Théâtre completErnest FlammarionTome II (p. 177-346).


L’Enchantement
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois sur le théâtre national
de l’Odéon, le 4 mai 1900.
Reprise au théâtre de la Renaissance, le 30 janvier 1913.


Un amoureux tourne au comique aussi bien qu’au tragique : parce que dans l’un et l’autre cas, il est aux mains du génie de l’espèce qui le domine au point de le ravir à lui-même.


Schopenhauer.

PERSONNAGES


GEORGES DESSANDES 
MM. Tarride.
PIERRE BOISSIEUX 
Rameau.
VICTOR DE CHELLES 
Dauvilliers.
JOSEPH 
Taldy.


Etc., etc.


ISABELLE DESSANDES 
Mmes Jane Hading.
JEANNINE 
Marthe Régnier.
ODETTE HEIMAN 
Emma Bonnet.
FRAÜLEIN 
J. Fromant.
GEORGETTE 
de Villers.
MADAME DE ROUVRAY 
Muraour.
AUGUSTINE 
J. Roll.


Etc., etc.

L’Enchantement




ACTE PREMIER


Un petit salon rotonde, avec, dans le fond, deux grandes baies vitrées, donnant, l’une sur une sorte de hall jardin d’hiver, l’autre sur un salon qu’on voit grandement éclairé à travers les vitrages de la porte. L’électricité est éteinte dans le jardin d’hiver. La rotonde est médiocrement éclairée, avec beaucoup de petites lampes aux épais abat-jour.


Scène PREMIÈRE


VICTOR DE CHELLES, MADAME HEIMAN.

(Au lever du rideau, Victor et Madame Heiman causent.)
QUELQU’UN ouvre la porte et la referme brusquement en disant :

Oh ! pardon !

VICTOR, se lève et s’adressant à la porte refermée.

Non… non… faites donc !… je vous en prie. (Riant.) Sont-ils bêtes !… (À Madame Heiman.) Est-ce que tu restes encore longtemps ?… Je suis éreinté… Odieuse, cette journée !… Nous avons été de toutes les corvées.

MADAME HEIMAN.

Dis, crois-tu, maintenant que la voilà mariée, que Georges va nous recevoir ensemble, comme avant ?…

va-t-il falloir faire semblant…
VICTOR.

Mais non, mon chéri ; je te l’ai déjà dit, Isabelle est une femme sans préjugés. Je la connais bien. Elle trouverait ridicule que nous nous gênions… On nous recevra en petit ménage… au moins dans l’intimité… Elle te plaît, la mariée ?

MADAME HEIMAN.

Oui, mais pourquoi cette idée de recevoir le soir de la messe de mariage ? Ça ne se fait plus. On dirait une noce de boutiquiers.

VICTOR.

Justement, pour cela même, parce que c’est province ! Ah ! on voit bien que tu ne la connais pas… Elle tient à ce genre ; c’est de la pose à rebours… Au fond, malgré ses airs modernistes, regarde son buste (Il montre un buste de femme sur la cheminée.), elle est très Fanny Lear… très Piano de Berthe… Tiens, un détail, la petite sœur s’appelait Jeanne, elle en a fait Jeannine ! Toute une époque. Est-ce assez second empire ? Et puis, elle se serait fort bien contentée du lunch… mais cela veut dire aussi autre chose, cette soirée.

MADAME HEIMAN.

Ah !

VICTOR.

Tu n’as pas compris ?… Il faut bien mettre en évidence que c’est un mariage de raison… qu’on se couchera très tard et qu’elle s’en fiche… qu’elle se marie avec un vieil ami.

MADAME HEIMAN.

Vous êtes tous ses vieux amis.

VICTOR.

Oh ! pas le moindre d’entre nous ne peut se flatter de la moindre privauté, tu sais !… C’est une vertu !… En somme, sa position d’orpheline jadis, de vieille fille maintenant, et surtout l’éducation de sa sœur, l’ont entraînée à ces allures libres de camarade… Elle a été la camarade, — trop rare espèce de femme ! — et c’est toute une génération qui finit ce soir !… Mais, au fond, crois-le bien, personne n’a jasé… et c’est tout de même une femme de grand mérite.

MADAME HEIMAN.

Oui, oui, je connais la rengaine. Elle a élevé la petite au biberon, ses amis à la cravache, et vous êtes là une douzaine qui avez l’air d’enterrer votre jeunesse.

VICTOR.

Oh ! moi je ne suis pas de la promotion… je ne la connais que de deux ans. Ce sont les amis qui m’ont attiré… Il y avait une bonne table. Ils doivent tous être rudement furieux contre Dessandes ! Et, ma foi, elle a bien fait de l’épouser, pour elle et pour la gosse. Il fallait une fin. Ils seront heureux et de cette fleur d’oranger ils sauront se faire d’excellente tisane… Mais quelle journée !

MADAME HEIMAN.

Il y a encore du monde au salon ?

VICTOR.

Quatre chats… Tu viendras demain déjeuner ?



Scène II


Les Mêmes, ISABELLE DESSANDES.

ISABELLE, entrant.

Tiens ? Ah ! vous cherchez le frais ! (À Victor.) Oui, c’est ça, allez-vous-en ! (À Madame Heiman.) Pas vous ; nous avons beaucoup de choses à nous dire. Voulez-vous que je ferme la porte du hall ?

(Victor entre au salon.)
MADAME HEIMAN.

Je vous en prie, madame, vous vous occupez beaucoup

trop de moi.
ISABELLE.

Non, je suis très, très heureuse près de vous. Je sens que nous commençons une grande amitié ; Georges m’a tant parlé de vous.

MADAME HEIMAN.

Vous n’étiez pas jalouse ?

ISABELLE.

Non. Vous aurait-il aimée un peu que je ne serais pas jalouse… C’est joli, vos bagues… Oh ! une opale !

MADAME HEIMAN.

Superstitieuse ?

ISABELLE.

Pas même religieuse… Mais j’ai prié tout de même, ce matin, sous mon voile.

MADAME HEIMAN.

Pourquoi avoir quitté votre robe de mariage ? Vous étiez si belle là-dessous.

ISABELLE.

Taisez-vous, j’avais l’air d’une mariée de banlieue… Que c’est bête de se déguiser ainsi, comme un clown ! C’est complètement ridicule ce genre d’exhibition à mon âge. (Débouche une bande d’enfants de tout âge, courant.) Oh ! les bébés ! Où courez-vous comme ça ? On ne passe pas.

UNE PETITE FILLE.

Nous cherchons Jeannine pour lui dire adieu, mademoiselle.

ISABELLE.

Madame, ma petite Thérèse, c’est madame qu’il faut dire… Répète un peu : madame… quoi ?

THÉRÈSE.

Madame Dessandes.

ISABELLE.

C’est parfait.

THÉRÈSE.
Où est Jeannine ?
ISABELLE.

Je ne sais pas ; voyez dans sa chambre. Si vous la trouvez, vous lui direz de venir me parler. Embrasse encore, tout petit. Là… oup ! Vous êtes libres. (Ils sortent par la porte du salon.) C’est gentil, les enfants !

MADAME HEIMAN.

Ah ! voilà une bonne petite parole franche de jeune mariée.

ISABELLE.

Ne dites pas cela. Mon seul enfant, tenez, entendez-le rire là-haut. (Elle désigne une porte à droite.) Il me semble que je volerais quelque chose de mon cœur à Jeannine. Mon temps de maternité est fait, voyez-vous.



Scène III


Les Mêmes, Une Dame.

UNE DAME, entrant.

Je vous cherchais partout, chère amie. Je n’arrivais pas à vous trouver.

ISABELLE.

Vous partez ? Vous avez une voiture ?

LA DAME.

Oui, oui, la mienne est en bas… merci.

ISABELLE.

Je vais vous accompagner.

LA DAME.

Mais non, laissez-nous donc, chère madame, vous devez être excédée.

ISABELLE.

Du tout, il faut que j’aille encore serrer les dernières mains, et puis je redoute qu’il n’y ait pas assez de voitures pour tout le monde. Nous habitons un quartier

si mal desservi.
LA DAME.

C’est joli de couleur, ici.

ISABELLE.

C’était un petit salon que j’ai fait transformer en fumoir… Il faudra un fumoir, maintenant… Passez, je vous en prie… (À Madame Heiman, bas.) Restez, vous. Je reviens.

(Elles sortent, Odette, seule, se dirige vers le salon dont la porte est ouverte.)


Scène IV


PIERRE. MADAME HEIMAN.

PIERRE, l’aperçoit du salon et vient à elle.

Eh bien ! avez-vous échangé des sympathies avec madame Dessandes ?

MADAME HEIMAN.

Oui, je la trouve très curieuse… attirante extrêmement.

PIERRE.

Peuh ! pas plus que tout le monde… Elle a ses défauts et ses vertus.

MADAME HEIMAN.

Et puis des idées larges… droites… tout de même particulières.

PIERRE.

Une nuance entre la veuve et la vieille fille. C’est vrai, tout de même, qu’elle est très dame ! Ce sera plus tard la vraie dame européenne, un peu libérale, un peu ennuyeuse.

MADAME HEIMAN, riant.

Taisez-vous donc, vous êtes son meilleur ami.

PIERRE.

Mais si je n’étais pas son meilleur ami, je ne me permettrais pas de parler ainsi. N’est-ce pas qu’elle a un visage délicieux, un visage qui vous saisit dès l’abord comme certains parfums… La petite aussi est intéressante… vous verrez ! (Ironique.) Ah ! ce sont deux sœurs accomplies. Je ne sais pas ce que cela veut dire au juste, mais l’expression me plaît. Elles sont « accomplies ».

MADAME HEIMAN.

Y a-t-il longtemps qu’ils s’aiment ?

PIERRE.

Ce détail les regarde exclusivement. S’ils s’aiment, ce doit être depuis longtemps, sinon c’est une vieille amitié qui… qui… s’achève… (Sourire.) C’est très peu intéressant.

MADAME HEIMAN.

Maintenant, un conseil, Pierre. Dans notre position, Victor et moi, ne devons-nous pas…

PIERRE, haussant les épaules.

Peuh ! elle est au-dessus de ces préjugés. Allez en confiance… Et, quant à moi, il est temps que je file me coucher.

MADAME HEIMAN.

Déjà ?

PIERRE.

Mais oui, ma chère ; vous n’avez pas l’air de vous douter que je prends le paquebot demain à Bordeaux. J’en ai pour plusieurs jours de tangage.

MADAME HEIMAN.

Ah bah ! personne ne m’avait prévenue. Le tour du monde ?

PIERRE, vague.

Un voyage de quelques mois. Je vais aller jouer au

lazzo, chez un oncle, dans l’Amérique du Sud.


Scène V


Les Mêmes, ISABELLE.

ISABELLE, rentrant.

Vous êles encore là tous les deux ? Vous savez, Pierre, que madame Heiman a l’amabilité de nous rejoindre à Saint-Meilhan dans quelques jours, car vous n’ignorez pas que nous sommes voisines de campagne, toutes deux ?

PIERRE.

Comment donc ! J’ai logé quinze jours dans la propriété de Georges. De ma fenêtre, je voyais la maison de madame Heiman, et on a besoin de cette distraction là-bas, car c’est mortel, vous savez, ce petit trou !

ISABELLE.

Je connais les photographies… qui me plaisent beaucoup. (Bas à Pierre, à distance de madame Heiman.) Dites donc, quelle femme est-ce, madame Heiman ?

PIERRE.

Elle vous le dira.

ISABELLE.

Merci. Je m’en doutais.

PIERRE.

Elle est charmante.

ISABELLE.

Je l’adore.

PIERRE, haut.

Quand partez-vous ?

ISABELLE.

Demain soir. Quelques malles à fermer. Jeannine est très maniaque. Il lui faut le temps de ranger ses petites aftaires elle-même. Tenez, elle doit être encore en train de fureter dans sa chambre. Georges lui a donné un nécessaire dont elle est très fière.

(Les enfants de tout à l’heure repassent.)
ISABELLE.

Vous ne ramenez pas Jeannine ?

UNE PETITE.

Elle est dans sa chambre, elle va descendre.

ISABELLE, à une enfant.

Veux-tu dire à un domestique d’apporter ici un plateau de soda… et une tasse de thé. Pierre, votre tasse de thé habituelle ?

PIERRE.

Non, je vais vous demander la permission de m’en aller… J’ai besoin de quelques heures de sommeil avant le train.

ISABELLE.

Comment, vous partez ainsi ? Et Georges, vous ne lui serrez même pas la main ?

PIERRE.

Il a le tort de ne pas être là, et comme je ne veux pas rentrer au salon…

MADAME HEIMAN.

Attendez, je vais aller vous le chercher, moi.

PIERRE.

Ça, c’est gentil.



Scène VI


PIERRE, ISABELLE, seuls.

PIERRE.

Adieu, ma grande amie.

ISABELLE.

Pourquoi me dites-vous adieu d’un ton si grave ?

PIERRE.

Parce que, ne le savez-vous pas, Isabelle ? c’est un grand adieu que je vous donne ! Toute une moitié de

ma vie qui disparaît !
ISABELLE.

Mais, Pierre, votre place ne sera pas changée ici… Gardez-la.

PIERRE.

J’ai attendu, vous le voyez jusqu’au dernier jour pour perdre tout espoir. C’est du fond du cœur, ma grande et forte amie, que je vous dis adieu ! Oh ! la mélancolie que j’y mets n’est que tout égoïste… c’est un vieux pleur de vieux garçon qui grogne contre des habitudes dérangées… oh ! sans quoi ! vous m’avez donné l’exemple de la sagesse… Vous êtes une femme parfaite et sans faiblesse. Un beau jour, vous avez choisi entre vos intimes l’homme qui paraissait le plus propre à vous rendre heureuse et votre choix fut longuement médité ! Vous avez exclu celui qui vous aimait « le trop »… Vous passerez ainsi, bien calme, de l’amitié à l’amour. Et c’est pourquoi je vous quitte sans autre regret que celui de quelques habitudes chiffonnées.

ISABELLE.

Ah ! Pierre ! Pierre ! vous ne serez jamais sage !

PIERRE.

Tout le monde ne le peut pas… Enfin vous, vous serez heureuse… Tout compte fait, votre vie promet… Tiendra-t-elle ?

ISABELLE.

J’espère.

(Leurs yeux se fixent dans la lumière brusque d’une lampe.)
PIERRE.

Vous avez raison, il fallait garder vos yeux des lumières trop vives ; ils étaient peut-être bien faibles pour les supporter.

ISABELLE.

Que voulez-vous ! Je me résignerai à l’abat-jour.

PIERRE, la regardant.
Oui, votre visage n’en sera pas moins joliment éclairé.
ISABELLE.

Allons, allons… c’est cette stupide musique qui vous rend mélancolique.

PIERRE.

Peut-être. Mais que vous ne vous trompiez pas sur cette mélancolie… Elle est doucement méprisante et orgueilleuse, Isabelle. On ne pleure dans la musique que des bonheurs médiocres — et qu’on ne devrait même pas regretter !



Scène VII


Les Mêmes, GEORGES.

GEORGES, entrant.

Alors, vraiment vrai, tu nous quittes ?

PIERRE.

Comme si tu ne m’avais pas toi-même fait prendre mon coupon.

GEORGES.

Ah ! tu l’as trouvé ? J’avais peur qu’on ne l’ait déposé trop tard chez toi.

PIERRE.

Merci, tu vois…

(Geste d’adieu.)
GEORGES.

Non, pas encore… nous n’avons pas eu le temps de t’apercevoir dans la cohue.

PIERRE.

Ta présence est indispensable au salon.

GEORGES.

Pas du tout… Je venais au contraire une seconde aspirer deux ou trois bouffées de cigare. Il n’y a plus personne, que quelques rebuts de famille… ça leur fera comprendre qu’il est tard. Ah ! (Il respire bruyamment.) Tiens ! il pleut !… La bonne pluie d’été qui crève sur Paris ! C’est moite et doux… Que t’en vas-tu chercher ailleurs ?

PIERRE.

Peut-être pas l’aventure… mais des ciels moins gris que les nôtres, tu vois… (Georges lui tape sur l’épaule en riant.) Eh ! oui, mon vieux, c’est ainsi.

GEORGES.

Soit ! Je ne t’envie pas tant de jeunesse.

ISABELLE, de loin en préparant le thé que le domestique a apporté.

Bien. Grondez-le à votre tour, Georges… Parfaitement, vous avez besoin d’être grondé ; on n’est pas plus romanesque.

PIERRE.

Oui, mais on devient trop distingué ; ça m’inquiète.

GEORGES.

Tu es amer.

PIERRE.

Tu ne sens pas ça, toi ? J’ai besoin d’aller voir des haillons… de beaux haillons qui aient vécu…

ISABELLE, l’interrompant.

Du thé, mon ami ?

(Elle lui présente une tasse et le sert.)
PIERRE.

Oui… du thé… (Avec un sourire en la regardant.) Merci pour le sucre.

ISABELLE, près de lui, à mi-voix.

Ah ! Pierre, si romanesque vraiment !… et si peu… moderne !

PIERRE, très haut, exprès.

Comme vous avez joliment dit ça ! Tout un petit monde d’ironie et de fatuité là-dedans. Si, si, moderne, au contraire… à satiété… Hé oui, les appartements deviennent trop confortables… la vie est trop caoutchoutée… Je m’y sens trop bien préservé contre tout, le froid, le chaud, les inconvénients et la passion. Vrai, il se répand partout une espèce de médiocrité élégante du bonheur ; c’est fastidieux ! Nous avons tous le même appartement et la même âme… Ça devient une espèce de parcage, un nivellement général ; chacun y a sa petite case laquée blanc… Le socialisme des riches, quoi ! Je fuis tout le mauve contagieux de vos robes qui m’ont si bien apprivoisé à elles… Ah ! la vie qui salit, n’importe quoi ! mais de la vie vive et des passions.

GEORGES, à la cheminée en coupant un cigare.

Je vois évidemment que tu as besoin de changer d’appartement.

PIERRE.

J’ai besoin de ne plus me sentir préservé, voilà tout, de me délivrer de cette éducation médiocre dont vous êtes la patronne agaçante. (Jeannine entre à ce moment. Elle passe devant Pierre qui la happe au passage.) Tenez, là, votre petite élève… la chouchoute… Vous en serez fière, allez !… Que voulez-vous qu’il pousse dans de pareilles caboches ? Ah ! l’aurez-vous préservée celle-là, avant la vie, Isabelle !… Eh ! eh ! mon dieu, quels yeux mauvais ! Voyez-vous ça !… la petite poison !

(Jeannine se dégage d’un coup d’épaules et va froidement à sa sœur.)
GEORGES.

Tu l’embêtes, cette enfant, avec ton lyrisme !

JEANNINE, à Isabelle.

Tiens, voilà tes clefs.

(Elle jette les clefs sur la table avec bruit et s’en va.)
ISABELLE, à Jeannine.

Jeannine ! Eh bien, vas-tu ?

(Jeannine sort sans répondre, sans se retourner.)
ISABELLE, à Pierre.

Vous l’avez froissée ! C’est intelligent. N’importe, vous m’amusez… Comme si tout le monde avait à se

préserver, comme si c’était une loi de naissance !
GEORGES.

Le passionnat obligatoire.

PIERRE.

Vous préférez la petite épargne bien française.

GEORGES.

Non, mais il devient extraordinaire, ma parole… On dirait qu’il s’en prend à nous… Pourquoi cet air rogue ?

ISABELLE, interrompant encore vivement.

Oui, que voulez-vous dire ? Que nous ne sommes que de petits bourgeois ? Mais pourquoi nous en faire un crime ! C’est curieux, Pierre n’a jamais pu admettre qu’il y ait des âmes totalement, oh ! mais to-ta-le-ment fermées à ce qu’il appelle avec tant de fracas « la passion ». Elles peuvent aimer beaucoup tout de même, soyez-en sûr… C’est cela que vous voulez me faire dire ? (Elle se tourne vers Georges et très sérieuse.) Eh bien, je le dis sans gêne, et Georges ne le trouvera pas déplacé : nous nous épousons tous deux, oh ! mon dieu, sans passion… et c’est tout de même une belle union que la nôtre.

PIERRE.

Je n’ai pas dit le contraire. Seulement, pourquoi ce petit air fat et compatissant ?

ISABELLE, riant.

Mais non ! vous êtes extraordinaire. Question de nature, de… tempérament, je ne sais pas moi… vous allez me faire dire des bêtises.

PIERRE.

Oui, vous avez la prétention d’être supérieurement équilibrée. Quelle erreur est la vôtre ! Je n’en veux d’autre preuve que cet amour désordonné et insupportable pour Jeannine.

ISABELLE, avec volubilité.

Ça, c’est autre chose, mon cher ! Cet amour-là est fait

de quinze années de dévouement, d’abnégation, de…
PIERRE, l’interrompant.

Je m’en fiche. C’est de la passion, et de la plus déséquilibrée, encore !

ISABELLE.

Oh ! puis, la passion ! On ne s’en lassera alors jamais de ce vieux sentiment si fatigué, si usé ?… Voyons, Pierre, vous ne trouvez pas qu’il serait temps d’y substituer autre chose, un sentiment plus grand, plus noble, plus sain ?

PIERRE.

Là ! vous croyez avoir dit quelque chose de très fort ! On le voit à votre air épaté. Mais vous parlez comme une institutrice libérale ! Mais vous n’êtes rien moins qu’une émancipée, ma pauvre amie. Quelle illusion !… Et puis, diantre, attendez au moins demain matin. Vos idées changeront peut-être d’ici-là !

ISABELLE.

Continuez, vous m’amusez.

PIERRE.

Non, je vous vexe… Seulement, tant pis ! c’est agaçant… À la veille, que dis-je ? à la minute du sacrifice, vous avez une manière de sublime tranquille qui dépasse tout ce qu’on peut rêver !… (Sarcastique.) Hé ! toi, là-bas, l’homme, que penses-tu dans ton coin de cette conversation de soir de noces ?

GEORGES, négligé.

Continuez, je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi.

ISABELLE.

Nous pensons de même, n’est-ce pas, Georges ? Oh ! nous nous sommes très approfondis.

GEORGES, se rapprochant, la boîte de cigares à la main.

En tout cas, un fond commun, que je ne crains pas d’avouer, c’est l’amour de la paix… Je redoute les orages sublimes… Je ne vois pas pourquoi je ne me passionnerais pas pour mon bonheur… mon travail aussi. J’aime bien mon travail… je crois… il me semble… Tu veux un cigare ?

PIERRE, visiblement moins maître de lui.

Le calumet de la paix ?

GEORGES.

Ne raille pas vieux. Oui, j’ai un penchant au bonheur, un irrésistible penchant à la paix. Tout petit, je me souviens que je te cédais déjà aux billes, au collège, quand tu trichais, ce qui t’arrivait souvent dans la fièvre des jeux illusoires, pour avoir la paix. Ça dure encore. Et ne hausse pas les épaules. Je ne suis pas un homme plus médiocre qu’un autre.

(Ce disant, il a un peu brutalement appuyé la main sur l’épaule de Pierre.)
PIERRE, énervé.

Possible ! c’est toi qui railles, eh bien, écoute…

ISABELLE, interrompant avec vivacité.

Quoi ? (Elle le regarde fixement.) Je vous défie, Pierre, de ne pas rire.

PIERRE, après un court silence, haussant les épaules.

Vous avez raison. (La voix changée.) Tiens, veux-tu me faire chercher mon vestiaire et une voiture, c’est plus important.

GEORGES.

Comment donc !

(Il sort.)


Scène VIII


PIERRE, ISABELLE.

PIERRE.

J’ai failli devenir tout à fait ridicule. Merci de m’avoir

arrêté à temps. Ah ! décidément, oui… pas dans le train !
ISABELLE.

Personne n’est parfait.

PIERRE.

Oh ! je sens la tare, allez ! Je ne m’illusionne guère. Je possédais autrefois une petite amie (ne cherchez pas, je vous en prie, vous n’avez pas connu) qui s’intéressait vivement à un jeune auteur dramatique dont le nom ne nous est pas encore parvenu. Il est de Nantes, disait-elle, et il prétend que c’est pourquoi il ne réussira jamais. J’essayai vainement de protester. « Non, non, reprit-elle, il me répète souvent : Vois-tu, il y a quelque chose qui me manque ; si j’étais né à Paris mais né… ce qui s’appelle né… eh bien, je l’aurais. »

ISABELLE, riant.

Que lui manquait-il ?

PIERRE.

Le dialogue.

ISABELLE.

Et alors ?

PIERRE.

« Je ne sais pas, moi, ce que c’est que le dialogue, » — ma petite amie parle toujours, — « mais il paraît qu’au théâtre on ne peut rien faire sans le dialogue. Ce nest pas l’esprit qui me gêne, dit-il : l’esprit, ça c’est national ; il n’y a pas de départements. Alors, les deux premiers actes, tout marche. Seulement, c’est lorsque arrive l’émotion, au troisième acte… (l’émotion, il paraît que c’est au troisième acte) alors ça n’y est plus, je me laisse aller, tu comprends, j’ai l’air de croire que c’est arrivé, d’y couper. Il doit y avoir une manière de ne pas avoir l’air d’y couper ! Seulement, voilà, il faudrait être de Paris. » Eh bien, tel ce bon jeune homme qui se destinait à l’art dramatique, quand arrive l’émotion, il vaut mieux que je retourne en province, voyez-vous… je n’ai plus la nuance.

ISABELLE.
Revenez guéri.
PIERRE.

Adieu, Isabelle. Je ne vous en veux pas. Vous me croyez ?

ISABELLE.

Oui.

(Un temps. — Le domestique apporte le chapeau et le pardessus.)
PIERRE, mettant son pardessus.

Je vous écrirai. Quel souvenir vous allez garder de moi ! J’ai honte un peu. (Il se regarde complaisamment dans la glace en mettant son chapeau.) Bah ! en somme, rococo, mais j’aurai été ce qu’on appelait autrefois un galant homme… la jolie expression !… un de ces voyageurs surannés comme on en rencontrait jadis, dont on disait : Je l’ai connu à Chiassetti, ou ailleurs, il aimait une belle dame, qui avait un chapeau de satin blanc, et il mourut en lui écrivant des vers sur son Pétrarque. (Il rit.) Allons, adieu. Quelle stupide conversation de départ !

GEORGES, rentrant.

La voiture est là.

PIERRE.

Je me sauve. (À Madame Heiman qui vient d’entrer.) Au revoir, vous. Oh ! nous sommes gens de revue !

ISABELLE, lui tendant la main.

Bon courage, mon ami.

(Ils se regardent.)
PIERRE.

Bonne chance, Isabelle. (À Georges, en sortant, la voix un peu contractée.)

Fermée, la voiture ? Il doit faire un temps !


Scène IX


ISABELLE, MADAME HEIMAN, puis JEANNINE et GEORGES.

ISABELLE.

Parti !

(Elle se dirige vers le salon.)
MADAME HEIMAN.

Prenez garde, vous avez un volant de défait à votre corsage.

ISABELLE.

Ce n’est rien, ne vous donnez pas la peine. J’ai une épingle.

MADAME HEIMAN, arrangeant la robe.

Ce pauvre Pierre, il vous aimait. Que lui avez-vous dit ?

ISABELLE.

J’ai essayé de lui donner du courage, sans mentir pourtant, il ne faut jamais mentir. Mon sourire lui fera grand bien plus tard, j’en suis sûre. Vous savez, lorsque le médecin est parti, les malades aiment bien se rappeler qu’il riait… Oh ! merci, vraiment, vous êtes trop aimable… (Jeannine entre.) Te voilà, toi ; on te cherche partout. C’est très impoli, ce que tu fais là. Pierre est parti. Tu entends ?

MADAME HEIMAN.

Oh ! ne la grondez pas, je vous en prie. Pas aujourd’hui. Elle est si jolie, cette enfant !

GEORGES rentre. Bas, à Isabelle, en passant.

Dites donc, j’ai cru un moment que ça allait se gâter.

ISABELLE.

N’est-ce pas ? Il s’en est fallu de peu. (À un domestique qui entre.) Y a-t-il assez de voitures ? Tout le monde est-il

à peu près parti ?
LE DOMESTIQUE.

Il reste encore les parents de monsieur et trois ou quatre personnes. Il y a aussi la mère de mademoiselle Thérèse qui attend madame dans le petit salon.

ISABELLE.

Bien. Nous allons renvoyer le tout. (Aux autres.) Passons, voulez-vous. (Georges passe le premier.)

MADAME HEIMAN, montrant Jeannine qu’elle voit de dos, à une table, comme plongée dans la contemplation de photographies.

Regardez-la. Est-elle jolie dans cette pose !

ISABELLE, appelant.

Jeannine !

MADAME HEIMAN.

Elle est plongée dans la contemplation de Saint-Meilhan. Elle n’entend pas.

ISABELLE.

Elle fait semblant de ne pas entendre.

MADAME HEIMAN.

Attendez !

ISABELLE.

Oh ! vous allez lui faire peur.

MADAME HEIMAN, s’approche à pas de loup de Jeannine et lui met la main sur les yeux.

Coucou ! (Elle retire brusquement les mains.) Oh ! vous pleurez, mademoiselle ?

ISABELLE.

Elle pleure ?

MADAME HEIMAN, gênée.

Mais oui, elle pleure ! Oh ! je vous demande pardon, mademoiselle… je ne savais pas…

ISABELLE, vivement.

Ce n’est rien, ce n’est rien. Ne vous en occupez pas.

MADAME HEIMAN.
L’émotion de la journée sans doute.
ISABELLE.

Oui, elle est un peu nerveuse ce soir… Voulez-vous bien dire, s’il vous plaît, à Georges de s’occuper des départs sans moi… qu’on ne m’attende pas, qu’il m’excuse.



Scène X


JEANNINE, ISABELLE

ISABELLE, rapidement.

Voyons, Jeannine, pourquoi pleures-tu ? Tes petites amies te cherchaient partout, tu boudais dans ta chambre et maintenant voilà que tu pleures ?… Voyons, réponds, je veux que tu répondes.

JEANNINE.

Je n’ai rien. Laisse.

ISABELLE.

Depuis plusieurs jours déjà, on te voit passer silencieusement dans l’appartement, tu t’enfermes, tu ne réponds plus lorsqu’on te parle… Jeannine, ne prends surtout pas en mauvaise part ce que je dis ; je ne te fais aucun reproche, mais si quelque chose dans mon attitude t’a blessée le moins du monde, si tu souffres, parle. Jamais un doute ne s’est élevé ni ne s’élèvera entre nous.

JEANNINE.

Laisse, je t’assure, je suis fatiguée.

ISABELLE.

Ces jours-ci nous avons été très séparées, c’est vrai… Mais regarde-moi donc chérie. M’en voudrais-tu ? Si tu crois, si tu peux penser seulement que ce mariage doive changer quelque chose à notre vie… Est-ce cela ? Tu ne réponds pas… Est-ce cela ? Jeannine, est-il rien qui puisse venir déranger notre intimité ? N’es-tu pas au-dessus de tout dans ma vie ? Je sais bien, à la place j’éprouverais aussi ce petit sentiment de jalousie mais, ma chérie, ma chérie, peux-tu penser !… Tournez votre figure par ici… Est-ce que je ne l’aime pas plus que tout au monde !

JEANNINE.

Oh ! tu dis ça, tu dis ça !

ISABELLE.

As-tu besoin que je te le répète, enfant.

JEANNINE.

Si j’étais sûre de cela, au moins, bien sûre ! Tu m’aimes plus que tout au monde ? Songe bien à ce que tu dis.

ISABELLE, dans un élan.

Ah ! quand ma vie ne l’aurait pas prouvé, quand je ne t’aurais pas donné la becquée jour par jour, ne peux-tu lire en cette minute dans mes yeux que c’est toi l’adorée ! Ne sais-tu pas que c’est ta faute s’il ne reste plus rien pour les autres ?

JEANNINE.

Plus rien ?

ISABELLE.

Parole, va, pas grand’chose ! Tiens, je suis flattée au fond, de cet acte de jalousie ; j’y comptais un peu, je te dirai. (Elle rit.) Embrasse… Ô Ninette, s’il avait fallu pour t’épargner une grande peine quelconque, sacrifier ce mariage, je n’aurais pas hésité.

JEANNINE.

Ah ! Sacrifier à moi, rien que pour moi ? Et cependant, c’est ton bonheur ce mariage ! Je dois te paraître bien égoïste en ce moment, hein, Isabelle ?… C’est ton bonheur ?

ISABELLE.

Voyons, comprends… Il y a des choses embarrassantes… beaucoup plus difficiles à expliquer à une

petite fille qu’à d’autres.
JEANNINE.

Va donc ! te gêne pas…

ISABELLE.

D’abord, je te l’ai expliqué déjà maintes fois. Ce mariage est de toute raison et de toute nécessité… les convenances… et puis il faut bien prévoir l’avenir, pour moi comme pour toi. Il y a même des questions d’intérêt.

JEANNINE.

Oui, je sais… Après ?

ISABELLE.

Quant à Georges, c’est mon plus vieil ami. J’ai une énorme affection pour lui et tu es assez grande pour comprendre que je ne l’aime pas d’amour.

JEANNINE.

Oh ! tu dis ça ! tu dis ça !

ISABELLE.

Si je l’avais aimé, je ne l’aurais pas épousé.

JEANNINE, comme quelqu’un à qui on veut en trop faire accroire.

Tu ne l’aurais pas épousé ? Pourquoi ?

ISABELLE, simplement.

Parce qu’il nous aurait dérangées, sœurette… Saisis-tu ?

JEANNINE, met un doigt grave sur sa tempe.

Je te demande tout ça, Isabelle, parce que j’ai besoin de mettre de l’ordre dans ma tête. Ainsi, c’est ton ami seulement. Mais si toi tu ne l’aimes pas d’amour, lui, il t’aime ?

ISABELLE.

Mon Dieu… sûrement… à ma manière… (L’entourant de ses bras.) Oh ! tu verras, tu verras ! combien tu seras heureuse, comme notre affection au contraire, délivrée de tant de soucis matériels d’avenir, deviendra plus

étroite, plus serrée !…
JEANNINE.

C’est ça, dorlotte… dorlotte…

ISABELLE, lui pinçant le bout du nez.

Oh ! la vilaine petite fille !

JEANNINE, se redressant brusquement.

Je ne suis pas si petite fille que ça ! Je la fais.

ISABELLE, riant.

Tu n’as pas besoin de le dire ! Je sais bien que tu y mets de la coquetterie.

JEANNINE.

Je suis au contraire très avancée pour mon âge… Ne ris pas. Tu m’offenserais en ce moment, je t’assure…

ISABELLE.

Tu es amusante quand tu es digne !

JEANNINE, se lève.

Je suis capable de grandes… grandes choses…, tout comme toi.

ISABELLE, lui prenant les deux mains.

Je sais que sous ces apparences nerveuses et folles tu as des côtés déjà très beaux, très profonds, et un vrai petit cœur de femme. J’ai voulu faire de toi, à ton tour, une femme forte et libre. Aussi, ne me déplaît-il pas que tu fasses beaucoup de footing, du yacht, du cheval… et quand je te laisse même fumer une cigarette, après dîner, il ne me déplaît pas qu’on y voie le geste d’une petite indépendance très crâne… Et c’est ma fierté de t’avoir faite ainsi.

JEANNINE, hochant la tête, doucement.

Oui, c’est encore à toi que je dois d’être comme je suis. Je te dois tout, même cela, c’est vrai… oh ! tu mérites beaucoup de reconnaissance !

ISABELLE.
Maintenant, oust ! assez causé. Viens au salon.
JEANNINE.

Non… non, dorlotte… dorlotte encore… au moins une petite minute.

ISABELLE, la berçant un peu.

Tu verras, comme on te fera une vie belle ! On fera ceci, on fera cela… et plus tard, qu’est-ce qu’on fera ? On te cherchera un petit mari !

(Jeannine a les yeux clos sur la poitrine de sa sœur.)
JEANNINE, riant du petit rire qu’ont les enfants dans les larmes.

Un petit mari !… oh ! tu dis ça !… Oui, raconte encore tout ce que tu aurais fait.

ISABELLE.

Tout ce qu’on fera. D’abord, on t’achètera à la campagne une belle écurie de poneys. Tu recevras…

JEANNINE, les yeux toujours fermés.

Oui, oui…

ISABELLE.

Et puis, et puis… je ne sais pas, moi ! Tu es bête !

(Elle l’embrasse.)
JEANNINE.

Dis, cest vrai, que je ressemblais beaucoup à maman ? Dis encore, je faisais beaucoup de mauvais tours ? Raconte.

ISABELLE.

Je crois bien ! Tu m’en as fait voir, va ! Tu te rappelles, la fois du bassin ?

JEANNINE.

Oui, je me rappelle. C’est drôle, hein ? (Un temps. Elle ouvre les yeux et regarde au loin dans sa pensée.) J’ai toujours été très originale.

ISABELLE.

Entends-tu gratter à la porte ? C’est Neyt qui veut venir te dire bonjour. Faut-il lui ouvrir ?

JEANNINE, sa rêverie coupée, avec une petite voix sèche.
Merci ! si tu t’imagines qu’elle m’intéresse, cette bête !
ISABELLE, se levant aussi.

Nous ne pouvons pas ne pas aller dire adieu aux personnes. Si cela t’ennuie, reste. Je t’enverrai Georges qui n’a pas eu le temps de te parler de toute la journée.

JEANNINE.

Oh ! non. Encore moins !

ISABELLE.

Je suis sûre que tu te trompes sur les sentiments de Georges à ton égard.

JEANNINE, avec une volubilité subite.

Je ne crois pas ! En tout cas, ça n’a pas la moindre importance, là, là !… On fait ce qu’on fait dans la vie, pour soi, sans s’inquiéter de ce qu’en penseront les autres après. S’il fallait seulement compter sur leur reconnaissance, ah ! là ! là ! ça ne vaudrait pas, vrai, de se donner tant de mal !…

(Elle a dit cela si vite qu’on comprend à peine, et puis elle s’arrête net.)
ISABELLE, suffoquée.

Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette divagation philosophique, tout d’un coup ?

JEANNINE.

Je ne sais pas… fais pas attention.

(Elle se blottit dans les bras de sa sœur, yeux clos, avec un petit grognement.)
ISABELLE.

Comme il t’échappe des bribes de phrases par moments, Jeannine, que je n’aime point, pleines d’amertume, bizarres, communes…

JEANNINE.

T’occupe pas… c’est ma moue, c’est quand je fais ma moue !

ISABELLE.
Allons, je ne réussis qu’à t’impatienter.
JEANNINE.

Écoute… dis-le moi dans les yeux. Tu seras profondément heureuse ?

(Elle regarde sa sœur avec des yeux tout grands et sérieux.)
ISABELLE.

Profondément.

JEANNINE.

Eh bien, alors voilà, c’est fini ! Je suis calmée tout à fait… Ce n’était pas plus difficile que ça !

ISABELLE.

Calmée, calmée ?

JEANNINE.

Oh ! complètement ! Je suis même bien.

ISABELLE.

Alors, vite, lève-toi. Cette fois, je ne peux plus attendre une seconde ; viens.

JEANNINE, avec un mouvement crispé.

Pas encore ! pas encore ! Non, écoute… je ne veux pas. Ça m’ennuie.

ISABELLE.

Alors, désires-tu que je t’apporte quelque chose ici ? Il doit rester de ce que tu aimes au buffet.

JEANNINE.

C’est cela, c’est cela…

ISABELLE.

Une coupe de fruits. Je te l’apporterai moi-même. Oh ! je te gâte.

JEANNINE, agitée au possible.

Mon Dieu !… pas si vite, je t’en supplie… Reste une petite seconde.

ISABELLE.

Tu es vraiment dans un émoi extraordinaire, Jeannine.

Tu ne te sens pas malade ?
JEANNINE, se ravisant et s’efforcant de paraître naturelle.

Tu as raison, il faut que tu t’en ailles. Tu dis une coupe de fruits ?… Oui, une coupe de fruits… je veux bien… Seulement, ne l’apporte que dans un quart d’heure… pas avant… lorsque je serai tout à fait bien… Je vais m’étendre ici sur le canapé. C’est compris ? Pas avant un quart d’heure ?…

ISABELLE.

Capricieuse !…

(Elle s’éloigne, Jeannine s’allonge sur le canapé et alors on entend comme une plainte.)
JEANNINE.

Sœurette ! sœurette !… quel dommage !…

ISABELLE, se retournant.

Oh ! un reproche ? Encore !

JEANNINE.

C’est parce que je t’aime tant !… tant ! T’occupe pas de moi maintenant, ne t’occupe plus. (Quand Isabelle va passer la porte.) Isabelle !… regarde-moi encore, gentiment… de la porte… là, comme ça… Va, maintenant, va ! (Isabelle est partie. Seule, d’une voix étranglée, Jeannine appelle encore.) Isabelle ! Isabelle !… Oh !

(Elle se met à trembler fiévreusement des mains. Un moment se passe. Alors on la voit se relever, dégrafer son corsage, y prendre une enveloppe qu’elle cachète avec un soin extraordinaire. Elle remet la lettre dans son corsage, regarde si on ne la voit pas, puis se sauve à pas précipités par la porte de droite.)


Scène XI


ISABELLE, puis GEORGES.

VOIX D’ISABELLE.

Non, non, ne vous dérangez pas, ce n’est rien.

(Elle entre, avec à la main une coupe sur une assiette.)
GEORGES, la suivant.

Elle est malade ?

ISABELLE.

Seulement un peu énervée… Jeannine ? Où donc a-t-elle passé ? (Allant au hall.) Tu es là ? (Georges l’embrasse sur la nuque.) Taisez-vous ! Vous avez failli me faire tout renverser.

GEORGES.

Posez donc ce meuble, c’est gênant.

ISABELLE.

Retournez. Nous sommes ridicules. Depuis une heure on doit prendre nos petites absences pour des allusions d’impatience. C’est grotesque. Nous avons l’air de le faire exprès.

GEORGES.

Ça vous ennuierait donc tant d’avoir l’air de le faire exprès ? Tu m’aimes ?

ISABELLE.

Je t’aime.

GEORGES.

Oh, ce premier « tu » ! Ce n’est pas mal pour une première fois, mais il y a mieux. On dit « tu », très fort. Ça doit durcir les lèvres. (Ils s’embrassent.) J’ai été irréprochable, tout à l’heure, dites ?

ISABELLE.

Comme toujours.

GEORGES, avec un rire malin.

C’est égal, je ne suis pas fâché de cette conversation ! Je n’avais pas besoin d’être renseigné certes, mais on apprend toujours… Ah ! vous êtes une femme à poigne et d’une beauté… un peu froide… mais si supérieure !… Enfin !… Seulement, moi, vrai, j’ai honte avec mon désir vulgaire… J’ai peur de vous dégoûter…

ISABELLE.

Non, Georges, je vous estime et vous aime ; si je mets le devoir de la vie plus haut que tout, mon affection pour vous n’en est pas diminuée… Allez, n’ayez crainte. Notre part est la bonne. Je me charge de nous. (Georges lui tient les mains et la regarde dans les yeux.) Eh bien ? quoi ?

GEORGES.

Eh bien ! eh bien ! est-ce que tu ne vois pas que je me retiens pour ne pas t’écraser dans mes bras ?

ISABELLE.

Chut ! Je vous assure que nous nous couvrons du plus complet ridicule… Filez !… Mais où est-elle donc passée ? Elle a dû grimper dans sa chambre.

GEORGES, souriant finement.

À tout à l’heure, alors…

ISABELLE, haussant les épaules.

Ah ! français que vous êtes !… Les vieilles plaisanteries ne perdent pas leur droit… et il y a toujours du commis voyageur chez l’homme le plus inlelligent.

GEORGES.

À tout à l’heure, tout de même.

(Il sort.)
ISABELLE, restée seule, va vers la porte de droite puis elle se ravise, remonte au fond, ouvre la porte vitrée du jardin d’hiver plongée dans l’obscurité. Elle appelle.

Nine !… Nine ! es-tu là ?

(Elle tourne le bouton électrique, inspecte et ressort.)


Scène XII


JEANNINE. ISABELLE.

(À ce moment la porte s’ouvre violemment. Jeannine se précipite en courant dans le sens du salon.)
ISABELLE.

Eh ! bien, qu’est-ce que c’est ? Pourquoi cours-tu

comme une folle ?
JEANNINE, se retourne d’un élan et se jette éperdue au cou de sa sœur.

Adieu ! adieu ! Isabelle ! adieu !

ISABELLE.

Mais qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu es folle !… Tu m’étrangles !…

JEANNINE, accrochée désespérément, dans un grand sanglot.

Adieu !… Adieu !…

ISABELLE.

Mais c’est insensé !… Réponds ?… Lâche-moi !… Ah ! ça, chérie, chérie… mais tu m’épouvantes… voyons… c’est fou !… Oh ! mais parle donc… Jeannine !… Mon Dieu ! qu’est-ce que tu sens ? Ouvre la bouche… Qu’est-ce que tu as bu ? Malheureuse ! Ce n’est pas vrai, Jeannine, ce n’est pas vrai ?…

JEANNINE.

Adieu !…

ISABELLE.

Oh !… au secours ! au secours ! Ah ! malheureuse ! Au secours donc ! quelqu’un… Georges !…



Scène XIII


Les Mêmes, GEORGES, puis MADAME HEIMAN, puis Une MADAME DE ROUVRAY, Une Jeune Fille, etc.

(Georges accourt.)
ISABELLE.

Elle s’est tuée ! Elle s’est empoisonnée ! Elle vient de s’empoisonner… Georges ! au secours ! au secours ! mon Dieu !…

MADAME HEIMAN, entrant.
Un malheur ?
GEORGES.

Vite, vite ! Voyons si monsieur Barguier, un ami d’Isabelle, est parti… Je crois qu’il a été médecin dans la marine… monsieur Barguier… Sinon, prévenez mon médecin par téléphone, 225-30… Pas un mot, surtout, ne laissez entrer personne… Que personne ne sache !…

(Il les pousse toutes deux dans le jardin d’hiver dont il referme la porte, derrière lui.)
(On entend dans le salon le bruit des voix des quelques rares personnes qui restaient encore ; quelques phrases : Où cela ?…. Téléphone !… etc…)
MADAME HEIMAN, rentrant, suivie de monsieur Barguier.

Là, monsieur… cette porte… Entrez, je vous en supplie ! (Elle fait entrer, puis barrant la porte à deux ou trois personnes accourues.) C’est Jeannine qui vient de se trouver mal… Elle s’est surmenée toute la journée… l’émotion de ce mariage… Elle se contenait depuis plusieurs heures, elle a été prise d’une syncope subite… Madame Dessandes a perdu la tête ! c’est bien compréhensible…

UNE VIEILLE PARENTE.

Sa Jeannine ! Elles s’aiment tant !…. Pourvu qu’il n’arrive rien !

UNE DAME, en sortie de bal, la tête couverte.

Mais vous pensez que ce ne sera pas grave ?

MADAME HEIMAN.

Nullement. Quoique le contre-coup sur madame Dessandes… Naturellement elle va s’effrayer.

LA DAME.

J’étais déjà dans l’escalier. Je suis remontée précipitamment avec madame de Rouvray et sa fille, en entendant ces cris !… On ne peut pas entrer ?

MADAME HEIMAN.

Non, non… on m’a bien recommandé… Vous savez,

la solitude dans ces sortes d’indispositions…
MADAME DE ROUVRAY.

Comme c’est contrariant !… Il y a tant d’anémies cérébrales depuis quelque temps !

(Madame Heiman répète ses explications à voix basse à un monsieur dans l’encoignure du salon.)
LA VIEILLE PARENTE.

Quelle est cette dame qui a l’air si intime ?…

UN MONSIEUR.

Je ne sais pas… une madame Hermann… Heiman… un nom israélite… Il n’y a que des Israélites pour devenir des amis intimes en cinq minutes.

UNE PETITE JEUNE FILLE, à sa mère madame de Rouvray.

Pff ! en voilà une révolution ! Cette Jeannine ! C’est de la pose !… Mais oui, elle adore faire son intéressante. Je ne la connais pas d’hier, tu penses ! Tiens, tu demanderas à Georgette ! Est-ce qu’elle ne fait pas ses embarras tout le temps, à la pension ? Elle est trop gâtée, voilà… Et jalouse, quand on ne s’occupe pas d’elle ! Est-ce qu’à la représentation des grandes, quand on a joué Vercingétorix, il y a quinze jours, elle ne vint pas faire des histoires parce qu’on lui avait distribué le rôle de Celtill ! Elle a piqué une crise de nerfs. Elle voulait à tout prix jouer Vercingétorix.

MADAME DE ROUVRAY.

Le fait est qu’elle a bien mauvais genre, ta petite amie… Cette ferronnière sur le front !

LA PETITE.

Et ses bagues !… Elle en a jusqu’à l’index comme les peintresses de la rue du Berri.

UNE DAME, en s’en allant, à madame Heiman.

Dites bien à madame Dessandes toute la part que j’ai prise…

MADAME HEIMAN.

Je n’y manquerai pas.

(À ce moment, Georges rouvre la porte. Il paraît très maître de lui et sourit.)
GEORGES, répondant aux uns et aux autres.

Vraiment je suis désolé… quel contre-temps !… Ce n’est rien du tout… un léger étourdissement… la chaleur, le bruit… Je vous en prie… Oui, ma femme s’est un peu émotionnée… Mille fois trop bonne… Ma chère tante, voulez-vous vous occuper de ces dames ?…

(Il les a menées en souriant jusqu’à la porte du salon.)
MADAME HEIMAN, prenant Georges à part.

Eh bien… vite, vite ! dites ? Vous souriez ?

GEORGES.

Eh bien, fausse alerte, Dieu merci ! Elle n’a même pas eu le temps d’avaler le laudanum… Aucun danger. À peine avait-elle bu, qu’elle a tout à fait perdu la tête, et s’est jetée au cou de sa sœur… Personne ne se doute de rien, au moins ?

MADAME HEIMAN.

Personne.

GEORGES.

Vous êtes sûre ? J’y tiens…

MADAME HEIMAN.

Mais quel coup de folie !

GEORGES.

Oui, je ne sais pas, c’est fou ! c’est ahurissant !

MADAME HEIMAN.

Vous êtes sûr qu’il n’y a plus de danger ?

GEORGES.

Il n’y en a même pas eu. Faites filer cette peste de madame de Rouvray surtout… hein ? Je vous demande pardon… Et que la porte soit interdite à qui que ce soit !

MADAME HEIMAN.

Je crois bien… mon pauvre ami… Ne vous occupez de rien. (Georges rentre rapidement dans le hall. Madame Heiman appelle un domestique.) Monsieur vous fait dire de veiller aux voitures et de ne laisser entrer absolument personne… même la tante de monsieur… Quelle

envoie prendre des nouvelles demain matin si elle veut.
LE DOMESTIQUE.

Bien, madame.

(Tout le monde est rentré au salon à l’exception de madame Heiman et de Victor de Chelles.)


Scène XIV


MADAME HEIMAN, VICTOR DE CHELLES, seuls.

VICTOR DE CHELLES, qui s’est rapproché de madame Heiman, dans l’embrasure de la porte.

Alors tu restes ?

MADAME HEIMAN.

Il faut bien… Je ne puis m’en aller ainsi…

VICTOR.

Bon agrément !… Tu viens déjeuner demain ?

MADAME HEIMAN.

Oui, oui.

VICTOR.

Tu as l’air émue ?

MADAME HEIMAN.

On le serait à moins… Figure-toi…

(Elle va fermer la porte du salon.)
VICTOR.

Quoi ?

MADAME HEIMAN.

Figure-toi… ce n’est pas un évanouissement.


Bah !

MADAME HEIMAN.

C’est… (À ce moment le jardin d’hiver s’ouvre et Isabelle et Georges apparaissent.) Chut !… à demain… je te raconterai.

(Victor s’éclipse.)


Scène XV


MADAME HEIMAN, ISABELLE, GEORGES.

(Isabelle et Georges sortent du jardin d’hiver, elle est toute défaite ; lui la soutient un peu.)
MADAME HEIMAN, se précipitant à sa rencontre.

Madame !

ISABELLE.

Ah ! c’est vous !… Au fait, vous savez…

GEORGES.

Elle seule !

ISABELLE, vague.

Merci, merci…

MADAME HEIMAN.

Comme vous êtes pâle !

ISABELLE.

J’ai deux mots à dire à Georges. Voulez-vous nous laisser seuls, s’il vous plaît ? Oh ! vous pouvez entrer… Au contraire, je vous en prie… vous me rendrez service… Veillez sur elle !

(Madame Heiman entre dans le jardin tout doucement.)


Scène XVI


ISABELLE, GEORGES.

ISABELLE.

Tiens, prends cette lettre. Elle t’est adressée. Je l’ai trouvée sur sa poitrine. Lis.

GEORGES, a un mouvement de surprise, puis il prend la lettre que lui tend Isabelle. On entend des bribes de phrases.

Parce que je vous voulais à moi… à moi… alors sans rien dire… j’aurais désiré vous embrasser avant de mourir… Et toi, sœurette… faire du mal… très bien ainsi… tu verras… (Il laisse tomber la lettre, stupéfait. Silence. Il se rapproche timidement, avec émotion, d’Isabelle.) Isabelle, vous pleurez ?

ISABELLE.

Non… je reste atterrée… atterrée… Oh !

GEORGES.

Je vous jure que, pour ma part, j’ignorais… (Geste d’impuissance.) Je vous demande pardon.

ISABELLE.

Pourquoi prenez-vous cet air honteux, comme si vous aviez à vous excuser de quelque chose ? (Le regardant.) Dieu ! il s’agit bien de cela ! Ma Jeannine qui voulait s’en aller ! ah bien !…

GEORGES.

Oh ! s’en aller !… l’aurait-elle pu ? Vous voyez…

ISABELLE.

Avoir tout pensé, tout calculé, s’être appliqué l’âme à la sienne, on peut dire avoir tout prévu… pas une minute, cette chose stupide, cette insipide banalité… C’était trop simple à imaginer, évidemment !… Ah ! la vie est encore trop bête pour que la raison soit bonne à quelque chose !

GEORGES.

Mais aussi, que diable, qui eût pu prévoir ?… (Levant les bras au ciel.) Ça arrive donc encore, ces choses-là ?

ISABELLE, continuant fiévreusement.

Ainsi, elle m’a caché cela à moi, obstinément ? Mais à y réfléchir une seconde, on est épouvanté, Georges ! Oh ! comme elle a dû souffrir ! Le drame horrible !…

GEORGES, essayant de calmer le tumulte.

Peut-être a-t-elle cédé, au contraire, à une ivresse nerveuse. Elle n’a peut-être pas du tout réfléchi. À seize ans, on veut toujours mourir tout de suite ! Elle attribue peut-être à l’amour des déceptions imaginaires.

À cet âge, sait-on ?
ISABELLE.

Allons donc ! Regardez, précisez. C’est effrayant ! Elle a attendu, jusqu’à ce jour, que tout fût irrémédiablement consommé, que tout espoir pour elle fût bien mort ? Ah ! égoïstes que nous sommes ! (Avec passion.) La chérie ! la chérie ! Et pour moi cela ! Comment calmer les traces de sa blessure, maintenant ? Car c’est fini… Elle a attendu jusque-là que mon bonheur fût irréparable !

(Georges se retourne brusquement.)
GEORGES.

Que voulez-vous dire par là ? Que vous m’eussiez sacrifié ?

ISABELLE.

Il l’aurait bien fallu.

GEORGES.

Ah !

ISABELLE.

Et comme elle le savait !… Mais vous, le premier, vous l’auriez trouvée juste, notre séparation ?

GEORGES, avec un léger sourire.

Évidemment ! Ce n’est qu’une insignifiante question d’amour.

ISABELLE, du bout des dents.

Et je vous aime pourtant, Dieu sait !

GEORGES, a l’air d’hésiter une seconde à dire quelque chose, puis il se ravise.

Oui. Eh bien, laissez-moi vous dire que vous êtes dans un trouble fort légitime, mais toutes les hypothèses que vous feriez en ce moment sur le compte de Jeannine, sont bien gratuites… Il ne faut pas exagérer les choses. Les douleurs d’enfant, qu’est-ce ? Dès qu’elle a senti qu’elle perdait pied, elle s’est raccrochée à vous. Suicide même, en l’occasion, serait un bien gros mot. Et tout cela va et vient dans ces petites cervelles,

il n’y faut pas ajouter l’importance que…
ISABELLE, sèchement.

Ce n’est, en tout cas, pas à vous à le faire remarquer !… Vous restez vraiment d’un calme !… Seriez-vous étranger, pour n’être pas de la famille ? C’est pour vous qu’elle s’est tuée ! Et vous, le premier, mon cher, vous lui devriez au moins des paroles moins indifférentes !

GEORGES.

Aïe ! Aïe ! Il vaudrait peut-être mieux que nous n’entrions pas dans ces sortes d’appréciations… (Vivement.) Il y a des choses plus pressées… D’abord, que faire ?

ISABELLE.

Ah ! oui, que faire !

GEORGES.

Le remède, nous ne le trouverons pas ainsi en cinq minutes… Mais puisqu’il est préférable de laisser Jeannine seule un peu avec Barguier, et que nous disposons déjà d’une seconde pour nous concerter, je désire que vous m’indiquiez tout de suite en ce qui me concerne, le… comment dire ? (Il cherche.) l’attitude que je dois avoir dès que nous allons rentrer.

ISABELLE.

L’attitude ! Quel mot sec ! Il n’y a pas d’attitude à avoir… (Avec un grand geste.) Celle du cœur !…

GEORGES.

C’est un peu vague. (Sursaut d’Isabelle.) Oh ! Isabelle, comme je sens saigner votre âme !… Elle souffre aigrement, ma pauvre femme ! c’est bien naturel… Mais vous verrez, vous verrez, comme tout s’aplanira… vous en serez étonnée, j’en suis sûr… Le moindre dérivatif à son idée fixe… il suffira d’un peu d’éloignement…

ISABELLE.

Ah ! ça, êtes-vous fou ? L’éloigner ? Me séparer d’elle une minute, maintenant ? Vous ne pensez pas à ce que vous dites ! C’est-à-dire que je vais être rivée à elle simplement, moi ! S’il y a seulement une porte entre nous désormais, je ne vivrai pas ! Quelle épouvante si je ne l’avais pas, là, sous la main, tout de suite, mon Dieu, mon Dieu… j’aimerais mieux mourir tout de suite ! Ah ! c’est que je la connais ! Elle est capable de recommencer demain… L’éloigner ? Quel crime ! Non, non, on ne passe pas deux fois par où je viens de passer !… L’horrible petite ! Elle a mis la mort entre nous.

GEORGES.

Je disais : éloignement… comme ça… sans rien préciser…

ISABELLE, se redressant et allant droit à lui.

Voyons, Georges, au lieu de nous réunir étroitement contre le malheur, il y a au contraire entre nous, depuis tout à l’heure, comme une hostilité réelle, comme si nous avions senti tout de suite que nous allions défendre différemment notre bonheur. Nous valons mieux que cela.

GEORGES, effondré.

Ah ! notre pauvre bonheur, parlons-en ! Quel cataclysme ! Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? Comment sortir de là ?

ISABELLE.

Vous le demandez ? Mais nous jeter à son secours ! La guérir ! La guérir ; tenter cela ! Et que voulez-vous que nous fassions d’autre maintenant ? Me séparer d’elle, une minute, du moins pour l’instant, n’y revenons plus, n’est-ce pas ? Je considère le petit voyage ou la maison de santé que vous m’offrez comme une monstruosité. Quelle réponse à son abnégation ! Pour l’instant je la garde… voilà ce que je sens. Après, on verra.

GEORGES.

Alors la prendre entre nous, avec nous, à Saint-Meilhan ?… Non non, je ne contredis pas, notez bien !… je vous demande simplement… je m’informe.

ISABELLE.

À moins que vous ne préfériez que nous nous disions

adieu ?
GEORGES.

Merci.

ISABELLE.

Ah ! si jamais ce petit être se tuait pour de bon, à cause de nous, songez quel serait le reste de notre vie !… Pauvre enfant désemparée ! Ce qu’il faut, au contraire, c’est ne pas l’abandonner, la calmer, tout de suite, la réconforter, pour arriver à la guérir ensuite, petit à petit… à lui sortir cet amour du cœur.

GEORGES, arpentant le salon désespérément.

La guérir, la guérir !… Songez-vous à tout ce que cela comporte ? Tout ce que cela veut dire ?

ISABELLE.

Oui, je le comprends aussi bien que vous. Avec d’autres natures que les nôtres ce serait peut-être impossible… mais nous sommes trop chics, trop incapables l’un et l’autre de tomber dans les vilenies !… Vous ne doutez pas de vous, je suppose ?

GEORGES, haussant les épaules.

Bien entendu. Seulement réfléchissez à la situation que cela nous crée !

ISABELLE, avec emportement.

Mais oui nous souffrirons, parbleu ! Tant pis ! Oui certes, une vie de soins, une tâche très, très lourde ; c’est une affaire de volonté. Et comment lui marchanderions-nous nos peines, dites, car c’est sublime ce qu’elle vient de faire là, cette petite, je ne sais pas si vous vous en rendez bien compte !… Et vrai, ce ne serait pas la peine d’être les gens que nous sommes et que grâce à Dieu…

GEORGES, l’interrompant un peu impatienté.

Oh ! vous, évidemment, je sais à quoi m’en tenir, vous m’aimez d’une façon si… supérieure ! Mais moi, je ne suis au-dessus de rien du tout, moi ! Mon devoir est de vous ouvrir les yeux sur l’avenir… Guérir ? vous en parlez à votre aise… Y parviendrez-vous ?

ISABELLE.

Sûrement !

GEORGES.

Peut-être.

ISABELLE le regarde, puis avec un sourire un peu méprisant.

Mais si, Georges, mais si !… nous arriverons parfaitement à la délivrer de nous, petit à petit… Que voulez-vous ? nous apprendrons comment, à mesure… Raison, douceur, morale, que sais-je ! C’est une question de tact, de précaution infinie. Mais dès les premières paroles douces que nous lui dirons, vous verrez, son étonnement sera doux d’apprendre que l’amour c’est une chose naturelle, dont on parle, nullement offensante, et qui se traite. Elle l’a caché comme une honte. Il faut qu’elle arrive à s’en exprimer au grand jour, quotidiennement, comme de sa santé, d’une maladie naturelle, admise entre nous… Et puis l’amour, ça s’use à en parler !… Je sais en tout cas, moi, qu’elle n’en mourra plus. — C’est l’essentiel, d’abord. Toutefois, puisque vous paraissez ne pas m’approuver…

GEORGES.

Voyons, vous savez bien, ma chérie, que votre volonté n’entre même pas en discussion. Que voulez-vous que je fasse ? C’est une impasse : soit ! Plus tard, plus tard seulement, je me permettrai de vous poser quelques questions… oh ! absolument personnelles, d’ailleurs ! elles manqueraient d’à-propos en ce moment. Jusque-là je me tiendrai dans mon coin.

ISABELLE.

Non pas. Je compte au contraire beaucoup sur vous.

GEORGES.

Oh ! oh !

ISABELLE, frappant des doigts sur le canapé.

Cessez de railler, voyons ; c’est déplacé.

GEORGES.

Je raille, moi ? Alors c’est une façon de sagesse vague que je cherche à opposer, comme ça… sans bien savoir… un contre-poids… Et puis, je m’essaie en même temps déjà à une contenance… Quand je me sentirai ridicule, je m’en tirerai par l’ironie. Voilà !

(Il fourre rageusement les deux mains dans ses poches.)
ISABELLE.

Ridicule ! Quelle préoccupation !

GEORGES.

Parbleu, vous n’aurez que les belles, vous !

ISABELLE, avec volubilité.

Belles, oui, et je vous communiquerai de cette beauté, Georges ! Quelle haute tâche que la nôtre ! Quel enthousiasme à éclairer cette petite âme confuse ! à…

(Georges, cette fois, perd patience.)
GEORGES.

Pardon, pardon, plus je vais, plus je me persuade que je suis un homme vulgaire, très terre à terre. J’ai besoin que nous ne nous égarions pas. Et comme il me semble percevoir dans vos paroles un peu d’emphase, et…

ISABELLE.

Oh ! insulter ainsi ce qu’il y a de meilleur en moi !

GEORGES, se rapprochant, plus : doucement.

Pardon si je vous ai blessée, Isabelle… je n’avais pas cette intention. Je suis là seulement pour ramener la situation à toute sa vulgarité… j’insiste : vulgarité… Se dévouer, c’est bien… mais je ne voudrais pas que nous fussions dupes d’un lyrisme un peu… en dehors de la question. Écoutez, j’aurais trop à dire, et cela ne servirait à rien ! Autant lancer des cailloux dans l’infini !… Votre fièvre est bien légitime, après tout, et je ne veux pas être taxé d’égoïsme. Refléchissez à tout ; décidez ; puis que ce soit chose entendue. Décidez de notre vie comme vous le voudrez ! Vous êtes libre, maîtresse de notre sort… Et cela fait, je prends ma pipe, mes bouquins, je me mets au travail, en pleine paix comme si de rien n’était. Il ne faudra pas me le répéter deux fois. Vous conduirez la barque et j’attendrai, patiemment. Arrive que pourra !… soit. Ce que je vous certifie, par exemple, c’est que, quoi qu’il advienne, je ne m’en mêlerai pas ! Jeannine est votre sœur… vous la soignerez à votre guise. Moi, je ne vous suis qu’un étranger ; je n’existe pas. Soyez-en bien avertie et retenez-le, je vous prie !… Je me ferai toujours une vie, d’ailleurs, et vous me donnerez de votre amour ce que vous voudrez… ce que vous pourrez. Je m’en contenterai.

(Il a dit cela du ton d’un homme qui lutte violemment contre lui-même, puis prend son parti. La porte s’ouvre. Madame Heiman sort sur la pointe des pieds.)
MADAME HEIMAN.

Madame !

ISABELLE.

Quoi ? Ça ne va pas ?

MADAME HEIMAN.

Si, si, au contraire. Seulement, elle a une grosse crise de larmes. Je crois que vous pourriez rentrer sans inconvénient. Elle pleure, elle sanglote, elle dit qu’elle ne veut plus vous voir, madame… oh ! des mots d’enfant !

(Elles se sont rapprochées de la porte entr’ouverte. Isabelle regarde avec précaution, puis dit quelques phrases à voix basse à madame Heiman qui rentre, toujours sur la pointe des pieds. Pendant ce temps, Georges s’est assis, nerveux, sur le bras d’un fauteuil. Isabelle descend et vient l’embrasser, les bras au cou.)
ISABELLE.

Allons, votre main, Georges… et courage ! Il ne faut plus rien regretter.

GEORGES, soupirant.

Je vous aimais.

ISABELLE.

Vous m’aimerez. C’est notre bonheur remis à un peu

plus tard, mon ami, voilà tout.
GEORGES.

Notre bonheur ! notre baiser !… les voilà loin !

ISABELLE, douce.

Qui sait ? (Georges relève la tête.) Oui, je dis : qui sait ? Laissez-moi ménager l’avenir. Vous savez bien quelle femme logique je suis ?

GEORGES.

Après tout, des êtres comme vous sont peut-être capables de miracles !

ISABELLE.

Allons, souriez ; vous voyez bien que j’ai la force de sourire, moi. Levez la tête. Je comprends votre peine ; mais ne vous attristez plus de moi, Georges ! Il fallait bien payer un bonheur trop facile.

GEORGES.

C’est cher !

ISABELLE.

Oui, mais lorsque nous nous retrouverons après, seuls et fiers, avec notre amour ?

GEORGES se lève et résume la situation avec effondrement.

Alors quoi ? nous partons toujours à Saint-Meilhan, et elle nous suivra ?

ISABELLE, ferme.

Demain !

GEORGES, bêtement accablé.

Mon Dieu !… mon Dieu !… qui aurait pu prévoir… il n’y a qu’un instant ?

ISABELLE.

C’est un tort ; nous aurions dû prévoir.

(Georges est debout, Isabelle va comme pour l’embrasser, mais elle lui prend la tête entre les mains et le regarde longuement dans les yeux.)
GEORGES.

Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

ISABELLE.

Je cherche. Je m’habitue à l’idée que c’est vous quelle aime… vous… toi… qu’elle t’aime, à en vouloir mourir… Ah ! quel est donc ce mal mystérieux et terrible, et pourquoi faut-il qu’il choisisse toujours les épaules les plus faibles ?

(La porte du hall s’ouvre à cet instant.)
GEORGES.

Tenez !

ISABELLE.

Ma petite…

(Jeannine est presque portée par madame Heiman et monsieur Barguier. On la dépose sans bruit sur un canapé. Elle est décorsetée, elle a ses petites mains baguées sur la figure et se cache dans le dossier du canapé. Discrètement madame Heiman et monsieur Barguier se retirent au fond, Georges reste à distance aussi. Silence. Isabelle s’approche doucement.)


Scène XVII


GEORGES, ISABELLE, JEANNINE, MADAME HEIMAN, MONSIEUR BARGUIER.

ISABELLE murmure à l’oreille de sa sœur :

Jeannine !… C’est moi, Jeannine ! Oh ! la méchante petite fille qui voulait nous quitter ainsi, nous abandonner… Vous n’avez pas honte, mignon, mon mignon ?… Et pour cela !

JEANNINE, sans bouger, la tête enfouie dans les bras.

Plus bas… plus bas… Isabelle…

ISABELLE, souriante.

Oui, oui… à l’oreille… Comme si tu n’aurais pas eu plus vite fait de me le dire ! Ouvrez vos yeux ! voulez-vous ouvrir vos yeux ! Oh ! je vous gronderai, je vous gronderai… mademoiselle !

JEANNINE, les yeux obstinément fermés, ne voulant pas les rouvrir au monde extérieur, lance à voix étouffée :
Est-ce que Georges sait ?
ISABELLE.

Mais oui, Georges sait ! Je crois bien. Il est là ! (haut) Georges !

JEANNINE.

Non, non ! je ne veux pas !… je ne veux pas !

(Elle se renfouit dans les coussins, cette fois complètement. Isabelle fait un geste impérieux à Georges et mimique de Georges qui a l’air de dire : « Tout à l’heure… on a bien le temps ! »… Il s’échange à ce moment, entre Georges et Isabelle, une pantomime agitée.)
ISABELLE, appelant très haut.

Georges ! (À Jeannine.) Tiens, le voilà devant toi !… Ouvrez les yeux !

JEANNINE, sanglotant et trépignant, la bouche contre les coussins.

Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

ISABELLE.

Tiens, le voilà qui te tend la main et qui te parle. Regarde.

(Nouvelle mimique. Il faut enfin que Georges se décide. Alors il tire ses manchettes brusquement de l’air de quelqu’un qui prend un grand parti et il s’avance.)
GEORGES, avec un sourire bête et figé sur les lèvres.

Eh bien, Jeannine, eh bien… vous nous en faites des peurs ! Vous ne voulez pas me donner la main ?

JEANNINE, pleurant à gros bouillons.

Isabelle ! Isabelle !

ISABELLE, essayant de lui forcer doucement les paupières avec les doigts.

Ouvrez les yeux ! Je veux que tu ouvres tes petits yeux… Si, si… qu’est-ce que c’est que ça !



RIDEAU.

ACTE II


À Sainl-Meilhan. — Résidence sans grand style, bâtie sous la Restauration. — Une grande pièce du rez-de-chaussée, donnant, par une large porte-fenêtre en fer forgé, comme une grille avec vitres, sur un perron et sur un long parc feuillu à peine un peu roux déjà. — La pièce est vaste, gaie et froide ; habilement modernisée, dans les détails, par des mains de femme. À droite et à gauche, portes. Piano à queue. Grande cheminée ancienne, arrangée à l’anglaise, à gauche. — Les meubles sont jolis.
Le rideau se lève sur une scène d’intimité deux mois après le premier acte. À gauche, Isabelle et madame Heiman, près d’une petite table où il y a des boissons. À droite, à distance, Georges tape avec un marteau sur quelque chose qu’on ne distingue pas très bien ; et au milieu d’eux, sur un pouf, face au public, complètement isolée : Jeannine. Elle se ronge un peu les ongles. Elle a un petit polo sur la tête et une cravate rouge.


Scène PREMIÈRE


GEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN, JEANNINE.

GEORGES.

Quatre heures, déjà ! Comme nous avons déjeuné tard.

ISABELLE.

Et vous n’avez pas encore travaillé aujourd’hui ?

GEORGES.

Chiche ! J’y vais.

ISABELLE, à Madame Heiman.

De la glace ?

MADAME HEIMAN.

Merci. Maintenant on n’en a guère plus besoin…

Comme c’est joli toute cette descente vers l’Oise, d’ici !
GEORGES.

C’est une merveille, par les premiers jours de froid… Avec le petit vent du nord qui rebrousse les feuilles, c’est tout d’argent. Si vous voyiez ça à cinq heures du matin !… Seulement, voilà il faut être levé.

MADAME HEIMAN.

Vous vous levez donc à cinq heures du matin ?

GEORGES.

À la bougie quelquefois.

MADAME HEIMAN.

Vous chassez en ce moment ? C’est donc vous qui faites tout ce bruit de fusillade au bout de mon parc. On ne peut plus dormir.

GEORGES.

Peuh ! je vais plus loin que ça… J’ai été jusqu’à Laurac, hier.

MADAME HEIMAN.

Mâtin !

ISABELLE.

Vous ne voulez pas nous aider à arranger ces chrysanthèmes ?

MADAME HEIMAN.

Nous manquons de chic.

GEORGES.

C’est très bien au contraire. N’y touchez plus… Mon lemonscoach est sucré ?

ISABELLE.

Non, j’ai oublié.

GEORGES.

Où est le sucre pilé ?

JEANNINE, se levant subitement de son pouf, comme réveillée d’un rêve, et se précipitant.

Voilà !

(Elle empoigne le sucre pilé et le porte à Georges.)
GEORGES.

Ah ! merci, merci.

(Jeannine se rassied.)
MADAME HEIMAN.

Vous voudrez bien faire un petit tour de voiture avec moi, avant d’aller à la gare ?

ISABELLE.

Pourquoi à la gare ?

MADAME HEIMAN, embarrassée.

Je ne vous ai pas dit ?… Monsieur de Chelles arrive au train de six heures.

GEORGES.

Victor ? Tant mieux !

MADAME HEIMAN.

Il passait dans le département, alors…

GEORGES.

Oui, oui… S’en donne-t-elle du mal !

ISABELLE.

Eh bien, à cinq heures, si vous voulez ; je vous accompagnerai peut-être jusqu’à la gare.

MADAME HEIMAN.

Jeannine voudra bien se joindre à nous ?

ISABELLE.

Je ne sais si cela lui convient… Veux-tu venir en voiture, à cinq heures, avec nous. (Elle se retourne en s’adressant à Jeannine qui est, depuis le commencement de la scène, perdue dans la contemplation béate de Georges ; elle ne le quitte pas des yeux. En ce moment elle a la bouche grande ouverte et n’entend absolument rien. Reprenant à voix basse : ) Jeannine ?

MADAME HEIMAN, comblant habilement le silence.

Ah ! l’eau déborde !… prenez garde !

ISABELLE.

Mais non, elle ne déborde pas.

MADAME HEIMAN.

Ah ! je croyais. Connaissez-vous le petit bois des Cheminières, à trois kilomètres d’ici ? Comment, vous ne l’avez jamais visité ? C’est exquis, ma chère… il faut absolument que vous voyiez ça… Pour une fois que je vous tiens, je ne vous lâche pas. Nous irons tout à l’heure.

ISABELLE.

Quoi ? Si vous voulez… ça m’est égal.

MADAME HEIMAN, à Georges.

Que faites-vous là-bas ?

GEORGES.

J’arrange le collier de Neyt qui est détraqué… Elle perd tout le temps son collier, cette bête !… Allons, bon !… Où ai-je mis le tournevis, maintenant !

JEANNINE, se précipitant de son pouf.

Le voilà !

(Elle a tout de suite trouvé le tournevis et le porte à Georges.)
GEORGES.

Ah ! merci, merci. (Il dépose son cigare et siffle.) Neyt ! Neyt !

JEANNINE.

Elle n’est pas là ; elle doit être dehors.

GEORGES, appelant plus fort.

Neyt ! Neyt !

JEANNINE va vite à la porte du perron, siffle et fait des gestes.

Allons, arrivez ici, tout de suite !

(Elle prend le petit chien dans ses bras et le dépose sur les genoux de Georges.)
GEORGES.

Ah !… on va vous mettre votre beau collier… sale bête… sale chien… Et ne m’embrassez pas surtout ! Allons, debout… sur votre derrière !… Eh bien, eh bien… ce n’est pas la peine de me mettre en quatre pour vous… Voulez-vous bien !…

JEANNINE, riant.

Vous lui dites toujours des méchancetés, ce n’est pas étonnant si elle vous désobéit… Je vais lui tenir le

cou.
GEORGES.

C’est ça, allons… (Jeannine rit en essayant de retenir Neyt sur les genoux de Georges.) Je vous ai pincée !

JEANNINE.

Non, ce n’est rien !

GEORGES.

Si, je vous ai pincée !

ISABELLE, qui les regarde, interrompant tout à coup.

Voyons, Jeannine ! laisse donc ce chien une minute… il est insupportable, on le trouve partout… Il n’y a que lui dans la maison.

JEANNINE.

Mais on arrange son collier.

ISABELLE.

Il a les pattes dégoûtantes. Il vous salit, il ennuie tout le monde.

JEANNINE.

Mais puisque…

ISABELLE.

Allons, laisse-le, je te dis… envoie-le coucher.

JEANNINE, prend vivement le chien sous son bras.

Bien !

ISABELLE.

Ce n’est pas une raison pour t’en aller !

JEANNINE, blême.

Viens, Neyt !

(Elle sort en claquant la porte.)
ISABELLE, bas à Madame Heiman.

Allons, voilà encore qu’elle va bouder !… Rendez-moi un service.

MADAME HEIMAN.

Volontiers !

ISABELLE.

Sans avoir l’air de rien, voulez-vous regarder où elle s’en va ? Je ne veux pas trop paraître la surveiller, vous

comprenez ?… mais je n’aime pas quand elle boude.
MADAME HEIMAN.

Comment donc !

GEORGES.

Vous dites, chère amie ?

(Il appuie sur « chère amie ».)
ISABELLE.

Rien, ne vous occupez pas… cher ami.

(Madame Heiman est sortie.)


Scène II


ISABELLE, GEORGES, seuls.

(Ils mesurent un instant le silence, puis se lèvent en même temps et se font signe : « Oui ». Ils se collent dans un coin, s’étreignent.
ISABELLE, tout à coup.

Prends garde, elle est peut-être derrière la porte !

(Elle se dégage.)
GEORGES.

J’ai compté, cette fois nous en avons pour cinq minutes.

ISABELLE.

En voilà une de passée.

GEORGES.

Restent quatre.

(Il l’attire.)
ISABELLE.

Prends garde… la voilà…

(Ils se séparent brusquement. — La porte vient de s’ouvrir.)
GEORGES, empoté, détachant ses mots.

Vous ne pensez pas, ma chère amie, qu’il soit alors absolument nécessaire…

(C’est la femme de chambre qui est entrée.)
LA FEMME DE CHAMBRE.

Madame… voilà les chapeaux de mademoiselle qu’on apporte.

ISABELLE.

C’est bien… posez-les là.

GEORGES, furieux.

Vous ne pourriez pas frapper avant d’entrer ?… Votre service se néglige considérablement à la campagne… Vous entendez ?… ne me le faites pas répéter !

LA FEMME DE CHAMBRE.

Oui, monsieur.

GEORGES.

Allez !… C’est insupportable ! (Elle sort.) Chérie !…

(Ils s’étreignent à nouveau.)
ISABELLE, réprimant de la main un battement de cœur.

Ah ! j’ai eu peur !

GEORGES.

Tu as eu peur !… C’est délicieux.

ISABELLE.

Non. Je ne trouve pas.

GEORGES.

Ne dis pas ça ! c’est délicieux !… Il me semble que je trompe ton mari… chose exquise…

ISABELLE.

Nous trompons quelqu’un en effet… Chaque baiser est un remords.

GEORGES.

C’est ce que je dis… (Un temps) sous une autre forme, voilà tout.

ISABELLE.

Tu ne trouves pas qu’il y a quelque chose de honteux et même de vilain dans nos baisers ?

GEORGES.

Oui, il y a de l’adultère… Ma maîtresse ! ma petite

maîtresse !…
ISABELLE.

On dirait que ça t’amuse !

GEORGES.

Plus, ça m’excite !

ISABELLE.

Tu as un excellent caractère.

GEORGES.

On le fait, son caractère ! Le mien devient en effet excellent. Je commence à comprendre le charme de notre situation… J’ai vingt ans… je sors du collège et j’ai une aventure avec toi. Écoute, suppose que tu es la bonne de ma mère.

(Il lui prend la taille.)
ISABELLE.

Tu es stupide !

GEORGES.

Je trouve cela amusant, très, très drôle, et plus… Ces baisers dérobés, ces… Nous qui passions pour un ménage bourgeois !

ISABELLE, froidement.

Celui-ci te va mieux, je comprends ça.

GEORGES, tirant tout à coup sa montre.

Voyons, deux et une font trois. Dépêchons-nous. (On frappe à la porte, machinalement il dit :) Entr…

ISABELLE.

Chut !

(Ils se séparent et vont s’asseoir diversement.)
GEORGES, une fois installé, un journal à la main.

Entrez !



Scène III


Les Mêmes, JEANNINE.

ISABELLE.

C’est toi, Jeannine ? Pourquoi frappes-tu ?

JEANNINE, du bout des dents.
Au cas où je vous aurais dérangés.
ISABELLE.

Tu sais bien que tu ne nous gênes jamais.

JEANNINE, petit air faussement naturel.

Je venais chercher mes jonchets que j’avais oubliés… Je peux ?

ISABELLE.

Jeannine, écoute ici.

JEANNINE.

Quoi ?

ISABELLE lui fait signe de venir.

Ma question quotidienne. Si madame Heiman n’était pas venue déjeuner ce matin, je te l’aurais déjà posée… Je ne voudrais pas t’importuner non plus ; tu es libre… Je te demande seulement : Es-tu dans les mêmes dispositions aujourd’hui que les autres jours ? Tu ne veux pas que nous causions un peu ?… Non ? Ce que j’en dis, tu le sais bien, n’est uniquement que pour ton bonheur.

JEANNINE, les sourcils très écarquillés.

Mais je suis très heureuse, je te remercie, je suis très heureuse comme cela ! Pourquoi ?… Avec tout ce que tu as eu la bonté de m’acheter… mon jeu de géographie, mon Eurêka et mes jonchets, surtout mes jonchets… C’est encore ce que tu pouvais trouver de mieux dans les jeux à un. (Se levant vivement.) Tu permets ? Ils sont là, dans le tiroir, n’est-ce pas ?

ISABELLE, la figure un peu contractée, avec un regard vers Georges qui lit le journal sans bouger.

Je t’achète des jouets pour te forcer à te distraire… à t’occuper manuellement un peu, malgré toi, d’une façon quelconque… Voyons, mon petit, viens entre nous… ici. Je voudrais que tu nous parles.

JEANNINE.

Mais quoi ? Qu’est-ce que tu as ? Je ne comprends pas bien ce que tu veux dire… Il ne faut pas aller jouer ?… c’est ça ?… Attends que je pose cette boîte. Voilà.

(Elle s’assied, les mains aux genoux comme à la classe.)
ISABELLE, avec un soupir.

Allons, ce n’est pas encore aujourd’hui que nous tirerons quelque chose de toi et que naîtra un peu d’intimité et de confiance. Tant pis !

(Silence.)
JEANNINE.

Alors, je peux remonter ? (Elle se lève, remonte et va sortir. À la porte, elle se ravise ; très haut.) Tu sais, j’ai réfléchi pour le professeur de gymnastique.

GEORGES, levant le nez de son journal.

Quel professeur de gymnastique ?

ISABELLE, gênée.

Oui, j’ai cherché quelqu’un qui pourrait de temps en temps venir lui faire faire un peu d’exercice, ici.

JEANNINE, de la porte, cinglant les mots.

Comme je fais déjà beaucoup d’hygiène, je crois que ça me fatiguera. Tu remplaceras cela par autre chose, si tu veux bien. (Fausse sortie encore.) Ah ! puis, si tu vas à la ville, veux-tu avoir la complaisance de m’acheter une autre balle ?… La mienne est usée.

(Au moment où elle sort, elle heurte dans la porte Madame Heiman qui rentre.)
MADAME HEIMAN.

Tiens, vous étiez là ?

JEANNINE.

Vous me cherchiez ?

MADAME HEIMAN.

Du tout, mais je vous croyais sortie.

JEANNINE.

J’étais rentrée, vous voyez… (Imperturbable, les mains derrière le dos.) Pardon, madame.

MADAME HEIMAN, qui était restée dans la porte, ne comprenant pas.
Quoi ?
JEANNINE.

Pardon, je voudrais passer.

MADAME HEIMAN.

Ah ! oui !

(Une seconde et la porte se referme. Jeannine a disparu.)


Scène IV


GEORGES, ISABELLE, MADAME HEIMAN.

GEORGES jette son journal en pouffant.

Elle ne vous l’a pas envoyé dire, hein ? Ses jonchets !… Et son professeur de gymnastique !… Elle est extraordinaire, cette petite !

ISABELLE.

Ça te fait rire ? Tu as de la chance.

GEORGES, avec un haussement d’épaules.

Oh ! il n’y a pas de quoi pleurer… mon Dieu !

ISABELLE.

Je ne trouve pas ces petites scènes d’une drôlerie irrésistible… Maintenant, je n’en comprends peut-être pas tout le sel, il est vrai !

MADAME HEIMAN, qui s’est tenue éloignée, et regarde à la fenêtre pour se donner une contenance.

Alors, que fait-on aujourd’hui ?… Il serait temps de se décider.

GEORGES.

Sortez, vous… moi je monte travailler.

ISABELLE, à Georges.

Vous montez ?

GEORGES.

Il le faut bien.

ISABELLE.

À votre aise ! (Elle remonte ; bas à Madame Heiman.) Je

vous remercie, vous savez, et m’excuse.
MADAME HEIMAN.

De rien, de rien, je la croyais au jardin. Elle a dû faire le tour par la cuisine pour rentrer ici… Quel petit furet !

GEORGES.

Dites-donc, ne partez pas sans que je vous aie serré la main ; d’ailleurs, je n’en ai que pour une heure, vous serez encore là quand je redescendrai ; hélez-moi en tout cas par la fenêtre.

MADAME HEIMAN.

Paresseux ! Est-ce qu’il avance, votre livre ?

GEORGES.

Ça boulolte, ça boulotte… Je vous le lirai un de ces jours.

ISABELLE.

Allez travailler, mon ami, allez !

GEORGES.

Je me sens beau. La sensation du devoir ! À tout à l’heure.

(Il sort.)


Scène V


MADAME HEIMAN, ISABELLE, puis GEORGES.

MADAME HEIMAN.

Ah ! ma chère amie, je ne suis pas fâchée que l’occasion se présente, — si vous m’en donnez la permission toutefois, — de causer un peu librement. Depuis quinze jours que je me suis installée chez moi, j’ai craint beaucoup d’être indiscrète, et je me suis tenue à l’écart, vous avez dû voir avec quelle réserve !

ISABELLE, d’un air candide.

Vous auriez pu venir plus souvent, autant que vous

auriez voulu.
MADAME HEIMAN.

Nous n’avons échangé que des paroles volontairement indifférentes, par-dessus les haies… Alors, dites ?… Comment cela va-t-il ici, depuis ces deux mois ?

ISABELLE.

Mais très bien, très bien, très bien.

(Isabelle feuillette un livre.)
MADAME HEIMAN.

Ah ! j’avais cru… j’avais cru vous sentir encore en proie à des inquiétudes, des transes…

ISABELLE.

Pourquoi ? Parce que je vous ai envoyée à la recherche de Jeannine ?… Simple formalité… Tout va très bien, très bien…

MADAME HEIMAN.

Vous me rassurez ! Je suis bien contente. C’est curieux comme on se trompe ! Il m’avait semblé percevoir…

ISABELLE.

Quoi ?

MADAME HEIMAN, coup d’œil malin.

Oh ! une atmosphère générale… un je ne sais quoi dans la conversation.

ISABELLE.

Vous vous trompiez… Tout va à merveille, je vous le répète… tout est pour le mieux.

MADAME HEIMAN.

Alors, Jeannine ?

ISABELLE.

Jeannine est parfaite, Georges est parfait, j’ai lieu d’être pleinement satisfaite.

MADAME HEIMAN.

Je pensais bien que cette petite crise d’enfance se dissoudrait d’elle-même au beau soleil… Et vous ? Comment avez-vous supporté une situation, en somme

bien… pénible, bien difficile ?
ISABELLE.

Comme vous le voyez.

MADAME HEIMAN.

Vous avez été si courageuse ! Ah ! peu de femmes auraient eu votre énergie ! Votre mine d’ailleurs laisse à désirer… Jeannine, elle, a repris son petit air calme. Georges, je n’en parle même pas…

ISABELLE.

Mais si, parlons-en, au contraire. Quel visage florissant, n’est-ce pas ? Il engraisse !

MADAME HEIMAN.

Je n’ai pas fait attention.

ISABELLE.

Vous n’avez pas vu ? Il engraisse. C’est remarquable, sérieusement… Il prend du ventre.

(On rit.)
MADAME HEIMAN.

Et…

ISABELLE.

Et ?

MADAME HEIMAN, souriant.

Je vais vous paraître indiscrète… indélicate, mais excusez une question qui me vient naturellement aux lèvres.

ISABELLE.

Dites.

MADAME HEIMAN.

J’ai observé que vous employiez, Georges et vous, le vouvoiement avec une affectation bien naturelle devant Jeannine… Je veux savoir si ce sont encore les… comment dire ?… les mêmes formules, que vous employez dans l’intimité ?

ISABELLE, avec un mouvement.

Mais voyons ! Georges et moi nous ne sommes que des amis.

MADAME HEIMAN, interloquée.

Ah ! bah ! Mais au moins, vous ne me ferez pas croire, que vous n’ayiez point quelque rapprochement, quelques heures d’intimité ! Vous ne gardez pas cette contrainte superflue, l’un devant l’autre, je suppose ?

ISABELLE, gênée.

Mais si, mais si… Cela fait partie de mon programme.

MADAME HEIMAN.

Fichtre ! Vous êtes une femme de caractère. (Se levant.) Allons, je vois que tout est pour le mieux, en effet…

ISABELLE.

Vous vous levez ?

MADAME HEIMAN, battant froid.

Mon Dieu, chère amie… je crois décidément que ma présence est très déplacée. Et je n’ai plus qu’à m’excuser d’avoir été indiscrète.

ISABELLE, brusquement.

Rasseyez-vous, Odette. Eh bien ! oui, c’est vrai… pourquoi essayer de nier plus longtemps l’évidence même ?… oui, ça ne va pas, ici… ça ne va pas comme je l’espérais.

MADAME HEIMAN, tout de suite rassérénée et curieuse.

Pauvre amie ! Vous deviez vous attendre pourtant à toutes les difficultés !

ISABELLE.

Ah ! dites à toutes les affres ! J’avais tout prévu. Aussi, je ne parle pas de mes angoisses personnelles… elles ne comptent pas… J’avais prévu l’état d’anxiété chronique dans lequel je devais désormais vivre, par peur insurmontable, irraisonnée même, de ce que ces yeux-là ont déjà vu !… Il y avait pourtant une chose sur laquelle je n’avais pas compté : le silence de Jeannine, un silence résolu, entêté… un mutisme mystérieux contre lequel je ne peux rien, absolument rien !… Et cela, c’est mal de sa part, je crois avoir le droit de le dire !

MADAME HEIMAN, poussant sa chaise.
Mais racontez ; je ne suis au courant de rien, moi !
ISABELLE.

Sans quoi, je ne sais que trop la tâche terrible que j’ai assumée !… Oh ! ces premiers jours ! Je les prévoyais, mais rien ne peut vous en donner une idée ! Nous avons fait tout ce que nous avons pu… Nous ne nous quittions pas tous les trois. J’évitais de me trouver seule avec Georges. Je voyais tellement ses pauvres regards navrés dès que nous étions obligés de la quitter !… Je devinais tellement ce qui se passait en elle !… Mais quoi ! il fallait bien nous séparer, ne fût-ce que… pour la nuit… Oh ! ces promiscuités inévitables ! Cette espèce de honte continuelle ! l’inévitable détail de l’intimité auquel il a fallu descendre ! Ah ! elle eût été autre, cette petite, mais comme on me l’a changée ! Vous ne pouvez vous douter de son insistance froide et silencieuse… cet oeil qui voit tout, devine, cherche à percer, va au-devant des pensées… Et cela avec, je puis dire, une impudeur, un soudain cynisme, une sorte de fièvre froide extraordinaire !… Nous avons placé naturellement nos trois chambres à des paliers différents… mais que de nuits, je peux vous le confier, où j’ai entendu son petit pas nu monter furtivement l’escalier !… que de nuits où j’ai senti son haleine anxieuse derrière la porte !… Elle épiait… puis je l’entendais descendre ; alors mon cœur se remettait à battre… Oh ! ces lendemains, où je la voyais toute pâle, avec des cernures, et déjà vieillie par la mauvaise anxiété ! Partout, dès que nous nous trouvons ensemble, Georges et moi, elle nous traque. On ouvre une porte… crac… elle est là, derrière, droite, les lèvres pincées. Elle vous regarde, puis passe comme une ombre. Elle fait des irruptions brusques ; sa petite tête les prépare, les calcule toute la journée. Oh ! le reproche perpétuel de son attitude ! Et j’ai tenté tout, toutes les paroles, toutes les tendresses ! J’ai essayé toutes les conversations, à trois, à deux, sur son amour ; j’en ai ri… j’en ai pleuré… Rien. Rien ne peut la faire sortir de ce silence. Elle me revient d’ailleurs… d’autre part… d’une autre vie… où elle a laissé la mémoire et le passé… Des mots de haine parfois lui échappent ; elle n’a plus que cela à mon service, de la haine !

MADAME HEIMAN.

Oh ! de la haine ! à coup sûr, vous exagérez !

ISABELLE.

Non, je ne m’illusionne pas, allez ! Elle me hait. Ah ! ma tâche ne sera guère facile ! Enfin, tout cela n’est pas à raconter…

MADAME HEIMAN.

Vous êtes du moins certaine qu’elle a renoncé à ses idées noires !

ISABELLE.

Rien moins que certaine ! Allez savoir avec un pareil mutisme ! Je vis dans des transes perpétuelles. Je l’épie comme je peux ; je la fais surveiller jusque dans sa chambre par les domestiques… Vous devinez aisément toute notre vie !

MADAME HEIMAN.

Et Georges au milieu de tout cela ?

ISABELLE.

Georges ? Parfait, parfait ! Il est très correct.

MADAME HEIMAN.

Car lui aussi a sa bonne part d’ennuis… et chez un concentré comme lui…

ISABELLE.

Esprit beaucoup plus superficiel qu’on ne le croit en général !… Je le connais bien… Il y a du fond, certainement, chez ce garçon, mais de la surface surtout…

MADAME HEIMAN.

Vous trouvez ? Je l’ai toujours connu plutôt méthodique, posé…

ISABELLE.

Oui, je sais… c’est l’impression qu’il donne en général !… (Elle hausse les épaules.) Il chasse, il travaille un peu… Il est d’attitude très joviale… avec moi, du moins. (Négligemment.) Je ne sais comment il se comporte avec Jeannine, quand ils sont seuls.

MADAME HEIMAN.

On le devine !

(Elle a dit cela sans y ajouter d’importance.)
ISABELLE, de but en blanc.

Vous le devinez ? Eh bien, dites pour voir ?

MADAME HEIMAN, prise au dépourvu.

Mais… mon Dieu… à les voir ensemble, lui, l’air raisonneur, paternel… les mains dans les poches… elle, bougon…

ISABELLE.

Vous les avez vus ensemble ?

MADAME HEIMAN.

Oui.

ISABELLE.

Où ça ?

MADAME HEIMAN, un peu gênée.

Mais plusieurs fois… avant-hier encore… au bout du parc, au tournant de la vigne phylloxérée.

ISABELLE.

Avant-hier, mercredi ?

MADAME HEIMAN.

Oui.

ISABELLE.

Ils vous ont vue ?

MADAME HEIMAN.

J’ignore. Ils passaient.

ISABELLE.

À quelle heure, mercredi ?

MADAME HEIMAN, évasive.

Ah ! je ne me rappelle plus !

ISABELLE.
Le matin ou le soir ?
MADAME HEIMAN, hésitation.

Plutôt le soir.

ISABELLE.

Quatre heures ?

MADAME HEIMAN.

Oui, quatre heures, c’est ça… Pourquoi ?

ISABELLE.

Pour rien. (Elle remonte.) Eh bien, sortons, décidément ?

MADAME HEIMAN.

Qu’est-ce que vous avez ? Ah ! pauvre de moi, qu’ai-je fait encore ?…

ISABELLE.

Rien, mais mercredi, à deux heures, Georges est parti à bicyclette pour la ville… et il m’a dit y être resté, sans bouger, jusqu’à sept… Voilà.

MADAME HEIMAN.

Je me suis donc trompée de jour… Attendez… mais oui, justement, je crois que…

ISABELLE, lui mettant la main sur l’épaule en riant.

Non, non, je vous en prie, ne cherchez pas à rattraper !… Comme ça n’a pas d’importance… Ils se cachent, voilà tout… Déjà !

MADAME HEIMAN.

Je connais Georges, et, tel que je le connais, je suis sûre de n’avoir pas gaffé… Voyons, voyons… depuis le déjeuner je vous observe… Ne seriez-vous pas tout simplement jalouse ?

ISABELLE.

Plaît-il ?

MADAME HEIMAN.

Oui, ne seriez-vous pas jalouse ?

ISABELLE.

Jalouse, moi ? Ah ! vous tombez bien ! Jalouse ! Dieu non, par exemple !… Pas de ça, Lisette ! Vous me connaissez peu… Moi !… Je ne voudrais pas que vous le

pensiez surtout !
MADAME HEIMAN.

Est-ce bien vrai, aussi, ce que vous me disiez tout à l’heure de votre intimité, ou du moins de votre… manque d’intimité avec Georges ?

ISABELLE, avec un mouvement d’hésitation et rapidement.

Qu’importe !

MADAME HEIMAN.

Ah ! bien, parfait !

ISABELLE, embarrassée, à voix basse.

J’ai été obligée de céder à Georges. Oui, je n’ai pas pu agir autrement… il m’a semblé que mon devoir…

MADAME HEIMAN, riant.

Parfait ! (Elle va sur le perron et appelle en l’air.) Georges.

ISABELLE.

Que faites-vous ?

MADAME HEIMAN.

Après ce que vous venez de me conter là, je suis complètement rassurée. Vous allez voir… j’ai hâte de vous montrer que je n’ai pas gaffé.

LA VOIX DE GEORGES., par la fenêtre du premier étage.

Quoi ?

MADAME HEIMAN, du perron.

Je m’en vais… Alors je vous appelle comme vous me l’avez demandé.

VOIX DE GEORGES.

Je descends !

ISABELLE.

L’absurde histoire !

MADAME HEIMAN.

Il ne faut pas laisser traîner les malentendus. Axiome. Vous débutez ; moi j’ai quinze ou vingt ans de… virtuosité. Fiez-vous-en à moi, ma chère… Je vais commander ma voiture pour la promenade. Pendant ce temps vous allez dire votre soupçon tout franchement à Georges et… je reviendrai vous prendre en victoria…

Tenez, je ris !
ISABELLE.

Vous me rendez ridicule !

MADAME HEIMAN.

Faut-il que je sois sûre de votre mari pour risquer le paquet !… Dites-lui tout en deux mots, et vous verrez !… Mais abordez très franchement la question, hein ! Pas de complications, surtout ?

ISABELLE.

Oh ! des complications ! que vous me connaissez peu !… Droit au but… telle est ma devise, toujours… Vous allez voir.

MADAME HEIMAN.

Non, je ne verrai pas.

ISABELLE.

Ça ne fait rien. Droit au but. Deux mots : oui ; non.



Scène VI


Les Mêmes, GEORGES.

GEORGES, entrant de droite.

Donc, vous ne sortez pas ensemble, décidément ?

MADAME HEIMAN.

J’avais oublié un rendez-vous, chez moi, très pressé… Je sortirai peut-être tout à l’heure… si Isabelle veut venir me prendre ?

ISABELLE.

Peu probable.

MADAME HEIMAN.

Adieu, mes enfants !

GEORGES.

Quelle flèche !

MADAME HEIMAN.
C’était inutile de descendre… mais vous l’avez voulu.
GEORGES.

Et je ne le regrette pas. Je n’avais pas le courage de venir prendre un livre dont j’ai besoin… là, dans la bibliothèque… Vous ne voulez pas que je vous accompagne ?

MADAME HEIMAN, ouvrant son ombrelle.

Non, non, bonsoir.

(Elle s’en va.)
GEORGES, du perron.

Bonne promenade !… Quel temps, hein ?… Ne vous retroussez pas si haut… je suis encore là… Quoi ?… Mais non, je ne suis pas si bête que ça !



Scène VII


GEORGES, ISABELLE, puis La Bonne.


(Resté seul avec Isabelle, Georges redescend et se frotte les mains en chantonnant, puis il s’approche de sa femme et va l’embrasser. À ce moment, fracas. Par la porte-fenêtre du fond, un grand ballon de jardin a bondi sur eux. Ils se séparent effrayés. Puis, Georges ayant compris d’où et de qui est parti le projectile, sourit, hausse les épaules. Il ramasse le ballon, va à la fenêtre.)
GEORGES, riant.

Le ballon de Damoclès.

(Il envoie promener le ballon, d’un grand coup de pied, dans le jardin.)
ISABELLE.

Tu es bien joyeux, Georges ; tu fais des mots… c’est ravissant… seulement si tu pouvais avoir une joie moins bruyante, je t’en serais reconnaissante.

GEORGES.

Je serai triste, si tu y tiens ; mais je n’ai pas de raison

d’être triste.
ISABELLE.

Je sais ; mais moi, j’en ai… Je t’en prie, mets la sourdine… ce sera plus décent.

GEORGES.

N’est-ce pas toi qui m’as recommandé d’être aussi gai que possible ?… Je pensais que cela faisait partie du programme. C’est une gaîté de…

ISABELLE.

De commande.

GEORGES.

Oui.

ISABELLE.

Merci. Tu t’en es bien acquitté. Je me rappelle, en effet, je croyais bénévolement que la situation allait te gêner un tant soit peu, t’être désagréable… Je croyais, oui, je l’avoue, que tu allais souffrir de ton côté.

GEORGES.

Je veux bien souffrir, si tu y tiens, absolument… mais je n’ai pas de raisons de souffrir.

ISABELLE.

C’est que c’est vrai pourtant !… Quelle raison aurait-il de souffrir en effet ?… C’est admirable ! Tu es là, à l’aise, confortablement…

GEORGES.

Confortablement, non, non… n’exagérons rien… Je ne suis pas mal, actuellement, voilà tout.

ISABELLE.

Il y a deux femmes qui t’aiment, au lieu d’une ! C’est tout le résultat que t’a apporté ce changement de vie !… Il a parbleu raison !… Seulement, moi, qui n’ai pas les mêmes sujets de gaîté, ce que je te demande, c’est un peu de décence, dans les expansions, — pour celle qui souffre.

GEORGES.
De décence !… J’ai fait quelque chose d’indécent ?
ISABELLE.

Ce que je te demande, c’est devant Jeannine un peu de retenue… afin de ne pas entraver ma tâche à moi, suffisamment pénible, telle qu’elle est.

GEORGES.

Parce que j’ai ri tout à l’heure, après la sortie de Jeannine !

ISABELLE.

Sans quoi, mon Dieu, je comprends tellement !… Oh ! je ne t’en veux pas… c’est si naturel, en effet !… Tu es flatté… Ce sont des faiblesses d’amour-propre si compréhensibles !

GEORGES.

Flatté !

ISABELLE.

Ne t’en défends pas ; à quoi bon ? Il y a beau temps que j’ai fait la remarque… en souriant… Je ne t’en ai pas parlé, parce que nous autres femmes, nous comprenons si bien ces choses-là… et les hommes sont si fats !

GEORGES.

Elle est bonne !

ISABELLE.

Tu crois que je ne vois pas toutes tes petites manigances ?

GEORGES.

Oh ! conte-moi les petites manigances… j’en serai bien aise !

ISABELLE.

Tu veux ?… Au hasard… dans le tas… tiens. Durant les regards qu’elle te jette, ces longs regards insistants et béats, qui ont l’air de dire : « Est-il beau, Seigneur, est-il beau ! » tu prends alors un air modeste, détaché… qui est très amusant, je t’assure, à observer ! Mais oui, mon ami, vous avez des manières de faire des effets de mains, quand vous voyez que son regard se pose, s’installe

sur vous… des gestes enfuis vers la cravate…
GEORGES.

Vous êtes un vrai miroir, mais un miroir qui rend bien, sapristi !

ISABELLE.

Le petit ton poli, condescendant, et joliment fat, avec lequel vous lui demandez : « Jeannine, voulez-vous me passer telle chose ? »

GEORGES.

Quoi encore ? quoi encore ?

ISABELLE.

Un petit détail… entre mille… mais assez drôlet. Vous fumiez la pipe à Paris. Pendant six ans, vous avez fumé la pipe chez moi, sans vous gêner, oui, ma foi… je vous aurais brodé des pantoufles !… Eh bien, maintenant, vous vous êtes mis à la cigarette !… Oh ! c’est un rien, je le sais bien, mais un rien significatif pour l’observateur !

GEORGES.

Pardon, voilà une amélioration, dont vous profitez aussi… L’hommage est de moitié pour vous… il y a ingratitude à me le reprocher.

ISABELLE.

Tenez encore… mais non… ceci me gêne un peu à dire… Vous m’en voudrez.

GEORGES.

Dites, dites, pendant que vous y êtes, vous auriez tort de vous gêner.

ISABELLE.

Quand elle chante sa Chanson de Florian, vous savez avec l’expression en coulisse : « Qu’on chérisse au premier moment, qu’on aime ensuite davanta-a-ge » si vous voyiez votre air, lorsque vous lui répondez : « Bien ça, Jeannine… très bien… recommencez donc ! » Vous avez à ce moment une expression générale… extraordinaire… oh ! intraduisible !… mais très comique. Il y a ainsi tout un côté de vous que je ne connaissais pas autrefois et que vous m’avez révélé… un côté « calicot » mon pauvre ami !… Mais j’ai tort de vous dire tout cela, sans doute, vous m’en voudrez !

GEORGES.

Je vous suis très reconnaissant, au contraire.

ISABELLE.

Je ne vous cacherai pas que, par moments, vous m’apparaissez un peu ridicule, voilà tout.

GEORGES.

Ah ! qu’est-ce que j’avais dit ? Ridicule !… Écoute ça, mon bonhomme, écoute ça !

ISABELLE.

Mais, dès les premiers jours, je l’ai si nettement senti, Jeannine vous est devenue tout à coup si sympathique !… vous ne la croyiez pas si intelligente que cela, cette petite !… Tenez, le soir même de notre mariage, après le coup de folie de Jeannine, alors que nous nous concertions, je me rappelle déjà que j’ai été obligée de vous interrompre…

GEORGES, stupéfait.

Moi ?

ISABELLE.

Oui, quand je vous ai dit : « Nous la guérirons de vous », je me rappelle, vous m’avez répondu déjà de ce petit ton intraduisible : » Pas si sûr que ça ! »

GEORGES.

Moi ??

ISABELLE.

À ce point que j’ai été obligée, vous ne vous en souvenez pas ? de vous reprendre… et d’ajouter : « Mais si, mon ami, mais si… » en souriant, honteuse un peu pour vous.

GEORGES.

C’est le comble, par exemple !

ISABELLE, continuant.

Et ça vous gênerait, en effet, qu’elle guérit ! ça vous vexerait… car elle ne peut guérir que par l’amoindrissement de votre charme ! Vous verrez diminuer votre puissance de séduction jour par jour… ah ! ce sera dur ! Et comme je comprends que vous désiriez voir se prolonger cet état de choses le plus longtemps possible, quitte à entraver mon ouvrage !… car c’est contre vous que je travaille, en effet, mon ami… et ce n’est pas commode… j’aurais mauvaise grâce à le nier ! Je connais trop moi-même le pouvoir de vos armes !

(Avec une révérence.)
GEORGES, s’inclinant.

Vous êtes bien aimable !

ISABELLE.

Cependant vous vivez votre seconde jeunesse. Et c’est ce qui vous donne cette mine d’admirable prospérité !

GEORGES.

Je ne vais pas mal, je vous remercie… Oh ! du côté de la santé !… Enfin, je tâcherai d’aller moins bien, s’il y a moyen.

ISABELLE.

Tout cela est bel et bon… je ris maintenant, mais il y a des moments où je trouve cela moins spirituel ! La situation a complètement dévié et se retourne contre moi. Ma parole, je deviens la femme ennuyeuse à laquelle on se résigne ! C’est inouï !

GEORGES.

Est-ce de ma faute ?

ISABELLE.

Je comptais sur un peu de bonne volonté de part et d’autre… sur sa tendresse… sur…

GEORGES.

Ah ! voilà bien le grand tort ! Vous comptiez sur ce que vous désiriez, tout simplement. Je vous ai assez prévenue, j’ai rabâché… maintenant vous êtes socialement responsable de nous ! je ne m’en mêle plus, je ne veux rien savoir ! Je suppose que vous avez réfléchi…

alors, la paix ! Il fallait tout prévoir.
ISABELLE.

J’espérais appuyer sur un terrain quelconque, mais rien !… Elle se dérobe à toute guérison.

GEORGES.

Guérison ! Vous parlez tout le temps de ça comme d’une maladie !

ISABELLE.

C’en est une !… et contagieuse encore !

GEORGES.

À vous entendre, on dirait tout le temps qu’il y a un agonisant dans la maison ! J’en arrive à marcher sur la pointe des pieds… Alors, faites l’opération, sapristi !

ISABELLE.

C’est par une lente hygiène que j’espérais…

GEORGES.

Par un régime, dites donc le mot !… Tout le temps, à Paris, que vous me découvriez vos intentions, ce mot me venait aux lèvres : Un régime. Bain le matin… bain le soir… gymnastique suédoise… promenade… travail à cinq heures…

ISABELLE.

C’est cela, appelez-moi pion tout de suite !… Je suis le pion !

GEORGES.

Tout ce que vous me dites là je l’ai prévu, tout noté… (Sortant un carnet.) dans mon almanach prophétique pour 1900… Tenez, le 26 septembre… (Il consulte le carnet.) Ah ! non, vous êtes en avance !

ISABELLE.

Avouez-le, vous êtes extraordinaire ! Rien ne vous enlève votre bonne humeur ! Mais votre sourire, au moins, expliquez-moi votre sourire !

GEORGES.

Impatiente !… Joconde, depuis le temps, n’a pas encore expliqué le sien !… Voyez-vous, Isabelle, c’est des idées à moi, des petites idées à moi… Dans la vie, je ne sais jamais s’il faut rire ou pleurer… ou plutôt, j’ai la sensation très nette qu’il faut à la fois rire et pleurer des mêmes choses, car toute chose a une double face, l’une drôle et l’autre… pas très drôle… et je ne sais jamais laquelle est la bonne. Ce n’est peut-être d’ailleurs ni l’une ni l’autre !… En tout cas, je n’ai pas assez confiance pour me laisser pleurer ; c’est pourquoi je commence toujours par sourire… par peur des dieux, avec la juste crainte d’un comique supérieur. C’est plus prudent.

ISABELLE, avec mépris.

Philosophe !

GEORGES, tout d’un coup, il la saisit à pleins bras.

Et puis, ce n’est pas tout ça !… Il y a quelque chose qui me fait tranquille et patient : tes baisers… oui tes baisers à toi, les tiens, ceux que tu m’as donnés, car je te les ai arrachés… car ils ont passé tes lèvres serrées… car il a bien fallu que tu cries ta volupté…

ISABELLE.

Tais-toi !… tais-toi !…

GEORGES.

Ah ! nie-le donc un peu !… j’en ai encore la brûlure et le désir !

ISABELLE.

Tais-toi… je t’en conjure !

GEORGES.

Que m’importe, dès lors ! J’ai le sentiment calme de la victoire, et de l’attente aussi. Pourquoi ne veux-tu pas que je sois heureux, réponds, toi que, si je le voulais, je défierais de sortir de ces bras-là !… Ne te cache pas la tête ainsi, va, lève-la haut… lève-la ! (Il lui relève la tête.) Tu pleures ?

ISABELLE.

Oui, un peu… Tu n’aurais pas dû dire cela… tu as eu tort.

GEORGES.
Oh ! Isabelle !
ISABELLE.

Laisse, laisse… (Elle passe.) Je suis, à mon tour, nerveuse aujourd’hui… Et puis, que ce soit fini !… Je ne sais ce que j’avais, un besoin malsain de parler… On a tort. Cessons.

GEORGES.

Mais tu m’en veux.

ISABELLE.

Je te jure que non… C’est moi qui me juge absurde. Remonte travailler… et redevenons sérieux.

(Elle va à la sonnette et sonne.)
ISABELLE.

À propos de choses sérieuses, j’attends toujours le notaire pour l’acte. Es-tu passé chez lui, mercredi ? Qu’a-t-il dit de ma lettre ?

GEORGES.

Mercredi ?… non, je n’y suis pas passé… je n’ai pas eu le temps… J’irai demain.

ISABELLE.

Comment, tu n’as pas eu le temps de deux heures à sept ? Qu’as-tu donc fait à la ville ?

GEORGES, embarrassé.

Ben, pas mal de commissions… je me suis attardé chez le sellier… Et puis la vie de province, déjà !… j’ai flâné au café Lebrault, avec des amis.

ISABELLE.

Jusqu’à sept heures ?

GEORGES.

Je te demande pardon… j’enverrai le cocher demain matin… Il n’y a pas de mal.

ISABELLE.

Merci.

(Silence.)
GEORGES.

Quoi ?

ISABELLE.
Rien… bonsoir.
GEORGES.

Je croyais que tu me disais quelque chose.

LA BONNE, entrant.

Madame…

ISABELLE.

Voulez-vous appeler mademoiselle Jeannine, et…

(Elle s’arrête, attendant que Georges veuille bien sortir.)
GEORGES.

Eh bien, je vous laisse, je vais finir ma page.

(Il sort.)
ISABELLE, à la bonne.

Dites-lui que c’est pour essayer des chapeaux…

LA BONNE, d’un air confidentiel.

Madame, je dois prévenir madame que mademoiselle Jeannine s’est enfermée dans sa chambre, hier soir, à double tour… J’ai eu très peur… je l’ai surveillée… j’ai vu la lumière jusque très tard.

ISABELLE, impatientée.

Mais oui…, mais oui… je sais !

LA BONNE.

Je dis ça… parce que Madame m’avait recommandé…

ISABELLE.

Oui… oui… allez.



Scène VIII


ISABELLE, seule.

Ah ! comme il a menti ! comme il a menti ! Cette fois, je n’ai plus à douter… Bonne bête que je suis !… Oh ! mais je saurai… je saurai tout !… À l’autre maintenant ! Je la forcerai bien à parler… mais comment ? Je veux savoir pourtant… J’existe, moi !

(On entend la voix de Jeannine dans le couloir.)
VOIX DE JEANNINE.
Où ça ? dans le salon ?


Scène IX


ISABELLE, JEANNINE.

JEANNINE.

Tu m’as appelée ?

ISABELLE, à part.

Elle… Oh ! elle !

JEANNINE.

Qu’est-ce que tu veux ?

ISABELLE.

Oui, je t’ai appelée pour que tu essayes tes chapeaux qu’on t’a apportés. (Elle ouvre les cartons, elle met un chapeau sur la tête de Jeannine.) Il n’est pas laid, celui-là.

JEANNINE.

Fais voir l’autre. Non…

ISABELLE.

Tu n’aimes pas le pailleté, là devant ? Ça se fait beaucoup.

JEANNINE.

Je préfère le grand bord.

ISABELLE.

Le pailleté a du genre, tu sais… Puis, tu as raison.

JEANNINE.

Et les tiens, ils ne sont pas là ?

ISABELLE.

Oh ! moi… avec mon grand noir… c’est suffisant… La toilette m’est bien égale… à la campagne… je ne suis plus assez jeune, ni assez belle… Toi, c’est amusant de t’habiller, parce que c’est comme une poupée chic… Tu es si jolie ! Tout te va ! Regarde les chapeaux, ils te coiffent tous… la modiste me le disait encore hier… Alors, c’est celui-là que tu as choisi ? Remets-le dans la boîte… (Au moment où Jeannine va sortir, elle tend vivement un porte-cigarette.)

Will you have cigarette, miss ?
JEANNINE.

Certainly.

ISABELLE.

Take.

JEANNINE.

Well. (Elles allument leur cigarette.)

ISABELLE, la poussant vers le canapé.

Assieds-toi là… Tu as le temps… Tiens, les allumettes. (Elle rit et la tient enlacée.) Ch’tit bout, va !… tu ne sais pas ce que ça veut dire : ch’tit bout ? c’est les paysans d’ici qui disent comme ça… c’est vrai ! (Elle l’embrasse.) Je t’aime bien… Ah ! on arrivera un jour à se retrouver ! Tu ne peux pas rester dans cet état de claustration morale indéfiniment. Laisse-toi aller… dis-moi tous tes secrets… comme à une amie de couvent. (Enfantin.) Si tu étais au couvent, tu aurais bien des amies, n’est-ce pas ?

JEANNINE, faisant tomber la cendre de sa cigarette.

Mais quoi, quoi te raconter ?… Oh ! que c’est agaçant !

ISABELLE.

Tout. J’ignore tout de toi… depuis deux mois. Pourquoi ne veux-tu pas parler ? Les premiers jours, tu as été exquise d’abandon… et maintenant…

JEANNINE.

Oh ! que c’est agaçant !… Qu’est-ce que tu veux savoir ? Tu ne seras pas plus avancée !… Lundi je l’aime, mardi je l’aime, mercredi je l’aime… et c’est toute la semaine ainsi… Qu’est-ce que tu veux, ça ne se raconte pas ce que j’éprouve !… (Deux longues bouffées de cigarette.) Ah ! si j’écrivais mon roman… peut-être !… (Grave subitement.) Tiens, j’ai pensé à toi, justement, hier soir.

ISABELLE.

Oui ?

JEANNINE.

J’ai commencé une narration.

ISABELLE.
Une narration ?
JEANNINE.

Si je la continue, je t’en montrerai peut-être des passages… ce qui pourra se montrer… (Mouvement d’Isabelle.) oh ! peut-être !… je ne promets pas… (Elle laisse tomber sa cigarette.) Oui, j’ai pensé écrire certaines choses… pour… pour quand je ne serai plus là… plus tard.

(Elle hoche la tête.)
ISABELLE.

Ne parle donc pas ainsi !… Quelle phraséologie de mauvais goût ! Tu parles comme les petites filles du Musée des familles !… (Isabelle glissant sur le canapé, tout contre Jeannine.) Tu ne veux pas me montrer ça tout de suite ? Tu ne peux pas aller me le chercher ?

JEANNINE, secouant la tête avec une froideur de reine.

Oh ! non, non ! C’est tout à fait impossible pour le moment !

(Silence.)
ISABELLE, lui entourant la taille, et à voix basse.

Alors, dis… tu l’aimes toujours fort ?

JEANNINE prend un air de grand mystère et laisse tomber, du bout des dents, à peine.

Oui.

ISABELLE, l’embrassant tout à coup.

Ch’tit bout, va !… Est-elle gentille tout de même !… Tu vois, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse !… Tu as raison de l’aimer : il le mérite… Et après ?

JEANNINE.

Oh ! mais tu me serres, tu me fais mal !… Je t’assure… je voudrais bien te faire plaisir, mais je ne sais quoi te dire !

ISABELLE, les yeux brillants, le visage avide.

Ce que tu penses, ce que tu fais… vos confidences de la journée… ce que tu dis à Georges… n’importe quoi… les détails les plus insignifiants.

JEANNINE.

Je cherche.

(Un sourire imperceptible passe sur ses lèvres.)
ISABELLE.

Ah ! je te vois sourire… tu as quelque chose sur les lèvres…

JEANNINE.

Non !

ISABELLE, la serrant très fort contre elle.

Si, dis…

JEANNINE, baissant la tête en souriant.

C’est bête !

ISABELLE.

Quoi… quoi… chérie ?

(Elle attend anxieusement, le visage crispé, ce qui va sortir de la bouche de Jeannine… Le silence est immense.)
JEANNINE.

J’ai fait quatre vers hier.

(Isabelle, un instant désarçonnée par cet enfantillage, ne dit rien d’abord, puis tout de suite, l’œil rebrille, la bouche se contracte.)
ISABELLE.

C’est vrai ?… dis-les moi ?

JEANNINE, maniérée, se balançant.

Non !

ISABELLE.

Si, dis.

JEANNINE, riant, gagnée.

Je n’oserai pas… Attends alors… je vais te les écrire… (Elle se lève, va à la table en courant.) D’abord, je ne me les rappelle déjà plus !

(Elle cache sa tête dans ses coudes avec un joli geste d’enfant honteux.)
ISABELLE.

Menteuse !

(Jeannine écrit en s’appliquant et en mouillant le crayon avec sa langue. Isabelle se rapproche d’elle.)
JEANNINE.

Ne me regarde pas, ça me gêne.

(Elle cache le papier sous son bras.)
ISABELLE.

Je m’en vais, je m’en vais.

JEANNINE continue ; quand elle a fini, elle tend le papier à Isabelle sans la regarder, par-dessus l’épaule.

Tiens, prends !… (Rapidement, elle se précipite au piano, rougissante, et se met à tapoter de la main droite.) Tu lis ?

ISABELLE.

Oui.

(Isabelle parcourt avidement des yeux. — Silence.)
JEANNINE, toujours de dos, de loin, sans se retourner, en tapotant.

Ne fais pas attention à l’orthographe, ni à la rime, tu sais… Tu as lu ?

ISABELLE, riant mal.

Oui… (Puis tout d’un coup, la voix changée et sifflante malgré elle.) Ce n’est pas méchant, c’est naïf !

(Jeannine se lève brusquement. Elle fixe sur sa sœur un regard interrogatif et haineux.)
JEANNINE.

Je pourrais peut-être te dire des choses moins naïves, si je voulais !… Rends-moi ça…

ISABELLE, cachant le papier derrière son dos.

Pourquoi, Jeannine ?

JEANNINE.

Rends-moi ça tout de suite… rends, tu te moques de moi !

ISABELLE, avec un ricanement dans la voix.

Tu ne veux pas que je les montre à Georges ?

JEANNINE.

Rends, je te dis…

(Elle atteint le papier et le déchire en mille petits morceaux.)
ISABELLE, continuant.

Georges ne les connaît pas ?

JEANNINE, cramoisie de colère et de dépit.
Je ne te répondrai plus jamais, jamais !…
ISABELLE.

Ils ne sont pas mal du tout, ces vers… Je n’ai pas voulu te vexer. Il faudrait les montrer à Georges… Il ne les connaît certainement pas… S’il les connaissait, il m’en aurait parlé… (Elle relève la tête avec orgueil.) Comme il me dit tout !

JEANNINE.

Alors, pourquoi me le demandes-tu ?

ISABELLE.

Parce que tu aurais pu les lui montrer aujourd’hui, par exemple… ou tout dernièrement.

JEANNINE.

Eh bien, demande-le lui donc… puisqu’il te dit tout… c’est plus simple !

(Elle se dirige vers la porte rapidement.)
ISABELLE fait un mouvement en avant.

Voyons… mignon…

JEANNINE.

Si, je t’assure… moi, j’en ai assez… je m’en vais. (À la porte elle se retourne une dernière fois, gouailleuse et regardant Isabelle dans les yeux, elle lance :) Pour le reste, si tu as besoin de renseignements… tu n’as qu’à demander à Georges !

(Et puis elle claque la porte du jardin. L’appartement en a tremblé.)
ISABELLE, seule.

Oh ! j’ai été maladroite !… Oh ! je m’en veux !… Elle se moque de moi maintenant… (On entend la voix de Jeannine qui chante très haut dans le jardin.) Allons, la voilà qui chante !… C’est clair… Je t’entends, je t’entends, va ! Voilà une chanson qui parle mieux que toutes les paroles… (Elle passe ses mains sur sa figure.) Oh ! puis… (Elle rejette la tête en arrière, comme pour en faire tomber tout un poids.) Ah ! il y a encore de belles préoccupations !

(Elle se précipite au piano ouvert et elle se met à jouer avec fureur des mains, de la tête et des épaules.)


Scène X


ISABELLE, MADAME HEIMAN.

MADAME HEIMAN, entrant.

Vous venez ? Je suis prête.

ISABELLE.

Oui… Écoutez comme c’est passionnant, hein ?… Vous aimez Schumann ?

MADAME HEIMAN.

Beaucoup, beaucoup… Figurez-vous, ma chère, que je viens de recevoir une dépêche de Victor… Contre-ordre… Il n’arrivera que d’aujourd’hui en huit. (Un temps.) Eh bien !

ISABELLE joue, joue éperdument et tout à coup se lève toute droite, appuyée au piano.

Ma petite Odette, je suis au bord d’une grande chose qui me fait peur… je le sens bien, allez… j’ai compris de quel mal je souffre.

MADAME HEIMAN, vivement.

Il a menti ?… Ah ! prenez garde, Isabelle, ne ramassez pas le mouchoir d’Othello !… Ce Georges ! dites donc un peu que vous ne l’aimez pas !

ISABELLE.

Oui, n’est-ce pas ? c’est visible ?… (Elle parle lentement, à voix à peine perceptible, tant elle est basse et tremblante) Mais sentir que je dois cela, Odette, que je dois cela à un baiser !… que je dois cela à ce qu’il y a de plus vil en moi, à l’humiliation d’une caresse de chair !… Et dire qu’il a suffi d’une minute, d’une étreinte, pour faire sombrer toute ma vie… et me livrer, poings liés, à cet asservissement… oh ! j’en pleurerais, j’en pleurerais d’une grande honte blessée… Et où vais-je maintenant, où vais-je ?… Alors, c’est ça la jalousie ?… Elle aussi, il va falloir qu’elle entre en moi ? car je sens venir quelque chose de louche, de malsain, d’effleureur… C’est comme une espèce d’enchantement… On dirait que cette petite est un foyer d’amour, qui, par sa seule présence, attire, attire et brûle… Il se dégage d’elle des parfums que je n’ai pas respirés… d’affreux parfums qui grisent !

MADAME HEIMAN, hochant la tête.

C’est ça ! c’est bien ça !… Ah ! on n’est pas fier !

ISABELLE.

Vous devez voir à mes yeux que je suis tout épouvantée, n’est-ce pas ?

MADAME HEIMAN.

Oui, ils implorent… ils ont la fièvre…

ISABELLE.

Je suis toute novice, vous comprenez… vous comprenez, je paie double, probablement, moi… je ne savais pas !

MADAME HEIMAN.

Vous n’étiez pas femme. Dites tout franchement à Georges… expliquez-vous.

ISABELLE.

Ils se cacheront mieux, voilà ce que j’y gagnerai.

MADAME HEIMAN.

Ah ! vous êtes déjà bien subtile, Isabelle.

ISABELLE.

Non non ! ne rien lui dire, au contraire… et je compte, ma petite Odette, sur votre silence absolu… Rien de ce que j’avoue ici, ne doit arriver jusqu’à Georges… Il faut me le jurer.

MADAME HEIMAN.

Oh ! ce sera absolument comme vous voudrez, je le jure !… Mon Dieu ! dans quelle équipée vous êtes-vous lancée !… Si elle débute ainsi ! Il faut l’arrêter de suite… Éloignez Jeannine. Donnez-la moi pour un temps.

ISABELLE.

Jeannine ?… Vous êtes folle ! Vous vous mettriez à mille que vous ne m’en sépareriez pas !… Je ne pourrais plus vivre un jour !… Jeannine ! Mais qu’elle ne sache jamais, jamais, quoi qu’il advienne, ce qui se passe en moi !… Elle ne peut être, en aucun cas, responsable de ma souffrance à moi… Elle est la dernière au monde qui doive la comprendre ! et quand je mourrais de chagrin, qu’aucun soupçon ne s’élève en elle, grand Dieu !… J’ai juré à la mémoire de notre mère que je rendrais cette petite âme à la vie, et je tiendrai parole ! Un scrupule, une impatience, elle recommencerait demain !… oui, oui… car elle n’a pas abandonné son sinistre projet, j’en suis sûre… c’est là, dans ses yeux, l’idée fixe… Je ne peux pas lui dire un mot, un seul mot… Voilà l’horreur !… Songez à cette chose épouvantable !… vingt fois le jour, une angoisse se glisse entre elle et mon regard ! Mais, chose atroce, entendez-vous ? elle joue, même de son suicide ! Elle a des manières furtives… des façons de sortir brusquement… ah ! j’étouffe parfois de terreur !… Il y a maintenant le chantage de la mort…

MADAME HEIMAN.

C’est impossible… elle vous haïrait !

ISABELLE.

Depuis le jour où je l’ai sauvée, elle me hait… Oh ! le reproche de ses yeux, de ses pauvres yeux de chien blessé, qui me disent toute la journée : Sœurette !… Sœurette !… qu’as-tu fait ?… Ah ! oui, qu’ai-je fait ?

(Elle pleure.)
MADAME HEIMAN.

Allons, ne vous désolez pas… Venez, nous parlerons de tout cela dehors… La voiture nous attend.

ISABELLE, machinale.

Oui, la voiture nous attend… (À la bonne qui est entrée.) Augustine, vous arrangerez tout ici… Faites marcher le feu pour quand je rentrerai… on gèle.

LA BONNE.

Bien, madame… Madame met son manteau ? Il fera

froid tout à l’heure.
MADAME HEIMAN.

Oui, couvrez-vous bien.

ISABELLE.

Merci, je suis prête.

MADAME HEIMAN.

Allons, venez.

ISABELLE.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !… Passez, je vous en prie.

(Elles sortent.)
(La bonne arrange le feu, puis elle allume une grande lampe à pied, derrière le canapé, qui se trouve auprès de la cheminée.)


Scène XI


JEANNINE, La Bonne.

JEANNINE, ouvrant doucement la porte.

Ces dames sont parties ?

LA BONNE.

À l’instant.

JEANNINE.

En voiture ?… Savez-vous où elles allaient ?

LA BONNE.

Non, mademoiselle.

JEANNINE.

Bon.

LA BONNE.

Mademoiselle veut-elle que j’allume la lampe maintenant ?

JEANNINE.

Oui.

(Un temps.)
LA BONNE allume la lampe.
Il a fait une belle journée aujourd’hui !
JEANNINE.

Oui. (Un temps.) Vous fermerez les volets dans cinq minutes, quand le soir sera tout à fait tombé.

LA BONNE.

Bien, mademoiselle… C’est tout ?

JEANNINE.

Oui.

(Elle prend un livre et, songeuse, s’installe sur le canapé et lit.)


Scène XII


JEANNINE, GEORGES.

GEORGES entre brusquement par la porte de droite.

Dites d… Tiens ! c’est vous qui êtes là ?… Votre sœur est partie ?

JEANNINE.

Elle vient de sortir avec madame Heiman.

GEORGES.

Ah ! elle est revenue, celle-là ?… Vous permettez ?… je vous dérange… je viens prendre un bouquin dont j’ai besoin… je remonte travailler.

JEANNINE.

Faites donc.

(Georges ouvre la petite bibliothèque étagère qui est au mur.)
GEORGES.

Mettez donc une bûche au feu… Vous allez attraper un rhume ici !… Je ne sais pas comment vous pouvez tenir.

JEANNINE.

Si vous voulez.

GEORGES.
Quel livre lisez-vous là ?
JEANNINE.

Je ne sais pas.

GEORGES.

En voulez-vous un autre ?

JEANNINE.

Ça m’est égal. (Elle se lève en proie à une très grande décision ; elle est bouleversée, elle respire fort, comme lorsqu’on va prendre une décision. — Quand Georges descend de sa chaise, elle se précipite vers lui.) Georges !

GEORGES.

Quoi ?

(Ils sont face à face.)
JEANNINE, baissant la tête.

Rien !…

(Elle reste ainsi fixe, plantée devant lui, en regardant ses bottines.)
GEORGES.

Savez-vous ce que va faire la petite Jeannine si elle est bien gentille ?… Elle va mettre ses pieds au feu, là-bas, sur le canapé… ouvrir ce livre qui est très intéressant… et que j’ai choisi exprès pour elle… (Il lui met le livre dans la main, en la conduisant doucement par l’épaule.) elle va lire… on le tient comme ça, le livre… là… pendant que les gens sérieux vont remonter à leur travail.

(Il l’installe.)
JEANNINE, suppliante.

Tout de suite ?

GEORGES.

Tout de suite !… Voilà ce que va faire la petite Jeannine, parce qu’elle est bien obéissante… Et quand sa sœur rentrera, elle la trouvera, gentiment, dans la même position… les pieds au feu…

JEANNINE.

Georges !

GEORGES.

Et comme comble de générosité, c’est moi qui vais mettre la bûche dans le feu !… (Il met une bûche dans la cheminée. — Une dernière fois, on entend dans la bouche de Jeannine roucouler plus faiblement le mot de « Georges ». — Au moment de s’en aller, avec douceur, il lui tape la joue, et grave :) Allons, bonne lecture, mon petit… (Brusquement.) Je ne sais pas comment vous pouvez tenir dans cette pièce, vrai… il faudra que je fasse mettre des bourrelets aux portes… brrr !

(Il sort.)


Scène XIII


JEANNINE, puis ISABELLE.

(Restée seule, Jeannine ne change pas de position. La tête est seulement inclinée toute basse sur le livre. — Un grand temps se passe ainsi.)
ISABELLE, rentrant par la gauche sur la pointe des pieds.

Rien… elle est seule… Tout est comme à l’ordinaire… la lampe brûle… la bûche chante… (On entend et on voit au dehors la bonne qui ferme les volets.) On ferme les volets… Elle ici… lui là-haut… C’est ma maison… ma calme maison du soir… Tout est en place… Et me voici, moi… le cœur battant dans ce silence… Ah ! Isabelle ! ma pauvre Isabelle !… que fais-tu là… en cette minute… et où t’en vas-tu ? (Elle prend ses gants et se rapproche derrière le canapé.) Elle pleure !… j’entends tomber ses grosses larmes sur le livre… dans le silence… une… deux… On pourrait les compter… Et c’est toi, toi, petite sœur… toi que j’aimais tant… Ah ! méchante… méchante… Qu’y a-t-il au fond de cette horrible petite tête !… de la vengeance… et puis… autre chose encore… voleuse, entends-tu !… voleuse !… Oh cette petite tête que je h…

(Jeannine se lève en sursaut, effarée, avec un cri.)
JEANNINE.

Ah ! tu m’as fait peur… Qu’est-ce que tu faisais-là ?… qu’est-ce que tu disais ?

ISABELLE, l’enlaçant des deux bras.

Que tu étais jolie comme cela, en ce moment… oh ! mais jolie, non, tu ne peux savoir comme tu étais jolie !…


RIDEAU.

ACTE III


Au premier. Cabinet de travail de Georges, très gai, très neuf. C’est la pièce moderne de la maison. Très fouillis. Window sur le jardin. Le jardin se reflète dans les vitres de l’énorme bibliothèque.


Scène PREMIÈRE


GEORGES est assis à son bureau et écrit, puis JEANNINE.

(On frappe à la porte de droite.)
GEORGES.

Entrez !

JEANNINE, entrant.

Bonjour ! C’est moi !… Ça vous embête, hein ? de me voir ici ? Mais rassurez-vous. Je ne viens pas pour moi, je viens pour mon appareil photographique. Voulez-vous être assez aimable pour me changer mes plaques ? Mes douze sont faites.

GEORGES, de son bureau.

Posez ça là… Je finis cette page… Dans un quart d’heure je passerai au cabinet noir.

JEANNINE.

Il y en a une, une instantanée où vous serez très bien.

GEORGES, continuant à écrire.

Qui… moi ?

JEANNINE.

Vous savez bien que je ne fais que vous. C’est ma spécialité. Je vous ai pris tout à l’heure quand vous descendiez de bicyclette. Je vous ai bien attrapé au moment où vous sautiez en arrière. Vous devez avoir les deux jambes en l’air et la tête sur la selle… Ce doit être charmant.

GEORGES.

Tout à fait réussi.

JEANNINE.

Vous aviez une tête ! Les cheveux vous dégoulinaient tout le long de la figure !…

GEORGES.

Exquis tableau.

JEANNINE.

Ne vous inquiétez pas. Si vous me plaisez comme ça ! (Georges se remet à écrire. Jeannine s’installe sur une chaise, les mains sur les genoux, les yeux au plafond. Silence.) Un ange passe. (Silence.) Hum ! (Silence.) Hum ! Hum ! (Silence.) Mais je cause, je cause, je ferais peut-être bien de m’en aller. Vous allez vous faire attraper.

GEORGES.

Jeannine, j’ai des choses sérieuses à vous dire.

JEANNINE.

Mettez-moi à la porte, je vous prie… Je serais désolée si vous aviez des ennuis à cause de moi, vous comprenez.

GEORGES.

Je suis tout à fait résolu à éviter désormais ces rencontres à deux… que vous entretenez… surtout du genre des dernières ! Cela ne peut nous mener à rien de bon. Vous m’avez tendu un piège l’autre jour.

JEANNINE.

Oh ! un piège !

GEORGES.

Vous m’avez dit que vous aviez des choses très importantes à me révéler, que vous ne pouviez pas me les confier devant votre sœur, et ce n’était pas vrai. Vous

n’aviez rien d’important du tout.
JEANNINE.

Pour vous.

GEORGES.

Et j’ai été obligé de mentir à votre sœur. Je n’aime pas beaucoup ça !

JEANNINE.

Puisqu’il paraît que vous lui dites tout, vous n’avez qu’à le lui dire.

GEORGES.

Reprochez-le-moi donc.

JEANNINE.

Non, c’est vrai, je vous remercie.

GEORGES.

Mais je ne veux pas que pareille chose se renouvelle. Ça nous crée des airs de confidence que je réprouve. Vous savez quelles sont nos conventions à tous les trois ? Très sérieusement, j’ai à vous gronder. C’est comme cette histoire de paillier l’autre soir… quand nous sommes allés nous étendre tous les trois après dîner… Isabelle peut très bien nous avoir vus. J’étais très embarrassé.

JEANNINE, riant.

Je le sais bien.

GEORGES.

Oui… Alors, si c’est un jeu, il est temps d’enrayer.

JEANNINE.

C’était si bon, l’autre soir ! J’ai bien mis cinq minutes à faire ramper ma main sous la paille, pour atteindre la vôtre, sans que ni vous ni Isabelle ne me voyiez. Puis, quand j’ai saisi le bout de vos doigts, j’ai serré, serré de toutes mes forces ! Vous ne pouviez plus bouger. Il aurait fallu qu’Isabelle vît, pour retirer votre main, et alors… je sentais tout doucement mon bras s’engourdir sous la paille… et, comme ça, sous la lune, avec l’odeur d’une grosse rose qui était à mon corsage… c’était si bon !… Et, taisez-vous, je vous ai été si reconnaissante

que vous ne retiriez pas votre main !…
GEORGES.

Pas du tout. Ma lâcheté vient de ce que je ne pouvais pas faire un mouvement sans appeler l’attention d’Isabelle… Et notre vie est assez compliquée comme elle est !…

JEANNINE.

Laissez-moi croire au moins que c’était un peu pour moi.

GEORGES.

Et puis ce sont des sortes de situations parfaitement grotesques !

JEANNINE.

Faites-m’en donc des reproches ! Ça vous va bien !

GEORGES.

Je sais… Enfin, je prétends que ces scènes ne se renouvellent plus. Évitons de nous trouver seuls, le plus possible, il le faut. Maintenant, je sens qu’il le faut. Devant votre sœur, au contraire, tout ce que vous…

JEANNINE.

Tout ce que je voudrai. Vous êtes bien aimable !

GEORGES.

Comprenez donc.

JEANNINE.

Et moi ?… Est-ce que vous pensez à moi ? C’est bien… je me tairai… je me tairai complètement, par exemple, car vous ne voudriez pas tout de même que je raconte à Isabelle tout ce qu’elle me demande ! Du matin au soir elle me torture à m’arracher des questions ! Il est possible que ça l’intéresse, mais si vous étiez gentil, vous devriez lui faire comprendre que c’est moins drôle pour moi… et que ce sont des choses qu’on ne fait pas… et que je n’en peux plus ! Du reste, elle n’a pas de tact… Je ne suis qu’une petite fille, mais je l’ai toujours vu dans la vie, je l’ai toujours remarqué, elle

n’a pas de tact !
GEORGES.

Il ne s’agit pas de cela.

JEANNINE, vivement.

Oh ! elle a d’autres qualités !… ne vous fâchez pas ! Elle est belle, elle est plus belle que moi, certainement ! (Avec colère.) Elle n’a pas une vitelotte au milieu de la figure, comme elle a dit encore hier devant vous pour me vexer… pour me faire passer pour laide ! C’est bien, je ne vous parlerai plus, je ne vous chercherai plus, j’obéirai. Mais alors, qu’est-ce qui me restera, si vous m’enlevez même ces petites choses, ces petites compensations, qui sont la seule joie de mon existence ? Ah ! je me contentais de pas grand’chose, vous l’avouerez ! Mais il y a des jours où je me disais : Il ne m’aime pas, seulement nous avons tout de même des intelligences à deux, qu’on ne sait pas… C’est bien, je me tairai… Je ne ferai même plus mon cri, vous savez ? quand je veux attirer votre attention… Oui, ça n’a l’air de rien, mais pour moi, c’est beaucoup, parce que, rien que ce cri, ça veut dire pour moi des choses que les autres ne comprennent pas… à part vous.

GEORGES.


Avec cela qu’il est joli votre cri ! Vous n’y perdez pas grand’chose… un aboiement !

JEANNINE, vivement.

Oh ! moi, je ne suis pas poétique, vous savez !… Vous ne le trouvez pas bien ? Oh ! c’est une trouvaille ! Je l’aime beaucoup. Écoutez.

(Elle le fait.)
GEORGES.

On dirait le cri d’un gondolier de Venise.

JEANNINE.

Oh ! Venise ! c’est ça qui est beau ! Oh ! c’est là que j’aurais voulu partir en voyage ! Ce que c’est beau !… (Ses yeux regardent la plafond.) Je pense quelquefois que si je vous avais épousé, on y serait parti… tous les

deux.
GEORGES.

Vous n’avez pas trouvé quelque chose de bien neuf !

JEANNINE.

Qu’est-ce que ça me fait ! oh ! Venise !  !…

GEORGES.

À la bonne heure ! Parlons donc un peu géographie !

JEANNINE, se levant.

Ah ! au fait !… Vous avez peur d’une scène ! En effet, il faut même que je m’en aille, sans quoi, si Isabelle sait que je suis montée, ce que vous allez vous faire attraper, oh ! mon ami, ce que vous allez vous faire attraper !…

GEORGES.

Oh, pas d’esprit ! Votre sœur souffre. Votre entêtement à bouder, à l’éviter, au lieu de la rassurer… elle est si bonne pour vous !… Ce qu’elle a fait pour vous est admirable, et vous la récompensez en ne lui donnant que des inquiétudes… Enfin, je ne veux pas recommencer à vous sermonner à mon tour. Tout cela doit vous être redit souvent, n’est-ce pas ? Passons… ce n’est pas mon affaire !… Seulement je vois très bien qu’Isabelle commence à s’énerver… et, à des mots, à des indications vagues, je vois qu’il commence à entrer en elle de la défiance et… autre chose. Je ne devrais pas vous avouer cela, mais enfin elle souffre et…

JEANNINE, fronçant les sourcils.

C’est bien son tour !

GEORGES.

Quelle méchanceté vous venez de dire là !

JEANNINE.

Elle peut souffrir un peu à son tour, pour voir ce qu’on éprouve !… Et ce ne sera jamais une compensation !

GEORGES.

C’est affreux de parler ainsi ! Votre sœur !…

JEANNINE.
Je la déteste, je la déteste… Ça vous étonne ?
GEORGES.

Non ; ce n’est pas vrai.

JEANNINE.

Si ; autrefois je l’aimais, mais maintenant je la déteste ! du matin au soir la voir se rapprocher de vous, vous prendre la main, l’entendre vous tutoyer, vous faire des mines tout à son aise !… Chaque fois qu’elle est là, contre vous, et que je me dis : « Mon Dieu, comme elle a de la chance !… », chaque fois qu’elle vous appcoche de trop près, vous tient les mains… oh ! je la tuerais ! Et puis…

GEORGES.

Et puis quoi ? Laissez donc ce verre ! Vous allez le casser, dans le feu de vos démonstrations, et comme c’est mon verre de conférence…

JEANNINE.

Décidément, si je vous ai bien compris, vous me défendez de vous parler en particulier, parce que ça ne lui plaît pas, et parce que je vous gêne ?

GEORGES.

Ce n’est pas exact.

JEANNINE.

Ah ! oui, comme elle vous gêne la petite Jeannine ! comme vous préféreriez qu’il n’y ait jamais eu de petite Jeannine sur la terre ! Merci toujours de me le rappeler, au cas où je l’aurais oublié.

GEORGES tout d’un coup lève le poing sur la table.

Mais sapristi de sapristi !…

JEANNINE.

Quoi ?

GEORGES reste une seconde le bras en l’air, puis le laisse retomber mollement.

Rien.

(Un temps.)
JEANNINE, une moue.

Tenez, vous êtes tous les deux très gentils au fond, et vous faites ce que vous pouvez ! Seulement, puisque vous venez de me dire carrément votre façon de penser, je voudrais, à mon tour, cesser une minute mon genre petite fille qui me va si bien… Le moment est venu pour moi aussi de dire les choses sérieuses. Donc, ne bondissez pas, je vous en prie, oh ! cela surtout ! j’ai si mal à la tête aujourd’hui !… comprenez-moi en ami et écoutez-moi. (Georges fait signe qu’il est tout ouïe, avec l’air de dire : Asseyez-vous donc, Mademoiselle ! — Jeannine se rassied, puis, comme une leçon apprise, avec calme, mais d’une voix funèbre : ) Vous savez que pas une seconde, jamais, je n’ai renoncé à mourir.

GEORGES.

Nom de nom !

(Il envoie promener deux livres dans la chambre, d’un coup.)
JEANNINE.

Vous voyez !

GEORGES, furieux, tout rouge.

Je vous défends d’ajouter un mot de plus, vous entendez ! C’est révoltant, écœurant !

JEANNINE.

On dirait que vous apprenez une nouvelle !

GEORGES, déambulant, les bras au ciel.

Et voilà la vie que vous nous faites !… Vous êtes embêtante !… Oh ! ça !  !… Vous pouvez vous vanter de savoir raser les gens avec une persistance !  !… Heureusement on est meilleur que vous, on vous pardonne votre dada ! Vous êtes aussi une gosse, une vraie gosse, et cela explique tout. Vous verrez plus tard, comme elle vous fera rire votre funeste passion, quand je serai encore un peu plus décati que maintenant, et que nous en recauserons avec votre mari, un garçon charmant et bien mieux que moi… (Geste de protestation de Jeannine.) si, si, bien mieux que moi ! Vous verrez mon nez dans son vrai jour alors. Regardez-le mon nez : si c’est

celui d’un homme pour qui on se suicide !
JEANNINE, suppliant.

Georges, vous ne pouvez pas me refuser si peu de chose : Cinq minutes… consacrez-moi cinq minutes dans votre vie, dans toute votre vie ! Comme c’est peu pourtant. Ne jamais vous parler, ne jamais m’épancher contre votre épaule !… Oh ! voyez-vous, c’est l’idée fixe maintenant ! et je mourrai contente… Quelques secondes de pitié pour moi seule. Oh ! ne reculez pas comme ça… je suis si loin !… (Les larmes aux yeux.) Écoutez, je souffre bien pour vous dire cela… j’ai beaucoup de peine, j’ai tant de peine !… et c’est pour vous !… Oh ! aimez-moi, dites, aimez-moi !…

(Elle a dit cela sur un ton de petite plainte douce… et on l’entend pleurer.)
GEORGES, ému.

Mon pauvre petit !

JEANNINE, reniflant ses larmes.

Merci. J’aime tant quand vous m’appeliez mon pauvre petit ! Ça me fait du bien pour quelque temps… (Vivement.) C’est vrai que j’ai des choses à vous dire… J’ai des papiers très sérieux à vous remettre… un grand, grand mystère… Je vous en conjure… ce soir, après dîner…

GEORGES, l’interrompant.

Non, inutile ! Pas de cachotteries. Ça ne prend plus.

JEANNINE.

Bien, parfait ! Où avais-je la tête, en effet ? je suis stupide ! Vous avez trop peur d’une scène ! Vous manquez de chic, décidément vous n’avez pas d’allure, mon ami… Alors, c’est non, non ?

GEORGES.

Non. (Brusquement Jeannine qui jouait avec le verre de couleur le casse.) Là ! vous l’avez cassé ! Je l’avais préparé pour ma lecture. C’est intelligent ! Et vous vous êtes

fait mal ?… oh ! mais très… vous saignez ?
JEANNINE.

Peuh ! (Georges a pris son mouchoir et lui essuie la main. Jeannine essaye de se rapprocher.) Georges !

(Il retire froidement sa main, met son mouchoir dans la pochette de son veston.)
GEORGES.

Allons, il faut vous en aller, Jeannine. Vous savez que je vous lis, à tous, le premier chapitre de mon livre, dans un quart d’heure ? Vous en êtes, n’est-ce pas ? oui ?… eh bien alors, il faut vous en aller…

JEANNINE.

Venez, Georges, ce soir… vous ne voulez pas ?

GEORGES.

Non.

JEANNINE.

Oh !

(Elle fait un mouvement de déception triste.)
GEORGES, après un temps, et après avoir paru réfléchir quelques secondes, se rapprochant d’elle.

Dans les campagnes, quand l’enfant souffre, Jeannine, et qu’il a la fièvre, les gens qui le soignent, autour de lui, ayant défense de lui donner à boire, répandent parfois un peu d’eau, sur les carreaux de la chambre, pour que la fraîcheur en arrive jusqu’à l’enfant et qu’il se calme… Contentez-vous, Jeannine, de ce que j’en peux répandre et tâchez d’être heureuse, s’il vient parfois jusqu’à la fraîcheur de quelque larme évaporée…

JEANNINE, tout bas, tout bas.

Venez !

GEORGES, changeant de ton.

Oh ! maintenant, Jeannine, je vais me fâcher !

JEANNINE.

Georges !

GEORGES.

Assez !… Allez-vous-en ! Victor ou Odette vont arriver

d’un moment à l’autre. Allez-vous-en !
(Il la pousse par les épaules jusqu’à la porte… Jeannine résiste comme un enfant en grognant… La porte se referme… Georges reste seul, réfléchit, et va s’asseoir à sa table. La porte de droite s’ouvre. Victor de Chelles entre, — chapeau de paille, fleur à la boutonnière.)


Scène II


GEORGES, VICTOR DE CHELLES.

GEORGES.

Un homme !

VICTOR.

Tu dis ?

GEORGES.

Je dis : un homme. Enfin !

VICTOR, stupéfait, sur le seuil.

Qu’est-ce que tu chantes-là ?

GEORGES.

Des culottes… un veston… des moustaches… quelqu’un comme moi !… Ah ! ça fait du bien tout de même ! ça me retrempe !… Eh bien, voilà, mon vieux, voilà, je suis content !… Il me faut peu de chose, hein ?… Ce bon Victor !

VICTOR.

Si tu te paies ma tête, tu sais, tu pourrais le faire d’une façon plus spirituelle.

GEORGES.

Me payer ta tête ?… non… la voir seulement, la voir ! Tu m’as trouvé dans l’état de ces pauvres voyageurs français qui n’ont pas entendu parler leur langue maternelle, depuis des temps immémoriaux, et qui embrasseraient le premier Français que le ciel fait surgir à leurs yeux ! Eh bien, voilà, j’avais comme besoin de parler « homme ». Jamais je ne me suis senti si attaché à toi !…

VICTOR.

C’est que tu es saoul… J’étais venu voir si cette lecture tenait toujours… Je juge, d’après cette entrée, que c’est partie remise.

GEORGES.

Comment donc, si elle tient ! Plus que jamais ! Voilà ; le paquet est là… 127 pages. Vous les avalerez jusqu’au bout.

VICTOR, timidement.

C’est une histoire d’amour ?

GEORGES, bondissant.

Ah ! ça, non, par exemple ! ah ! ça, bigre non ! Même je t’avertis, nous allons bien passer cinq minutes ensemble, si tu es venu avec la moindre velléité de me parler de tes amours avec Odette, ou me narrer si vous êtes en bonne intelligence, si vous vous disputez, etc… je ne le souffrirai pas une minute, contrairement à mes habitudes ! C’est un simple avertissement.

VICTOR.

Oh ! mais sur quoi as-tu marché ce matin ? Au fait, depuis que je suis ici, Odette prend des airs de grand mystère chaque fois que je parle de vous, Isabelle ?… chutt ! La petite ? qu’est-ce qu’on en fait ? Est-elle un peu revenue de Georges ? Quand la marie-t-on ?… chutt !! De tant de mystère je conclus que tu ne dois pas être tous les jours à la noce !

GEORGES, radieux.

C’est le cas de le dire !

VICTOR.

Heureusement, tu as épousé une femme exemplaire, la femme forte de l’Évangile… telle que, toute ma vie, je m’en suis souhaité une… et les rênes dans sa main, tous les embêtements que tu peux avoir doivent être tellement mitigés… Ah ! tu as eu de la chance ! il n’y a pas à dire !

GEORGES.

Il n’y a pas à dire.

VICTOR.

Don Juan !

GEORGES, lui allongeant une tape.

Eh, eh ! petit farceur !

VICTOR.

Ne fais pas de manières. Tu es ici comme un coq en pâte. Non ? Tu n’es pas heureux ?

GEORGES.

Heureux ! si je ne suis pas heureux ? Il faudrait vraiment que je sois difficile ! On ne peut pas être plus heureux que moi. Songe donc, tu m’as défini d’un mot à l’instant, je suis l’homme aimé, — sublime secret du bonheur ! Cet état de grâce, je le porte à même mon visage. Toute personne qui m’approche, sachant notre aventure — et qui ne la saurait pas, grand Dieu ! — toutes, sans exception, m’entends-tu ? m’abordent avec le même sourire, ce bon sourire de componction attendrie : « Homme aimé, va ! » C’est le bénéfice de la situation. Il y a des gens qui pourraient se trouver ennuyés ; moi pas ! Je suis à l’aise, je me promène dans un murmure très flatteur… Ainsi, tiens, fais-toi une faible idée de cela… Ce secret qu’on devait si bien enfouir, il n’est pas de bedeau du village voisin qui l’ignore ! Il a d’abord fallu le dire à l’institutrice, à Fraülein, à cause de la surveillance à exercer sur Jeannine. À l’heure actuelle, il n’est pas un domestique, pas un jardinier dans la maison qui ne soit au courant. Ils sont là, en rond, autour de nous, intéressés… Ils me placent les plats, à table, avec une encourageante bienveillance. Ils ne perdent pas un coup d’œil de la petite, ils guettent ses moindres mouvements… Et toujours ce regard qui a l’air de dire du manant au grand seigneur : Je sais le

secret… Don Juan !
VICTOR.

En effet, ce ne doit pas être, par moments, tout ce qu’il y a de plus…

(On frappe.)
GEORGES.

Qu’est-ce que c’est ?

LA VOIX DE FRAÜLEIN, fort accent.

Monsieur, je venais voir si mademoiselle était là ?…

GEORGES.

Mais, entrez, entrez donc, quand vous avez frappé.



Scène III


Les Mêmes, FRAÜLEIN.

(Fraülein entre, yeux baissés, mains basses.)
GEORGES.

Là… Eh bien, elle n’est pas là, mademoiselle. Voilà… Maintenant, vous pouvez vous retirer.

(Fraülein sort comme elle est entrée.)


Scène IV


GEORGES, VICTOR DE CHELLES.

GEORGES.

Tu vois cette institutrice allemande ? Eh bien, elle n’osait pas entrer. Et tu ne sais pas pourquoi ? Parce qu’elle a peur de moi. C’est ainsi… j’en suis sûr. Elle n’ose pas lever les yeux sur moi, de la journée, sur cet homme terrible ! elle m’évite… elle a peur de tomber morte d’amour, subitement, là, raide, à mes pieds…

Comme je te le dis !
VICTOR, riant.

C’est drôle.

GEORGES.

Oui, c’est drôle. Et tu n’entrevois qu’une des mille facéties de cette situation ou sublime ou grotesque !… Je ne suis pas encore fixé ! Ceci n’est qu’un détail… Si je te disais le reste !… Certes, un autre pourrait s’en trouver un peu excédé, en éprouver un peu de malaise. Je ne te cacherai pas même que les premiers temps ont été légèrement durs, mais, n’est-ce pas, comme on fait son bonheur on se couche ? Il s’agit de savoir le faire, voilà tout. Eh bien, oui, mon cher, je suis l’homme le plus heureux du monde ! J’ai fini par trouver une certaine saveur dans mon état ; je ne suis pas éloigné d’un sadisme philosophique effrayant… C’est une affaire d’entraînement !… Je me fais l’effet de ces rois de féerie à qui les bonnes fées réservent toutes sortes de blagues. La meilleure est toujours la dernière. Ils parcourent le monde, la valise à la main, dans leur sort incertain, souriant à la gifle qui les attend, au coup de pied qui les guette. Par habitude, ce n’est plus pour eux que matière à bons mots, et ils en trouvent d’excellents, qui les satisfont pleinement. Discuter avec les puissances suprêmes, regimber, plaider, à quoi bon ? Ils en savent la parfaite et merveilleuse inutilité, puisqu’elles sont femmes ! Non, le sourire aux lèvres et la joue roide, ces rois voyageurs savent être commis-voyageurs avec grâce. Ainsi, je vais, alerte, au milieu des avaries, coriace, et je ne m’en tire pas trop mal. Je ne discute jamais, jamais, jamais !… J’attends toujours la prochaine blague des puissances suprêmes, sans surprise. Et, tiens, je ne serais pas autrement étonné si, en ce moment, ma tête se couvrait d’un bonnet de coton, et si mes meubles se mettaient à danser la gigue en me faisant les cornes !

VICTOR.
Tudieu ! mon cher, quelle verve !
GEORGES, réprimant vite un geste.

Oh ! puis je dis ça ! c’est histoire de rire un peu, parce que j’en ai besoin, et parce que ça me fait plaisir de te voir, mais au fond de cette histoire… il y a de vraies larmes et de vrais chagrins. Je n’en perds aucun.

VICTOR.

Ah ! ça voyons… Est-ce que ta femme ?…

GEORGES, l’interrompt brusquement en lui frappant sur l’épaule.

Ahl non, non ! Tout ce que tu voudras… mais pas d’explications… pas ça ! Je bavarde, pour me débonder. Tout ce que je réclame de toi, c’est de me montrer ta bonne grosse figure de camarade… je te l’ai dit, je ne suis pas difficile !… rien que de t’avoir vu, j’en ai pour plusieurs jours à être remonté. Mais voilà tout !… Les explications, c’est pour les femmes… Au travail ! Ainsi, pour le moment, mon travail c’est douze plaques à développer. Je vais te demander la permission d’entrer dans le cabinet noir. Tu peux rester là, d’ailleurs.

VICTOR.

Mais non, je te remercie… Je vais chercher Odette à la maison, si on lit.

GEORGES, prenant l’appareil et le balançant lentement dans l’air.

Et puis, mon vieux, il y a Montaigne dans un coin… Un petit chapitre, de temps en temps, qui ne vous fait pas de mal, une bonne pipe, et l’on se dit qu’après tout il faut savoir s’arranger, et que tâcher de faire le moins de mal possible, c’est encore la vraie définition de ce mot un peu emphatique (Un temps) mais beau tout de même (Un temps) la bonté… Parlons d’autre chose, veux-tu ?

VICTOR.

Je n’ai pas besoin de t’assurer que je me mets à ton entière disposition, ne serait-ce que pour te tenir compagnie, chasser, canoter, pêcher, le peu de temps que je passerai ici…

GEORGES, allant à la porte du cabinet noir.

Merci, je connais ton amitié. Tu permets ?…

VICTOR.

Fais. Je vais chercher Odette.

GEORGES.

Attends donc, j’en ai pour une minute ; je vais mettre les clichés dans le bain. Je ne t’ai rien demandé de toi. Alors, ça va ? tu es ici pour quelques jours ?…

VICTOR.

Je repars après-demain.

GEORGES.

Si tôt ? Et les affaires ?

VICTOR.

Bah ! couci-couça…

GEORGES.

Une seconde… Je ferme la porte. Tu as les journaux là.

VICTOR.

Merci.

(Resté seul, il s’assied et prend un journal.)
LA VOIX DE GEORGES, à travers la porte du cabinet.

Alors, tu pars après-demain ?

VICTOR.

Je te l’ai déjà dit.

LA VOIX DE GEORGES.

C’est dégoûtant.

VICTOR.

Quoi ?

LA VOIX DE GEORGES.

Que tu partes après-demain… (Un temps.) Oh ! sapristi, mon vieux, j’ai l’air d’avoir une tête, sur cette photo !…



Scène V


Les Mêmes, ISABELLE, Un Jardinier.

ISABELLE, entr’ouvre la porte de gauche.

Il n’est pas là ?

VICTOR, désigne le cabinet noir.

Non… là…

ISABELLE, lui faisant signe de parler bas.

Chut ! (Elle revient à la porte.) Entrez !

(On voit entrer un jardinier avec des monceaux de roses sur les bras. Elle-même porte les plus belles et elle est habillée d’une robe extraordinairement bleue.)
VICTOR.

J’espère !…

ISABELLE.

Une surprise. Bonjour. Là ! on va en profiter pour en mettre partout.

(Elle prend les bottes des bras du jardinier et les fourre dans des pots.)
LA VOIX DE GEORGES.

Elle vient, ma tête, elle vient ! C’est tout à fait un phoque.

VICTOR.

Eh bien, de quoi te plains-tu ?

ISABELLE, sautillant de coin en coin, et à voix basse.

Il y a longtemps qu’il est là-dedans ?

VICTOR.

Dépêchez-vous, il va sortir.

ISABELLE, au jardinier.

Ici, ici… dans ce vase !… Dieu, qu’il fait de bruit avec ses sabots ! Vous avez bien dormi ? Vous êtes reposé ? Ah ! tant mieux. (Indifférente.) Vous avez très

bonne mine. Odette va venir pour la lecture ?
VICTOR.

Je crois bien, je vais la chercher.

(Il prend son chapeau.)
LA VOIX DE GEORGES.

Après tout, je suis peut-être comme ça !

ISABELLE, riant, à Victor.

Diles-lui, oui.

VICTOR, d’une voir de stentor.

Oui.

(Isabelle se recule pour admirer. Les manuscrits eux-mêmes sont enterrés sous les fleurs.)
ISABELLE, satisfaite, à Victor.

Attendez, nous allons sortir ensemble. Je vais me cacher derrière la porte, pour juger de l’effet.

(Ils sortent sur la pointe des pieds. La scène reste vide.)
LA VOIX DE GEORGES.

C’est curieux comme c’est trompeur, la photographie, hein ?… Il y a une optique particulière, tu comprends ?… (Un temps.) Hein ? (Un temps.) Est-ce que tu es parti ?…



Scène VI


GEORGES, seul.

Il sort du cabinet noir. Apercevant les roses.)
GEORGES.

La fée !… Qu’est-ce que je disais ? La fée !… Me voici couvert de roses !… Elles sont exquises, d’ailleurs… (Il en prend une sur la table. Saluant à droite et à gauche.) Merci, madame, merci beaucoup !… (Après quoi, il va aux rideaux de la fenêtre et cherche. Ne voyant personne, il regarde derrière un fauteuil, puis va à la porte, qui lui résiste.) Ah ! bon ! (Puis il réfléchit.) Oui… mais… laquelle ?… (Criant.) Comme c’est gentil d’avoir eu cette attention !… Quoi ?… c’est vraiment trop gentil… (Il écoute pour reconnaître un son de voix.) Je suis confus…

(Isabelle fait irruption.)


Scène VII


GEORGES, ISABELLE.

GEORGES, immédiatement.

Il n’y a que toi pour avoir des idées pareilles !

(Il l’enlace.)
ISABELLE, désignant les roses.

Elles sont jolies, hein ?

GEORGES.

Et cette toilette ?…

ISABELLE.

Oui, c’est un parti que j’ai pris. Je me négligeais. Je le faisais un peu exprès, tu comprends ! autrement ce n’est pas dans ma nature. Mais, il ne faut pas… Je suis belle, hein ? Je te plais ?

(Elle se met sur ses genoux.)
GEORGES.

Dis donc, j’ai mille fois plus envie de condamner ma porte au milieu de toutes ces roses (Il la renifle.) et de ton très savant parfum, que de lire 127 pages ! Si on les laissait à la porte, les autres ?

ISABELLE, lui mettant vivement les bras au cou.

Comme tu es gentil ! Mais ce serait exagéré… (Elle lui arrange la raie de ses cheveux.) Ça m’a amusée de t’envoyer ces roses parce que la rose est la fleur la plus féminine, et, je ne sais pas, c’est plus amoureux de donner des roses, à un homme… c’est plus… comment dire ? (Elle lui souffle à l’oreille.) inconvenant… Tu

comprends ?
GEORGES.

En rougissant.

(Il la caresse à son tour de la main.)
ISABELLE, se détachant.

Oh ! mais tais-toi ! Je ne sais pas ce que tu as… je ne t’ai jamais vu comme ça !

GEORGES, étonné.

Moi ?

ISABELLE.

Oui, c’est extraordinaire, depuis quelque temps… tu es tout chose…

GEORGES, très étonné, mais satisfait.

Ah, bah ! tiens !… je n’ai pas remarqué…

ISABELLE, souriant.

Oh ! moi si, chéri ! (Elle se rassied sur l’autre genou de Georges. Elle lui mordille l’oreille, puis tout d’un coup.) Écoute. Donne-moi un rendez-vous, très loin… (Les yeux perdus au loin.) où j’irai te retrouver comme un amant, un rendez-vous très caché ! Que ce soit plus mystérieux, plus doux qu’ici. Tu veux pas ?

(Elle l’enlace, voluptueuse.)
GEORGES, minaudant.

Je ne sais si je dois…

ISABELLE, vivement.

Mais pas maintenant, tout à l’heure… quand il y aura du monde. Alors tu me diras tout bas, tout à coup : à ce soir, telle heure, près de tel endroit…

(Georges demeure un instant interloqué, puis la menaçant du doigt en riant.)
GEORGES.

Ah, ah ! tu prends goût à ce petit jeu, tu vois ?

ISABELLE.

Oh ! je t’aime !

(Elle se blottit en lui comme un chat.}
GEORGES, la balance un instant de droite à gauche, avec calme et méthode ; tout à coup, il lui vient une idée.

Elles sont admirables ces roses, mais nous allons être asphyxiés pendant la lecture. L’odeur des cretonnes neuves et des roses, cela étouffe…

ISABELLE.

Tu crois ? Ouvre la fenêtre. Non, non, ne l’ouvre pas, tu prendrais mal !

GEORGES.

Il n’y a pas de danger.

ISABELLE.

Si, tu prendrais mal. Tu es très délicat de poitrine.

GEORGES.

Moi, délicat ? Je me porte comme un bœuf.

ISABELLE.

Tu te l’imagines, mais, au fond, tu es très délicat, du côté de la poitrine, j’ai déjà remarqué. Tu t’enrhumes pour un rien.

GEORGES.

Tiens, tu es adorablement comique ?…

(Il va fermer la fenêtre.)
ISABELLE, a eu un froncement de sourcils triste ; quand il redescend, elle dit doucement.

Il faut me pardonner, tu comprends. J’ai profond, en moi, ce sentiment maternel et vieilli que la chose que j’aime devient, par ce fait, extrêmement fragile, se met un peu à dépérir… et j’ai comme un besoin de la couvrir d’un châle de tendresse… et une si grande peur qu’elle ne m’échappe !

(Un soupir.)
GEORGES.

N’aie pas peur. Je me retiendrai.

(Il montre son biceps.)
ISABELLE, changeant de ton. Gaie.

D’abord cet air de la campagne ne nous vaut rien Plus tard, lorsque nous serons libres, et que Jeannine sera complètement guérie, nous irons faire notre voyage de noces. Tu veux ? Nous irons à Venise. Oh ! que ce doit être beau, Venise !… Pourquoi ris-tu ?

GEORGES.

Rien, mais je n’ai pas de chance ! Toutes les femmes que j’ai connues ont voulu toujours m’emmener à Venise ! C’est navrant. Je suis très bien ici, moi ! (Se levant.) Qu’est-ce qu’ont donc ces chiens à aboyer ? Neyt ! Homère ! Callipyge !… Ah ! c’est le facteur, et madame Heiman. Le facteur et madame Heiman, c’est trop pour eux.

ISABELLE.

Déjà ! quel ennui !

MADAME HEIMAN, du dehors, à Georges sur le balcon.

Bonjour.

GEORGES, à la fenêtre.

Vous n’avez pas rencontré Victor !

MADAME HEIMAN, du dehors.

Non. Il était là ! C’est bête ! Il a dû passer par le petit pont. Je fais dételer… vous permettez ?…

GEORGES.

Oui, oui ! fourrez le zèbre à l’écurie.

(Il revient à Isabelle.)
ISABELLE.

C’est ça, mets-moi les mains au front. J’entends battre ton pouls à ma tempe, et c’est un bruit si calme, si rassurant. (Elle se laisse aller sur sa poitrine.) Qu’est-ce que c’est ? Tu as saigné ?

(Elle tire le mouchoir qui dépasse de la poche du veston.)
GEORGES.

Oh ! rien… ce n’est rien… Le verre, tu sais, le verre de couleur…

ISABELLE.

Pauvre chéri ! tu t’es fait mal et tu ne me disais rien.

Où ça ? vite, fais voir.
GEORGES, cherche désespérément une blessure sur ses mains.

Non… ce n’est pas moi qui me suis blessé… c’est Jeannine.

ISABELLE.

Ah ! c’est Jeannine ! Elle est venue ici ?

GEORGES.

Oui, en m’apportant des photographies à développer, elle a fait un mouvement brusque, et alors…

ISABELLE.

Et alors, tu lui as pansé sa blessure.

GEORGES.

Instinctivement j’ai pris mon mouchoir… oh ! une petite coupure de rien… ne t’inquiète nullement.

ISABELLE, blême.

Je m’en rapporte à toi.

GEORGES.

Sans quoi, il ne s’est rien passé de particulier aujourd’hui… Justement, il se trouve qu’elle ne m’a même rien dit en dehors de… de la photographie… Je ne vois absolument rien à te signaler, aujourd’hui. C’est en posant l’appareil ainsi… Qu’est-ce que tu as ?… Tu me crois, au moins ?

ISABELLE, voix faible.

Ce serait la première fois que je ne te croirais pas.



Scène VIII


Les Mêmes, Un Domestique.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Le courrier, monsieur. Le facteur a une traite et une lettre recommandée pour monsieur. Il y a à signer.

GEORGES.
Je descends.
LE DOMESTIQUE.

Voilà le courrier de madame, et un paquet.

(Il le donne à Isabelle.)
GEORGES, heureux de cette diversion, va s’en aller. Avant de sortir, d’un air naturel il se croit obligé de dire.
Rien d’important ?
ISABELLE.

Rien.

LA VOIX DE MADAME HEIMAN.

Peut-on monter ?

GEORGES.

Je crois bien… Isabelle est là, montez donc.

(Il va au-devant d’elle dans l’escalier, Isabelle ouvre la lettre qu’on lui a remise, son visage a une expression de grande anxiété.)


(Madame Heiman entre.)


Scène IX


ISABELLE, MADAME HEIMAN.

ISABELLE.

Ah ! vous en avez des idées ! J’ai suivi vos conseils, j’ai étrenné une robe neuve…

MADAME HEIMAN.

Elle est charmante, bravo !… et dans la note !

ISABELLE.

Je me suis humiliée un peu plus, voilà tout le résultat !… Pouvais-je deviner qu’au moment où je me traînais comme une fille, oui, comme une fille, à ses pieds, je venais de déranger une scène d’amour ?… et quelle scène !… Tenez, en voici les débris… Et, là, le mouchoir avec lequel il lui étanchait tendrement, ha, si tendrement, la main… c’est touchant !… Je la vois, la scène, je la vois ! Que le hasard est donc bête ! Voilà, voilà, au moment où je m’écroulais de tendresse, ce que j’ai trouvé sur son cœur !… (Elle jette le mouchoir à terre. Après quoi, elle regarde madame Heiman avec angoisse.) Ah ! je ne pourrai pas le supporter ! je le sens bien, c’est inutile, je ne pourrai pas !

MADAME HEIMAN.

Si j’ai compris un mot à tout ce que vous venez de me débiter, je veux bien être pendue ! Bon Dieu, qu’est-ce que tout ça veut dire ?… Je regarde avec stupeur les pièces à conviction ! On dirait d’un assassinat… Du verre pilé… le bâillon du crime !… Cela vient donc de se passer à la minute ? Georges avait pourtant l’air le plus naturel du monde.

ISABELLE.

Est-ce que je lui laisse voir quoi que ce soit ?

MADAME HEIMAN.

C’est donc cela que vous pleuriez toute seule comme un pauvre petit bout de Madeleine… dans cette purée de fleurs !…

ISABELLE.

D’autres choses aussi. On dirait qu’il y a des minutes dans la vie qui contiennent toutes nos douleurs ensemble, comme pour nous faire tout pleurer en une seule fois, par économie. Cela, tenez, que je lisais quand vous entriez, c’est une lettre. Elle est datée de Collao. Vous connaissez ? Non ? Ce doit être loin Collao ?

MADAME HEIMAN.

Pierre ?

ISABELLE.

Écoutez : (Elle lit.) « Je vous écris, mon amie, d’un grand jardin sur le bord de la Madeira. Les camélias luxueux, les mille étoiles des azalées dans les lourds massifs, me cachent la mer qui m’attend. La verdure de ce pays est sombre, luisante et sans bruit. De temps en temps seulement, un camélia pourri tombe comme un fruit lourd à travers les branches. C’est tout. Seulement, voici : il y a au milieu, caché dans les massifs, un peuplier de mon pays, un grand peuplier qui monte vers le ciel. Je le distingue mal d’où je suis, mais je l’entends frissonner dans les cimes. Il est extrêmement sensible et très seul. Il n’est pas d’ici. Il n’y a nul souffle dans l’air tiède et pourtant il frissonne à je ne sais quel vent invisible pour nous, et il murmure là-haut, tout seul, sa longue peine natale. Il ne me voit pas, et pourtant dans cette grande immobilité de silence, le peuplier de mon pays et moi, nous nous comprenons, Et voici que de cette peine inconnue et légère qui l’agite naît une forme féminine. Je pense à vous. Êtes-vous heureuse, mon amie ? Moi, je repars demain, pour un peu plus loin, dans ces contrées graves et amères. Ce sont de belles patries, que vous ne connaîtrez jamais, Isabelle. Il y a des coutumes bizarres et naïves qui vous étonneraient, entre autres, celle-ci (qui explique le petit paquet joint à cet envoi) : Les femmes d’ici veulent que quand le grand mal d’amour vous a pris, on trouve, en respirant certains parfums locaux, l’oubli de son mal. Ce parfum est considéré, ici, comme un remède infaillible. Au fond, je crois bien que c’est simplement de l’eau de roses. Il est peut-être ironique de vous envoyer ce flacon, mais c’est une garantie que vous aurez dans votre tiroir… Ne vous étonnez pas si le flacon est débouché ; c’est que je l’ai respiré… Adieu, ma grande amie. Il est tard. L’air doit être encore plus doux que de coutume, car tout s’est calmé et je n’entends plus le peuplier de mon pays. » Pauvre ami, comme il a dû souffrir !

MADAME HEIMAN.

Romance de guitare !…

ISABELLE.

Oh ! je ferai comme lui, je partirai ! Il ne sera pas dit au moins, que je n’aurai pas su disparaître ! Je m’en irai loin, si loin, qu’ils n’entendront plus parler de

moi !
MADAME HEIMAN.

Mais non, mais non !… Ne vous laissez pas gagner par le sentimentalisme italien de ce phraseur de Pierre… Vous ferez ce que vous eussiez dû faire dès le premier jour… Vous surmonterez la terreur nerveuse qui vous lie à cette enfant et vous me la confierez quelques mois. Je vous ai dit que je m’en chargeais… (Isabelle hausse les épaules de l’air de dire : C’est tout ce qu’ils trouvent, eux !! puis elle ouvre le paquet. — À part.) Oh ! mais ! oh ! mais !…

GEORGES, du dehors.

Un verre d’eau dans mon cabinet… oui, avec un citron.

MADAME HEIMAN.

Voilà Georges… Allons, cachez-lui ces vilains yeux rouges, au moins.

GEORGES, du dehors.

Et ne laissez monter personne.

MADAME HEIMAN.

Pristi, c’est vrai, cette lecture ! Je n’y pensais plus… La Logomachie depuis Charles le Téméraire... Et Victor qui ne revient pas !



Scène X


Les Mêmes, GEORGES, puis JEANNINE

MADAME HEIMAN.

Je suis désolée, Georges ! Je vous demande bien pardon pour monsieur de Chelles de ce retard. Il n’en fait jamais d’autres ! Il y a un malentendu. Je lui avais bien dit, en effet, de passer me prendre à la maison, mais

pas si tard…
GEORGES.

Oh ! nous avons encore le temps ! (Tirant sa montre.) Hé ! hé ! cinq heures moins le quart. Si nous voulons lire. (Ennuyé.) À moins que nous remettions à demain ?

MADAME HEIMAN.

Et le pis c’est qu’il est capable de m’attendre. Je n’ai averti personne que je sortais. Il est assez stupide pour m’attendre…

ISABELLE, à Jeannine qui entre.

Tu assistes à la lecture, n’est-ce pas ?

JEANNINE.

Oui.

GEORGES, à madame Heiman.

Nous allons faire sonner la cloche du jardin. Eh bien, que faites-vous ? vous filez aussi ?

MADAME HEIMAN.

La voiture ne doit pas encore être dételée. C’est encore ce qu’il y a de plus simple. (À part.) Veine ! ça prend !

GEORGES.

Vous vous croiserez en route !

MADAME HEIMAN.

J’en ai pour cinq minutes, aller et retour. Préparez vos papiers : je vous le ramène. (À la porte, elle revient.) Et puis, commencez sans nous. Si ça part de Charles le Téméraire, nous pouvons bien arriver un peu en retard.

(Elle dit cela d’un petit air malin et avertisseur.)
GEORGES.

Comment, comment, Charles le Téméraire ? Vous brouillez le titre et le sous-titre, ma chère amie, Charles, ou le petit téméraire. Ce n’est pas du tout la même chose ! (Madame Heiman s’est déjà enfuie.) Est-elle bête ! Excellent début !…

(Il remonte en sifflant.)


Scène XI


ISABELLE, JEANNINE, GEORGES.

ISABELLE, prenant, naturellement, la main de Jeannine qui passe près d’elle.

Tiens, tu t’es coupée ?

JEANNINE.

Oh ! rien !… C’est en jouant dans le jardin.

GEORGES, continuant de maugréer.

Ils sont d’une inexactitude intolérable, ces deux-là ! Et dire qu’il en est ainsi dans tous les ménages irréguliers !… Ça fait frémir ! Eh bien, attendons, nous autres, mes enfants ! Tournons-nous les pouces. (Les deux sœurs sont assises, prostrées. — Georges les regarde avec méfiance.) Étonnant combien ma lecture a l’air de soulever d’enthousiasme !… C’est dommage ! Il y avait quelque chose, là !…

(Il se frappe le front et rallume sa pipe.)
ISABELLE, à elle-même.

En jouant dans le jardin !… Ils ne m’auront pas même fait la grâce d’un doute !…

(Silence.)
GEORGES, de la table où il soupèse son manuscrit.

Alors, rien dans le courrier ?

ISABELLE.
Rien. (Georges se met à numéroter ses pages avec un crayon. Isabelle, immobile, assise sur un canapé. Jeannine se lève distraitement et va dans le fond de la pièce, loin, derrière le canapé, prendre une guitare qui se trouvait là. Elle l’accorde.) Comme ils ont l’air naturel. C’est effrayant !
GEORGES, numérotant.

Cinquante, cinquante-deux… Bon ! où est le cinquante et un ?

(Les cordes pincées de la guitare sonnent une à une dans le vide… Chacun est à sa pensée.)
ISABELLE, à elle-même.

Comme ils doivent se comprendre dans le silence !… (Haut.) C’est décidément une femme charmante que cette Odette.

GEORGES, continuant de numéroter.

On est sûr de la trouver là, au moment où on en a besoin. Ah ! c’est la vraie amie ! l’amie des mauvaises heures… Cent vingt-deux, cent vingt-trois…

ISABELLE, à part.

Elle se met derrière moi, pour que je ne puisse pas la voir. Il y a la glace, ma petite ! (Elle saisit nerveusement un miroir à portée de sa main.) Elle tousse. Est-ce bête !

GEORGES.

Victor vaut mieux. (Comme personne ne répond, Georges lève la tête et contemple la scène. À part, entre les dents.) — Bigre ! Le silence est tendu. Il y aura de l’ora-a-ge ! (Haut.) Je me demande si je dois laisser subsister cette phrase qui ne me paraît pas bien académique pour moi, mais si humaine, pourtant, si humaine !… (D’une voix grave et profonde.) Qui me dira pourquoi, au théâtre, dans les silences solennels, les acteurs boutonnent le dernier bouton de leur redingote ?

(Et après avoir mesuré d’un nouveau coup d’œil la scène et les deux femmes immobiles, d’un geste large, il boutonne son veston, avec une joie féroce et solitaire.)
ISABELLE, tout à coup.

C’est charmant !

GEORGES.

N’est-ce pas ? (À part.) Il y aura de l’ora-age !…

(Il referme un tiroir. La guitare égrène toujours ses notes fausses.)
ISABELLE, à part.

Elle lui tend les lèvres ! Oh ! la petite rusée ! la rusée. Elle lui envoie un baiser ! Cela a l’air d’une petite grimace de rien du tout… (Un sourire effleure les lèvres de Georges qui relit une page.) Ah ! il a souri ! Je suis blême !… C’est affreux… Elle se rapproche. Ah ! mais ils se moquent de moi ! Je vais le leur crier !… C’est trop, à la fin !… Je suis là, pourtant, je compte, j’existe… (Soudain, haut, éclatant.) Georges, embrasse-moi. (Georges, stupéfait, lève la tête.) J’ai dit : Embrasse-moi !

(La petite n’a pas bougé. Elle regarde sa sœur avec une haine indicible. Puis, elle jette la guitare et s’enfuit, muette, claquant la porte.)


Scène XII


ISABELLE, GEORGES.

GEORGES.

Qu’est-ce qui te prend ? Mais, réponds, qu’est-ce qui t’a pris ?

ISABELLE.

Je ne sais pas… Je te demande pardon.

GEORGES.

De ce train, tu finiras par être la cause même du malheur que tu redoutes !… Il faudrait bien savoir véritablement, ma chère amie, puisque vous imposez à cette enfant de vivre entre nous, ce que vous voulez au juste. Avant vos remèdes, il n’y avait rien à craindre, mais maintenant, il y a tout à craindre ! Si c’est ainsi que vous comptez la traiter !… Mais, au nom du ciel, quel accès t’a pris ? réponds ?…

ISABELLE.

Je ne sais pas… un coup de folie, tu as raison, un besoin irrésistible que j’ai eu, tout à coup, de t’embrasser, un besoin de tes lèvres, juste à ce moment… Je ne m’explique pas. Ça été plus fort que moi…

GEORGES.

Depuis deux mois, j’ai accepté la situation complète, intégrale… à tant faire, je me suis payé le bloc, y compris les bons sarcasmes dont tu m’abreuves !… Ils faisaient partie de mes prévisions et la joie de ma mathématique !… J’attendais le total qui te convaincrait, sans plus intervenir jamais… Mais, pour te rendre coupable d’actes pareils, il faut que tu aies dépassé mes prévisions et que tu me caches de bien étranges soupçons !… Allons, voilà qui va finir !… Que vous le vouliez ou non, nous nous expliquerons ce soir, ma chère amie ! Pas un mot de plus. Cet état cardiaque va cesser !

ISABELLE.

Tu as raison de te fâcher. J’ai eu tort. Mais je vais parer, tu verras. Va me la chercher…

GEORGES.

Ma parole, c’est moi maintenant qui prends le parti de cette enfant ! C’est moi qui suis obligé de la défendre contre toi, et c’est moi qui commence à avoir réellement peur, maintenant !… Car je ne sais si tu vois ce que tu fais… Pour la première fois j’ai le sentiment d’un danger véritable… Où est-elle maintenant ? Où est-elle ?

ISABELLE.

Là !… là ! Ne te fâche pas si fort, mon Dieu… puisque je te dis que je vais tout réparer… Au lieu de crier, tu ferais bien mieux d’aller me la chercher.

GEORGES.

Ah ! nous allons encore couler quelques heures charmantes !… (Il sort en criant.) Jeannine ! (Mais Jeannine ne devait pas être loin, peut-être même derrière la porte, car Isabelle a le temps, à peine, de se précipiter au balcon que Georges rentre, poussant la petite devant lui. — Bas à Jeannine.) J’en ai assez de cette existence. Il faut qu’elle cesse.

ISABELLE se retourne.

Ah ! te voilà !

(Elle fait un signe suppliant à Georges, pour qu’il les laisse seules. Jeannine attend, droite. Georges sort.)


Scène XIII


ISABELLE, JEANNINE.

ISABELLE.

Pardon, Jeannine, je te demande pardon de ce que je viens de faire là.

JEANNINE, imperceptiblement.

De rien, j’en ai vu d’autres.

ISABELLE.

Si, j’ai besoin que tu me pardonnes. Il y a longtemps que je voulais te le dire.

JEANNINE.

Ça n’a pas d’importance… et tu as tous les droits !

ISABELLE.

Regarde-moi, puisque tu m’as comprise, Jeannine… J’en fais humblement l’aveu devant tes yeux de quinze ans, en baissant les miens : je souffre, Jeannine, je souffre du même mal que toi… Il faut être bonne. Pardonne-moi, mon petit.

JEANNINE, gênée.

Voyons, c’est une plaisanterie…

ISABELLE.

Non, je t’assure. Quoi qu’il se soit passé, entre vous deux, en aucun cas je n’avais le droit de te faire du mal, et sois sûre que si je n’ai pas toujours été à la hauteur de ma tâche — que je saurai conduire jusqu’au bout, dorénavant, — ma bouche a parlé toujours contre mon cœur et de cela, je te demande, Jeannine, très humblement pardon.

JEANNINE, simple.

C’est oublié !

(Elle passe.)
ISABELLE, avec un mouvement doux et peureux des doigts, comme pour la retenir au passage.

Je suis un peu excusable parce que vous m’avez entourée de beaucoup de mensonges… sans quoi, je crois que j’aurais su être bonne, toujours, sans me plaindre… Nous sommes un peu gauches toutes deux… nous étions si peu préparées à ce qui devait nous arriver !… Tu as aimé bien jeune, mon petit… et moi très tard ! et voici que bientôt mes cheveux blanchis vont se couvrir de honte. Enfin !… nous ne sommes pas responsables, hein ? Ce n’est pas de notre faute… Qui nous eût dit cela ? On était si heureuses à la maison ! tu te souviens ?… On se sera tout de même beaucoup aimé… Ah ! si tu avais parlé à temps !… Enfin ! nous sommes deux pauvres malheureuses, voilà ce que nous sommes, n’est-ce pas Jeannine ? Il n’y a pas à s’en vouloir. Je tâcherai d’être meilleure, je te promets… Puisque tu souffres, tu dois savoir qu’on n’est pas toujours maître de soi… et que ça fait mal ! C’est le doute, tu comprends, dont vous m’avez entourée ?… Si vous m’aviez dit tout simplement ce qui en était, je me serais arrangée… Désormais, tu verras !… Je m’exagère peut-être, après tout, vous n’en êtes peut-être pas encore aussi loin que je me l’imagine… Je ne sais pas, moi !… (Elle lui tient les mains et essaye de rencontrer ses regards.) Je ne te demande qu’une parole de vérité pour que tout s’éclaire… Je t’assure, quoi que vous ayiez fait, quand bien même vous vous adoreriez… tu seras étonnée ! Oh ! je vois ta figure qui se contracte ! Laisse-toi pleurer, va, ne t’empêche pas… Prends mes larmes et donne-moi les tiennes.

JEANNINE, se raidissant et détournant les yeux.

Va-ten !

ISABELLE, rapprochant son visage du visage de Jeannine, les yeux tendus.

Une parole seulement !… C’est ton silence, tu comprends !… J’y ai vu des remords, de la haine… et quelle haine ! (Les cils de Jeannine battent, battent. Elles sont souffle à souffle.) J’y ai vu que vous vous adoriez au point… de vouloir que… je disparaisse… C’était fou, n’est-ce pas ?… Une parole, seulement !… J’y ai cru voir, comme en tes yeux, des abîmes hideux… j’ai cru voir… (Un cri.) Monstre !

JEANNINE.

Ah ! tu m’as fait mal !

ISABELLE.

Odieux petit monstre qui essaie de m’enfoncer ce dernier clou dans la gorge et qui veut me faire croire que ton silence est un aveu, et que tu me l’as pris, et qu’il est à toi !… Va-t’en ! va-t’en ! Je ne veux plus te voir ! Tu me fais horreur !

JEANNINE.

Et quand cela serait, à la fin !

ISABELLE.

Tu mens ! tu mens ! tu es abominable…

JEANNINE.

C’est trop fort ! Ah ! je suis un monstre ! C’est trop, cette fois, c’est trop !… Ah ! je suis un monstre, moi à qui tu fais subir la plus épouvantable des existences !… que tu forces, du matin au soir, à subir, la rage dans l’âme, toute ta joie, tous tes baisers, avec des airs de triomphe, lorsque j’en meurs et qu’il me faut fuir tes lèvres, qui me cherchent, après !… Ah ! tu ne m’en auras pas épargné un de tes baisers, à moi, la petite pauvre !… Ah ! je suis un monstre ! Eh bien, alors, dis pourquoi tu me forces à vivre, pourquoi tu m’as arrachée à la mort ? Qui te le demandait ? Qu’est-ce que je t’avais fait pour cela !…

ISABELLE.

Tais-toi ! Tu es horrible ! Tu ne dois pas savoir ce que tu dis, pour me briser ainsi !…

JEANNINE.

Quel soulagement m’as-tu apporté ? réponds ? Cite-moi une joie, une !… Tu m’as rivée à ton bonheur ! C’est pour le voir que tu me forces à vivre ! La torture de ton questionnaire perpétuel, la torture à petit feu, sans répit !… Ah ! tu ne laisserais pas même un jour ma souffrance tranquille ! Et quand je veux la solitude au moins, quand je veux vous fuir, tous les deux, une heure… je ne peux pas ! parce qu’il paraît que cela te bouleverse, ça te remue le sang que je ne sois pas là !

ISABELLE.

Oui, lâche ! lâche ! car ce que tu sais trop, c’est que je meurs derrière les portes que tu fermes, lâche !

JEANNINE.

Mais alors, puisque tu devais me reprocher tout, jusqu’à l’air de cette maison, que comptais-tu donc m’offrir, à la fin, quand tu m’as dit : Reste, je le veux ?

ISABELLE.

La vie ! T’aider à passer le pas. Te porter de l’autre côté de la douleur. Te voir grandir et comprendre.

JEANNINE.

J’ai grandi et je comprends.

ISABELLE.

Ce que tu n’as pas, toi, c’est le droit de me torturer lâchement de doutes affreux, du doute de ce qui n’est pas (Ramassant tout son effort) de ce qui n’a jamais été !…

JEANNINE.

Mais qu’en sais-tu, à la fin ?

ISABELLE, dans un cri.

Non, non, cela n’est pas, cela n’est pas !… Tu n’en avais pas le droit !…

JEANNINE.

Je n’ai que celui de souffrir, parfaitement ! Eh bien, si tu m’imposes un pareil martyre, ce doit être pour quelque chose, tout de même ! Et je voudrais bien savoir ce qui m’attend, au bout du supplice, quel bonheur ?… Mais, à la fin des fins, pourquoi, pourquoi suis-je ici ? Possible que tu prennes plaisir à me faire savourer vos baisers… moi, je n’en ai que de l’horreur !…

ISABELLE.

Tu ne sais pas ce que tu dis ! c’est monstrueux !… Oh ! comme tu me hais !… Rappelle-toi, Jeannine, pourtant !… Il ne me manque que de l’avoir portée dans mes flancs !… C’est mon amour qui saigne !…

JEANNINE.

Je te hais ? Mesure à ma haine l’atrocilé de ce que tu appelles ton amour et de ce que tu commets en son nom. Et là dedans, la seule qui aime, c’est moi, parce que je me tuerai, moi, par charité, pour ne pas troubler ton affreux bonheur !…

ISABELLE.

Misérable ! Elle me reproche de vivre ! Sois rassurée, va… j’ai compris, je te laisserai la place…

JEANNINE.

Allons donc ! pas de phrases ! Tu sais bien que c’est moi qui vais disparaître… Seulement, tu aurais mieux fait de me laisser tranquille la première fois, voilà tout !

ISABELLE.
N’en dis pas plus. Tu l’auras, petite louve !
JEANNINE.

La petite louve en a assez ! La petite louve ? regarde-la une dernière fois !… Tu te traînerais à mes genoux, tiens, que je ne resterais pas un jour de plus ici ! Laisse-moi passer.

ISABELLE, la saisissant.

Tu ne vas pas recommencer l’abomination, mon Dieu ?

JEANNINE.

Pas plus tard qu’à la minute !

ISABELLE.

Ah ! vous voyez bien, vous autres, que j’ai raison contre tous de ne pas la laisser arracher de mes mains !

JEANNINE.

Je veux partir.

ISABELLE.

Jeannine !… tu ne sortiras pas !

JEANNINE.

Je sortirai… j’en ai assez… Adieu !

(Elle se dégage brusquement des bras de sa sœur et disparaît.)
ISABELLE, les genoux fléchissants, roide, d’une voix étranglée, appelle.

Georges !… Georges !

(Georges accourt au bruit, par la droite.)


Scène XIV


ISABELLE, GEORGES.

ISABELLE.

Georges !… C’est fini !… Je l’ai bien vu. Je ne peux plus rien sur elle… Elle va se tuer, cette fois, pour de bon… Va, va, fais ce que tu veux ! Elle est à toi, mon rôle est terminé, je te la donne ! Mais qu’elle ne se tue pas !… mon Dieu, qu’elle ne se tue pas !… Va ! Va !… mais va donc !

(Elle le pousse hardiment par où s’est enfuie Jeannine, et, seule, s’écrase contre le canapé, de tout son long, la face en terre, devant la porte béante.)

RIDEAU

ACTE IV


Même décor qu’au deuxième acte. C’est le soir du même jour. Une grande lampe allumée ; le feu pétille encore.
Au lever du rideau, madame Heiman, un chapeau sur la tête, et Pierre en costume de voyage. Ils parlent à un domestique, sur le seuil de la grande porte grillée par où ils viennent d’entrer et à travers laquelle on voit la nuit claire.


Scène PREMIÈRE


Un Domestique, MADAME HEIMAN, PIERRE.

LE DOMESTIQUE.

Non, madame. Madame est toujours souffrante. Elle ne va pas mieux, elle n’est pas descendue de sa chambre, depuis que madame est venue à cinq heures… Mais si madame veut que je la fasse prévenir ?

MADAME HEIMAN ET PIERRE.

Non, non. Et Monsieur ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur vient de sortir. Mais pas pour longtemps. Il est allé fumer son cigare dans l’allée des Ormes, probablement… ou du côté du réservoir… Il ne sera pas long.

MADAME HEIMAN.

Mademoiselle ?

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle est couchée à cette heure-ci et d’ailleurs mademoiselle n’est pas descendue de sa chambre

non plus, depuis cinq heures…
MADAME HEIMAN.

Alors, monsieur a dîné seul ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame. Il est resté un peu auprès de madame avant le dîner, et encore, non, je me trompe… puisque j’ai entendu la voix de monsieur qui lisait dans son cabinet.

MADAME HEIMAN.

Comment qui lisait ? Puisque la lecture n’a pas eu lieu ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, mais j’ai entendu monsieur qui disait comme ça : « Puisque personne ne veut m’entendre, je vais lire à Neyt ! » Alors il a enfermé la chienne avec lui, et il s’est lu tout seul.

PIERRE.

Je le reconnais bien là !

MADAME HEIMAN, riant.

Bien, bien ! Nous allons l’attendre ici. (Le domestique sort. À Pierre, en s’asseyant.) Ah ! ça, m’expliquerez-vous maintenant, blague à part, comment l’on reçoit une lettre de vous d’un équateur quelconque et comment vous débarquez, le même jour, chez moi, sans crier gare, le plus naturellement du monde… dans la carriole du père Baugé ?… revêtu de cet adorable petit complet américain… Elle est bonne !… C’est ce qui s’appelle préparer son petit effet !…

PIERRE.

Je ne me suis pas payé une entrée, je vous le répète… Pourquoi ne voulez-vous pas me croire ?… Votre ignorance des choses administratives me ravit… La voilà bien, la France !… Pauvre France !… La dernière levée ne se fait pas dans tous les pays du monde à six heures du soir. Il n’y a pas qu’à jeter la lettre, crac, dans un palmier, en passant… palmier ? vous savez ce que c’est qu’un palmier ?… à la bonne heure !… En sorte, chère tête, qu’on peut très bien jeter une lettre le lundi, par exemple, se décider à partir dans le courant de la semaine, et faire le voyage, le lundi suivant, en paquebot, par le même courrier que ladite lettre ? Avez-vous compris, maintenant ?

MADAME HEIMAN.

Mal. C’est obscur.

PIERRE.

Je me suis jeté dans le train du Havre, immédiatement, au débotté… et à la gare de Saint-Meilhan, comme je vous l’ai dit, l’honorable individu que vous appelez Baugé a bien voulu me conduire chez vous… Oui… Il commençait à faire trop chaud là-bas, et puis il est urgent que je me rende à Londres… Car je suis devenu extraordinaire, vous savez !… J’ai des intérêts dans l’Achanti-Goldfiels Corporation !… Je suis de deux commissions techniques !…

MADAME HEIMAN.

Vous !… C’est à se tordre !… C’est drôle comme quand les peintres coupent leurs cheveux pour le régiment !

PIERRE.

Eh bien il faudra vous y habituer.

MADAME HEIMAN.

Jamais ! Je vous en préviens !… Je ne vous prendrai jamais au sérieux comme homme d’affaires !… C’est égal ! Vous ici !…

PIERRE.

Comme ma petite visite a l’air de vous abrutir, ma chère amie !…

MADAME HEIMAN.

Un peu.

PIERRE.

Quoique je trouble un délicieux tête-à-tête avec monsieur de Chelles vous ne m’en voulez pas d’être

descendu chez vous ?
MADAME HEIMAN.

Il n’aurait plus manqué que vous tombiez ici !

PIERRE.

J’ai plus de tact… Pourquoi me dites-vous ça ?…

MADAME HEIMAN.

Ah ! parce que !… (À part.) Je ne sais plus que lui dire, moi… (Haut.) Écoutez, vous revenez de Pontoise.

PIERRE.

Non, de plus loin.

MADAME HEIMAN.

En l’occasion, c’est arriver de Pontoise… On ne vous a plus revu, s’il m’en souvient, voyons… depuis la messe de mariage… Malin, va !

PIERRE.

Quoi ?

MADAME HEIMAN.

Rien. Vous pensez bien que depuis lors il a dû se passer des choses, n’importe quoi… mais des choses… Seulement comme vous en êtes resté à la messe de mariage, vous comprenez, ce serait trop long de vous mettre au courant !… C’est même pourquoi j’ai préféré vous traîner de suite chez les Dessandes… Ma foi, je réserve le paquet à Isabelle.

PIERRE.

Odette, rien de grave, hein, j’espère ?

MADAME HEIMAN.

Rien, rien. Comique, au fond… Elle vous expliquera.

PIERRE.

Vous m’avez fait peur… Vos réticences sont exaspérantes, et vous êtes d’une discrétion bien peu israélite !

MADAME HEIMAN, souriant.
Hein… votre prétexte de retour ?…
PIERRE.

Non, je vous jure… L’éternelle tentation du passé m’a fait obliquer la route, vous le voyez. Mais je n’ai pas le cœur d’Olympio. (Regardant la pièce.) Alors, c’est là ?

MADAME HEIMAN.

Oui, c’est là !… oui, c’est là, cet endroit délicieux… ce petit paradis !… la maison de la joie !…

PIERRE.

N’est-ce pas ?… Je m’en doutais.

MADAME HEIMAN.

Ah ! ce qu’on s’amuse ici ! vous ne vous en faites pas une idée… Et, en passant, je vous remercie, de tout cœur, de m’avoir ces gens-là… je m’en féliciterai toute ma vie ! Chaque jour est un jour de fête… de bamboche… À ce point que samedi, moi aussi, je boucle mes malles… et vais reprendre mes quartiers d’hiver au plus vite… Oh ! Pierre, attendez-moi jusqu’à samedi… partons ensemble… emmenez-moi à Londres ! ce serait si gentil d’aller faire un petit peu la fête ensemble !…

PIERRE, nerveux.

Voyons, qu’y a-t-il, Odette, qu’y a-t-il décidément ? Ne plaisantez pas.

MADAME HEIMAN, lui prenant le bras.

Écoutez, je crois que je ferai bien, tout de même, de vous mettre un peu au courant, sans quoi vous risquez de ne pas très bien comprendre !… Vous voyez ce point rouge là-bas… au bout de l’allée ?

PIERRE.

Oui, c’est une lanterne.

MADAME HEIMAN.

Non, c’est Georges qui fume son cigare

PIERRE.
Non, c’est une lanterne.
MADAME HEIMAN.

Non, c’est Georges… Allons à sa rencontre. Et, ce faisant, je vais vous révéler les choses essentielles, pour que vous puissiez ensuite… voler de vos propres ailes.

PIERRE.

Vite. Vous me faites mourir à petit feu…

(Ils sortent.)
LA VOIX DE MADAME HEIMAN.

Et au tournant de l’allée, je vous quitte… oh ! je vous jure bien que si… il faut d’abord que j’aille vous sortir des couvertures de laine…

(Les voix se perdent. La scène reste vide. De derrière le piano où elle était blottie et cachée, on voit surgir Jeannine. Elle est en petite camisole de nuit, les cheveux dans le dos. Elle court vite à la porte par où viennent de partir Pierre et madame Heiman.)


Scène II


JEANNINE, FRAÜLEIN.

JEANNINE.

Enfin ! (Elle regarde attentivement dehors entre les barreaux de la grille.) Prennent-ils à droite ?… à gauche ?… Oui !… Ah ! rien n’est perdu !… Vite la lampe !…

(Au moment où elle va éteindre la lampe, la porte de droite s’ouvre ; c’est Fraülein.)
FRAÜLEIN.

Je vous cherchais partout… voulez-vous remonter !

JEANNINE.

Allez-vous me fiche la paix !

FRAÜLEIN.

Ah ! Fraülein !… Fraülein !… Wollen sie… was sagt

Madame ?
JEANNINE.

Wurst… Wurst ! Voilà ce qu’elle va dire, madame… Wurst !… Et puis, si vous ne voulez pas vous en aller, vous savez ce que je vous ai promis ? Je dirai à monsieur où j’ai trouvé sa photographie, dans votre chambre !… Ah !

FRAÜLEIN.

Mein Gott !

JEANNINE.

Vous m’embêtez avec votre Gott… On vient, fraülein, je vous en prie… je vous en supplie, ma petite fraülein, allez-vous-en !

FRAÜLEIN.

Oh ! mademoiselle !…

JEANNINE.

Vous savez bien qu’il le faut… Je vais monter me coucher dans cinq minutes… allez…

FRAÜLEIN.

Oh ! mademoiselle ! mademoiselle.

(Elle pousse violemment Fraülein et referme la porte. Puis elle baisse la lampe complètement. Elle se place près de la porte de droite, à cropetons, par terre. Au bout d’un moment, Georges arrive sur le perron, le col du manteau rehaussé. Il entre, referme la porte grillée, remonte la lampe, la prend et se dirige vers la porte de droite pour aller se coucher. Au moment de l’ouvrir, il se heurte à Jeannine.)


Scène III


JEANNINE, GEORGES.

GEORGES.

Ah ! c’est vous ! Justement, pas fâché de vous rencontrer !… (Il pose la lampe.) Ah, bien ! vous n’avez pas de toupet ! Vous attendez là, tranquillement, à pied de bas, en vous tournant les pouces, que je vienne vous dire des douceurs !… Après la scène inimaginable de cet après-midi !… Votre sœur, depuis ce temps, ne se remet pas de l’attaque de nerfs que vous avez provoquée. Notez que j’ignore ce qui s’est passé entre vous deux et ce que vous avez peut-être osé lui faire croire, pour qu’elle en soit arrivée là !… j’ai peur de comprendre !… Toujours est-il qu’il n’y a plus de raison humaine qui tienne !… La démence du sacrifice bat son plein ! Tout ce que j’obtiens d’Isabelle, ce sont des phrases de ce genre : « Elle est à toi !… Soyez heureux ! » Vous avez tramé là une petite intrigue malpropre et méchante, à mon insu… Il y a deux mois que vous manœuvriez… et entre vos deux sourdines, moi, j’ai été joué !… Eh ! ma petite, voilà qui est fini, cette fois… Vous allez partir.

JEANNINE.

Oui, un peu de patience… Je vais partir, en effet, et c’est pour cela que je suis ici. Georges, pour que vous me donniez l’adieu que j’attends depuis si longtemps… avant que je disparaisse à jamais…

GEORGES, éclatant.

Oh ! fini, cette fois !… Il y a des bornes aux meilleures plaisanteries !… C’était trop commode, en vérité ! « Vous ne voulez pas faire un petit tour de promenade ? Non ? Ça vous déplaît ?… Crac, je me tue ! » Ah ! vous l’aviez trouvée, vous, la formule !… Mais cette fois…

(Il lui secoue vigoureusement les bras.)
JEANNINE.

C’est cela… tenez-moi les poignets… étouffez-moi… J’entends gronder votre voix sur ma tête… c’est délicieux…

GEORGES.

Si vous m’aimez voilà la minute de me le prouver et de vous faire pardonner votre sinistre comédie. Je m’adresse à la grande Jeannine… Vous ne pouvez pas rester un jour de plus ici ; l’épreuve est faite… Il faut que vous partiez… (Vivement.) Quand je dis partir, je veux dire, bien entendu, vous absenter quelques semaines… quelques semaines au plus… un voyage de rien du tout avec madame Heiman… une excursion dans les Alpes (Il fait un grand geste vague ; — se reprenant), dans les petites Alpes… les Alpilles !… Ne le faites pas pour Isabelle, Jeannine, si vous ne lui consentez pas ce sacrifice, faites-le pour l’amour de moi !…

JEANNINE, lui parlant tout près dans l’obscurité profonde.

Mais oui… mais oui… Inclinez un peu votre tête sur moi, et tout sera dit. (Mouvement de Georges.) Ne me troublez pas… C’est ma grande dernière minute… J’exécuterai tout ce que je me suis promis, point par point. Voyons… par ordre… que je ne m’embrouille pas… (Elle met ses mains sur sa figure et parle avec une voix nouvelle, timide et basse.) Écoutez, Georges… d’abord… oh ! j’ai la gorge sèche… laissez-moi… laissez-moi vous dire tu ! Cela, d’abord, je me le suis promis… Oh ! je ne vais jamais pouvoir oser !… (La voix n’est plus qu’un souffle imperceptible.) Toi, toi… mon Georges… je t’aime… Oh ! je suis toute rougissante… si vous me voyiez dans l’obscurité !… C’est exquis… C’est ainsi que je vous parle quand je suis seule dans ma chambre… Quel bonheur ! je vous dis tu, comme si c’était vrai…

GEORGES.

Vous m’aimez, dites-vous ? Mais quelle sorte d’amour est le vôtre ?… Je ne peux pas y croire. Non, non, je n’y crois pas, c’est inutile !… Commencez par me le prouver… Vivez pour moi, si vous m’aimez… Ah ! si vous me montriez un peu de dévouement, si… ah !…

JEANNINE.

J’avais préparé des phrases, vous m’avez embrouillée !… Oh ! seule, je vous dis des choses, des choses !… je les marque pour vous les répéter… vous seriez content… mais je les oublie après… Je n’ai pas beaucoup de bonheur, vous comprenez…

(Elle est tout proche, tout proche de lui, et parle, les yeux clos.)
GEORGES, nerveux.

Ne me faites pas repentir d’être resté, Jeannine… Remontez dans votre chambre.

JEANNINE, laissant glisser son front le long du bras de Georges.

Je perds la tête… je ne sais plus, moi… je vous aime, Georges !

GEORGES.

Ah ! détestable rusée qui voudrais lasser mon courage !

JEANNINE.

Ce rêve, pourtant ! ce rêve ! Être serrée une minute dans vos bras !… Je serais partie consolée… Vous êtes bien cruel, allez !… Je m’étais tellement dit : Dans tout ce que j’oserai lui crier, il y aura bien quelque chose pour l’émouvoir… Et ce sera comme lorsque je cours dans la prairie en chantant : « Je l’aime ! je l’aime ! je l’aime ! » (Mouvement de Georges.) Ah ! je vois cela ! vous détournez la tête… Vous me trouvez répugnante à vous dire ces choses… vous détournez la tête… C’est une petite fille de seize ans qui parle ainsi !… Eh bien, est-ce que vous croyez que je ne me fais pas horreur, moi !…

GEORGES.

Mais non, pauvre enfant, mais non… Ce sont d’autres pensées qui m’agitent et m’épouvantent !… Crois-tu que je n’entende pas cette mendicité de tendresse, crois-tu que je ne voie pas le trouble qui a détruit l’harmonie dans ce corps brûlant et cette petite tête égarée, ivre d’amour et de mort !…

JEANNINE.

Dieu, qu’on est bien contre vous !… Je vous aime !… Et puis on a fait sécher les châtaignes sur le perron, dans la journée… et c’est ça que c’est si parfumé… Dieu ! qu’on est bien ! Vous sentez mon cœur qui bat contre vous ? Écoutez, je ferme les yeux… je ne verrai pas quand vous m’embrasserez.

GEORGES.

Jeannine ! Jeannine !

JEANNINE, avec un petit éclair dans les yeux vite réprimé.

Oh ! Je savais bien que vous étiez bon ! Dieu, je vais pleurer bien sûr, je vais sentir que vous me serrez dans vos bras… Oh ! Georges ! quelle joie ! vous m’aim… Non, non, j’ai eu tort… je n’ai rien dit ! Ce n’est pas vrai, non, vous ne m’aimez pas !… vous allez m’embrasser seulement… je n’ai pas dit que vous m’aimiez pour ça… Oh ! Georges… c’est moi qui t’aime, t’aime, t’aime !…

GEORGES.

Mais taisez-vous donc !

(D’un mouvement nerveux, irrésistible, il la saisit brutalement. Jeannine a un cri étouffé en s’abattant sur sa poitrine. Ils restent ainsi lèvre à lèvre, un grand moment, dans le rond clair de la lampe. Des phalènes, autour d’eux, cognent l’ombre ; un pic-vert réveillé traverse la prairie en criant, et le croissant de la lune, au loin, filtre à ras de terre, dans une haie, au bout du jardin… Des pas ont retenti sur le perron… la porte grillée a battu… Georges et Jeannine se détachent brusquement, ils se renfoncent dans l’ombre. Une silhouette, dehors la main posée sur le bouton de la porte, les regarde… Georges va au-devant d’elle et ouvre lui-même vivement.)


Scène IV


Les Mêmes, PIERRE.

GEORGES, reconnaissant Pierre avec difficulté dans l’ombre.
Toi ?…
PIERRE, essayant d’être naturel.

Tu vois… en effet… je… j’arrive… je suis de retour. Alors en passant… en allant… à machin… à Londres… je suis descendu chez Odette.. Et… (Haussant le ton.) ça va bien, toujours ?

GEORGES.

Mais tu… tu vois.

(Silence.)
PIERRE, à Jeannine qui n’a pas bougé, près du piano.

Bonjour, Jeannine.

JEANNINE.

Bonjour, monsieur.

(Elle ne bouge toujours pas. Silence)
PIERRE, à Jeannine.

Eh bien, c’est tout ce qu’on me dit ?

(Jeannine s’approche de Pierre et lui tend le front.)
GEORGES, à Jeannine.

Jeannine, voulez-vous, s’il vous plaît, aller prévenir votre sœur que Pierre est là… qu’elle descende tout de suite.

(Jeannine sort.)


Scène V


GEORGES, PIERRE.

GEORGES, il va à Pierre, d’une voix blanche.

Ta main, Pierre. Dans cet extraordinaire moment où tu viens de m’apparaître, là, je me suis demandé si j’avais bien toute ma raison !… si ce n’était pas mon cerveau qui projetait réellement ton image dans le cadre de cette porte… à deux mois de distance !… C’est tellement fou !…

PIERRE.
Écoute… je…
GEORGES, l’interrompant.

Non, ne me dis rien encore. Le hasard t’a fait tomber sur la minute de trouble la plus extraordinaire de ma vie… (Se passant les mains sur le front.) Tu ne peux pas savoir !…

PIERRE.

Odette m’a dit…

GEORGES.

Non, tu ne peux pas savoir ! Quoi que tu puisses imaginer, remets à plus tard le moindre jugement… Ce sera justice… En attendant, à la hâte, pendant que nous sommes seuls, je vais te demander tout de suite une chose. Puisque te voilà… demeure ici quelques jours… oui… Il faut que je parte. Ta présence précipitera et facilitera mon départ… Ah ! dans quelle maison reviens-tu !… On vient… Ta main ?…

PIERRE.

Tu t’en vas ?

GEORGES.

Oui… je suis dans un tel état de trouble… tout cela… le saisissement de ton arrivée… j’ai besoin d’un moment de repos et de recueillement… Je ne t’entendrais même pas, je n’entendrais personne d’autre que moi-même pour l’instant… Et puisqu’Isabelle descend, il est mieux que je te laisse seul avec elle.

PIERRE.

Mais…

GEORGES.

Si… si… cela vaut mieux. (Il va sortir, tout bouleversé, puis se ravise et droit à Pierre, la voix très émue.) Je te jure, Pierre, que je suis un honnête homme !

(Silence.)
PIERRE.

Je ne te demandais rien.

(Georges sort. Pierre, resté seul, lève lentement la lampe… et attend.)


Scène VI


PIERRE, ISABELLE.

Isabelle entre précipitamment, en vêtement de nuit hâtivement jeté sur ses épaules.
PIERRE.

Isabelle !

ISABELLE.

Pierre !

(Elle est tombée près de la porte, sur la chaise qui se trouvait là. Lui, près de la table. Ils pleurent.)
ISABELLE, s’essuyant les yeux.

Quand on m’a dit que c’était vous, j’ai reçu un coup au cœur ! C’était à la fois trop cruel et trop bon… Ah ! Pierre !… Pierre !

PIERRE.

Qui m’eût dit que nous pleurerions ainsi, en nous revoyant !…

ISABELLE se rapproche de la table et de Pierre.

Mon ami !… Regardez ce qu’on a fait de votre amie…

PIERRE.

Non. Vous êtes toujours la même. (Isabelle, élevant la lumière à hauteur des yeux. Il la regarde en plein jour, timide.) Un peu maigrie… un peu pâlie !

ISABELLE.

Vous, vous avez bonne mine.

PIERRE.

Ah ! moi, vous savez, je… (Geste. Isabelle tout d’un coup lui saisit les deux mains, en le regardant dans les yeux. Pierre touché.) Merci… merci !… Vous n’avez jamais été meilleure pour moi, dans toute votre vie !… (Un temps.) Et cependant, allez, je ne bénis pas les chagrins qui

vous rendent plus compatissante.
ISABELLE.

La petite m’a dit que vous étiez descendue chez Odette… C’est vrai ?… Est-ce que vous avez tout ce qu’il vous faut, au moins ?… Et dites ?… ce retour ?…

PIERRE.

Oui, tout à l’heure… tout à l’heure… je vous dirai… ça n’a pas d’importance !… Je vous en prie, ne troublez pas cette minute, laissez-moi tout au bonheur de vous revoir… là… là… (Il s’assied et la contemple encore longuement un peu comme les peintres font en regardant un modèle, et il dit en secouant la tête.) Mon pauvre amour !… Cela ne vous offense pas que je vous appelle ainsi ?…

ISABELLE.

Pierre !

PIERRE.

J’emploie le mot amour, faute de mieux !

ISABELLE.

C’est déjà bien suffisant.

PIERRE.

Ah ! maintenant, vous avez fait l’apprentissage amer ? Mais aussi… mais aussi !… Ah ! si j’avais été là encore, Mon amitié sûrement vous eût empêché de commettre une sottise. Vous vous êtes lancée, à corps perdu, dans quelle aventure !… Oui, je sais, vous étiez en droit d’espérer mieux de leur part… mais la moindre expérience vous eût avertie que vous courriez à un abîme. Enfin !

ISABELLE.

Vous auriez eu, à ma place, le même mouvement généreux que moi…

PIERRE.

Mais comme vous avez dû ne pas savoir vous y prendre !… (Souriant.) Et que de choses charmantes et stupides vous avez dû dire !…

ISABELLE.
Si vous saviez, Pierre ! Ah ! comme ils m’ont trompée !
PIERRE.

Je ne le défends pas. Je ne le juge même pas encore. Je vous prie seulement de savoir être indulgente.

ISABELLE.

Je pense, lourdement, à ce que je dois faire. On eût dit que je sentais que vous deviez venir et que je n’attendais plus que vous…

PIERRE.

Comme il faut que vous l’ayez aimé, mon Dieu !

ISABELLE.

Si c’est aimer que de se sentir tous les jours plus égarée, plus palpitante, plus chagrinée… alors, oui, je l’ai aimé…

PIERRE.

Passionnément !

ISABELLE, sérieuse.

Je vous demande pardon d’avouer simplement, cette transformation, devant vous. Mais à quoi servirait de ne pas être franche ?

PIERRE.

Oh ! vous ne me faites plus de mal !… Il y a longtemps que je vous ai dit adieu. (Changeant de ton.) Bref, maintenant, qu’allez-vous devenir ? car il s’agit de trouver une issue… Vous ne pouvez pas rester plus longtemps dans cette répugnante atmosphère.

ISABELLE.

J’y songe.

PIERRE.

Quel moyen ?

ISABELLE.

J’en ai un bon… Attendez… Vous nous restez, n’est-ce pas ?

PIERRE.

Je repars demain par le train de quatre heures.

ISABELLE.
Non !
PIERRE.

N’insistez pas…

ISABELLE.

Voilà qui va hâter les choses.

PIERRE.

Comment cela ?

ISABELLE.

Vous verrez.

PIERRE, ému.

Ah !

ISABELLE.

Et à quelle heure êtes-vous arrivé chez Odette ?

PIERRE.

Au moment du dîner… il y a une heure…

ISABELLE.

Et à huit heures vous étiez déjà au courant de tout !… C’est admirable ! Voilà bien les amies !… Curiosité, vanité et envie… J’en étais sûre !… Elle m’avait juré, celle-là, qu’on la couperait en morceaux plutôt que de révéler un mot de leur trahison, à qui que ce soit… même à de Chelles, même à vous…

PIERRE.

Vous vous trompez, je vous jure. Odette a été d’une discrétion absolue… même ridicule, je m’en porte garant pour elle.

ISABELLE.

Mais alors, qui vous a appris ?

PIERRE, embarrassé.

Eh bien ! je…

ISABELLE, d’une voix subitement indifférente et détachée.

Ah ! je comprends… oui, c’est juste… Ils ne se cachent de personne… Oh ! tout le monde est au courant ici… C’est une aventure publique. Georges lui-même vous aura tout de suite raconté sa passion pour Jeannine. (Mouvement de protestation énergique de Pierre.) Ou alors, plus simplement, il vous sera arrivé ce qui est arrivé à tant d’autres… hier encore, à de nos voisins… oh ! ne protestez pas… c’est devenu tellement fréquent ! Dès votre entrée ici, vous avez compris à leur attitude… (Second mouvement de Pierre.) Je vous en prie, cette fois, Pierre, ne m’humiliez pas d’un mensonge de plus ! À quoi bon ?… Croyez-vous que je ne sache pas ? Ils ne se cachent plus, vous-dis-je… Vous êtes tombé, tout de suite, sur une scène d’intimité… Ils vous ont donné le spectacle de les surprendre… comme on les trouve maintenant toujours… s’embrassant, n’est-ce pas ? s’étreignant dans un coin… c’est cela ?… (Pierre hoche la tête évasivement et baisse la tête.) C’est cela ? (Bondissant avec un cri.) Ah ! c’est tout ce que j’attendais !

PIERRE.

Que dites-vous ?

ISABELLE.

Je n’attendais que cette preuve… Cette fois des yeux ont vu !… Ah ! la bonne délivrance !… la certitude !… Enfin !…

PIERRE.

Isabelle !

ISABELLE.

C’est le ciel qui vous envoie !… Enfin ! enfin !

(Elle va à un petit meuble bas près de la cheminée et l’ouvre avec une clef qu’elle porte à sa chaîne de cou.)
PIERRE.

Mon amie, mon amie… vous m’effrayez.

ISABELLE promène ses mains agitées dans des tiroirs. Georges apparaît à ce moment sur le perron.

Ah ! te voilà !… Entre ! (Montrant Pierre.) Maintenant, il a vu ! maintenant j’ai la preuve !… Tu ne peux plus nier… (Elle s’éloigne un peu à reculons des deux hommes.) C’est tout ce que j’attendais… Adieu !… Je vous délivre…

Soyez heureux !…
(On la voit faire un geste. Un revolver est dans sa main. Georges se jette sur elle. Une courte lutte s’engage. Dans le corps à corps, Georges finit par lui arracher le revolver des mains. Il en retire les cartouches.)


Scène VII


GEORGES, ISABELLE, PIERRE.

GEORGES, jetant simplement le revolver à terre.

Imbécile ! (Puis, il va s’asseoir, les deux mains sur la face. Un grand silence. Isabelle haletante se soutient à la cheminée. Pierre est près d’elle. Personne ne dit plus rien. Enfin, Georges relève la tête.) Voilà où tu en étais ! oh !… où nous en sommes !… Est-ce croyable que ce soit toi, là… ce revolver à tes pieds !

ISABELLE, montrant Pierre.

Maintenant, plus rien ne pourra faire que ces yeux-là n’aient pas vu !

PIERRE.

Isabelle !

GEORGES.

Ah ! oui… ce baiser !… mais c’est ton œuvre, malheureuse ! Ton œuvre… ah ! parlons-en !… Sans que j’aie rien à me reprocher, Pierre, je te le jure, d’homme à homme, en face de cette pauvre femme égarée… voilà de quelle infamie elle me soupçonnait, moi !… Ah ! va-t’en, tiens ! je ne sais pas ce qui l’emporte, de ma pitié ou de ma révolte !

ISABELLE, qui est restée fixe pendant que Georges a parlé, subitement.

Écoute, Georges, en cette minute, à la sincérité de ta colère, de ton geste, d’un je ne sais quoi qui ne ment pas… je l’affirme, — et c’est solennel, cette fois, — cette preuve, ce baiser indéniable, cet affreux baiser, je peux le rayer de ma mémoire… — lui donner, à la rigueur, une raison, un sens… (Appuyant sur les bras.) Juge de la puissance de ma foi ! À cet instant, si tu le veux, je le croirai, je m’y engage solennellement sur tout ce que j’ai de plus sacré… tu n’entendras plus, ni plainte, ni soupçon… si tu jures simplement, en cette minute, devant Pierre qui nous entend, et devant qui tu n’oseras pas mentir, que tu n’aimes pas Jeannine. Je te croirai !

GEORGES a une hésitation, puis fermement.

Non, je ne jurerai pas cela.

ISABELLE, avec un cri de triomphe.

Ah !… tu vois bien… tu vois bien que tu l’aimes !…

GEORGES.

Eh non, non, je ne peux pas et je ne ferai pas pareil serment ! Assez de mots et d’hypocrisie !… En toute la sincérité de mon âme à moi, puis-je dire que je ne l’aime pas ou que je l’aime ?… C’est cela que tu demandes ? Tu veux que je te dise… que je te dise… depuis des mois tu me harcèles ! Tu veux que je te donne d’un mot l’explication de ce qu’il y a en nous de plus intraduisible. Qu’est-ce que tu appelles aimer ? Apprends-moi d’abord où commence l’amour, où finit la pitié, je te répondrai ensuite ! Vous avez des distinctions admirables ! Mais sais-je, moi, de quel nom humain, vous autres, femmes, vous pouvez bien nommer le sentiment que j’éprouve, là, en ce moment, pour cette enfant ? C’est peut-être de l’amour !… c’est possible ! Je n’en sais rien, rien !… Nous vivons depuis deux mois dans une atmosphère de petits mensonges, d’hypocrisie sentimentale. Assez ! Il y a en nous, au-dessus de nous, la vérité profonde. Je ne sais si elle s’appelle amour, ou haine, ou pitié. Elle est comme elle est… Je me refuse à la profaner d’un serment inepte ! El non, mille fois non, je ne sais pas ce que vous appelez amour, de vos

bouches de femmes !
ISABELLE.

Vois mes yeux, ils te l’apprendront.

GEORGES.

Des mots !… Et je me révolte… Et cette fois ça va être ma revanche ! Ah ! mes gaillardes, il va falloir marcher droit ! (Respirant largement en se frappant la poitrine.) Dieu de bon Dieu ! ça fait du bien !… (Il arpente la pièce.) Je t’ai laissé le soin de nos existences jusqu’au bout… tu vois que jai tenu parole, complaisamment ? Je n’ai pas bronché… Voilà le résultat !… À mon tour, maintenant ! (À Pierre.) Veux-tu aller chercher Jeannine, s’il le plaît, Pierre, j’ai besoin qu’elle entende ce que je vais dire.



Scène VIII


GEORGES, ISABELLE.

Resté seul avec Isabelle, il va à elle et l’appuie contre sa poitrine. Elle résiste.
GEORGES.

Ma pauvre femme ! Regarde où tu nous as menés… Es-tu convaincue ?… Voilà où ton orgueil nous a conduits… Allons ! reconnais la monstrueuse erreur de ta tentative !… J’attendais, moi, puisque tu ne voulais pas utiliser ma raison, résigné à mon rôle de spectateur. J’aurais peut-être dû tenter d’intervenir plus tôt ; mais qui d’un peu sensé aurait jamais soupçonné que nous en étions là de cette petite course à l’abîme ! Je ne pouvais pas suivre les frénésies obscures de votre silence… Nous étions murés chacun dans notre attitude respective, et la vie muette allait son train, sans échange !… Ah ! quel criminel joujou !… Oui, oui, ma pauvre grande chérie ! je sais bien tout ce que tu pourrais me dire pour ton excuse. Tu as cru tenter une œuvre belle. Et tu as subi la contagion, l’enchantement, pour parler ton affreux langage, jusqu’à la démence ! Tu as accompli jusqu’au bout le trajet jadis parcouru par Jeannine, et ce coup de pistolet logique, admirable, nécessaire, équilibre vos deux folies !…

ISABELLE.

C’est ça… parle, parle… Il me semble que je te crois, en cette minute… parle encore… c’est apaisant… Même si tu mens encore, cela fait du bien, cela berce…

GEORGES.

Ton œuvre, comme tu l’appelais emphatiquement, ton œuvre n’était pas belle… non, même pas cela ! elle était laide… Le seul mot de guérison, que tu employais sans cesse, eut dû suffire à t’avertir… car tu ne pouvais la guérir qu’en tuant son amour. Et en cela, Isabelle, tu commettais comme les autres le crime essentiel, le grand crime de nature, l’atteinte à la liberté juste. Pour être juste, il n’eût pas fallu tenter d’assassiner cet amour, dont elle était innocente, mais au contraire le laisser vivre librement et mourir de sa belle mort. Cela eût été la justice profonde… mais hélas ! elle n’est pas dans nos moyens… Il est de ces choses qu’on peut penser, et qu’il faut bien se garder de faire, et la morale des hommes ne va pas jusqu’à elles ! Quant à moi, comment m’y serais-je pris pour détester cette enfant ? Je ne peux pas lui en vouloir de m’aimer… Voilà la vérité, la vérité belle et toute simple… et qu’il faut oser dire, puisqu’elle est sans offense.

ISABELLE.

Oui, oui… tu as l’air de penser tout cela… tout cela a l’air juste… (Elle fronce les sourcils tout à coup et secoue la tête, de l’air de revenir à sa pensée.) Mais cependant, qu’est-ce que tu veux ? ce baiser… ce baiser… tu auras beau dire… c’est de l’amour !

GEORGES, douloureusement.
Ah ! c’est fini ! Ce mot-là est entre nous.
ISABELLE, immédiatement, avec crainte.

Non, Georges, tu verras… j’hésite encore… je ne sais pas… depuis que je t’aime, je ne sais plus rien. Mais je ne demande pas mieux que de te croire !

GEORGES.

Non, c’est fini… J’en suis sûr maintenant, c’est fini !… Ah ! je me souviens, Isabelle, de ton cri désolé quand tu as pris la petite avec nous… « L’amour est dans la maison !… » Oui, l’amour !… Désormais, il a été l’invité, avec Jeannine, le personnage invisible, l’hôte toujours présent, et à travers lui, nous ne nous sommes plus jamais retrouvés… Il a failli même me corrompre… oui, moi, je l’avoue, es-tu contente ! Mais si nous ne nous dégageons d’un effort brusque, tu entends, définitif, Isabelle, à force de nous serrer l’un contre l’autre, il va nous broyer, jusqu’aux os… Séparons-nous.

ISABELLE.

Comment ? quoi ?… que dis-tu ? Nous séparer ?

GEORGES.

Oui, nous séparer. Le temps nécessaire pour vous rendre la raison perdue. Puisque, je le sens, tu ne veux pas accepter le seul moyen possible : éloigner ta sœur…

ISABELLE, l’interrompant.

Mais tu sais bien que ce serait le crime !

GEORGES.

Oui. Eh bien, justement… partageons le sacrifice en trois. Annulons tout bonheur, il n’y aura plus de jalouses !… Notre part de malheur à tous sera égale ; les femmes seront satisfaites !… Ce que je sais bien, c’est que pas un jour de plus nous ne vivrons de cette vie que tu nous imposes, l’enfer !

ISABELLE.

Georges, je m’y oppose ! C’est moi seule la fautive…

je réparerai, tu verras.
GEORGES.

À aucun prix !… n’insiste pas… j’ai dit… Demain recommencerait la geôle. Madame Heiman emmènera Jeannine, elles iront faire un petit voyage dans le Midi… moi ailleurs… toi tu retourneras à Paris…

ISABELLE, tombe effondrée sur une chaise.

Oh ! mon Dieu !

(Entrent Pierre et Jeannine.)


Scène IX


Les Mêmes, PIERRE, JEANNINE.

GEORGES.

Toi, arrive ici… ma petite ! hop ! (Il la pousse brutalement devant lui.) Écoute-moi bien… attentivement.

ISABELLE, pleurant.

Écoute-le, Jeannine ! Écoute-le ?

GEORGES.

Nous allons nous séparer, puisque vous l’avez voulu, puisqu’il le faut. Tu vas donc partir… Où que tu ailles, — retiens ce que je te dis là, enferme chaque parole avec soin dans ta mémoire, — où que tu ailles, plus de sottises !… Sache ceci : que tu ne commets rien de mal en m’aimant. Laisse vivre en toi cet amour, librement, sans contrainte, sans chercher à en guérir !… Laisse-le chanter ou pleurer à sa guise, mon enfant… Ne te presse pas de ne plus m’aimer…. Puise dans cette épreuve le courage même de vivre et de devenir une femme !… Bientôt peut-être, un jour, nous sentirons que nous pouvons nous rapprocher, et nous reviendrons… Ce jour-là, il n’y aura plus de petite Jeannine. Il n’y a plus de petite Jeannine !… Jure que tu vivras pour moi, pour elle. (Il montre Isabelle.) Plus de sottises, jamais, n’est-ce pas ?… ou je te tire les oreilles !… Et il faut que tu saches ceci, c’est cela que je voulais te dire et qu’il faut que ta sœur entende : du fond du cœur, je te plains, et je te prie de me pardonner le mal que je te cause involontairement… Ne te demande jamais de quel nom se nomme le sentiment que j’éprouverai, là-bas, pour toi… et qu’importent les noms !… Il n’a de nom dans aucun langage humain, Jeannine ! Et je te remercie de ton amour, mon petit !… Et, pour cela, ce baiser que tu me demandais tout à l’heure, Isabelle va permettre que je te le donne maintenant, du fond de mon cœur. N’est-ce pas, Isabelle, que tu permets que je l’embrasse ?

ISABELLE, faiblement, sans conviction.

Oui.

GEORGES embrasse Jeannine au front.

Allons, Jeannine !… j’attends de toi mieux qu’un serment. Dis que tu es décidée à partir courageusement !… (Jeannine ne répond rien.) Eh bien, tu hésites ?… Tu ne veux pas répondre ? (Jeannine va tomber en sanglotant sur le canapé.) Bien !… à ta guise !… Prenez-le comme vous voudrez, je vous avertis seulement, toutes deux, que ma résolution est inébranlable ! Je n’admettrai aucun empêchement… vous m’entendez, aucun !… À part quoi, à votre aise, mes enfants !… Protestez, si bon vous semble ! Moi, j’ai dit… N’espérez pas une minute que j’entre dans la discussion de ma volonté ?…

(Il sort.)


Scène X


ISABELLE, JEANNINE, PIERRE.

ISABELLE, effondrée.
Ah ! je ne sais plus, moi… Pierre !
PIERRE, souriant.

Oui, je crois que vous ne savez plus grand’chose, ni les uns, ni les autres !

ISABELLE.

Que va-t-elle devenir ?… Regardez-la… tenez… (Elle va vers Jeannine.) Jeannine…

PIERRE, la retenant, bas à Isabelle.

Vous n’êtes pas, pour l’instant, en état de lui dire quoi que ce soit d’utile. Laissez-la pleurer un instant !… Allez rejoindre votre mari et apaiser sa juste colère… croyez-moi… Deux paroles d’un ami et d’un étranger feront plus que tout le reste !… Elle se confiera plus facilement à moi… Je vous rappellerai dans un moment. Ne vous éloignez pas.

ISABELLE.

Ne soyez pas trop sévère !

PIERRE, souriant.

Je serai extrêmement sévère !



Scène XI


PIERRE, JEANNINE.

PIERRE, seul avec Jeannine.

Très beau, tout ce qu’il vient de dire là !… Seulement, pratiquement, ça ne s’arrange pas avec cette facilité !… Votre beau-frère a toujours été un théoricien… oh ! incomparable !… Il a dit des choses excellentes, et lui, il lui suffit d’avoir raison pour être heureux !… Vous séparer ! vous séparer, tous les trois !… c’est bel à dire ! Mais ce jugement de Salomon ne change rien ! Avec toutes ces belles paroles, ils n’empêcheront, ni l’un ni l’autre, que vous ne restiez la victime, et voilà ce qu’avec votre instinct admirable d’enfant, vous avez compris tout de suite ! (Il roule machinalement une cigarette qu’il ne fume pas et tourne sur le tabouret de piano.) Il y a un instant, je ne vous connaissais pas… je serai franc, vous ne m’intéressiez même pas du tout… Je vous ai toujours considérée comme une enfant insupportable, et d’ailleurs parfaitement inutile !… Seulement, j’avoue, mon pauvre gosse, que depuis une heure je commence à comprendre (on est long à comprendre !) votre sort à venir… et ce qui vous attend… Qui sait, dans tout cela, si ce nest pas vous la plus intéressante, après tout !… Quand, dans la vie, il y a quelqu’un de trop, la nature s’arrange toujours pour l’éliminer, en lui flanquant tous les torts sur le dos !… C’est vous qui vous êtes débattue peut-être le plus généreusement, sans calcul, commettant toutes les gaffes, sans rien savoir… (Jeannine fond en sanglots.) Ne vous désolez pas !… Ah ! ce n’est pas gai, fichtre, mais on n’en meurt pas… Il y en a d’autres que vous sur la terre qui ont endossé, avec plus de rancœur, allez, et à un âge où on ne se console plus, hélas ! cette sorte d’emploi… Vous avez quel âge ? dix-sept ans… dix-huit ans ? (Jeannine fait signe de la tête que non.) Dix-sept ?… (Jeannine fait signe de la tête que oui.) Pfff ! Remerciez le ciel de vous avoir envoyé la précocité de la douleur. Vous en serez débarrassée plus tôt !…

JEANNINE, avec conviction.

Oh ! ça, monsieur, jamais ! jamais !…

PIERRE, riant.

Pauvre petit ! comme vous avez bien dit ça !… Votre angoisse passera tout de même plus vite que vous ne l’espérez !… Mais qu’on vous a mal éduquée !… L’une a vu seulement en vous une malade (l’éternelle rengaine !) l’autre, Georges… il ne connaît rien aux femmes !… C’est même sa grande force sur elles, — le gredin ! (Avec un soupir.) Enfin !… Malgré quoi, vous avez bien compris la nécessité de vous en aller, vous, toute seule… Vous ne pouvez continuer de rester ici à faire souffrir « les grands » ! Puisqu’il le faut vous saurez parlir et disparaître de leur vie…

JEANNINE.

Oui. J’aurai la force maintenant.

PIERRE.

Je ne voulais pas vous entendre dire autre chose. Seulement, où irez-vous ?

JEANNINE.

Je ne sais pas. Je demanderai qu’on me mette en pension.

PIERRE, riant.

Quel drôle de petit angelot !… Mais vous avez passé l’âge de la pension ! Il faut vous faire une vie à vous !… Pourquoi ne rencontreriez-vous pas, non des valseurs, des cousins amoureux ou des Saint-Cyriens éperdus, je sais bien qu’il n’y a pas là de quoi satisfaire un cerveau comme le vôtre, frappé d’un don prématuré, mais quelqu’un qui veuille bien se consacrer à l’éducation d’une âme aussi difficile que la vôtre, Jeannine, quelqu’un qui soit à même de respecter votre chagrin et de l’aimer tendrement, comme si c’était son propre chagrin à lui qu’il consolât, pouvant vous offrir quelque chose qui ne serait ni de la paternité ni de l’amour, mais une affection infiniment mêlée… Supposez avec cela, comme par hasard, que ce vieil homme, avec son trop-plein d’inutile tendresse, trouve en vous épousant l’occasion de se dévouer à un bonheur qui n’est pas le vôtre, Jeannine, mais celui de la grande âme étrange qui régit cette maison et dont vous portez un peu l’image dans vos yeux…

JEANNINE, l’interrompant.

Arrêtez-vous. Je n’ignore pas à quel point vous avez aimé ma sœur : elle me l’a dit… Et quoique je ne sois qu’une enfant, j’ai assez souffert et je suis assez intelligente, monsieur, pour deviner de quel sacrifice vous seriez capable pour Isabelle !… Mais non, c’est impossible, tout de même !… Vous ne pouvez pas aller, même à cause d’elle, jusqu’à vous charger de moi, et vous traîneriez un bien pauvre petit paquet !… Merci… Je n’ai besoin d’aucun secours… Je m’en tirerai toute seule !

PIERRE.

Ah, mais ! savez-vous que vous êtes très chic, décidément !… Vous avez raison, je lançais à tout hasard cette bouée de sauvetage, oh ! sans bien y croire, à l’aveuglette, et pour voir ce que vous en diriez… mais vous avez raison, malgré ce qu’aurait de tentant l’idée paradoxale de nous unir tous deux pour leur seul bonheur, nous ne le pouvons pas !…

JEANNINE.

C’est bien tout de même d’y avoir songé !

PIERRE.

Oui c’est bien, parbleu, oui, c’est très bien !… Voilà ce qu’il faut se dire !… Et je suis très content de nous !… Ah ! mais par exemple, ce qui est fort possible, ce que j’exige, c’est qu’après nous être connus et rapprochés comme nous venons de le faire, nous ne nous quittions pas comme cela !… Ah ! mais non !… Vous m’intéressez diablement, savez-vous !… Il faut que nous devenions une bonne paire d’amis… dites, vous voulez ?… Madame Heiman, c’est bien sec ! même en voyage… Vous avez besoin d’un meilleur confident… Attendez, attendez un peu, vous allez voir ! C’est moi qui vais me charger de votre éducation !… Promettez-moi d’abord qu’on s’écrira, tous les deux ?… Ce sera très gentil, très touchant !… On parlera d’eux, on se dira leur bonheur… leur gloire… comme de vieux invalides qui n’en veulent pas à leurs généraux de s’être fait casser la tête pour eux !… Ah ! vous verrez, à nous deux comme on se comprendra !… Ils ne savent pas quels êtres charmants nous sommes… Les imbéciles !… N’est-ce pas que je suis sympathique ?… Tope-là ! Alors, vous voulez bien de moi comme camarade ?

JEANNINE.

Oh ! oui, monsieur !

PIERRE.

J’emporte votre petite amitié, comme une jolie fleur, née des ruines, jeunes pour vous, vieilles pour moi, de nos deux douleurs… née de tout l’amour qu’ils n’auront pas compris !… L’élan précipité de ce grand toqué doit vous effaroucher un peu, mais je ne veux pas m’en aller sans que nous ayons conclu une vraie alliance, dans le mystère de cette belle et triste soirée, dont nous garderons le souvenir, et… Allons, voilà que je m’exprime encore en style vieux monsieur… je déraille… c’est désolant !

JEANNINE.

Vous êtes très gentil !… Mais quel ennui tout de même de n’avoir pas de chance !…

(Un gros soupir.)
PIERRE.

À qui le dites-vous ! Alors, je peux compter sur vous ?

JEANNINE.

De grand cœur !

PIERRE.

Le pacte est conclu ?… Je suis ravi… Et qu’allez-vous faire, ma nouvelle petite amie ?

JEANNINE.

Je vais parler comme une grande personne… Il faut que je sois bien raisonnable maintenant… Rappelez ma sœur, voulez-vous ?… Et merci…

(Elle lui serre la main. — Pierre va à la porte de droite.)


Scène XII


Les Mêmes, ISABELLE, puis GEORGES.

JEANNINE.

Isabelle… J’ai à te dire ce que je viens de décider… (Elle va parler.) Attends que Georges soit là, veux-tu ? J’aime autant que vous soyez tous les deux.

ISABELLE.

Le voici…

(Georges entre.)
JEANNINE, à voix haute, non sans émotion.

Après la façon dont Georges m’a parlé tout à l’heure, et que j’ai bien retenue, je tiens à vous dire que je suis décidée à partir avec madame Heiman. Je ferai le voyage que vous voudrez. Et je m’engage à ne plus jamais vous donner le moindre sujet d’inquiétude, à avoir beaucoup de courage et à ne jamais vous faire de peine… ni à l’un ni à l’autre… même de loin.

(Elle récite un peu comme une leçon, avec peine. Puis, comme brisée par l’effort fait, elle se détourne d’eux brusquement.)
GEORGES.

À la bonne heure, Jeannine !… Voilà ce qui s’appelle parler !… On fera quelque chose de vous !…

(Isabelle, très émue, veut se précipiter vers Jeannine pour l’étreindre dans ses bras, mais Jeannine a un mouvement de recul.)
PIERRE, entraînant Isabelle.

Laissez-la. Pas encore… L’effort a été gros !… (Bas.) Un petit pacte est conclu entre nous. Un petit pacte

sérieux et profond.
ISABELLE.

Oh ! merci, Pierre ! Je ne doute pas de votre amitié, ni de votre cœur excellent… Merci de votre aide… merci de pouvoir compter sur vous. Si maman était là, elle vous remercierait.

(Elle s’essuie les yeux.)
PIERRE.

Allez, comptez, avant toutes choses, sur l’avenir. Tout s’arrangera… et les peines s’envoleront… derrière moi…

ISABELLE.

Pierre !…

GEORGES, à Pierre.

Je te demande pardon, mon cher, de cette scène de ménage où tu es tombé en plein…

PIERRE, rapidement.

Comment donc !… Bigre, mes enfants ! Onze heures ? Et la mère Heiman qui m’attend avec ses couvertures de laine !… Je me sauve ! Demain matin, avant de partir, je viendrai encore vous serrer la main… Mon chapeau, mon pardessus ?

GEORGES.

Tu ne vas pas savoir retrouver ton chemin !

PIERRE.

Par la grand’route.

GEORGES.

Et le ciel s’est voilé.

PIERRE.

Jeannine va m’éclairer jusqu’à la grille… n’est-ce pas, Jeannine ?… C’est vrai qu’il fait noir, tout de même ! (Jeannine prend vivement la lampe et passe devant Pierre.) Bonsoir, bonsoir, mes enfants !… (On entend sa voix du dehors.) Et il a plu !… Ce qu’on va patauger ! Prenez

garde à votre jupe, Jeanneton…


Scène XIII


GEORGES, ISABELLE.

GEORGES, étonné.

Tiens !…

ISABELLE.

Pierre m’a laissé entendre qu’ils venaient tous deux d’échanger une grande promesse d’amitié… Mais cette amitié peut-elle être de quelque secours à l’enfant qui s’en va… si seule !…

GEORGES.

Mais oui… Ils vont dire ensemble beaucoup de mal, de nous… Ils sont sauvés !…

ISABELLE.

Ah ! que tu es déconcertant. Georges !… Au moment même où l’on croit te comprendre et te satisfaire, voilà que tu ris !…

GEORGES, l’attirant sur sa poitrine.

C’est que je connais la banalité de la vie ! et j’ai confiance en elle, et c’est sur elle que je compte ! Sois rassurée. Les pires drames, les plus tristes drames, un beau jour, par un épuisement du sort, par une lassitude du grand ironiste d’en haut, sans doute satisfait de nos contorsions, se résolvent en une pichenette insignifiante, en un incident d’une banalité… déplorable ! Tant de souffrances pour aboutir à ça !… à rien… Et pourquoi plutôt aujourd’hui que demain ?… on ne sait pas !… C’est épuisé !… on le sent, on n’en est pas sûr !… Et c’est la vie !…

ISABELLE.

Pauvre Jeannine !

GEORGES.

Mais non, pas pauvre Jeannine !… Elle vient de prendre une grande résolution, très courageuse… Elle s’ouvre à la vie vraie… et trouvera d’elle-même un dénouement, incroyable d’insignifiance, à toute sa grosse douleur !… On sourira ensemble un jour des tragédies passées !…

ISABELLE.

Ah ! serons-nous jamais heureux, Georges ?

GEORGES.

Mais oui, nous serons heureux ! Il le faut bien !… Nous serons heureux, banalement, comme tout le monde ! comme les autres !… Allons, ma toute petite Isabelle, confie-toi, enfin, à cette épaule, sans plus jamais chercher à comprendre la grande force mystérieuse à laquelle nous donnons le nom d’amour, et prononce-le, va, ce mot qui ne veut pas dire grand’chose, mais qui est bien tout de même dans la bouche, le plus charmant des mots… Allons… dis… dis ?

ISABELLE, (laissant tomber sa tête sur son épaule, dans un grand soupir.)

Je t’aime !


RIDEAU.