?… pourquoi ne vous a-t-on pas vu depuis si longtemps ?
On ne m’a pas laissé entrer. Aujourd’hui seulement le nouvel officier s’est montré plus traitable.
Vous cherchez Katia ? La voilà.
Oui, oui, je sais.
Elle est toujours à travailler… Elle a fini déjà de nettoyer nos effets… Elle brosse maintenant les manteaux.
Simonson, le plaid est sec ?
Presque sec.
Il n’y a que les puces dont elle n’arrivera jamais à nous débarrasser… les sales bêtes nous mangent.
Bonjour, Catherine.
Bonjour.
Vous faites le ménage ?
Oui, j’ai repris mon ancien métier, vous voyez (Vivement.) Krilitzof, il faut rentrer dans le bâtiment
de la halte.Mais non.
Venez, on vous enveloppera bien.
Oui, oui, allez Krilitzof.
Ah ! la triste Pâque ! la triste Pâque !
Vous entendez, Excellence ? Nos condamnés… Ça ne manque pas d’une certaine poésie…
Oui, le chant natal…
Vous ne voulez pas un peu de cognac ? On pourrait apporter un verre… Non ? À votre aise !… Quand on est dans cette maudite Sibérie, c’est un vrai plaisir de rencontrer un homme du monde… Et le plus merveilleux, c’est que pour la plupart des gens, un officier de police est un personnage grossier, mal élevé… On ne se doute pas qu’il y a parmi nous des hommes d'une tout autre espèce… Alors, vraiment, pas de cognac ! (Il boit.) Créature pas banale, cette femme que vous suivez, Excellence…
C’est une malheureuse… on l’a condamnée injustement.
Oui, il y en a de très gentilles… À Kazan, laissez-moi vous raconter ça, j’en ai connu une, une nommée Emma, elle était hongroise d’origine, mais elle avait des yeux de persane et du chic, comme une vraie comtesse…
Je désirerais vous parler… Pouvez-vous maintenant m’accorder un instant d’entretien ?
Mais sans doute !
Seul ?
Seul. (Il se retourne vers l’officier.) Vous permettez… J’ai un mot à dire en particulier à cet homme.
Mais comment donc ! Je vais finir ma cigarette derrière ce hangar, en vous attendant. J’ai d’ailleurs des ordres à donner pour le campement.
Scène V
Impossible de se débarrasser de ces imbéciles. Il faut leur faire la causette, c’est le tarif… Dites maintenant.
Voici en quoi consiste l'affaire dont je veux vous parler… Connaissant vos rapports avec Catherine Maslowa, je me crois tenu de vous mettre au courant de mes propres rapports avec elle.
Qu’est-ce à dire ?
J’aime Catherine Maslowa, et je voudrais me marier avec elle.
Ah bah !
Oui, voilà… j’ai décidé cette chose et j’ai résolu de lui demander si elle consentirait à devenir ma femme. On se marierait ici… et puis dans quatre ans, on serait libre… Voilà… j’ai envie de lui demander si elle voudrait.
Mais que puis-je y faire ? Je ne comprends pas pourquoi vous vous adressez à moi… Cela dépend d’elle.
Oui, bien entendu. Seulement je sais qu’elle ne me répondra pas sans votre permission.
Et pourquoi cela ?
D’abord parce qu’elle n’oserait pas sans votre permission. Elle a pour vous comme une espèce de fétichisme… Elle ne répondra pas sans cela… et puis il y a autre chose de plus important encore. Tant que la question de vos relations avec elle ne sera pas tranchée, elle ne pourra prendre aucun parti.
Mais c’est bien simple. Cette question n’a pas été nettement tranchée, à cause même de Maslowa et de son refus de répondre… En ce qui me concerne, j’ai voulu faire ce que je croyais mon devoir… et puis j’ai essayé d’adoucir autant que possible sa situation, mais je ne puis pas pourtant l’impossible. Je ne saurais m’imposer à elle malgré elle… Moi, je ne me considère plus comme libre, mais elle, elle a toujours sa liberté.
Catherine m’a dit qu’elle ne voulait pas de vous… Je sais que sa résolution sur ce point est inébranlable.
Mais alors à quoi rime cette conversation, mon cher, elle est absolument inutile. Cessons là.
Non, parce qu'il faut, vous entendez bien, il faut que vous reconnaissiez aussi que vous renoncez à vous occuper d’elle, jamais.
Vous dites ? (puis il se reprend et après un silence, très calme.) Mais comment pourrais-je reconnaître que je ne dois pas faire ce que j’estime mon devoir ?… La seule chose que je puisse lui dire, c’est ce que je viens de vous dire à vous-même : c’est que je ne suis pas libre et qu'elle l’est entièrement, pleinement, vis-à-vis de moi… Allez la chercher, je le lui répéterai sur le champ.
Bien… Je vous demande pardon de m’exprimer ainsi, mais nous ne sommes pas de même espèce… Et puis, j’ai toujours été un peu loup de neige, moi… seulement, quoique de race ennemie l’un et l’autre, je tiens à vous dire encore ceci : je ne vous hais pas.
Je vous remercie… vous êtes bien aimable.
Non, je ne vous hais pas… Au fond, malgré moi, j'estime ce que vous faites… C’est peut-être tout ce que les gens comme vous peuvent faire sur la terre !… Quant à Catherine (Mouvement de Nekludoff.) si, si… il faut que vous sachiez… ne croyez pas que je sois amoureux d’elle… Je l’aime, voyez-vous, comme j’aimerais une sœur, une amie qui aurait beaucoup souffert, et que je voudrais consoler ; je ne désire rien d’elle, rien que pouvoir lui venir en aide, adoucir sa vie… Si elle consent, et si elle n’obtenait pas sa grâce, je demanderais à être envoyé dans la ville où elle finirait sa peine… oh ! ce sera vite passé !… je vivrai près d’elle et peut-être parviendrai-je à lui rendre la vie moins dure, à lui donner un peu de repos… j’essaierai… (il s’essuie les yeux.) Je vous demande pardon… il y a vingt ans que je n’ai pas pleuré.
Que puis-je vous dire ?… Je suis heureux qu’elle
ait trouvé un défenseur tel que vous.Ah ! n’est-ce pas ?… merci de ce que vous venez de dire… J’avais un peu peur secrètement de ne pouvoir guère la rendre heureuse, mais n’est-ce pas, pourquoi pas ? Merci… En bien, je vais aller lui dire tout cela… oui, je vais lui dire tout cela !
Voulez-vous lui dire aussi que je l’attends ici… Je vais lui poser moi-même la question et j’agirai suivant sa réponse.
Scène VI
Ah ! Excellence, vous avez fini avec cet homme ? Voici un paysan que votre cocher vous envoie. Il a quelque chose à vous remettre.
Oui, Excellence. C’est votre courrier. Le cocher m’a dit de vous faire remarquer qu’il vous l’envoyait au campement, comme vous le lui avez recommandé, s’il arrivait une lettre avec ce timbre.
Ah ! cela tombe bien… à merveille… Attendez, monsieur, ne vous retirez pas. Ceci nous intéresse peut-être tous les deux. (Il lit.) Chancellerie de sa Grandeur Impériale. Bureau des Grâces. Sur l'ordre de sa Grandeur Impériale, la nommée Catherine Maslowa est informée que Sa Grandeur Impériale ayant pris connaissance de sa requête a daigné changer la condamnation de vingt ans de travaux forcés encourue par elle, en celle d’un an de déportation dans un gouvernement quelconque des frontières de la Sibérie… C’est la grâce.
Heureuse nouvelle pour vous, Excellence. Nous allons recevoir probablement la même communication aujourd’hui.
Oui, voilà le but atteint !… En même temps que je reçois cette nouvelle j’apprends le mariage de la déportée avec son compagnon de bagne Simonson… Elle va venir ici. Je vais lui notifier moi-même sa grâce… Auriez-vous l’obligeance de vérifier si vous en avez reçu communication ?
Je vais aller chez l’intendant.
Je vous y rejoins tout à l’heure.
Scène VII
Insensé ! Est-ce le châtiment d’aimer et de vouloir ? Voici la récompense de mes efforts ! Je n’ai pourchassé qu’un rêve enfantin et puéril, qui me laisse tout seul, tout piteux d’avoir suivi si loin les fausses voix de la conscience, celles qui mentent et qu’il ne faut pas écouter… Allons, missionnaire de salon, ton algarade est terminée, ton aventure échoue piteusement devant la vérité forte et logique. Meure ce frisson de pitié qui m’avait conduit jusqu’ici et qui m’avait ouvert, semblait-il, les portes merveilleuses d’un univers nouveau ! Je n’en emporterai que le regret et le souvenir châtié.
Vous désirez ?
Je viens de recevoir à l’instant cette lettre. C’est votre grâce… Votre peine est commuée en quelques mois de déportation ; nous sommes enfin parvenus à ce que nous voulons, vous allez être libre… En même temps Simonson vient de me dire qu’il vous aimait et qu’il voulait faire de vous sa femme si vous y consentiez. Deux voies s’offrent donc pour vous, celle que je vous ai toujours proposée et qui peut se réaliser maintenant et… l’autre. Je réitère en cette minute l’offre sincère de ma vie. C’est à vous de choisir. Répondez.
J’épouserai Simonson.
Pourquoi ?
Parce que je l’aime.
C’est bien… Dans ce cas, mon rôle est terminé… Je partirai ce soir pour Tomsk. Je vous souhaite d’être heureuse.
Merci, vous avez été si bon, si…
Adieu. (La Maslowa baisse la tête, puis comme elle va se retirer, il la rappelle.) Catherine, venez ici… regardez-moi. Et moi, vous ne m’aimez pas ?
Non.
En es-tu sûre ?
Oh ! mon Dieu… (Éclatant tout à coup.) Eh bien, oui, je vous aime, oui, je vous aime, oui, je mens… je n’aime pas Simonson, ce n’est pas vrai, et vous je vous aime, je vous adore, Dimitri… Ah ! je n’en pouvais plus… Ça me faisait trop de mal, aussi !
Catherine !…
Je vous aime plus que tout, sachez-le… et je donnerais ma vie pour vous… et je ne connaîtrais pas de plus grande joie que de dormir toute la vie comme un petit chien, là, contre votre épaule… Oh ! il y a longtemps, allez !… Quand vous êtes venu là-bas dans la prison, je vous haïssais, je ne pensais plus jamais à rien, quand je vous ai revu je vous aurais tué de haine… mais petit à petit je me suis remise à penser à vous… Je croyais vous haïr encore, et je vous aimais tant que je vous obéissais en tout… Je n’ai plus fumé, je n’ai plus bu, parce qu’il m’a semblé que vous le vouliez ainsi… Et puis l’infirmier, ce n’était pas vrai, non, ce n’était pas vrai !… J’ai bien souffert, allez… Je ne voulais pas vous le dire, bien-aimé, mais c’est si dur de porter une si grande chose dans son cœur… et vous alliez partir sans savoir, sans vous douter… Ah ! non, Dimitri, il ne fallait pas, n’est-ce pas ?
Katucha !… dans ton regard, dans ton regard j’ai vu la vérité… Quelle joie !… C’est vrai, c’est
vrai !…Et maintenant que vous savez tout, Dimitri… il faut vous en aller.
Comment, m’en aller ?… Que veux-tu dire ?
Regardez-moi bien, Dimitri Ivanowitch, dans les yeux. — Si j’ai parlé, c’est pour vous dire cela… Je n’accepterai jamais ni que vous m’épousiez ni même que vous me revoyiez… Il n’y a rien qui puisse changer ma résolution… Je mourrais plutôt s’il le fallait… mais toutes mes précautions sont prises, allez. En me mariant avec vous, je ferais une vilaine chose, pire que tout mon passé, et si j’acceptais, c’est que votre sacrifice n’aurait servi à rien. Sur Dieu, je jure que jamais je n’accepterai !…
Ahl malgré la peine que tu me causes, tu ne peux pas savoir la joie que j’éprouve. La grandeur de ton sacrifice est la preuve même que le but est atteint… Ressuscitée, tu es ressuscitée… Quoi qu’il arrive, quoi que tu fasses désormais, tu ne peux plus retourner au mal. Oui, oui, c’est justement parce que tu me refuses que je dois me réjouir, car tu es sauvée pour cela. Et désormais, voilà une vie qui est finie et une autre qui commence… mais
pour nous deux ensemble, je t’assure.Non, Dimitri… Vous avez besoin de vivre… Maintenant ce n’est plus un rêve, je suis libre et il faudrait passer à la réalité. Que feriez-vous dans une vie pareille, grand Dieu ! Jamais je ne vous laisserai accomplir une folie dont vous vous repentiriez toute votre existence. Vous vous êtes attaché à moi, vous avez été excellent, je vous dois tout, tout. Dimitri, c’est bien assez ; mais là s’arrête votre devoir… Le reste… c’est… autre chose (Avec un triste sourire.), tout autre chose…
Mais si tu me chasses de ta vie, si je te laisse à cet homme que tu n’aimes pas, qu’est-ce que tu deviendras ?
Ne vous inquiétez pas… C’est un brave garçon… Que puis-je souhaiter de mieux ? Nous travaillerons dans les villes… je rachèterai…. Peut être arriverai-je à me rendre utile… Allez, allez, vous pouvez partir sans peur maintenant.
Catherine ! Catherine !
Oh ! écoutez… les cloches… les chants… comme
autrefois… C’est Pâques !…Pâques… comme autrefois… Je sens ton cœur qui bat et qui m’aime… Comme c’est loin !…
Comme c’est près !
Comme le soir où je t’ai embrassée, au sortir de l’église… tout pareil, Katucha…
Ah ! le grand vœu que je faisais alors, Dimitri !
Ah ! la vie !… Qu’avons-nous fait !…
Et le pommier qui fleurissait déjà, Dimitri, et la glace qui craquait sous la lune. Et voilà qu’ils chantent, Dimitri Ivanowitch mon chéri, et que les pommiers fleurissent là-bas… Christ est ressuscité !…
Christ est ressuscité.
Ah ! maintenant, je suis heureuse, heureuse, heureuse… j’ai de quoi pour toute une vie… Adieu, mon cœur, allez vous-en !
Mais c’est affreux !… pas maintenant, pas encore… Écoute…
Si, maintenant, maintenant… Vous ne reviendrez jamais au convoi… il ne faut pas… Vous allez repartir de suite… en Russie. Et si vous reveniez, je refuserais de vous voir… Et puis, et puis, voyez-vous, mieux vaut tout de suite… je n’aurais peut-être plus la force demain… C’est un grand jour pour se quitter. Adieu Dimitri, et merci pour tout.
Non, pas merci ! Ah ! Katucha, je ne sais lequel de nous deux doit le plus à l’autre !… C’est en me penchant sur l’affreuse blessure que je t’ai faite que j’ai compris la vie et maintenant je voudrais embrasser les mille douleurs qui t’accompagnent sur la route… oui, j’ai compris que ce n’était pas par la volonté de Dieu qu’ils périssent, tes compagnons de route, et que c’est une petite chose bien simple que d’aimer, et c’est cela pourtant, rien que cela, et les hommes ne le savent pas… Ahl c’est moi qui dois te remercier, Katucha, car désormais j’emporte cette science, et c’est toi qui me
l’as apprise ! C’est moi qui te dois tout.Dieu réglera nos comptes.
La croix ! La croix !
Par ici !
Qu’est-ce que c’est ?
C’est le pope avec la procession qui sort de l’église et qui vient promener la croix parmi les déportés. Ceux qui ont la foi se prosternent. Elle va passer par ici… Mais ni Maria ni les autres ne s’agenouilleront.
Par ici, vous autres !…
Oui, oui tu as raison. Séparons-nous sur cette lumière… La douleur de cette séparation est le ferment d’une nouvelle vie. Ne pleurons pas… Chante avec tous ces pauvres qui crient vers Dieu.
Courage ! Mêle ta voix à la leur… tu es sauvée !La croix ! Le pope ! À genoux !… Christ est ressuscité !
Reste-là… mêle-toi à eux… Chante, et pendant que je m’en vais ne retourne pas la tête… ne retourne même pas la tête, pour me voir partir… Adieu, ma petite Katucha… adieu.
Adieu !… adieu !
Christ est ressuscité ! Christ est ressuscité !…