Théâtre completErnest FlammarionTome III (p. 191-392).


MAMAN COLIBRI
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois sur la scène de théâtre du Vaudeville
le 8 novembre 1904
Reprise à l’Athénée le 24 mars 1911 et à la Comédie-Française
le 29 décembre 1920


PERSONNAGES



VAUDEVILLE
1904

ATHÉNÉE
1911
REPRISE À LA COMÉDIE FRANÇAISE
1920
MM. MM. MM.
Baron de Rysbergue 
Lérand. Jean Kemm. R. Duflos.
Richard de Rysbergue 
Louis Gauthier. Monteaux. Monteaux.
Vicomte Georges de Chamby 
André Brulé. Puylagarde. R. Gaillard.
Louis Soubrian 
Baron fils. Larmandie. Fresnay.
Lignières 
Roger Monteaux. Daltour. Escande.
Soubrian frère 
Joffre. Cazalis. Dorival.
Paulot de Rysbergue 
Grésy. Rocher. René Rocher.
François 
Laubarède. Moreau. Chaize.
Un Domestique 
Suarès. Borderie. Fabry.
Mmes  Mmes  Mmes 
Baronne Irène de Rysbergue 
Berthe Bady. Berthe Bady. Berthe Cerny.
Madame Ledoux 
Cécile Caron. Fournier. Devoyod.
Colette de Villedieu 
Paule Andrau. Dubreuil. Faber.
Miss Deacon 
Harlay. Alice Nory. H. Duflos.
Madeleine Chadeaux 
de Bray. Goldstein. Valpreux.
Madame Chadeaux 
Netza. Loury. J. Evain.
Marquise de Saint-Puy 
Henriette Andral. Andral. Fontenay.
Louisa 
de Mornand. Lindsey. Roseraie.
Jenny 
Welsonn. Russy. Roussel.
La Nourrice 
Becker. Bretty.
Première petite Fille arabe 
Angèle Henry. Lubineau.
Deuxième petite Fille arabe 
Suzanne Cruau. Decrèq.

ACTE PREMIER

Dans un hôtel particulier de l’avenue Friedland.

Un salon fumoir, vaste, attenant par le fond au grand salon. C’est une pièce d’assez grand luxe raffiné. Tout est tendu d’étoffes rares de l’Inde, très flottantes, même le plafond ; mais sans verser dans le mauvais goût. — Le piano à queue recouvert d’une admirable vieille chose asiatique qui traîne à terre. — La porte qui sépare le grand salon, et qui est fermée au lever du rideau, est toute en vitraux Tiffany, opalins, ni trop clairs ni trop foncés. — Au milieu de tout cela pourtant, la tache brutale qui marque des gens d’affaires ; le téléphone dans un coin, près du piano, — une table encombrée de papiers, des journaux qui traînent, etc., etc. Quatre jeunes gens et un monsieur d’une cinquantaine d’années, tous en habit, causent en fumant.



Scène PREMIÈRE


RICHARD DE RYSBERGUE, PAULOT DE RYSBERGUE, LOUIS SOUBRIAN, LIGNIÈRES, SOUBRIAN.

RICHARD.

Elle est encore très bien.

LOUIS SOUBRIAN.

Conservée… mais rudement touchée… Tout ce que tu voudras, elle est trop vieille pour toi.

RICHARD.

Avoue en tout cas qu’elle a été épatante. J’ai

été avec elle à Monte-Carlo et à Aix en 1902.
LOUIS SOUBRIAN.

Oui, je t’ai vu avec… La crevaison à chaque pas !

LIGNIÈRES.

Enfin, monsieur Soubrian, nous vous faisons juge… Votre fils est d’une mauvaise foi !

SOUBRIAN.

Oh ! moi, jeunes gens, je ne m’en mêle pas… Ces questions ne sont plus de mon âge… Maintenant que j’ai fini votre cigare, je rentre au salon rejoindre ces dames… (À son fiis.) Tu restes avec tes camarades ?

LOUIS.

Encore un peu.

RICHARD.

Enfin, dites, dites, monsieur Soubrian, qu’elle est épatante.

SOUBRIAN.

Épatante, oui… Ahl jeunesse !…

(Il ouvre la porte du salon, très éclairé, on voit des dames en robes décolletées, un instant. Il referme la porte derrière lui.)


Scène II


Les Mêmes, moins SOUBRIAN

RICHARD.
Tout ça, parce que tu es jaloux.
LOUIS.

Pourquoi ?… Quand je voudrai j’aurai mieux.

RICHARD.

Bien sûr,… je ne dis pas le contraire, mais je maintiens que, pour son temps, elle a été remarquable. Elle fait encore du cent à l’heure, mon bon, comme du pain.

LOUIS.

Avec un moteur qui cale à la cloche… oui.

LIGNIÈRES.

Tu sais que les Knapp en font une avec un démarrage à mourir de joie.

LOUIS.

Non ?

LIGNIÈRES.

Comme je te dis.

RICHARD, versant des liqueurs.

Chartreuse ?… curaçao, bière ?

LOUIS.

Verse-moi un peu de sherry.

RICHARD.

Y en a pas…

LOUIS.

Quelle boîte chez toi !… Pas de sherry… Tu ne pourrais pas dire à ta mère de s’occuper un peu plus de sa cave ?

RICHARD.

Ohl si tu crois que maman a le temps de s’occuper de la maison ! Elle ne s’occupe même pas des dîners.

LOUIS.

Alors, qui s’en occupe ?… Ce n’est pas ton père, je suppose, qui téléphone du bureau de faire un poulet Marengo à déjeuner.

RICHARD.

Et le cuisinier donc !… Il est là pour ça. Et puis moi ; moi, j’ai l’œil sur la maison, parfaitement, entre deux affaires de Bourse… et il faut que ça marche sec !… C’est moi qui flanque les domestiques dehors.

LOUIS.

Alors, quand tu vas être marié, que deviendra-t-on chez toi ?

RICHARD.

D’abord, rien n’est encore fait, et puis il y aura Paulot qu’on dressera à avoir l’œil, pas Paulot ?

(Il désigne son frère, qui ne dit rien, dans le fond… Dix-huit ans, doux, blond, et le regard très bleu.)
LIGNIÈRES.

Pour l’instant, il a l’œil sur les bonnes, Paulot… Je l’ai aperçu hier qui pelotait Louisa dans l’antichambre.

PAULOT.

Oh ! ce n’est pas vrai !

LIGNIÈRES.
Ce n’est pas vrai ?… Répète-le pour voir, morveux ?
RICHARD.

Il a mieux, Paulot. Il a une correspondance avec une femme mariée.

LOUIS.

Ça, c’est tordant… À son âge !… seize ans… Il va bien.

RICHARD.

Pas, Paulot ?… C’est la femme de qui, déjà ?… du bouquiniste de la rue Margueritte.

LOUIS.

Mais il est déja très gentil ton frère… avec ses grands cols anglais… (Il lui prend la main.) Et il se fait les ongles, ma parole… du vernis !

RICHARD.

Voilà ; c’est l’amour.

LOUIS, regardant en riant Paulot.

Il rougit gentiment Paulot. Une femme mariée à seize ans !… Tiens, mais au fait, Lignières a commencé ainsi en rhéto…

LIGNIÈRES.

Et ça dure encore.

LOUIS.

Non ?… Toujours la…

LIGNIÈRES.
La papetière d’en face le lycée.
RICHARD.

Mais, c’est un collage !

LIGNIÈRES.

Deux ans ! Oui, ça a commencé en rhéto. Je l’ai lâchée en philo et puis je l’ai reprise quand je suis entré à l’Acétylène. Dame, ça ne nous rajeunit pas !… Oui, c’est du temps de la classe du père Delaître que j’ai fait cocu le papetier… C’est une femme charmante, du reste… Elle a des idées sur la vie… C’est une mélancolique…

LOUIS.

Elle doit sentir la gomme et le papier calque.

RICHARD.

Je me rappelle, en sortant de classe, à Janson, je lui achetais des cahiers de deux sous… elle me les comptait trois. Ce n’est pas pour te vexer ce que j’en dis, mais tu me dois des tas de sous.

LIGNIÈRES.

Blaguez toujours… au moins, c’est une femme mariée. Evidemment, je ne dis pas que ce soit gai, gai… Le soir quand elle allume le bec Auer dans la boutique, je me sens le cœur fade… mais enfin ça vaut toujours autant que de courir vos grues.

LOUIS.

Non, moi, je ne comprends que les grues… c’est propre, net et chic ; on sait sur quoi on marche… Toutes les autres femmes me font l’effet de femmes

de chambre.
LIGNIÈRES.

Paulot dirait que ce n’est déjà pas si mal !

RICHARD, à Louis Soubrian.

Et Marcienne ? Ça biche ?…

LOUIS.

Épatamment… merci… Tu l'as vue la gosse dans la revue de la Cigale ?

RICHARD.

Oui…. je la trouve charmante…

LOUIS.

Meroi… n’est-ce pas ?

RICHARD.

Paulot, sais-tu si Georget doit venir ?

PAULOT.

Il me l’a dit, du moins.

LIGNIÈRES.

Qui, Georget ? Ah ! oui, votre inséparable, le petit de Chambry.

RICHARD.

N’en dites pas de mal… c’est mon meilleur ami.

LOUIS, prenant Richard par le bras.

Psstt !… Richard. On peut te parler à cœur ouvert ?

RICHARD.
Vas-y.
LOUIS.

Papa m’a assuré que tu étais fiancé à Mlle  Chadeaux.

RICHARD.

Après ?

LOUIS.

Après ? je vous ai observés tous deux pendant le dîner…

RICHARD.

Eh bien ?

LOUIS.

Eh bien ! si vous êtes fiancés, vous cachez bien votre jeu !… Et encore, me disais-je, après dîner, il va rester au salon, auprès d’elle… Du tout ! voilà une demi-heure que nous sommes ici à nous croire obligés d’aller jusqu’au bout de nos cigares et tu ne manifestes pas la moindre intention de décariller…

RICHARD.

C’est exprès.

LOUIS.

Comment ?

RICHARD.

Je tiens à bien manifester ce soir, — parce que sa mère est là, — que rien n’est moins décidé, que rien ne justifie encore cette position de fiancé que tout le monde m’octroie, sans l’ombre de raison… J’ai vingt-deux ans, je suis l’associé de mon père et j’entends rester libre entièrement de mes actes et de mes goûts… J’exige que personne, pas même Mme  Chadeaux mère, ne me force la main.

(Un domestique entre par la gauche.)
LE DOMESTIQUE.

Monsieur Richard… on vient de laisser ce paquet pour monsieur. On m’a dit de le remettre de suite.

RICHARD, prenant le paquet.

Bon… Y a-t-il la facture ?

LE DOMESTIQUE.

Non, Monsieur.

(Le domestique sort.)
RICHARD.

Regardez, mes enfants.

(Il ouvre un écrin.)
LIGNIÈRES.

C'est admirable !

LOUIS.

Qu’est-ce que c’est ?

RICHARD.

Un pendentif… Émeraudes et perles.

LOUIS.

Ah, ah ! Tu vois bien… le cadeau de fiançailles ?

RICHARD.

Non, c’est un cadeau de rupture.

LIGNIÈRES.

Déjà ?

RICHARD.

Avec Nichette.

LOUIS.
Ah ! c’est Nichette ?
RICHARD.

Oui… j’essaie de rompre honorablement. Elle fait un pétard du diable. J’ai eu une scène terrible hier… Elle m’a menacé de vitriol.

LIGNIÈRES.

Alors toi, prudent…

RICHARD, montrant le bijou.

Tu vois… là… j’ai fait mettre deux dates : celle de notre première nuit et celle de notre dernière.

LIGNIÈRES.

Mais on a écrit mai pour la dernière, et nous ne sommes qu’en avril.

RICHARD.

C’est pour lui donner le temps de s’habituer.

LOUIS.

La nuit de mai !… C’est un coupon pour le mois prochain, quoi ?…

RICHARD.

Oh ! un tout petit coupon… une avance… Mon père m’a dit qu’il faudrait lui donner une gratification de cinquante mille francs. Il me les a promis.

LIGNIÈRES.

Ah ! veinard, d’avoir une famille qui peut donner cinquante mille balles aux maîtresses de ses fils !… Quel fonds de papeterie on achèterait avec cinquante

mille francs !
LOUIS.

Au fait, Richard, explique-moi, une bonne fois, pourquoi tu dis toujours mon père, en parlant de monsieur de Rysbergue, et, maman, en parlant de madame de Rysbergue… Faudrait s’entendre. Les poupées qui disent « maman » disent aussi « papa »…

RICHARD, l'interrompant, en riant.

Papa serait impossible et mère serait si drôle, si grave pour maman !… Cela lui irait si mal avec sa frimousse… « Mère !… mère chérie !… » J’aurais presque envie de rire… « Maman », même, sonne trop vieux pour elle… Nous avions ajouté un surnom, Paulot et moi, ces vacances à Trouville, pas, Paulot ? tant cela nous semblait ridicule d’appeler sur la plage cette grande jeune femme maman tout court… c’était honteux… on se retournait.

LOUIS.

Comment l’appeliez-vous ?

RICHARD.

Colibri. Maman Colibri.

LIGNIÈRES.

C’est gentil, mais c’est un peu long.

LOUIS.

Je n’aime pas les surnoms, ça fait toujours factice et bébête.

RICHARD.

Paulot qui avait trouvé ça en jouant au tennis…. Il disait que derrière le filet du tennis elle avait l’air d’un colibri à travers les barreaux d’une cage… Oh ! mais c’est qu’il est très poète, Paulot!… une nature en dessous… on ne sait jamais ce qu’il pense… et puis on est étonné…

LOUIS.

La voilà bien la poésie pour les imbéciles !… Colibri ! Comme si un surnom d’oiseau, c’était plus poétique et plus flatteur qu’autre chose… Les oiseaux, c’est des petites bêtes malpropres qui mangent des asticots…

PAULOT.

Le colibri, il boulotte des fleurs.

LOUIS.

Et ta sœur ?

PAULOT.

Je l’ai lu l’autre jour en potassant mon Michelet.

LOUIS.

Et ta sœur ?

PAULOT.

Qu’est-ce que tu veux parier ?

LOUIS.

Cent sous si je gagne et quarante sous si je perds.

PAULOT.

Tenu.

(Il sort.)
LOUIS.

Ouvre la fenêtre, ça pue la fumée ici… c’est une

infamie.
LIGNIÈRES, avec un sourire indéfinissable.

Je ne déteste pas… Cela fait un agréable mélange avec l’odeur de la maison.

RICHARD.

Comment l’odeur de la maison ?… Elle a donc une odeur particulière ma maison ?

LIGNIÈRES.

Je te crois ! On la renifle de la rue quelquefois, quand les fenêtres sont ouvertes… un parfum trop fort, qui sent jusque dans l’escalier… C’est pénétrant… ça envahit tout… Tu y es habitué, tu ne le sens plus, toi… mais pour ceux qui arrivent, c’est exquis.

RICHARD.

Le parfum de maman… Du Chypre, de l’œillet blanc et du foin coupé, je crois.

LIGNIÈRES, reniflant.

On dirait qu’il y a autre chose aussi… je ne sais pas quoi… c’est un parfum porté, volatilisé, depuis des années, dans les chambres… Tiens, sens ce coussin.

(Il prend un coussin et le met sous le nez de Richard.)
RICHARD.

C’est embêtant, pour des gens d’affaires.

LIGNIÈRES.

Il en est de ta maison comme des femmes, dans

la rue, trop parfumées.
RICHARD.

On les fuit ?

LIGNIÈRES, doucement.

Mais on y songe.

PAULOT, rentrant un livre à la main.

Tiens voilà.

LOUIS.

Lis toi-même, j’ai confiance… mais ne triche pas.

PAULOT, lisant.

« Ces oiseaux vivent des fleurs de là-bas, de leurs sucs brûlants et acres, en réalité de poisons qui semblent leur donner leur âpre cri et l’éternelle agitation de leurs mouvements colériques, et aussi ces reflets étranges… or, acier, pierres précieuses. La vie chez cette flamme ailée, est si brûlante, si intense, qu’elle brave tous les poisons… Tête basse, il plonge du poignard de son bec au fond d’une fleur, puis d’une autre, en tirant les sucs… parfois emporté de furie, contre qui ? contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne pas de ne pas l’avoir attendu… »

LOUIS.

Bigre ! Il en a une santé cet oiseau-là !… Enfin, tiens, voilà vingt sous, mais il faut que je vérifie… je sens que tu as triché.

(À ce moment, la sonnerie du téléphone.)
RICHARD, décrochant l'appareil.

Allô… allô… Vous demandez ! Ah ? pour un renseignement… alors téléphonez à notre siège central, demain, rue Taitbout… Quoi ? Ah ! c’est vous, monsieur Crouzet… Oui, je suis au courant… (Aux autres.) Taisez-vous donc, je vous en prie, mes enfants, une seconde ; je n’entends rien ; c’est sérieux… (Reprenant l'appareil.) Mon père est là-haut dans son bureau. N’est-ce pas, Paulot ?

PAULOT.

Oui.

RICHARD, continuant.

Oui, il est là-haut… Il est très occupé ce soir, il part demain pour Bruxelles… Oui, toujours en voyage… grosse affaire… nous allons avoir la concession de tous les tramways électriques… oui, notre modèle de Saint-Quentin. Ah ! c’est pour l’Assemblée générale que vous téléphonez… Eh bien, la souscription de dix mille actions est déjà prise ferme, par un groupe important… mais vous savez sur les nouveaux titres créés on en a réservé pour une souscription en espèces qui servira à doter la… (S’ interrompant.) mais taisez-vous donc, nom de Dieu !… (Il reprend.) à doter la Belge-Américaine… Maintenant si vous voulez des renseignements plus amples… Mon père, lui-même ?… Diable ! c’est que je vous dis, avant son départ… Attendez une seconde… (À Paulot.) Paulot, veux-tu lui téléphoner là-haut, s’il peut recevoir demain matin, monsieur Crouzet… (À l'appareil.) Une seconde, monsieur… Oui, nous avons quelques personnes à dîner… Vous entendez ça d’ici ?… Je vous remercie… elle va bien… Oh ! ma mère ne compte pas aller à Cannes cette année… il est si

tard !
PAULOT, téléphonant à un petit appareil d’intérieur contre le mur.

Richard demande si tu peux recevoir demain matin monsieur Crouzet… À dix heures ?… (Se retournant, à Richard.) Oui, à dix heures.

RICHARD.

Mon père vous attendra à dix heures… c’est cela… c’est entendu… Oui, oui… ici… parfaitement… bonsoir. (Il raccroche les récepteurs.) Je vous demande pardon… vous pouvez regueuler, maintenant, tant que vous voudrez.

LOUIS.

Merci.

(Durant cette conversation, Lignières s’est approché du piano, où il a commencé en sourdine à tapoter un air de café-concert.)
PAULOT, à Richard.

Père a dit qu’il allait descendre dans une seconde.

LOUIS, s’interrompant de parcourir un journal, à Richard.

Hé ?… Qu’est-ce que je vois là ?… Cet article, souligné au crayon bleu dans le Journal… tu as vu ?

RICHARD.

C’est de ce sale petit journaliste que nous avons évincé… La prochaine fois, je le calotte publiquement. Et d’ailleurs, je vais lui faire demander

des excuses, demain.
LOUIS.

Est-ce la peine de déranger deux messieurs pour rapporter des choses aussi plates.

RICHARD.

Ahl non, tu sais… je ne plaisante pas sur ce chapitre-là… Le respect du nom avant tout. Il y a une chose sur laquelle je n’admets pas qu’on transige : l’honneur de la famille.

LOUIS.

Ce n’est pas moi qui te contredirai… avec quinze ans de salle d’armes que tu as dans les jambes. Mais tu t’emballes pour un rien ! Nini le disait l’autre jour à la gosse : « Il s’emballe ! Il s’emballe ! »

RICHARD.

Pas le moins du monde… seulement j’ai un autre principe, très net…

LOUIS.

Prends garde. Quand on a trop de principes, c’est comme si on n’en avait pas du tout.

RICHARD.

Celui-ci : que l’humanité ne vaut pas la corde pour la pendre… et qu’il fait traiter les gens à coups de pied dans le derrière. Une bonne gifle dans la vie est une réponse à tout.

LOUIS.

Pan, pan !... Il fait bon se sentir de vos amis. Justement, sais-tu où est mon père, pendant que

nous causons ?
RICHARD.

Au salon.

LOUIS.

Du tout, là-haut, avec ton père à toi, en train de lui proposer une affaire… la commandite du Grand Radical… qui soutiendrait vos intérêts.

RICHARD.

Comment ? Quoi ?… Votre sale canard ?

LOUIS.

Il tire à 30.000, notre sale canard !

RICHARD.

D’abord, nous ne nageons pas dans ses eaux… Nous sommes orléanistes et je croyais que ton père avait des idées pas trop éloignées de celles qu’il défend, tous les jours, dans son journal.

LOUIS.

Oh ! papa, papa !… Quand il est à jeun, il est républicain ; quand il est pompette, il devient royaliste, et quand il est saoul, il est anarchiste.

(La porte du salon s’ouvre et Irène de Rysbergue entre avec vivacité, en refermant la porte.)


Scène III


Les Mêmes, IRÈNE

IRÈNE.

Arrivez donc !… Vous n’avez pas encore fini ?

Ce qu’on se rase par là, mes petits, ouf !
RICHARD.

Mon cigare n’a plus qu’un centimètre et demi, regarde.

IRÈNE.

Dis donc, hein ? Crois-tu !

RICHARD.

Quoi ? la Brécourt ?

IRÈNE.

Cette vieille calamité qui ne peut pas supporter la fumée de tabac, à son âge ! Elle a pourtant eu un siècle pour s’y habituer. Je la retiens !

RICHARD.

Non, lâche-la.

IRÈNE.

Ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Si tu crois cette petite corvée folichonne !… La Brécourt, la marquise, et sa future belle mère… le wagon des dames seules !

RICHARD.

Reste dans celui des fumeurs.

LIGNIÈRES.

Oh oui ! madame, faites ça !

IRÈNE.

Il ne faudrait pas m’en défier ! De quoi parlez-vous dans votre compartiment ? Nous, on parle mariage… c’est à mourir… J’ai beau essayer d’amener la conversation de ta fiancée sur le

divorce, ça a l’air de lui paraître trop prématuré.
RICHARD.

Dis donc, maman, ne donne pas de mauvais conseils à ma femme, je te prie.

IRÈNE.

À la condition que vous allez rentrer immédiatement… Oh ! vous avez de la bière, veinards !

LOUIS, se précipitant.

Vous en désirez, madame ?

IRÈNE, riant

Je vous crois ! (Il lui en verse dans le verre qu’elle tend.) Allez, n’ayez pas peur. Un demi, mon garçon, un demi !

RICHARD, à Lignières.

Est-elle jeune, maman !

IRÈNE.

On nous prend pour frère et sœur quelquefois… moi et Richard ?… Oh ! dites donc, monsieur Soubrian, figurez-vous que l’autre jour à Armenonville, en descendant d’auto, bras dessus bras dessous, mais pas plus que cela (Elle prend le bras de Richard) pour m’appuyer un peu, parce que j’avais les jambes engourdies, le garçon a cru que nous étions en bonne fortune… Il nous a offert un cabinet particulier… ma parole !… Moi j’étais ravie… Richard fulminait !…

RICHARD.
Cette blague !
IRÈNE.

Allons donc ! Ça te met en rage d’avoir une mère qui a l’air aussi jeune que toi… (Un temps.) Seulement, au fond tu en es fier. Ça compense. (Elle lui donne une tape, de l'éventail, sur la joue.) Georget n’est pas arrivé ?

PAULOT.

Il ne doit pas tarder.

IRÈNE.

Lequel de vous jouait cette sale musique de dancing, tout à l’heure ?

LOUIS, désignant Lignières

Lui.

IRÈNE.

Je ne vous félicite pas.

LIGNIÈRES.

Oh ! mais je joue très bien de la musique sérieuse ; seulement avec un seul doigt, alors ça fait moins d’effet.

IRÈNE, près du piano

Voulez-vous que je leur exprime mon état d’âme à travers la porte ?

RICHARD.

Maman, maman je ne suis jamais tranquille avec toi !

(Elle s’assied au piano, rapide, légère, toutes jupes papillotantes et attaque le dies irae.)
LIGNIÈRES, bas à Louis Soubrian.
Je préférerais la mère à la future belle-fille.
LOUIS, de même.

Tu n’es pas dégoûté !… Mais ce n’est qu’une supposition ; rien à faire. Maman Colibri, oui… mais la Vertu par un grand V. Pas la plus petite histoire… Nickelée !… Chaulin a essayé… Il s’est fait rembarrer dans les grands prix.

LIGNIÈRES.

Dommage ! dommage !… Quels yeuxl

LOUIS.

Et le décolleté donc !… (Ils la détaillent tous deux du regard.) Le corps doit être charmant.

RICHARD, s'approchant d’eux.

Elle a un aplomb, maman !

LIGNIÈRES, avec un sourire.

C’était ce que nous étions en train de dire.

RICHARD, de loin, à sa mère.

Tu sais que Madeleine va parfaitement reconnaître que c’est toi qui joues.

IRÈNE, se levant.

Ça lui donnera un avant-goût de la famille… (Reprenant son éventail.) Qui est-ce qui vient à l’Hippique, demain ? Oh ! vous verrez ma robe, un amour !

RICHARD.

Tant mieux, parce que celle que tu portes, ce

soir…
IRÈNE.

Elle ne te plaît pas ? Je vais aller en changer, si tu veux ?… Voyez-moi ça ? vrai, mon garçon, je plains ta femme !

LIGNIÈRES.

Je ne sais ce qu’il a contre cette robe ; elle est adorable !

IRÈNE.

Moi, je sais ! Il la voudrait couleur aubergine avec des pensées en application… et des choux… violets… avoue, hein ? que tu voudrais des choux… tu en meurs d’envie !…

RICHARD.

Ce n’est pas ce que je veux dire.

IRÈNE.

Tais-toi, tiens !… Je t’excuse en pensant que si j’avais une fille, il y a déjà cinq ans qu’elle ne me pardonnerait ni la robe, ni le visage… Et maintenant en wagon !… Oh ! une idée… Je vais faire enrager la Brécourt… Paulot, une cigarette, vite, vite… des miennes… Je vais rentrer comme si j’avais oublié la consigne… vous allez voir… Et avec mon plus gracieux sourire encore.

(Et la cigarette aux lèvres, elle ouvre la porte du salon, d’un air distrait et naturel ; elle referme la porte derrière elle.)
LIGNIÈRES.

C’est vrai qu’on dirait d’une grande sœur qui ne vous ressemblerait pas… D’ailleurs, la phrase est courante : « Madame de Rysbergue ?… On dirait la sœur de ses enfants. »

RICHARD.

Mais, mon Dieu, c’est un peu ça… Maman s’est mariée, elle n’avait pas dix-sept ans… j’en ai vingt-deux… comptez.

LOUIS.

Trente-neuf… Elle en paraît trente.

IRÈNE, apparaissant par la porte entrebâillée, à voix basse, et avec un clin d'œil.

Ça y est, mes enfants… Tableau !… Tiens, Paulot, le cendrier… (Elle lui tend sa cigarette, qu’il prend.) Et puis arrivez, hop !

(La porte se referne.)
RICHARD, aux autres.

Allons, vous venez ? (Ils jettent leurs cigarettes. À Paulot, en lui tapant sur l'épaule.) Passe !

(Paulot entre le premier au salon.)
LIGNIÈRES.
les mains dans les poches, se balançant, à Louis.

C’est dommage… c’est dommage…

LOUIS.

Tu y penses encore ?

LIGNIÈRES.

Elle est rudement désirable… je voudrais le lui

dire.
LOUIS.

Je ne te le conseille pas… Penses-y toujours, mais n’en parle jamais.

(Lignières entre au salon. Au moment où Louis et Richard sont sur le seuil, M. de Rysbergue et Soubrian entrent par la porte de gauche, le pardessus sur le bras et le chapeau à la main.)


Scène IV


MONSIEUR DE RYSBERGUE, SOUBRIAN, RICHARD, LOUIS

MONSIEUR DE RYSBERGUE, appelant.

Richard !… (Richard se retourne et redescend avec Louis qui a aperçu aussi son père.) Je vais au Cercle, un instant, avec Soubrian. Le train de Bruxelles est à midi 10 demain. Je déjeunerai dans Paris… Le coupé portera mes valises à la gare… J’ai donné mes ordres… Toi, sois au bureau demain matin à huit heures. Je t’indiquerai les dernières instructions…

RICHARD.

Bien.

LOUIS, à son père.

Bonsoir, papa !

(Soubrian et son fils échangent un clin d’oeil en se séparant.)
RICHARD.
Tu seras de retour quand ?
RYSBERGUE.

Dans huit jours… Je ne partirai de Bruxelles qu’avec le traité signé et la prime dans ma poche.

RICHARD.

Parbleu !… C’est tout pour ce soir ?… Tu sors avec ce pardessus d’été ? Tu auras froid, je t’avertis.

RYSBERGUE.

Fais-moi descendre l’autre, si ça peut te faire plaisir.

(Richard a parlé à son père, du ton docile et respectueux que l'on a avec un supérieur dont on ne discute pas les ordres.)


Scène V


RYSBERGUE, SOUBRIAN, seuls.

RYSBERGUE.

Un cigare en sortant, Soubrian ?

(Il lui tend la boîte.)
SOUBRIAN.

Volontiers.

RYSBERGUE.

Ceux-ci ?

SOUBRIAN, coupant son cigare et allumant.

Quelle existence que la vôtre !… Toujours par monts et par vaux !… On peut dire que vous ne volez pas votre argent, vous !… Vou» êtes un glorieux brasseur d’affaires, mais nom d’un chien, votre vie n’est pas une sinécure. Vous n’avez pas même le temps de profiter de votre luxe.

RYSBERGUE.

Mon luxe, mais c’est pour ma famille, ma femme, mes enfants… Moi, je vivrais avec un lit, une table et une chaise.

SOUBRIAN.

Comme Napoléon.

RYSBERGUE.

Si vous voulez ! Le luxe, pour les amuser, eux… le travail, pour m’amuser, moi… histoire de passer mon activité…

SOUBRIAN.

Comme Napoléon.

RYSBERGUE.

Formidable, oui. Cela vous étonne ?… Bah ! c’est une revanche d’activité que nous prenons, nous autres aristocrates, sur la vie immobile et contemplative de nos aïeux.

SOUBRIAN.

Les fils ont des fourmis dans les jambes… Alors, mes pères devaient être rudement plébéiens, car j’ai bien envie de m’asseoir.

RYSBERGUE.

Moi, de marcher, vivre, aspirer ! Ce train de maison dont vous parlez, je n’en jouis même pas ! C’est vrai… j’aime le sentir prospérer, certes, mais au fond il m’ennuie… Tant de bruit ne laisse pas de m’agacer, toutes ces femmes, ces jeunes gens, ces soirées de musique me porteraient pour un peu horriblement sur les nerfs… Non, mais revenir comme je vais le faire, dans huit jours, avec un petit demi-million à jeter aux enfants et à ma femme, voilà mon plaisir… Faire fructifier ma fortune, établir une famille honorée, enviée, digne de ma branche passée, de mon nom, — quitte à le faire reluire d’un éclat nouveau sur tous les essieux des tramways électriques, — voilà ma joie… Sans quoi, que me faut-il ? pas même une bonne table… un cheval de selle… des chiens de chasse… d’excellents cigares… (Il en prend un dans la boîte.) comme celui-ci…

SOUBRIAN, clignant de l'œil.

Des femmes…

RYSBERGUE, après avoir regardé dans le vague, un instant.

Peuh !… je n’ai pas le temps de me payer une conscience compliquée ! (Changeant de ton.) Vous voyez que je réponds avec franchise à votre interview, hein ?… Je vous vois venir, vous, depuis une heure… Vous voulez me tirer les vers du nez… On ne me fait dire que ce qu’il me plaît.

SOUBRIAN.

Oh ! mes intentions sont pures… Évidemment

un article sur votre industrie m’intéresserait…
RYSBERGUE, trouvant le journal souligné au crayon bleu sur un canapé.

Comme celui-ci ?… (Geste de protestation de Soubrian.) Attendez donc que je plie ça… Absolument inutile de laisser traîner ces petites choses sur les fauteuils.

(Il va au tiroir.)
SOUBRIAN.

Voyons, Rysbergue… une fois, deux fois, avant de franchir ce seuil, acceptez-vous la commandite du Grand Radical ?

RYSBERGUE, avec une moue.

Hum ! Le titre…

SOUBRIAN.

Ça se change.

RYSBERGUE, souriant avec mépris.

Mais « radical » c’est difficile à faire disparaître d’une manchette.

SOUBRIAN.

Il y a des benzines très puissantes... Si on le changeait ?

RYSBERGUE, brusquement.

Je serai très net… Non.

SOUBRIAN.

Et pourquoi ?

RYSBERGUE.

Parce que, mon cher… Vous permettez que je

sois franc ?
SOUBRIAN.

Faites donc.

RYSBERGUE, refermant le tiroir où il a glissé le journal.

Eh bien, si je portais un grand nom français, ce me serait égal de le compromettre un peu. Il est des gloires nationales qui supportent vaillamment, et même peuvent tirer une légère coquetterie de certaines compromissions. Ce n’est pas la même chose pour nous, les étrangers… (Un domestique entre avec un pardessus et aide M. de Rysbergue à le passer.) Bien que ma femme soit très française et de vieille souche incontestée, je n’en reste pas moins étranger… et il s’attache toujours un peu de discrédit, vous le savez, à un nom de là-bas… On a beau faire, nous avons toujours vaguement l'air rastas.

SOUBRIAN.

La Belgique est une petite France.

RYSBERGUE, souriant.

Vous êtes bien aimable, mais un grand Belge n’est jamais qu’un petit Français. (Au domestique qui a fini.) Merci, mon ami. (Le domestique sort.) Je dois être susceptible en proportion de cette infériorité. Qui plus est de mon nom presque royal, — là-bas ! — j’ai fait une raison commerciale ! Songez donc comme il faut que je le préserve et ne laisse point retomber sur moi ou sur ma famille la plus petite des suspicions, de quelque nature que ce soit !… J’ai placé cet orgueil plus haut que tout dans ma vie, prêt à châtier qui en douterait ; mes enfants sont élevés dans ces idées… elles sont déjà le but de leur vie, j’en suis sûr. Le marché que vous me proposez n’a rien de déshonorant en soi, il est de commerce courant ; je ne puis l’accepter, voilà tout. Je vous prie de m’excuser.

(Ceci a été dit avec une certaine morgue et grande fermeté.)
SOUBRIAN.

Mais comment donc ! Ce point de vue est trop respectable… Seulement il était inutile de me faire toute cette vaste profession de foi pour un refus aussi naturel… Je vous ai transmis une proposition de nos actionnaires… moi, pour ma part personnelle, vous savez, je m’en fous !

RYSBERGUE.

Je ne vous ai pas dit autre chose.

SOUBRIAN.

Nous sommes d’accord.

RYSBERGUE.

Vous le voyez.

SOUBRIAN.

Allons au Cercle.



Scène VI


Les Mêmes, IRÈNE


IRÈNE, ouvrant la porte du salon.

C’est toi ?

RYSBERGUE.

Tu fermes donc la porte des deux salons, maintenant ?

IRÈNE.

Mme Brécourt ne peut pas supporter la fumée, mais elle vient de s’en aller, justement, je rouvrais quand j’ai entendu ta voix… (Elle ouvre grande la porte. On voit l'autre salon.) Te reverrai-je avant ton départ ?

RYSBERGUE.

Je ne sais pas… J’irai de bonne heure au bureau et le train est à midi.

IRÈNE.

Alors adieu… Seras-tu de retour pour le dîner du 14.

RYSBERGUE.

Oh ! je ne pense pas… Il me faudra bien dix jours…

IRÈNE.

C’est la série des Duchâtel et Cie, le 14.

RYSBERGUE.

Tant mieux, tant mieux… L’important est que je sois là pour le dîner du prince Paul… Ah ! fais attention au cheval gris, en mon absence.

IRÈNE.

Il est malade ?

RYSBERGUE.

Le vétérinaire viendra après-demain… Je te serai reconnaissant de le voir toi-même. Je crois qu’il faudrait quelques pointes de feu… En tout cas ne le surmène pas.

IRÈNE.

Entendu…

RYSBERGUE.

Adieu…

IRÈNE.

Bon voyage, si je ne te revois pas.

(Elle serre la main à M. Soubrian.)


Scène VII


IRÈNE, puis peu à peu COLETTE DE VILLE-DIEU, LOUIS SOUBRIAN, MADELEINE CHADEAUX, RICHARD, MADAME CHADEAUX, LA MARQUISE DE SAINT-PUY, LIGNIÈRES.

IRÈNE, appelant.

Colette ! Madame de Saint-Puy !… Enfin, circulons un peu, maintenant… Venez voir ma vieille peinture indienne… J’adore mon petit coin… On est si bien, là…

LOUIS.

J’admirais tout à l’heure ce panneau.

IRÈNE.

N’est-ce pas ? Et enfumez-nous, surtout, jeunes

gens… Colette, tu ne veux pas boire ?
COLETTE.

Si, mon petit chou… du frais, du très frais. (Pendant qu’Irène prépare une boisson.) Quel numéro encore que ta marquise de Saint-Puy !

IRÈNE.

Elle est du meilleur faubourg. Fais-la causer, c’est adorable. Vous ne connaissiez pas mon amie Colette, monsieur Soubrian ?… On a été au Sacré-Cœur ensemble, dans la classe de Sœur Marie-Jacques… Dites-lui des choses énormes ; elle adore ça.

COLETTE.

Oh ! Irène !

IRÈNE.

Et M. Soubrian, ma chère, sait des histoires d’un roide !… Racontez-lui celle de l’anglaise et des quarante voleurs…

LOUIS.

Celle-là, je ne la raconte qu’aux jeunes filles.

IRÈNE.

Colette est veuve… C’est presque pareil.

LOUIS.

Alors… venez là… et pâlissez.

(On voit dans le salon du fond la marquise de Saint-Puy causant avec Mme  Chadeaux et Lignières.)
RICHARD, à mi voix, passant à droite avec Madeleine Chadeaux qui va s’appuyer au piano, en tripotaillant des fleurs.

Vous habituez-vous un peu à la maison, Madeleine ?

MADELEINE.

Votre milieu m’effraye énormément.

RICHARD.

Pourquoi ?

MADELEINE.

Je ne sais… je suis mal à l’aise… J’ai été élevée bourgeoisement… Tenez, cette femme qui rit si fort… (Elle montre Colette dans un coin avec Louis Soubrian.) son rire m’inquiète, me trouble, vous n’avez pas idée !

RICHARD.

La petite de Villedieu ?… Elle n’est pas terrible.

MADELEINE.

J’ai besoin d’être rassurée.

RICHARD.

N’ayez pas peur ; je suis là… Alors si popotte ?… Tant mieux. Je voudrais une femme très popotte.

MADELEINE.

Oh ! bien ! moi…

RICHARD.
Vous ferez des confitures à votre mari ?
MADELEINE.

S’il me les demande.

RICHARD.

Il vous les demandera… entendu. Nous avons des goûts très pareils, c’est attendrissant.

MADELEINE.

C’est ennuyeux.

RICHARD.

Pourquoi ?

MADELEINE.

Parce que si nous nous apercevons que nous sommes faits l’un pour l’autre et si nous en restons là, ce sera pour éprouver des regrets considérables.

RICHARD.

Allons donc ! je connais une personne qui était tout à fait persuadée que j’étais indispensable à son bonheur à venir… Eh bien, maintenant, elle est très heureuse avec un monsieur très différent.

MADELEINE.

Il est peut-être mieux que vous…

RICHARD.

Il est très bien. C’est un juge suppléant au parquet de Limoux ; ainsi, vous voyez !

MADELEINE.

Merci, au moins vous êtes encourageant.

MADAME CHADEAUX, qui est descendue.
Madeleine ?
MADELEINE.

Maman ?

(Richard remonte au fond et va parler à la vieille marquise de Saint-Puy et Lignières.)
MADAME CHADEAUX, bas.

Quand tu voudras partir…

MADELEINE.

Non, j’ai encore à causer.

MADAME CHADEAUX.

Il te plaît ?

MADELEINE.

Je ne sais pas.

MADAME CHADEAUX.

Il n’est pas inconvenant avec toi, au moins ?…

MADELEINE.

Ohl maman…

MADAME CHADEAUX.

Sait-on ! Ils sont tellement hurluberlus dans cette famille… Cette mère…

MADELEINE, bas.

La voilà.

IRÈNE.

Comme elle est jolie, votre Madeleine… Et l’air si bon, si droit…

LOUIS.

Et si gai !

MADAME CHADEAUX.
C’est une enfant.
LOUIS.

Oh ! quelle mauvaise raison ? Ainsi, moi, depuis l’âge de dix-sept ans, je suis mélancolique, sombre, taciturne…

IRÈNE, riant.

Ne désespérez pas, jeune homme, la jeunesse vient avec l’âge !… (Gaminement à la marquise de Saint-Puy qui s’approche.) N’est-ce pas, marquise ?

LA MARQUISE.

Je n’ai pas entendu… Je suis un peu distraite, vous le savez.

LIGNIÈRES.

Je crois bien ! elle est sourde comme un pot.

IRÈNE.

Je demandais à quelle œuvre nouvelle vous vous intéressez en ce moment ? Car madame de Saint-Puy est celle qui a ouvert les portes de son hôtel seigneurial, à 50 centimes, au bénéfice des blessés des Balkans. Elle est la charité intrépide. (Élevant la voix.) Dites-nous à quelle œuvre vous apportez vos soins.

LA MARQUISE.

J’ouvre une souscription mondaine pour le buste de Camoëns.

LOUIS.

Ah ! excellente idée !

LIGNIÈRES.
Le besoin s’en faisait sentir depuis quelques années.
LOUIS.

Je me demandais : qu’est-ce qui me manque donc ?… C'était le buste de Camoëns.

IRÈNE, bas.

Ne vous moquez pas trop d’elle. D’abord, elle pourrait vous entendre…

LOUIS.

On ne sait jamais !

IRÈNE, même jeu.

Et puis elle est si brave personne !

(Un domestique est entré, il s’approche d'Irène.)
LE DOMESTIQUE.

Une femme de chambre vient d’apporter cette lettre, en priant de la remettre immédiatement à madame ; c’est très pressé.

IRÈNE.

Y a-t-il une réponse ?

LE DOMESTIQUE.

La femme de chambre est repartie de suite.

IRÈNE.
Bien. (Aux autres) Vous permettez ?… (Le domestique sort, Irène s’éloigne un peu pour lire la lettre. Elle pousse une exclamation.) Oh ! (En se retournant vers Richard, qui a repris au fond son aparté avec la jeune Madeleine.) Richard !
RICHARD, descendant.

Quoi ?

IRÈNE, à l'écart, avec Richard.

C’est trop fort ! Une lettre de chantage, adressée à moi, menaçant, si tu te maries, de faire rompre ton mariage. Et dans quels termes ! J’en suis malade. Quel toupet ! Et portée à domicile encore !

RICHARD.

Mais de qui, sapristi !

IRÈNE.

De ta Nichette, parbleu !

RICHARD.

Impossible.

IRÈNE.

C’est signé.

RICHARD.

En effet ! (Il lit.) Une anonyme : Nichette de Nanteuil… La grue !

IRÈNE.

Je te l’ai toujours dit que c’était une femme dangereuse, qu’elle te ferait avoir des ennuis… Qui a toujours raison ?

RICHARD.

Ah ! la grue des grues !

IRÈNE.

Et elle est capable d’envoyer des lettres de ce genre à Mme  Chadeaux. Cela promet ! Si tu tiens un tant soit peu à entrer dans cette famille !

RICHARD.

Quand je venais juste de lui acheter un bijou de cent louis. Je l’ai dans ma poche.

IRÈNE.

C’est ce qui s’appelle du flair…

RICHARD, (sortant, penaud, l’écrin de sa poche.)

Le voilà ! Que vais-je en faire maintenant ?

IRÈNE, (riant.)

Tu le mettras dans la corbeille de mariage de ta fiancée ; ce sera ton premier cadeau.

RICHARD.

C’est une idée… mais je ne peux pas. J’ai fait inscrire des dates… oui, des dates qui… enfin…

IRÈNE.

Des dates ? Fais voir… (Elle inspecte le bijou.) 1er  juin 1903-15 mai 1904… On dirait un règne… 15 mai ? Ah ! bon ! je comprends… L’abdication !… Mon pauvre ami ! tu t’étais trop avancé.

RICHARD.

Te fiche pas de moi ! Ah ! la grue !

IRÈNE.

Voilà déjà trois fois que tu le constates ; tu aurais pu le faire plus tôt.

RICHARD.

Elle ignore à quoi elle s’expose. La réponse ne va pas se faire attendre… Dès ce soir…

IRÈNE.

Fais attention ; on t’épie.

RICHARD.

Je vais prendre conseil de Soubrian et de Lignières. Ils vont m’aider !

IRÈNE.

Et n’agis pas à la légère. Pour l’instant, je te prie de faire attention. Qu’on ne t’entende pas ! Rien n’est grave là-dedans, seulement Chadeaux mère semble un peu… bégueule… au point même de me taper sur les nerfs et je te conseille d’étouffer le son de votre voix.

RICHARD.

Nous allons délibérer à côté.

IRÈNE.

Ferme la porte surtout.

RICHARD, (appelant ses amis).

Lignières… Soubrian…

(Richard leur dit un mot à voix basse et les entraîne dans le grand salon.)
COLETTE.

Quoi ? quoi ?… Ils nous plaquent encore ?… Délicieux jeunes gens !

(La porte se referme.)


Scène VIII


IRÈNE, COLETTE, MADAME CHADEAUX, MADELEINE, LA MARQUISE
IRÈNE, (vivement.)

Une minute. Un petit secret à se dire…

COLETTE.

Que nous ne pouvons pas savoir et que toi tu sais.

IRÈNE.

Parbleu !

MADAME CHADEAUX.

Alors, vous êtes, madame, la confidente de vos enfants ?

IRÈNE.

Je suis leur meilleur camarade.

COLETTE.

Leur grand copain.

IRÈNE.

Voilà. Elle l’a dit.

MADAME CHADEAUX.

Le souvenir que vous êtes aussi leur mère doit bien vous gêner quelquefois.

IRÈNE.

Mon Dieu, madame, je crois que j’ai été une excellente mère. On n’en aurait pas trouvé de meilleure, pas Colette ?…

COLETTE.

Ça, tu as été exemplaire. Tu as passé tes plus belles années à leur enlever l’encre des doigts et à corriger leur arithmétique.

IRÈNE.

Maintenant que mes bambins sont devenus de beaux grands garçons, du moins l’un, j’estime que c’est bien un peu à leur tour de m’amuser ; il s’est trouvé que leur mère n’était pas d’âge trop affligeant ; ils en ont fait leur camarade et leur amie.

COLETTE.

Et vous vous entendez bien, vous trois !…

IRÈNE.

Le souvenir de maman ne s’efface pas, j’espère, pour eux… ils ont eu l’obligeance d’y ajouter Colibri.

MADAME CHADEAUX, (pincée.)

Vous rattrapez le temps perdu.

IRÈNE.

La vie est belle.

MADAME CHADEAUX.

Ainsi vous recevez leurs confidences de jeunes hommes ?

IRÈNE.

J’y mets le plus de tact possible.

MADAME CHADEAUX.

Et ils vous disent tout ?

IRÈNE.

Je ne suis pas leur confesseur ; je ne suis que leur amie.

MADAME CHADEAUX.

Madeleine, veux-tu jouer du piano, mon enfant ?

(Madeleine s’éloigne, sur cet ordre, et va s’asseoir au piano.)
IRÈNE, (bas à Colette.)

Oh ! mais… elle abuse !…

MADAME CHADEAUX, (intentionnellement.)

Cette camaraderie avec ses risques et périls s’explique parce que c’est ici une maison sans fille… et ça se sent ! S’il y en avait une, ah, comme tout serait changé ! Vous auriez eu à protéger sa pudeur, sa délicatesse, vous auriez été obligée à plus de retenue.

IRÈNE.

Avec des garçons la vie est plus franche ! Alors je bénis le ciel de ne m’avoir pas donné de fille, rien qu’à la pensée, en effet, de l’éducation qu’il eût fallu lui inculquer, à la pauvre petite ! toute cette ennuyeuse mise en scène dont se compose la jeunesse de nos filles, jusqu’à leur délivrance…

COLETTE.

Seigneur !… Qu’entends-tu par la délivrance d’une jeune fille ?…

IRÈNE.

Mais cette cérémonie de Zoulous qu’on appelle la journée du mariage.

MADAME CHADEAUX.

Madeleine, joue plus fort, mon enfant !

IRÈNE.

Oh ! ne craignez rien ; moi, je parle bas.

COLETTE, (à Madeleine, en regardant Irène.)

La prière d’une vierge, mademoiselle.

MADAME CHADEAUX, (reprenant avec insistance.)

Permettez-moi de m’étonner que vous traitiez de cérémonie de Zoulous l’institution la plus noble, et la plus sacrée. Et peut-on savoir, du moins, à quoi vous devez un aussi sauvage souvenir ?…

IRÈNE.

Vous y tenez ?… Oh ! le jour, ça allait encore ! Le tohu-bohu, les poignées de main, les félicitations, passe !… mais le soir, — je n’avais pas dix-sept ans, on m’a mariée orpheline, vous le savez, — lorsque me fut révélé ce soir-là ce que tous mes amis étaient officiellement invités à penser de moi, j’ai été remplie d’une confusion indicible !… En une seconde, j’ai revu, fixés sur moi, les yeux de mes tantes, de mes cousins, du petit Frédéric surtout, si farceur !… Je les devinais en train de se représenter la scène intime à laquelle la société les conviait, et j’éprouvais dans mon âme quelque chose qui ressemblait à de la rage ou de la honte, je ne sais plus, mais que les regards bêtes ou ironiques du lendemain ne furent pas pour atténuer !… Et j’ai compris et excusé, ce jour-là, le tact et la pudeur qui poussent, — évidemment, — certaines jeunes filles à choisir un amant non garanti par le gouvernement !

LA MARQUISE.

Bravo !

COLETTE.

Tiens, elle a entendu.

MADAME CHADEAUX.

Savez-vous ce que prouve votre petite histoire, madame ? tout simplement que vous n’aimiez pas votre mari.

IRÈNE.

Sapristi ! c’est que je ne me souviens plus très bien… Il y a longtemps !… Mais je veux ajouter, au cas où vous seriez en peine pour mes sentiments, madame, que mon mari, quoique très occupé, se trouvait être un excellent homme, qui m’a rendue heureuse, et ces vingt ans de fidélité m’ont paru un jour… Et délivrons je vous en prie, cette pauvre Madeleine… c’est absolument ridicule ! Madeleine, venez ici… Voulez-vous servir le thé avec Colette ?

COLETTE, (bas à Irène.)

Il était temps. La prière d’une vierge devenait plus ardente.

IRÈNE, (aimable, à Madeleine.)

C’est très joli ce que vous jouiez. (Au domestique qui est entré avec le thé.) Frauçois, qui a sonné, il y a un instant ?

LE DOMESTIQUE.

M. de Chambry, madame.

COLETTE, (à Irène, en passant le thé.)

Tu es peut-être allée un peu loin avec Mme  Chadeaux. Ces allusions au mariage et ces coups droits à sa fille !…

IRÈNE.

Tant pis, elle m’agaçait avec ses pointes. Il faut qu’elle sache quelle belle-mère je serai. Nous ne coudrons pas ensemble des bretelles pour l’œuvre des petits Bretons !

COLETTE.

Je pense qu’elle a renoncé à cet espoir.

IRÈNE.

D’abord elle est trop vieille pour une belle-mère, c’est dégoûtant. (Pirouettant sur ses talons.) Personne ne veut de mon thé, alors ?

LA MARQUISE, (dans un silence, continuant à concerter avec Mme  Chadeaux.)

Oh ! les enfants, voilà la joie de notre crépuscule !…

(Depuis quelques instants, tout en parlant, Irène se retourne souvent vers la porte du salon ; à travers les vitraux opaques et lumineux on voit l’ombre de quelqu’un qui s’y est appuyé.)
COLETTE, (à Irène.)

Qu’est-ce que tu as ? Tu es ennuyée ?

IRÈNE.

Moi ? pas du tout.

COLETTE, (suivant ses yeux.)

Que regardes-tu derrière, tout le temps ? (Elle se retourne à son tour.) Oh ! en effet, voyez !…

LA MARQUISE.

Quoi ?… Oh ! oui, cette ombre chinoise !… On ferait ça en peinture, on ne le croirait pas.

(L’ombre se dessine, en effet, nettement, en un profil qui bouge de temps en temps, s’efface ou se précise.)
IRÈNE.

C’est le grand lustre. Comme il éclaire beaucoup, cela fait, quand on passe devant, une vraie projection sur les vitraux Tiffany, comme sur une vitre dépolie.

COLETTE.

Surtout que celui qui s’appuie est tout contre… Il fume son cigare…

MADELEINE.

Qui est-ce ? Ce n’est pas M. Richard, ni M. Soubrian ; il a le nez plus long, M. Soubrian.

IRÈNE.

Je crois que c’est Georges de Chambry, l’ami intime de mes enfants ; il devait venir rejoindre ses camarades et sera entré directement au salon.

MADAME CHADEAUX.

Ah ! le petit Georget…

IRÈNE.

Vous l’avez déjà vu ici, je crois…

MADAME CHADEAUX.

Oui… oui… un gentil garçon… Et d’excellente famille, n’est-ce pas ?

IRÈNE.

Oui… très chic. Sa mère est une Dangreville.

COLETTE.

On prendrait un crayon, on le dessinerait de profil admirablement…

IRÈNE.

Attendez, je vais cogner à la vitre.
(Irène s’approche des vitraux et toque avec le doigt.)

MADELEINE.

Ah ! il s’est retourné !

(La porte s’entr’ouvre, un jeune homme passe la tête. C’est Georges de Chambry.)
GEORGET.

Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?… (Apercevant Irène.) Bonjour, madame. (Puis les autres.) Oh ! mesdames !

LA MARQUISE.

Entrez donc, vicomte !



Scène IX


Les Mêmes, GEORGET, puis RICHARD et LIGNIÈRES

Georget s’avance en laissant la porte ouverte, et vient
serrer les mains à l’avant-scène.
LA MARQUISE.

Nous regardions l’ombre que vous faisiez sur la vitre. C’était extraordinaire…

GEORGET, (se retournant, sans bien comprendre.)

Ah ! oui… là… Je devais avoir l’air idiot !

(Richard et Lignières entrent en causant.)
COLETTE.

Eh bien, c’est fini votre petit complot ?

RICHARD.

Fini, fini.

IRÈNE.

Qu’est devenu Soubrian ? Vous l’avez invalidé ? Et Paulot ?

RICHARD.

Soubrian avait un rendez-vous, et Paulot est allé finir son devoir d’histoire dans sa chambre.

MADAME CHADEAUX, (s’élevant.)

Nous vous attendions pour prendre congé.

IRÈNE.

Déjà !

MADAME CHADEAUX.

Madeleine a un cours demain matin de bonne heure.

MADELEINE, (à Richard, en passant.)

Vous n’avez pas été gentil pour moi, ce soir.

RICHARD.

Je vous demande pardon. Des affaires pressées. Mais, si vous le permettez, je vais vous mettre à votre porte.

IRÈNE, (de loin, à Richard.)

Richard ? Tu accompagnes Mme  Chadeaux.

MADAME CHADEAUX.

Oh ! ce n’est pas la peine.

MADELEINE.

Maman, nous allons aller à pied ; c’est si près.

IRÈNE, (à la marquise.)

Mme  Chadeaux habite rue Margueritte, à deux pas. (Prenant à part Richard, pendant que les Chadeaux se préparent.) Eh bien ?

RICHARD.

Eh bien, je viens d’arranger quelque chose avec Soubrian. Il va d’abord aller la trouver aux Variétés où elle devait passer la soirée avec des amis. Moi, j’irai chez elle directement, et je serai net.

IRÈNE.

Modère-toi, surtout. Pas de bêtises. (À Georget qui se rapproche.) Vous êtes au courant, Georget ?

GEORGET.

Oui, oui.

IRÈNE.

Hein ? Qu’est-ce que j’avais toujours dit ? Cette femme !…

GEORGET, (à Richard.)

Et du calme, mon vieux. Souviens-toi qu’on ne doit pas battre une femme, même avec sa canne.

IRÈNE, (à Georget.)

Vous, restez. Vous n’allez pas me laisser seule avec la Saint-Puy.

GEORGET.

Bon… J’ai tous les dévouements.

RICHARD, (aux Chadeaux.)

Vous êtes prêtes ?…

MADELEINE.

Mon éventail ?

(Sa mère le lui passe.)
MADAME CHADEAUX.

Ah ! mon enfant, si ce mariage se fait, c’est bien pour toi.

MADELEINE.

Dame ! ce n’est pas pour toi, maman.

RICHARD.

Lignières, tu descends avec moi ?

LIGNIÈRES.

Naturellement.

IRÈNE, (les accompagnant tous à gauche.)

Au revoir, mon petit Madelon.

(Sortent Mme  Chadeaux, Madeleine, Richard, Lignières.)


Scène X


IRÈNE, GEORGET, et COLETTE, LA MARQUISE
IRÈNE, (brusquement à Georget.)

Causez littérature avec la marquise.

GEORGET.

De qui, de Balzac ?

IRÈNE.

De qui vous voudrez…

(Elle va à Colette pendant que Georget se dirige vers la marquise.)
IRÈNE.

Et toi, mon petit coco, il faut t’en aller…

COLETTE, (interloquée.)

Ah ! bon, bon.

IRÈNE.

Je te dirai pourquoi demain.

COLETTE.

Oh ! qu’à cela ne tienne !…

IRÈNE.

Mais attends une minute, que les autres soient partis.

COLETTE.

Compris. J’ai tous les dévouements.

IRÈNE, (se retournant, à Georget.)

Tenez, montrez donc à la marquise ces reliures qui sont sur le piano. (À la marquise.) Vous qui êtes amateur, elles vous intéresseront.

COLETTE, (à Irène.)

Pauvre marquise ! Il faut la ménager. C’est un utile chaperon.

IRÈNE.

Dis donc ! Pas pour moi.

COLETTE.

Je sais… mais il ne faut jurer de rien, n’est-ce pas ? Pauvre marquise ! quand elle s’en ira de ce monde, en sera-t-il passé sur sa tête, dans l’ombre d’une baignoire ou d’un thé élégant, des baisers, des soupirs qu’elle n’aura pas entendus, en sera-t-il né, sans qu’elle en ait rien su, de ces amours sérieux ou passagers qu’elle aura si doucement obligés de ses bons yeux endormis et délicats… Bonne vieille, que la mort lui soit légère !

IRÈNE.

Tu es gaie, ce soir. Écoute, demain je t’expliquerai…

COLETTE.

À quoi bon ?…

IRÈNE.

Cinq heures, demain ?

COLETTE, (disparaissant à l’anglaise.)

Si tu veux.



Scène XI


IRÈNE, LA MARQUISE, GEORGET

IRÈNE, (redescendant.)

De quoi parliez-vous ?

GEORGET.

De Balzac.

IRÈNE.

Ah ! Balzac !

LA MARQUISE.

N’est-ce pas ? il ne vieillit jamais.

IRÈNE.

C’est-à-dire que je ne sais pas comment il fait !

(Georget, dans le dos de la marquise, esquisse pour Irène une vive pantomime d’impatience.)
GEORGET, (gamin, à voix basse.)

Oh ! la barbe !

IRÈNE, (avec un geste sec de l’éventail.)

Chut !… (À la marquise.) Il y a aussi Bourget… n’est-ce pas marquise ?

LA MARQUISE, (d’une voix profonde.)

Ah ! nous autres femmes, il nous vilipende, mais nous l’adorons.

(Georget et Irène ont un même mouvement d’admiration pour cette exclamation.)
IRÈNE, (bas en riant.)

Oh ! il nous vilipende !

GEORGET, (même jeu.)

Ma chère !…

IRÈNE, (haut.)

Vous regardiez cette édition italienne… C’est en galuchat ; c’est très rare.

GEORGET, (précipitamment.)

Examinez cette gravure-là.

(Il lui pose le livre sur les genoux.)
LA MARQUISE.

Je l’ai déjà vue.

GEORGET.

Pas assez, pas assez… tenez… (Il se met derrière la chaise de la marquise et se penche en avant. D’une main il montre la gravure. De l’autre, sans que la marquise puisse le voir, il a atteint Irène, toute proche, et lui caresse longuement, autoritairement, la nuque et les épaules sans que celle-ci esquisse le moindre geste de protestation comme si elle était habituée dès longtemps à cette caresse et s’y soumettait naturellement.) Admirez cette finesse… C’est d’un burin… ah ! quel burin !… c’est doux… c’est doux…

(La main de Georget se promène sur les épaules et les bras d’Irène.)
LA MARQUISE, (penchée sur le livre.)

Une caresse !

GEORGET.

Je vous crois !

(Georget, gamin, essaye, tout d’un coup, d’enlever le peigne des cheveux d’Irène.)
IRÈNE, (se dégageant, à voix étouffée.)

Non, non ! que c’est bête !…

GEORGET, (vivement, à la marquise qui allait lever le nez.)

Et puis vous voyez, là, le galuchat.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce que le galuchat, en somme ?

GEORGET.

En somme, oui… en somme ?

IRÈNE.

C’est un petit poisson.

GEORGET.

Qui va dans l’eau… vert et bleu.

LA MARQUISE.

Mais non, je crois que c’est un requin.

GEORGET.

C’est un petit poisson qui est un requin… voilà !

(Irène est tout à coup prise d’un fou rire, stupide et irrésistible, elle est obligée de s’éloigner, en pouffant dans son mouchoir.)
LA MARQUISE, (à Irène.)

Qu’avez-vous, chère amie ?

IRÈNE, (de dos, au fond, la voix étranglée.)

Rien… ce n’est rien… un peu de hoquet…

GEORGET, (se mordant les lèvres, et pour détourner l’attention de la marquise.)

Madame de Rysbergue adore les éditions curieuses.

LA MARQUISE.

Mon hôtel en est plein. Et vous ?

GEORGET.

Oh ! moi aussi… seulement je n’y connais rien.

IRÈNE, (redescendant, calmée ; à Georget, sévèrement.)

Assez… assez… asseyez-vous ! (Haut à Georget qui ne veut pas.) Je vous prie de vous asseoir, monsieur de Chambry.

(Maintenant, ils sont assis, très sages, tous les trois en rond.)
GEORGET, (après un long silence.)

Avez-vous remarqué comme le printemps est long à venir cet hiver ?

LA MARQUISE.

Ah ! les saisons sont tellement troublées, depuis quelque temps.

GEORGET, (parlant très vite tout à coup et sur un ton très naturellement mondain.)

C’est-à-dire qu’on ne sait plus quel est le printemps, quel est l’hiver. Je t’aime.

IRÈNE, (même jeu.)

N’est-ce pas ? positivement ? Moi aussi.

GEORGET, (de plus en plus vite.)

C’est à ne plus vous faire croire qu’il y a un Dieu !… Disons plus rien.

IRÈNE, (même jeu.)

Et le printemps est si divin !… Ça la fera…

GEORGET, (même jeu.)

Absolument… partir.

LA MARQUISE, (le sourire pâmé.)

Mais le printemps n’est vraiment agréable qu’en Italie !… (Personne ne lui répond plus. Son bon œil si doux s’en étonne d’abord, puis les ayant regardés, elle dit :) Je bavarde, je bavarde… et vous retiens jusqu’à des heures indues…

IRÈNE, (sans conviction.)

Pas le moins du monde.

LA MARQUISE.

Quelle heure peut-il bien être ?

IRÈNE.

Quelle heure, Georget ?

GEORGET, (regardant sa montre.)

Onze heures et demie !

IRÈNE, (à la marquise.)

Il n’est que minuit trente-cinq.

LA MARQUISE, (se levant précipitamment.)

Minuit trente-cinq ! c’est effrayant… J’avais commandé la voiture pour onze heures. Au revoir, monsieur. Quand vous passerez de mon côté…

GEORGET.

Infiniment aimable !

LA MARQUISE, (à Irène qui la conduit.)

Ne me raccompagnez pas, chère amie, je vous en prie.

IRÈNE.

Comment donc !

LA MARQUISE.

Il est charmant, ce garçon. Et bien élevé !

(Elles sortent toutes deux. Une seconde Georget reste seul.){d



Scène XII


GEORGET, puis IRÈNE

Irène rentre. Elle arrête Georget d’un geste.
IRÈNE.

Non ! non ! je suis furieuse. Va-t’en. Tu es d’une imprudence folle.

GEORGET.

Ce n’est pas vrai. Je suis très habile.

IRÈNE.

Va-t’en ! va-t’en ! je frémis à chaque instant, à cause des enfants !… Fais attention, je t’en supplie… S’ils s’apercevaient de quelque chose !

GEORGET.

Allons donc ! je manœuvre très habilement ; c’est toi qui grondes et c’est toi la plus imprudente. (Il tire de sa poche un petit portefeuille.) Tu avais oublié ça chez nous, à cinq heures… avec tes cartes dedans. Le concierge pourrait très bien fouiller et voir ton nom.

IRÈNE.

Vrai ?… oh ! crois-tu ? (Elle prend le portefeuille.) Mais toi, de ton côté, je t’en conjure, fais bien attention à Richard, à Paulot…

GEORGET.

Pas de danger. Mon petit manège est parfait ; avoue. Je m’admire moi-même. Je marche dans les combinaisons du jeune Paulot, je me charge des courses de Richard, et je leur fais croire à tous deux que j’ai une première de magasin… qui va lâcher ses parents pour moi… D’abord tes fils ne me croiraient pas capable d’avoir une aventure aussi importante.

IRÈNE.

C’est vrai tout de même que c’est une chose considérable pour un garçon sans conséquence comme toi ! Qu’est-ce que tu as pensé quand tu t’es aperçu que je t’aimais ?

GEORGET.

Ce que j’ai pensé ?

IRÈNE.

Oui.

GEORGET.

Je me suis dit : Je ne l’aurai jamais. C’est trop beau !… Je m’imaginais que, si je m’y mettais, il faudrait des années pour te conquérir.

IRÈNE.

Tu as été heureux, hein ?

GEORGET.

J’ai été surtout stupéfait.

IRÈNE.

Sale bête !

GEORGET.

Mais c’est une impression qui a passé vite. Je m’y suis fait.

IRÈNE.

Quand t’es-tu aperçu pour la première fois que je t’aimais ? Tu ne me l’as jamais raconté.

GEORGET.

Un jour, au tennis, chez les Dubreuil… Tu me regardais tout le temps… tu ratais toutes les balles…

IRÈNE.

Tu étais si joli ce jour-là !

GEORGET.

Ne dis pas ça !… J’avais un rhume de cerveau terrible, un bouton de fièvre gros comme un gnon. J’étais furieux que tu m’aimes juste à ce moment-là.

IRÈNE.

C’est ce que les poètes appellent le premier émoi.

GEORGET.

Je suis sincère.

IRÈNE.

Je le vois bien. (Silence. Elle le regarde longuement dans ses yeux bleus. Puis tout à coup, elle pousse un soupir.) Tout de même !

GEORGET.

Quoi, tout de même ?

IRÈNE.

Rien ! Tout de même… voilà tout !… Il y a des minutes où je me demande si je ne rêve pas. Toi, Georget, le Georget de mes enfants, devenu, tout à coup, ainsi sans raison, mon amant… Mon amant ! songe, c’est-à-dire celui qui surpasse tout dans mon cœur… quelle effrayante chose !

GEORGET.

Ne me regarde pas ainsi. Ça m’intimide. Il me semble que j’ai fait un malheur.

IRÈNE.

C’en est un ! que tu as commis, délibérément… C’en est un que de s’être donné, corps et âme, à un enfant comme toi, qui tient désormais toute ma vie dans ses mains, tout : passé, avenir… C’est à ce gamin que devaient aboutir mes années graves de mère de famille, d’épouse, mes devoirs, mes deuils, mes scrupules, mes illusions de moi-même… Si tu n’appelles pas cela un malheur, que te faut-il ?

GEORGET.

Mais c’est agaçant, à la fin, cette conception que tu te fais de moi… Je suis un homme ! un homme à qui l’on peut se confier sans peur… Tu verras si je ne conduis pas bien notre barque. Ahl ah !

IRÈNE.

C’est peut-être vrai. Mais que veux-tu ? Il m’est difficile d’oublier que je t’ai vu collégien. Ça te nuit dans mon esprit.

GEORGET.

Ça me déshonore.

IRÈNE.

Tu te souviens, la première fois que je t’ai vu ? Richard m’avait demandé de te faire sortir, un dimanche, du lycée.

GEORGET.

Ne parle pas de ça, ne parle pas de ça, je t’en supplie !

IRÈNE.

Je te vois encore, gauche, un peu ridicule — parfaitement, — et bougon… Tu te rappelles quand je vous ai emmenés au bois de Vincennes, gamin que tout ennuie, maussade, regardant tomber les gouttes de pluie de ta visière en toile cirée… Tu faisais une si drôle de figure, dans ce dimanche forain de soldats, de guinguettes, et de pelures d’orange !

GEORGET.

Si tu ne m’avais pas connu petit, je n’aurais pas été le camarade de tes enfants, et si je n’avais pas été le ca…

IRÈNE, (lui fourrant un bonbon dans la bouche.)

Oui, La Palisse ! Tiens, mange un bonbon.

GEORGET, (bafouillant.)

Zut ! zut ! zut !

(Elle l’embrasse doucement sur le front.)
IRÈNE.

Et puis, mon chéri, qu’importe ! Que je t’aime pour telle ou telle raison, c’est que cela devait arriver ainsi… L’essentiel est que je t’aime… et infiniment encore !… Je trouve cette sensation si délicieuse de ne penser qu’à toi tout le jour, de haïr tout ce qui me dérange de ta préoccupation… C’est violent, silencieux et bien agréable !

GEORGET, (avec conviction.)

N’est-ce pas ?

IRÈNE.

Tais-toi ! tais-toi !

GEORGET.

Qu’est-ce que j’ai dit ?

IRÈNE.

Ne me fais pas souvenir de tes… aventures… gredin !

GEORGET.

Ce n’est pas à elles que je faisais allusion.

IRÈNE.

C’est écœurant, tiens ! Songer que tu as déjà un passé !…

GEORGET.

Tu ne veux pas me croire quand je dis que c’est toi la gosse !

IRÈNE, (vivement.)

Ne blague pas ! Je t’apporterais peut-être à cette heure, comme les autres, un amour sans illusion, sans mystère et sans curiosité… Dans quelques années seulement, tu apprécieras… trop tard… et alors ce sera avec regret et tristesse.

GEORGET.

Mais comment se peut-il que tu n’aies jamais aimé ?… Au fait, c’est bête ce que je demande là.

IRÈNE.

Non, ce n’est pas bête. Je me le suis demandé moi-même si souvent ! Mariée tout enfant à un mari qui ne m’épousa que pour fonder une famille et unir sa race belge à du joli sang français, j’ai poussé… Et les hommes ne me troublaient pas. Je me suis habituée jeune à leur danger… Leur gaieté me plaisait, leur compagnie m’amusait… mais je les ai vus toujours sans mystère et leur présence ne m’a jamais fait rougir. On n’explique pas ces choses-là.

GEORGET.

Ça ne te tardait pas ?

IRÈNE.

Que si ! Seulement à la fin j’y avais renoncé et je n’y pensais plus… Dame ! C’est comme quand je croyais que je n’aurais jamais ma voiture à moi : je n’en avais pas envie.

GEORGET.

Heureusement que je devais venir… Bibi était là.

IRÈNE.

Dieu que tu es stupide, mon pauvre ami !… Et puis, non, tiens, j’adore quand tu es radieusement bête comme ça !… que toute ta jeunesse éclate d’un bon gros rire qui ne peut pas tenir en place…

GEORGET.

Chez moi on me trouve triste comme un bonnet de nuit.

IRÈNE.

Eh bien, tu es méconnu chez toi, voilà tout… Ah ! non, que je ne te reproche pas tes vingt et un ans !… Sois jeune… sois jeune, aussi longtemps que tu pourras.

GEORGET.

Ça ne se commande pas.

IRÈNE.

Tu crois ?

GEORGET.

Dame !

IRÈNE.

C’est lugubre ce que tu dis là.

GEORGET, (haussant les épaules.)

Oh ! pourquoi ? Toi qui es toujoure si jolie, si jeune !…

IRÈNE.

Il y a de quoi mourir de tristesse d’entendre un amant qui vous dit : « Tu es si jeune !… » Ah ! la jeunesse, vois-tu, quand passe dans la conversation ce mot-là, je frémis de tout moi… C’est le plus beau mot de la vie.

GEORGET.

Pour les uns : c’est l’amour ; pour les autres, c’est patrie, et ainsi de suite… Le plus beau mot de la vie varie selon les gens.

IRÈNE.

Pour les femmes, c’est toujours jeunesse. Ah ! gredin, qui as ce trésor-là dans les yeux et qui ne le sais pas !

GEORGET.

C’est un refrain chez toi, cette idée.

IRÈNE.

Mais c’est aussi le refrain qui accompagne ta beauté, petit malheureux !… Quand tu arrives dans la maison, c’est comme du printemps, c’est comme quelqu’un qui apporte des fleurs… Quand je te regarde par le balcon, en bas, tu fais sur le trottoir comme une tache claire et lumineuse…

GEORGET.

Je suis comme un peu de radium quoi !

IRÈNE.

Ce n’est pas si idiot que tu le crois ce que tu dis là.

GEORGET.

Colibri, va ! On ne peut pas être plus exquise que toi.

IRÈNE.

Mais on peut être plus jolie… c’est embêtant.

GEORGET.

Non, on ne peut pas.

IRÈNE.

Si, on peut… Au moins, je voudrais savoir si je suis seulement jolie.

GEORGET, (avec autorité.)

Tu l’es.

IRÈNE.

Ce n’est pas sûr.

GEORGET.

Si, puisque je te le dis.

IRÈNE.

Je n’ai pas confiance en toi… tu es partial.

GEORGET.

Que t’importe alors, si moi je te trouve belle.

IRÈNE.

Il n’y a que les femmes qui n’aiment pas beaucoup qui se satisfont de cette illusion !… Est-ce que tu m’imagines quand j’avais vingl ans ? J’étais rudement bien alors !… Quel dommage !… Pense, imagine un peu, comme je devais être à vingt ans !

GEORGET.

Moins bien.

IRÈNE.

Tiens, parbleu !… (Un temps.) Mais à part ça, j’étais très bien… Dire que tu ne m’auras pas connue à cette époque !… Quelle drôle de chose que de s’accrocher ainsi à un certain moment de la vie… et que tout le reste ce soit de l’ombre !… Imagine-moi… J’avais, tiens, l’ovale bien plus régulier… les tempes ont l’air de s’être allongées, vois-tu ? (Elle se reprend vite, craintivement.) J’étais plus jolie, mais j’avais moins de caractère.

GEORGET.

Oui, je comprends.

IRÈNE.

Comme ça change la figure !… Moi aussi, je voudrais savoir comment tu seras… plus tard… bien plus tard… quand il y aura longtemps que tu ne m’aimeras plus… lorsque nous ne nous connaîtrons plus.

GEORGET.

Méchante !

IRÈNE.

Chut ! tais-toi… laisse-moi te voir une seconde, en fermant les yeux… Chut.

(Elle met les mains devant les yeux.)
GEORGET, (riant.)

Quelle enfant !

IRÈNE.

Pense aussi de ton côté pour moi… (Vivement.) Mais à rebours.

GEORGET.

Naturellement.

(Par complaisance, il fait la même chose qu’elle et met sa figure dans ses mains, mais il y a dans les deux poses la différence d’un qui n’y songe pas et de l’autre qui y songe. — Un silence.)
GEORGET, (interrompant subitement en riant.)

Eh bien, tu es rudement mieux, maintenant, il n’y a pas de comparaison !

IRÈNE, (avec élan.)

Tu me trouves un peu folle, pas ?… mon chéri, mon grand amour, que je t’adore !

GEORGET.

Pas plus que je ne t’aime.

IRÈNE.

Bien plus !… bien plus !… Mais qu’importe !… Ah ! le bonheur seul de t’aimer me paye. Mon petit, mon petit, comme je te défendrais si on voulait te faire du chagrin dans la vie, si tu n’étais pas heureux !… Que je t’aime ! Il y a un vieux reste de maternité dans la passion que j’ai de toi… Qu’adviendra-t-il de tout cela, mon Dieu, mon Dieu ? Et où allons-nous ?

GEORGET.

Tu réfléchis trop, tout le temps… Qu’est-ce que ça fait !

IRÈNE.

Tu as raison. Laissons-nous emporter… Ah ! que ça dure ce que ça durera !… Flamber… Puis baste !… Petit, petit, mets ta tête là. Oh ! te respirer comme les premières violettes !

(Elle l’attire contre son cœur.)
GEORGET, (dans un murmure.)

Irène.

IRÈNE.

Tout à l’heure, quand ton ombre est apparue sur la vitre, positivement je l’ai sentie là… dans le dos… elle m’attirait… je me retournais tout le temps inquiète… je n’étais plus à ce qu’on disait… je me suis presque trahie, par amour d’elle… Ce n’était pas toi et c’était toi tout de même, cette ombre, et quand j’ai été cogner dedans avec le doigt, j’ai eu l’impression de la toucher comme un oiseau… Et devant tout le monde, instinctivement, par une irrésistible impulsion, je m’en suis si fort approchée que j’ai senti le contact de la vitre, là, sur mes lèvres… J’avais baisé ton ombre sans le vouloir.

GEORGET, (à voix basse.)

Je te veux ! je te veux !… Tes yeux !… si tu savais… tes yeux !…

(Une grande lueur, pâle, dehors à la fenêtre.)
IRÈNE, (sursautant.)

Oh ! tu n’as pas vu ?… un éclair… J’ai eu peur.

GEORGET.

C’est un éclair de printemps, à l’horizon. Il ne pleut pas…

IRÈNE.

Ferme la fenêtre. Il y a un souffle qui passe sur l’avenue… Tu entends les platanes qui se courbent ?… Ferme. J’ai les épaules nues… et ce soir elles sont trop prêtes à frissonner… (Georget se penche sur ces épaules-là, et y pose les lèvres… Irène, le repoussant, les yeux troublés, avec une voix suppliante.) Non, va-t’en… va-t’en… Ici je suis la mère, Georget, la mère… Et puis Paulot, Paulot au fait ?…

GEORGET.

Il est dans sa chambre à travailler.

IRÈNE.

Va voir s’il y est encore.

GEORGET.

Pourquoi ?

IRÈNE.

Si, je veux… va t’assurer qu’il y est… je serai plus tranquille… (Se levant.) Ah ! puis, nous sommes fous… Désénervons-nous… pensons à autre chose… Passe-moi un livre, tiens, n’importe lequel, celui-là. Va, va vite… je t’en supplie. (Georget sort rapidement, par le grand salon ; on le voit disparaître ; Irène lisant.) Tiens !… Colibri ! (Elle se penche curieusement sur le livre.)

(Un instant s’écoule ainsi. Puis on voit rentrer Georget… Il considère, de loin, au fond, Irène, qui ne l’entend pas rentrer… Et alors, tout doucement, sur la pointe des pieds, à pas de loup, il traverse la pièce et s’approche d’elle, par derrière, pour l’embrasser dans le cou. À la porte de gauche, Richard vient d’apparaître. Il s’est arrêté sur le seuil, et regarde son ami traverser de cette étrange façon le salon. Au moment où il s’approche d’Irène, Georget qui a dû entendre un bruit tourne la tête du côté de Richard et l’aperçoit. Interloqué, il reste la jambe pliée, dans une posture stupide et balancée.)

GEORGET, (s’efforçant d’être très naturel.)

C’est toi ? (Souriant et montrant, bêtement, du doigt le chemin parcouru.) J’allais faire peur à ta mère.



Scène XIII


Les Mêmes, RICHARD

IRÈNE, (se retournant.)

Qu’est-ce que c’est ?

GEORGET, (avec volubilité.)

Vous l’avez échappé belle, vous savez ! Figurez-vous qu’il m’a surpris juste au moment où j’allais vous faire une de ces peurs !… Il m’a coupé mon effet.

IRÈNE, (qui ne s’est pas rendu compte de ce qui s’est passé.)

Tant mieux. J’ai horreur de ces petites plaisanteries.

GEORGET.

Figurez-vous que j’avançais à pas de loup… j’étais déjà à deux pas et…

RICHARD, (l’interrompant.)

Paulot n’est pas là ?

GEORGET.

Il finit son devoir… Moi ça m’arrête la respiration quand on me fait une frayeur. (Essayant de mêler Richard à la conversation.) Et toi ? est-ce que…

RICHARD.

Je t’ai demandé si Paulot était là.

GEORGET.

Je t’ai répondu.

RICHARD.

Ah !

GEORGET, (qui s’est repris, à Irène.)

Oh ! mais il est d’une humeur, ce soir !…

IRÈNE, (à Richard.)

Pourquoi es-tu revenu ? Tu ne vas pas là-bas ?

RICHARD.

J’étais remonté, en attendant ; il n’est pas minuit, je suis en avance. Mais je ressors à la minute.

IRÈNE.

Alors, en définitive, que vas-tu lui dire ?

RICHARD, (sèchement.)

Ce qu’il faudra. Ne te préoccupe pas de ça.

GEORGET.

Il n’est pas à prendre avec des pincettes.

(Richard se dirige vers la porte de sortie.)
IRÈNE.

Tu t’en vas ?

RICHARD.

Oui.

IRÈNE, (vivement.)

Mais Georget s’en va avec toi.

GEORGET.

Oui, oui. Je t’accompagne.

RICHARD.

Viens si tu veux, mais je te prierai de ne pas m’accompagner, au contraire. J’ai besoin d’être seul.

GEORGET.

Je te proposais cela pour te faire plaisir, mais du moment que tu es dans ces dispositions… (À Irène.) Vous avez, madame, un fils qui a bien le plus fichu caractère que je connaisse…

RICHARD, (avec un froncement de sourcils et un geste d’impatience subit.)

Oh ! mon vieux, dispense-toi, ce soir, de ces plaisanteries dont tu es coutumier et que des personnes comme ma mère pouvaient passer à un gamin, mais qui ne sont plus guère de ton âge, je t’assure… C’est pour toi ce que j’en dis…

GEORGET, (une imperceptible petite rougeur au visage, mais s’efforçant de rire tout de même en regardant Irène.)

Tu es bien aimable. Je ne sais sur quel ton, je dois…

RICHARD, (plus doucement et sérieux.)

Sur aucun ; je n’ai voulu te donner aucune leçon ; c’est mon affection pour toi qui a parlé… Et devant ma mère nous n’avons pas à nous gêner, n’est-ce pas ? (Il lui donne une tape sur l’épaule.) Allons viens mettre ton pardessus, et filons…



Scène XIV


Les Mêmes, PAULOT

PAULOT, arrivant du salon.

Où allez-vous tous les deux ? Vous sortez ?… Je descends avec vous.

RICHARD.

Nous n’allons pas du même côté.

PAULOT.

Ça ne fait rien. Georget va m’emmener prendre un bock chez Zimmer… Tu veux bien ?… Chouette !… (Richard et Georget sont sortis.) Maman, je peux prendre une de tes cigarettes ?

IRÈNE.

Tant que tu voudras.

(Paulot choisit une cigarette dans un étui sur la table.)
LA VOIX DE RICHARD.

Dépêche-toi… Je vais vous déposer en voiture…


(Paulot les rejoint en courant, et la porte de gauche reste ouverte derrière lui. Irène, qui ne s’est pas levée de tout ce temps, le livre sur les genoux, et à qui d’ailleurs cette petite scène a échappé complètement, reprend sa lecture… La lampe éclaire sa nuque penchée et ses épaules blondes. Un temps s’écoule. Richard rentre à gauche, il avait laissé son chapeau sur une chaise, près de la porte. Il vient le reprendre. À son tour, il considère sa mère de loin. On dirait qu’il hésite… Puis, il se met à faire ce qu’il a pu faire à Georget tout à l’heure ; il marche de la même façon, sur la pointe des pieds. De l’œil il se remémore le chemin parcouru par l’autre. Il fait exactement, pas à pas, tout ce qu’a fait Georget. On sent qu’il se reconstitue à lui-même la scène qu’il a surprise. Irène ne l’entend pas. Quand il est près, tout près, à portée de souffle, derrière sa mère, on le voit nettement hésiter, puis faire comme un grand effort sur lui-même, et, le cœur battant, il ose sur la nuque de sa mère un baiser qui n’est pas de fils, un baiser prolongé, qui la fait frissonner, toute, d’une délicieuse erreur. Elle renverse la nuque en arrière, sans une hésitation, sans un doute, livrant sa chair aux lèvres de l’amant et on l’entend murmurer d’une voix chaude et imperceptible comme dans un soupir : « Chéri ! » Une seconde… Les yeux de la mère et du fils se rencontrent. C’est brusque et terrible. Ils sont pâles, tous deux, de ce qu’a d’effrayant l’éclair de cette minute et de cette méprise.)
RICHARD, simplement.

Bonsoir, maman.

(Il sort, en mettant son chapeau, pendant que le rideau tombe.)

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Une sorte de hall-salon dans une villa-locative donnant sur un grand parc. Une villa moitié château, moitié maison de plaisance d’assez grand air. Les portes-fenêtres au fond donnent directement sur le jardin, sans perron. C’est une chaude journée d’orage. Les portes sont ouvertes à tous les courants d’air.



Scène PREMIÈRE


PAULOT, RICHARD

Paulot est assis à une table, sur la gauche, à côté d’une pile de bouquins d’écolier.
RICHARD, (entrant.)

Je te dérange, tu travailles ?…

PAULOT.

Je finis un exemple de colle pour le bachot d’octobre. Ce n’est pas pressé.

RICHARD.

J’ai à te parler, Paulot… Non, non, reste assis.

PAULOT.

Important ?

RICHARD.

Grave… Passe-moi une allumette. (Il allume une cigarette.) À quelle heure Georget doit-il venir de Deauville ?

PAULOT.

Je crois, par le train qui part à 2 heures de Deauville.

RICHARD.

Il faut un quart d’heure, au plus, de trajet, n’est-ce pas, pour venir jusqu’à Touques ?

PAULOT.

Comment ! tu n’as pas encore pris le train, depuis que nous avons loué ? Je croyais que tu étais allé à Deauville avant-hier.

RICHARD.

À cheval.

PAULOT.

Par le train, moi, je mets un quart d’heure, juste, et dix minutes pour venir de la gare ici, à pied.

RICHARD, (regardant sa montre.)

Bien. Nous avons le temps de causer. Il va se passer peut-être aujourd’hui quelque chose de grave. Il vaut mieux que tu sois averti… Ne t’effraie pas.

PAULOT.

Que veux-tu dire ?… Je ne comprends rien. En quoi Georget est-il mêlé à…

RICHARD, (avec solennité.)

Georget a forfait à l’honneur. (Mouvement de Paulot.) Ne m’interroge pas. C’est un misérable. Je suis décidé à ne pas te répondre sur ce chapitre. Qu’il te suffise de savoir, quelle que soit sa faute, qu’elle est grave, très grave. Il nous a trahis de la plus odieuse façon.

PAULOT.

Mais dis quoi ?… Un abus de confiance ? un… vol, peut-être ?… des documents de la maison ?… Quoi ?… des tripotages d’argent ?… dis ?…

RICHARD.

N’importe !… la question n’est pas là.

PAULOT.

Mais nous y sommes mêlés ?

RICHARD.

De très près.

PAULOT.

Papa sait ?

RICHARD.

Non. Et il importe qu’il ne sache pas. Ta parole que tout ce que nous disons restera secret pour lui, pour maman et pour qui que ce soit d’ailleurs.

PAULOT.

C’est juré.

RICHARD.

Merci, vieux. Je sais qu’on peut déjà se confier à toi comme à un homme. Du feu ? (Paulot tend une autre allumette à Richard.) Merci.

(Richard est assis auprès de la table. Il balance lentement sa jambe croisée et envoie de longues bouffées au plafond.)
PAULOT.

Père doit ignorer, dis-tu ?

RICHARD.

Il faut à tout prix lui éviter cette émotion, et les conséquences en seraient trop graves. De plus, la chose doit, tu entends ? doit être réglée de lui à moi. Si je me confie à toi, petit, cest que j’ai besoin d’un confident. Ce me serait dur de garder pour moi seul, sans un témoin, la responsabilité de ce qui va se passer. On est des amis, pas vrai ?… et puis aussi, on est des frères. Ça ne s’oublie pas dans les moments graves. Et on ne sait jamais ce qui peut arriver.

PAULOT, (les yeux dans les yeux.)

À ce point-là ?

RICHARD, (hochant la tête.)

À ce point-là.

(Silence. On voit que Paulot réfléchit ; puis il baisse les yeux.)
PAULOT, (sur ses cahiers, simplement.)

Bien.

RICHARD, (se balançant toujours, tout en agitant nerveusement sa cigarette.)

Voilà.

PAULOT.

Bien.

RICHARD, (après un silence.)

Je t’affirme, Paulot, que tu peux t’en rapporter absolument à moi. J’ai dit le mot : un misérable.

PAULOT.

Tu es certain de ne pas te tromper ?

RICHARD.

Oh ! j’ai attendu… Il y a deux mois, je n’avais que des doutes sur sa conduite. La première chose inquiétante me fut révélée le jour même où j’ai rompu avec Nichette… Il s’en est aperçu… Et les semaines qui suivirent, je ne pus pas le pincer… Il se méfiait… J’espérai alors m’être trompé, et dès lors j’ai été occupé par mes formalités de fiançailles avec Madeleine… Il m’a fallu aussi vérifier les affaires de Mme  Chadeaux qui n’étaient pas en ordre, puis c’est moi qui suis venu choisir et louer cette villa… tu te souviens ? Ce fut long à trouver, puisque maman ne voulait pas une villa avec l’air direct de la mer ; bref, je n’ai pas pu surveiller les agissements de Georget. Ce n’est qu’il y a trois semaines juste… (Il réfléchit.) oui, juste… deux ou trois jours à peine avant notre départ de Paris et notre installation ici, que j’ai acquis la certitude absolue que je redoutais… Alors, comme il était convenu que Georget devait aller passer l’été à Deauville, j’étais sûr que l’on se verrait tous les deux jours au moins : j’ai attendu… J’ai calmé mon émotion, j’ai supporté mon dégoût. Maintenant j’estime que cela a assez duré… Tout le monde ici est tranquille, bien installé ; père tire les oiseaux de mer… il va tous les jours à cheval prendre son bain… J’ai donc bien mes journées à moi, toutes à moi. Nos affaires très en ordre, peuvent dormir jusqu’en octobre ; Madeleine est en Auvergne avec sa mère et nous ne nous verrons qu’en novembre, juste pour le mariage… Tu vois que tout est pesé, que je n’agis pas à la légère et que j’ai choisi mon moment pour intervenir. (Il se lève.) Mais, par exemple, j’ai hâte maintenant, ah ! oui, j’ai hâte d’effacer sur sa figure ce vilain souvenir !… Chasser le bonhomme de chez nous, ce n’est pas suffisant ; je lui donnerais le moyen de profiter ailleurs de sa faute, et plus à l’aise… Non, un bon coup d’épée, voilà la seule signature qu’il faille au bas de cette histoire et qui servira en même temps, pour la galerie, de prétexte à ne plus jamais nous revoir.

PAULOT.

Alors, explique-moi bien mon rôle, veux-tu, que je ne commette pas de gaffe.

RICHARD.

Je vais procéder ainsi : après l’explication que nous allons avoir, nous prendrons un prétexte banal… Par la suite, quoi qu’il advienne, tu ne nous démentiras jamais.

PAULOT.

Compris.

RICHARD.

Je te tiendrai au courant de ce que nous aurons décidé, au fur et à mesure. Je te donnerai aussi en dépôt, — pour quelques heures seulement, rassure-toi, — deux ou trois lettres. On ne sait jamais ! Il peut arriver un malheur ; il faut que nous soyons d’accord.

PAULOT, (timidement.)

Est-ce que ?…

RICHARD.

Est-ce que ?

PAULOT.

Rien.

RICHARD.

Si, parle. Tu voudrais dire quelque chose.

PAULOT.

Non, rien.

RICHARD.

Je vois tes grands yeux bleus qui essaient de me percer… Rassure-toi. Si j’affirme que nous devons, moi agir, et toi te taire, tu peux vivre tranquille et sans émotion.

PAULOT.

Je n’en ai pas.

RICHARD.

Bravo ; voilà comme je t’aime… Quant aux vraies raisons : je ne te les donnerai pas, je t’avertis. Il y a des choses dans la vie qui ne sont point de ton âge, des responsabilités peu drôles… ah ! (Il fait un geste emphatique.) Tu n’as vraiment aucun soupçon de rien ?

PAULOT.

Non, je te jure…

RICHARD.

Nous prendrons très probablement un prétexte de femmes… une cocotte quelconque… la petite Aline, peut-être…

PAULOT.

Aline, c’est bien invraisemblable.

RICHARD.

Ou Liane.

PAULOT, (interrogeant.)

Et vis-à-vis de Georget lui-même, que dois-je ?…

RICHARD.

Règle-toi sur moi… Adopte mon attitude (Nouveau silence. Regardant Paulot qui a la figure baissée et contractée.) Paulot, tu n’es pas ému ?

PAULOT.

Non. J’ai un peu chaud, à cause de l’orage.

(On sent que le petit ne veut pas laisser percer la moindre impression. Il est simple et raide.)
RICHARD, (essayant un ton délibéré.)

Le fait est que le temps est éreintant ! (Paulot s’est remis à travailler doucement, comme si de rien n’était. On devine que c’est pour cacher courageusement les cillements de ses yeux. Richard se lève, va à lui et lui soulève de la main une boucle blonde sur le front. Avec émotion :) Tu es un chic type.

(Il l’embrasse brusquement.)


Scène II


Les Mêmes, GEORGET

GEORGET, (paraissant à la porte du jardin, sanglé dans un costume d’été, strict, frais et joli.)

Ouf ! Il y en a une petite trotte de la gare, mes enfants ! C’est gentil, hein, de venir par cette chaleur ? Dites encore que je ne suis pas un aminche ! B’jour, Paulot ! Tu travailles ? Va, va, mon vieux, que je ne t’interrompe pas.

PAULOT, (après avoir regardé son frère.)

Oh ! j’ai fini.

GEORGET.

D’ailleurs, comme tu seras collé en octobre de toute façon… ne te foule pas.

RICHARD, (souriant.)

Il me semble que tu es bien beau.

GEORGET.

N’est-ce pas ? J’ai sorti un petit complet ! Je n’ai pas encore osé le mettre à Deauville, sur la plage… je l’essaie ici… C’est peut-être un peu osé… qu’en penses-tu ? Il y a la cravate qui est d’une audace ! Et qui me donne un peu l’air calicot, hein ?…

RICHARD.

Tout à fait.

GEORGET.

Ah ! bien ! compris… (S’adressant à son costume.) Toi, tu vas retourner dans la malle. (À Richard et à Paulot.) Alors on ne vous verra pas un peu ? Vous allez vous terrer ici, tous deux ? Venez donc un peu rigoler à Deauville. Richard, le casino t’attendra de huit à onze, entends-tu ? de huit à onze, toi et ta galette.

RICHARD.

Mais c’est possible…

GEORGET, (d’un air distrait et empressé.)

Ta mère va bien ? J’oubliais de te le demander.

RICHARD.

Merci, merci.

GEORGET.

Et M. de Rysbergue… naturellement…

RICHARD.

Il tire en ce moment.

GEORGET.

À quoi ? la chasse n’est pas ouverte.

RICHARD.

Oh ! dans la propriété… quelques oiseaux de mer qui volent jusqu’à Touques. Les gardes ne peuvent rien dire.

GEORGET, (sentant le froid et parlant avec abatage.)

Vous ne savez pas qui est arrivé hier aux Roches ?… la petite madame Stauf… et ses filles… Charmantes, ses filles ! je ne les connaissais pas. Et, Stauf, lui, a installé Adrienne Véry à deux pas, dans une villa… Il se cherche des alibis pour avoir l’air moins cocu. Les de Rieux sont au Continental… tu le savais ? C’est tout ce qu’il y a de neuf, je crois… Oh ! puis, Mélita !… Figure-toi, la grosse Mélita, en costume de bain tonkinois, avec des dentelles couleur orange et un maillot lophophore… elle a l’air d’un pavillon de yacht… Inénarrable, mon cher !… Tous les mineurs se détournent quand ils la voient.

(À ce moment, on entend dans la maison la voix d’Irène qui chante. La voix avance précipitamment. Tous les trois l’écoutent, comme si cette voix était un personnage important.)


Scène III


Les Mêmes, IRÈNE

La porte de droite s’ouvre. Irène entre, la chanson sur les lèvres, joyeuse, les yeux brillants. Elle a un petit tablier blanc brodé par-dessus sa robe.

IRÈNE, (de la porte, en riant.)

Je ne me trompais pas. J’avais entendu votre voix… et votre pas sur le sable… Bonjour, Geo… Vous ne savez pas ce que je fais ?… Et d’abord, ne suis-je pas gentille, hein, avec ce tablier de poupée ?

GEORGET.

Vous avez l’air Louis XV.

IRÈNE, (avec une grimace.)

Horreur ! Vous ne savez pas ce que je fais ?… Des pralines… des pralines à la rose, une recette à moi ; c’est délicieux. Si vous êtes sage, vous en aurez (Elle en tire une de la poche de son tablier et la croque.) Ne vous imaginez pas que c’est à la cuisine que j’opère. Je fais ça sur une lampe à esprit de vin ; et je tourne, je tourne… Je dois être toute rouge.

GEORGET, (montrant son chapeau.)

Pas tant que ma cravate !…

IRÈNE, (croquant une seconde praline.)

C’est vrai, vous avez un petit genre balnéaire, mon cher… (Elle fait claquer sa langue.) Ça vous va très bien d’ailleurs. Je ne vous fais pas souvent de compliments, mais quand je m’y mets !… À part vos gants… ils vous aveuglent !… Des gants blancs, à quatre heures, à la campagne ? Georget vous êtes fou !

GEORGET.

On a une manière de me dire mes vérités dans cette maison !

IRÈNE.

Dieu, que j’ai chaud !

GEORGET.

Sans doute cet affreux temps lourd.

IRÈNE.

Pouvez-vous dire ! Il fait exquis… C’est un temps d’abeille. J’adore. Nous allons sortir tout de suite, vite… J’ai envie de faire des kilomètres aujourd’hui. On va se payer une longue promenade tous les trois, pas ?

RICHARD.

Pour ma part, je suis fatigué.

IRÈNE, (sans hésiter.)

Bon. Georget m’accompagnera… (Elle le regarde dans les yeux.) si ça ne l’ennuie pas trop, tout de même, ce jeune homme !

GEORGET, (minaudant.)

Chère madame…

IRÈNE, (jette une fleur de son corsage en l’air, au plafond, comme ça, sans raison ; puis elle pirouette sur ses talons et se dirige vers la porte.)

Je vais mettre mon chapeau… Allons, bien !…

GEORGET.

Quoi ?

IRÈNE, (sur le pas de la porte, la main tendue.)

La pluie.

GEORGET.

Un nuage qui passe. Voyez, il y en a pour cinq minutes !…

IRÈNE.

Cinq minutes, cinq minutes !… Oh ! que c’est rageant !… J’avais une envie folle de sortir, de courir. Mes jambes se sont engourdies à travailler.

GEORGET.

Ça va passer… Attendons.

IRÈNE, (le regardant.)

Je ne peux pas supporter les déceptions.

GEORGET, (riant.)

Eh bien, jouons à quelque chose… Un petit jeu innocent…

IRÈNE.

Vous faites bien d’enlever vos gants ! Dieu qu’ils sont laids !… Donnez-moi ça ; vous ne les remettrez plus… je vais les jeter dans le puits.

GEORGET.

Hé ! hé là ! pas de blague… rendez-les moi…

IRÈNE.

Jamais de la vie ! Ils ont besoin d’être salis un petit peu. La pluie leur fera du bien.

GEORGET.

Voulez-vous !… J’en ai besoin pour ce soir !…

IRÈNE.

Venez les prendre… Je vous défie de les attraper… morveux !…

GEORGET.

Ah ! si vous êtes polie, alors… (Comme une enfant en récréation, elle le défie du geste et de la voix. Leurs yeux amoureux brûlent à se fixer.) Je ne les attraperai pas ? Je ne les attraperai pas ?

(Avec de petits cris de joie, des rires, elle court et ils se cherchent de meuble en meuble sans voir les deux enfants, graves et accotés, qui les fixent sans bouger. Un moment Irène et Georget sortent en courant, par la porte du jardin.)
PAULOT.

Oh ! Richard !…

RICHARD.

Quoi ?

PAULOT, (pâle.)

Rien, rien.

IRÈNE, (rentre, poursuivie par Georget.)

Ah ! est-il bête ! il a failli tomber… Pouce !… (Elle a les cheveux presque défaits, le teint animé ; sa poitrine se soulève avec force.) Je n’en peux plus ! Je suis essoufflée !… Tenez, les voilà vos gants !… (Elle tombe sur un fauteuil, près de Georget. À Georget, à voix basse.) Chez nous… pars le premier… Je te rejoindrai…

GEORGET, (même jeu.)

Donne-moi un prétexte de partir, (Il fait un signe en montrant les gants.) Ils sont jolis maintenant… pleins de terre mouillée.

IRÈNE.

Richard vous en prêtera. N’est-ce pas ?…

RICHARD.

Certainement.

(Richard a échangé quelques mots avec Paulot qui s’en va.)
GEORGET, (à la porte, montrant le ciel éclairci.)

Qu’est-ce que je disais ?

IRÈNE.

C’est vrai ? Vite, vite !… Georget, allez détacher le lévrier noir… nous le prendrons avec nous. Et passez devant, par l’allée des noisetiers. Je vous rejoindrai. Je vais mettre mon chapeau.

(Georget sort.)


Scène IV


IRÈNE, RICHARD, seuls.

IRÈNE.

Vraiment, je ne te comprends pas… Je ne suis pas fâchée d’avoir envoyé Georget en avant, pour avoir l’occasion de te dire que ton attitude vis-à-vis de ton ami est tout à fait inconvenante. On n’a pas idée d’être ours à ce point !… Enfin, voilà un garçon qui vient nous voir exprès, et se déplace tous les jours de Deauville pour nous tenir compagnie… en somme, c’est très gentil ; et tu le traites avec un sans-souci extraordinaire ! Il entre, il sort, c’est pour toi comme s’il n’existait pas… Il finira par se froisser.

RICHARD, (les joues empourprées.)

Tu crois ?

IRÈNE.

J’en suis sûre. Et l’on se froisserait à moins. Il est possible que la présence de votre camarade vous ennuie, soit ; mais laissez-le moins paraître, que diable !… Avez-vous eu des dissentiments ensemble ? Non, n’est-ce pas ?

RICHARD.

Aucun.

IRÈNE.

Eh bien alors, par égard pour nous tous, je te prie désormais de mieux recevoir tes amis.

RICHARD, (se contenant.)

C’est à moi que tu parles de la sorte ?

IRÈNE.

À qui voudrais-tu que ce soit ? Simple remontrance domestique dont je te prie de tenir compte, voilà tout.

RICHARD, (avalant sa rage, les yeux ardents, et un petit rire nerveux aux lèvres.)

Tu exagères, je crois…

IRÈNE.

Du tout.

RICHARD.

Si, si, tu es très nerveuse depuis quelque temps ; le premier air de la campagne te met trop de joie en tête… C’est ton excuse. Et pour que tu en arrives à me parler sur ce ton, c’est que tu as perdu évidemment la notion des choses… tu te grises… tu ne vois plus…

IRÈNE, (sévèrement.)

Richard, veux-tu parler plus poliment à ta mère, s’il te plaît !…

RICHARD.

Si, si, tu perds pied.

IRÈNE.

Richard, assez !… Tu es encore à l’âge de l’obéissance, et je te le montrerai… Puis !… (Elle hausse les épaules.) je vais mettre mon chapeau… J’inviterai probablement à dîner notre ami, et j’espère que tu tiendras compte de mon observation.

(Elle se dirige vers la porte de gauche.)
RICHARD.

Maman !…

IRÈNE.

Quoi ?…

(Richard la regarde fixement, les lèvres tremblantes, puis soudain, très calme, très doucement, mais avec une voix ferme.)
RICHARD.

Je te prie, tu entends ?… je te prie de ne pas aller aux Granges.

IRÈNE, (sursautant.)

Aux Granges !… Que veux-tu dire ? Qu’est-ce que c’est que ça, les Granges ?

RICHARD.

C’est une petite maison à droite, sur le chemin de la Touque, où tu vas tous les jours, et où Georget se dirige en ce moment.

IRÈNE, (balbutiant, décontenancée.)

Qu’est-ce que tu veux insinuer ? Peut-être, en effet, oui, suis-je allée par hasard…

RICHARD, (l’interrompant.)

Maman… comprends-moi… Tu n’iras pas… tu n’iras plus jamais aux Granges…

IRÈNE.

Je…

(Elle le regarde, effarée ; elle suffoque. Elle essaie de parler ; devant le regard de son fils, elle ne peut pas. Elle tombe sur une chaise contre la table, la tête dans ses coudes.)
RICHARD, (émotionnel cherchant ses mots.)

Je n’ai pas à te juger… Un fils ne juge pas sa mère. Rien de ta vie ne me regarde… J’ai voulu seulement t’avertir… Je ne t’aurais, je crois, jamais rien dit… mais vraiment, l’affront que tu viens de me faire… ah ! c’était trop ! Il faudrait être de marbre ! Il y a près d’un mois que je garde seul ce secret… Il ne sortira pas d’entre nous, je te le jure… Tu peux être tranquille, mon père ne s’en doutera jamais… Il faut qu’il ne s’en doute jamais.

IRÈNE.

Ah ! mon pauvre Richard ! mon pauvre enfant !

(Elle pleure maintenant, la tête enfouie : on n’entend que ses sanglots dans le silence.)
RICHARD.

Je n’ai pas autre chose à te dire… voilà.

(Il se dirige vers la porte.)
IRÈNE.

Pourquoi t’en aller, Richard ? À quoi bon ? Ah ! maintenant !… Puisque c’est à toi et non à ton père que le sort a réservé le terrible choc… pourquoi hypocritement nous éviter, nous fuir, sans une parole échangée ?… Ce serait trop affreux. À mon fils je dois l’explication, si possible, de ma conduite.

RICHARD, (secouant la tête.)

Non !

IRÈNE.

Ah ! folle que j’étais, en effet !… folle qui ne voyais pas les regards de son fils, folle qui ne croyais même que cette chose fût possible !… Richard ! écoute… tu vas te marier bientôt… tu vas nous quitter… voici que la vie commence pour toi… Le passé que tu laisses derrière, qu’il ne soit pas trop gâté dans ta mémoire… Garde-moi ton souvenir pareil… Ne juge pas trop mal ta mère.

RICHARD.

Je répète que je n’ai pas à te juger… J’adore mon père infiniment… je le vénère… mais je sais que, dans une certaine mesure, il n’a pas toujours été bon… attentif… il t’a délaissée… Il a eu des maîtresses… Et sans doute cela est-il suffisant pour expliquer…

IRÈNE, (l’interrompant.)

Non, je n’ai pas besoin d’excuse. Une jeune fille peut être abusée, une femme ne l’est pas… Seulement, je ne sais pas, moi… c’est allé si vite, ces quinze dernières années !… La vie est si courte, mon Dieu ! cela va, cela va… Il me semble que c’est d’hier que je t’ai eu… Je te vois encore petit, comme ça… avec tes cheveux dans le dos. Mon Dieu ! on n’a pas le temps de se retourner, de comprendre ce qui se passe… Est-ce que je sais, moi, seulement, ce qui me tombe là, au plein milieu de ma vie ?… On m’a mariée à ton père, toute jeune… et ensuite, les années ont filé, filé, c’est effrayant !… Te voilà grand, maintenant ; je vais bientôt te conduire à l’église, et il me semble que c’est moi qui en sors, que j’ai toute la vie devant moi, que ça commence… Ah ! on devrait se cacher, je le sais bien, de ses enfants, tant qu’on est capable d’être encore une amante… les enfants ne devraient pas savoir… Je te demande pardon, alors, Richard, si je te scandalise ; mais ce n’est pas ma faute… J’ai un printemps en retard… tu sais, ça arrive… regarde… nous en parlions hier, tu te souviens ? Il y a des oiseaux qui se mettent à bâtir leur nid très tard… On se dit : « Sont-ils bêtes ! Voilà l’automne ! » Il faut nous excuser ; c’est une erreur de saison… Vois en ta mère une chose fragile et désolante. Ferme les yeux, mon petit, si je t’offusque… Moi, j’ai un médaillon où il y a des cheveux de maman quand elle avait vingt ans… des cheveux blonds, exquis… ça m’a toujours presque choquée : ils sentent les baisers, ces cheveux… Il faut oublier ça, vois-tu, c’est des impressions… et penser que, si rien de tout cela n’est bien fameux, il faut être bon tout de même, parce que tous les cœurs ont déjà beaucoup de peine à être les cœurs qu’ils sont !

(Elle éclate en sanglots.)
RICHARD.

Tu n’avais pas à t’excuser… Rien n’entache mon respect pour toi. Tout cela doit me rester absolument étranger. Ma mère, c’est ma mère. Ce qu’elle a fait, ce qui s’est passé, échappe complètement à mon jugement et ne me regarde pas ; c’est lettre morte, un voile baissé (Avec véhémence.) Mais ce qui me regarde, par exemple, c’est l’affront fait à mon père !

IRÈNE.

Que veux-tu dire par là ?…

RICHARD.

L’offense qu’il ignore et qui insulte venant d’où elle part, toute la famille et l’amitié trahies, voilà ce qui me concerne ! Mon père est forcé de sourire tous les jours à qui lui a pris l’honneur de son foyer… Je suis là, moi, pour le représenter.

IRÈNE.

Ah ça, mais !… Richard, tu ne m’as pas comprise ? J’excuse ta première impulsion, dans l’emportement bien naturel de la jeunesse… La seconde sera toute de raison, de pitié, j’en suis sûre.

RICHARD, (avec emportement.)

Tu n’as pas imaginé, j’espère, maman, que je toucherai seulement une minute de plus la main de cet individu, que je tolérerai sa présence seulement un jour !…

IRÈNE.

Il ne s’agit pas de cela… Après la révélation que tu viens de me faire, Richard, sois sûr que je n’imposerai pas à ta délicatesse la moindre situation qui la puisse blesser. Tu ne reverras pas Georget, que peut-être dans la mesure des circonstances forcées pour ne point éveiller les soupçons de ton père… Mais tu peux t’en reposer sur moi, sans nulle crainte. Cette conversation, ce qu’elle ouvre tout à coup dans ma conscience de nouveau, tout va m’en donner le courage et… (Un soupir.) peut-être aussi la force ! En tout cas, tu peux t’en reposer sur moi pour que rien ne t’atteigne ; cela je te le jure.

RICHARD.

Ah ! non, non ! Ta vie te concerne, entendu !… arrange-t’en. Mais nous avons un compte à part à régler, d’homme à homme. Il sera réglé, j’en réponds. Comment, ce garçon que j’ai introduit chez nous, auquel j’ai donné mon amitié et ma confiance, qui m’a trahi lâchement, hypocritement, qui est venu introduire ici le déshonneur… eh ! oui, appelons les choses par leur nom !… le déshonneur dans la maison intacte, ce gaillard-là resterait impuni ?… Mais je voudrais me retenir de lui souffleter la face que je ne le pourrais pas ! Tout mon sang ne ferait qu’un tour ! Non, non, c’est un compte particulier, en dehors de tout, qui ne ressort que de moi ! Cela ne s’appelle pas une réparation, mais de la vengeance !

IRÈNE, (poussant un cri.)

Ah !…

RICHARD.

Quoi ?

(Elle est droite, le doigt fixé vers le front de son fils.)
IRÈNE.

L’ennemi !… je l’ai vu, là, dans les yeux de mon propre enfant !… l’ennemi !

RICHARD, (se redressant.)

Le justicier, tu veux dire.

IRÈNE.

Le justicier ! Ah ! le grand mot !… La jeunesse s’en enivre, de ces mots-là ! Tu en pèseras plus tard la vanité. Écoute, Richard… la situation est assez pénible, ne nous payons pas de phrases creuses, d’attitudes. Appelons du fond de nous, au contraire, tout ce que nous pouvons de sagesse, sans excès, mais sans faiblesse. Tâche de bien comprendre ceci, posément et sagement : je t’ai élevé, je t’ai consacré mes années, avec un amour et un dévouement de tous les instants ; te voici grand ; maintenant tu vas bientôt voler de tes propres ailes, partir… au mois d’octobre tu seras marié : tu vas aimer à ton tour, fonder une famille nouvelle : j’ai accompli mon devoir vis-àvis de toi, ma fonction de mère est terminée. Va vers ta vie. Ne retourne pas la tête. Ce que tu laisses derrière ne t’appartient plus. Dis-toi cela qui est la vérité… et va ! Nous sommes quittes.

RICHARD.

D’abord, je ne suis pas encore parti ! Et puis j ai eu tort de dire le moindre mot là-dessus… Je me suis emballé ; je rétracte.

IRÈNE.

Tais-toi ! tais-toi ! Que comptes-tu faire ?…

RICHARD.

Ça me regarde.

IRÈNE.

Moi aussi… Réponds, réponds… Mais, malheureux, ce n’est pas possible ! Tu es d’une force exceptionnelle aux armes… je l’ai voulu ainsi !… Lui, ne pourrait pas se défendre, il ne se défendrait pas, je le connais… Ce serait un crime abominable !… Richard ! tu ne vas pas te battre ?

RICHARD.

Je n’ai pas dit cela… Je n’ai rien dit. D’ailleurs, rassure-toi ; en tout cas, ta personne sera écartée soigneusement…

IRÈNE.

Je te défends de te battre !…

RICHARD.

Ah ! je t’en prie, maman, assez !… On a ça dans le sang ou on ne l’a pas ! On ne discute pas ces sentiments-là, d’abord. Et mettons que je n’aie rien dit… D’ailleurs oui… tu as raison… Je réfléchirai.

IRÈNE, (avec désespoir.)

Écoute… je te promets, je te jure que tu ne le verras plus. Je ne peux pas mieux dire, mon Dieu !… Que je ne le verrai plus, même…

RICHARD.

Eh bien… oui… oui… je réfléchirai.

IRÈNE.

Tu mens ! je vois bien que tu mens, pour ne pas m’effrayer… Songe que c’est moi la coupable. Tu parles de justice ! Songe, s’il y a une punition, elle est pour moi ! C’est un enfant, lui… un vrai enfant… Tu commettrais un assassinat !

RICHARD.

Ce n’est pas pour moi que tu as peur !…

IRÈNE.

Ah ! je sens que je ne fais que t’exaspérer ! Mais je suis au martyre !… Songe à moi… c’est effrayant ! Calme-moi, Richard… je ne devrais pas te montrer cette anxiété… Mais que veux-tu, on n’a pas le cœur tout d’une pièce… On en a des morceaux qui appartiennent à tous ceux qu’on aime… il faut avoir pitié…

RICHARD.

Là, là… c’est entendu !… Calme-toi… Puisque je te dis…

IRÈNE.

Pour moi, Richard, pour moi, je t’en supplie… (Elle est presque à genoux, les yeux cramponnés, le geste errant. Tout à coup, elle se relève d’un bond.) Ah ! malheureux ! malheureux ! je vois dans tes yeux la résolution implacable… Tu verras, tu aimeras un jour… que dis-je ? tu aimes !… Un jour, à ton tour, tu subiras la force de ton cœur… tu souffriras… Puisses-tu rappeler alors… et qu’il ne soit pas trop tard !

RICHARD.

Mère…

IRÈNE.

Richard, écoute… Ne fais rien. (Elle halète.) C’est le grand amour de ma vie.

RICHARD.

Mais…

IRÈNE, (avec passion.)

Ne cherche pas à comprendre ce que tu ne peux pas comprendre, comment une femme se sent assez affolée, acculée à assez d’effroi pour laisser échapper un cri pareil devant son fils… comment il se fait qu’un enfant — un insignifiant camarade pour toi — soit pour moi la source vive de ma vie, tout le tressaillement de ma poitrine ; mais crois-le !… Bouche-toi les yeux, sans comprendre ; sauve-toi de cette flamme… et laisse-moi !

RICHARD.

Voilà père.

(M. de Rysbergue entre par la porte du jardin.)


Scène V


Les Mêmes, RYSBERGUE

Irène s’est vivement détournée et se compose un visage.
RYSBERGUE.

Qu’est-ce qu’il y a ? (Il considère leur trouble et les yeux mouillés de sa femme.) Tu fais encore pleurer ta mère, à ton âge, garnement ?

IRÈNE, (se levant vivement.)

Ce n’est rien, ce n’est rien !

RYSBERGUE.

Qu’y a-t-il ? Des fâcheries entre vous ?

IRÈNE.

À peine… ne t’occupe pas.

(Elle sort par la gauche, sans retourner le visage vers son mari.)


Scène VI


RICHARD, RYSBERGUE

RYSBERGUE, (à son fils, lui montrant Irène qui s’en va.)

Tu vois… Je ne puis admettre que, quelque lubie qui te passe par la tête, ta mère nous en ressorte les yeux rougis.

RICHARD.

Mais il n’y a là rien d’important…

RYSBERGUE, (l’interrompant en posant sur une table le fusil et la carnassière qu’il portait en bandoulière.)

Deux mouettes… Ce passe-temps est idiot… Je me suis amusé, en plus, à tirer sur une couleuvre d’eau. C’est intelligent, hein ? (Il rit.) Ah ! au fait… je viens, au bout du parc, de rencontrer Georget.

RICHARD.

Ah !

RYSBERGUE.

Oui. Nous avons causé un peu. Il est décidément très intelligent, ce garçon… Déjà une compréhension saine des affaires… Nous avons eu tort de le négliger. Qu’en dis-tu ?

RICHARD.

Je dis que…

RYSBERGUE, (l’interrompant.)

Grand tort !… On cherche des valeurs très loin, parfois, alors qu’on les a sous la main. Et il est utile d’intéresser de tout jeunes gens à notre industrie, pour que, plus tard, ils connaissent les rouages comme de vieux routiers. Aussi, je t’annonce une résolution qui ne sera pas sans te faire plaisir… À la rentrée, je compte mettre ton ami Georget au bureau, à la place de Waldteufel qui s’en va… Déjà, je viens de lui soumettre ce projet. Il a accepté avec empressement.

RICHARD.

Tu dis ?… Voyons, père, tu te moques de moi !… C’est un projet insensé, fou…

RYSBERGUE, (l’interrompant.)

Pourquoi ?… Ah ! ça, je croyais te faire plaisir.

RICHARD.

Tu t’amuses… À quoi rime cette résolution soudaine et absurde ? Georget ! Ce serait risible !… Il est aussi fait pour les affaires que…

RYSBERGUE.

Que bien d’autres. Tu verras. Nous nous servons trop d’ingénieurs ; on se sert toujours trop d’ingénieurs… Je ne me trompe pas sur la valeur de ce garçon. La jugeotte est bonne.

RICHARD.

D’abord, il est appelé par son service militaire…

RYSBERGUE.

En novembre seulement… D’ici là il prendra le pli. Et puis nous lui ferons avoir des congés.

RICHARD.

Tu lui donnerais le poste de Waldteufel ? C’est trouvé.

RYSBERGUE.

Et, plus tard, s’il réussit, je l’intéresserai de façon plus particulière à nos affaires… Allons, voilà qui est dit : le mois prochain il aura son bureau non loin du tien ; vous pourrez griller des cigarettes ensemble, tout en causant d’exploitation, hé ! hé !…

RICHARD, (haussant les épaules.)

D’abord je suis bien bon de m’inquiéter… J’y aurai mis ordre auparavant.

RYSBERGUE.

Plaît-il ? Alors, désormais je dis : Je veux… Et cela suffit !

RICHARD.

J’aimerais mieux ne plus mettre les pieds au bureau !

RYSBERGUE.

Bah ? mon garçon, il y a donc quelque chose qui cloche entre vous ?

RICHARD.

Un compte à régler, peut-être.

RYSBERGUE.

Eh bien, les bons comptes font les bons amis. La raclée passée, tout ne s’en portera que mieux.

RICHARD.

Cessons ce genre de plaisanteries.

RYSBERGUE, (s’approchant de lui.)

Non… non. Tu as quelque chose sur le cœur, Richard : dis-le moi…

RICHARD, (battant en retraite.)

Des bagatelles… sans conséquence…

(Irène rentre chapeautée. Elle passe rapide et se dirige vers le jardin.)


Scène VII


RYSBERGUE.

Tu sors ?

IRÈNE.

Un petit peu…

RYSBERGUE, (d’un air détaché.)

Tu tiens à sortir ?

IRÈNE.

Pas le moins du monde… même, si cela peut te faire plaisir que je reste ?… Je n’avais rien à faire.

RYSBERGUE.

C’est ça… Seulement c’est impoli ce que je te fais faire là.

IRÈNE.

Pourquoi donc ?

RYSBERGUE.

Je viens de rencontrer Georget qui m’a dit qu’il te devançait dans l’allée des noisetiers… Il va t’attendre, ce pauvre garçon.

IRÈNE.

Oh ! bien ! il se promènera tout seul ; il a l’habitude.

(Elle enlève son chapeau.)
RYSBERGUE.

C’est égal !… Tiens, pendant que vous allez vous réconcilier, ton fils et toi, — car je ne vous conseille pas de rester sur des malentendus, — je vais lui tenir compagnie, à Georget… J’ai des choses à lui dire… et l’on bavardera avec ce bon petit jeune homme.

IRÈNE, (inquiète, regarde son fils. D’un air indifférent à son mari.)

Mais je croyais que vous n’aviez jamais de conversation sérieuse ensemble.

RYSBERGUE.

On change… Nous manquions de sujets… (Il va à son fusil comme pour le remettre en bandoulière.) Allons.

(Il se dirige vers la porte.)
IRÈNE, (se levant en sursaut.)

Je t’accompagne.

RYSBERGUE.

Tu avais décidé de ne pas sortir.

IRÈNE.

J’aime autant t’accompagner. Nous n’avons, je t’assure, Richard et moi, plus rien à nous dire.

RYSBERGUE.

Tu vois, Richard, comme tu rends ta mère nerveuse… et craintive de tout.

IRÈNE.

Craintive, pourquoi ?

RYSBERGUE, (pose son fusil. Il se met entre Irène et Richard et le prend par les épaules.)

Voyons… vous avez des querelles ? Ce n’est pas bien. Racontez-moi ça, hein ? On n’a rien de caché pour moi, n’est-ce pas ?

RICHARD, (essayant de rire.)

Des discussions de domestiques, qu’est-ce que ça peut te faire ?

IRÈNE, (avec un sourire contracté.)

Oui, n’est-ce pas, Richard ?…

RYSBERGUE.

Ce n’est pas bien de ne point me donner la part de vos soucis… C’est donc si grave ?… Un gros secret qui vous pèse ? Dites-le moi.

IRÈNE.

Je te raconterai… Viens, sortons.

RYSBERGUE.

Pourquoi trembles-tu ?… mais oui, comme une feuille… Oh ! comme il doit être lourd et étouffant, ce secret-là, et, pour me le cacher, comme il faut avoir peur de moi…

IRÈNE.

Tu es fou.

RYSBERGUE.

Malheureuse ! Ce secret qui est entre vous, tu ne vois donc pas que je le connais maintenant !… (Montrant Richard.) Ton fils vient de me le révéler.

IRÈNE, (dans un cri.)

Que veux-tu dire ?

RICHARD, (en même temps qu’elle.)

Père, je ne comprends pas…

RYSBERGUE, (l’interrompant.)

Oui, tu me l’as crié par ton silence, par tes yeux, par tout ton brave petit cœur qu’on a offensé et que je voyais trépigner de colère, tandis que j’inventais cette imbécile histoire pour épier la flamme dans tes yeux !… Depuis huit jours, cette folle hypothèse m’était apparue, mais ma raison se refusait à l’admettre. Je me disais : « Une preuve de la trahison, une preuve logique, il n’y en a pas. » Quand je suis entré, là, tout à l’heure, vous me l’avez donnée, subite, effrayante ! Oh ! votre attitude !… Oh ! tes yeux rouges et glacés de tout à l’heure, ce qu’ils révélaient !… Ainsi ton fils était ton confident ! tu as sali ton fils de cet aveu, tu le faisais vivre avec ce secret ! Quelle horreur ! (Tout à coup.) Et l’autre, l’autre… ah ! celui-là, par exemple !…

(Il se précipite vers la porte du jardin. Irène le barre.)
RICHARD, (retenant son père.)

Père, père, voyons, du calme… Dans cet état d’agitation, tu ne serais plus maître de toi !…

RYSBERGUE, (essayant de se dégager.)

Laisse-moi… Je sais où il est ! Je vais le rejoindre.

IRÈNE.

Ne passe pas ! Que veux-tu faire ? Tu as la coupable sous la main…

RICHARD.

Père !

RYSBERGUE.

Je suis maître de ma vie et de mon honneur !

RICHARD, (l’entraînant.)

Ton honneur ? tu veux dire le nôtre ! Père, ce n’est pas de ton âge, ni de ton rang, de te colleter avec cet individu. Ressaisis ta dignité : tu seras vengé…

RYSBERGUE.

Je n’en céderai la joie à personne… Ah ! la canaille !… Attends un peu, que je le prenne à la gorge, et…

(Il s’élance. Irène, épouvantée, contre la porte.)
IRÈNE.

Pas lui… pas lui !… C’est moi qui t’ai trompé, Jacques. C’est moi que tu dois accabler de ta colère. Pourquoi ne le fais-tu pas ? Pourquoi n’as-tu pas même un cri, une insulte pour celle qui te trahit ?

RYSBERGUE.

Comment oses-tu, malheureuse !…

IRÈNE.

Eh oui ! je dis que, s’il te restait l’ombre d’amour pour moi, tu m’aurais, depuis cinq minutes, jetée à terre ! Mais tu ne m’aimes plus ; alors, tes yeux sont fixés au dehors, vers ce petit que vous avez condamné. Non, non ! c’est moi qu’il faut frapper, Jacques, Jacques ! car c’est moi qui t’ai trahi et, sache-le, c’est moi qui me suis donnée librement, volontairement et avec joie !… Si après ce cri-là, tu ne me tues pas, — tu n’es qu’un lâche !

RYSBERGUE.

Je te devine : tu voudrais détourner ma colère sur toi, pour que ton amant soit épargné. Non, il ne le sera pas, il ne peut pas l’être, car il y a ici en cause plus qu’une trahison d’amour, en effet… (Montrant son fils.) la présence lamentable de ton fils en est le témoignage ! Ce qui est offensé… et de quelle façon !… pour que nous en soyons là, que notre enfant nous écoute et nous juge, c’est une chose plus haute que notre amour passé, fini…

IRÈNE, (l’interrompant.)

Notre amour est mort, dis-tu ? Ah ! cela seul suffit, Jacques, que parles-tu d’autre chose ?

RYSBERGUE.

Si, il y a mon nom, mon honneur, mon foyer ! Et ces droits-là, tu vas les connaître, car ils ne font pas grâce.

IRÈNE.

Depuis une heure, je n’entends parler que de justice, de droits de la famille, de devoirs ! On dirait la discussion d’un traité !… Il n’y a qu’une chose qui compte : nos cœurs ! Oui, je me suis mal conduite, je t’ai trompé, oui, je suis cent fois coupable de cela… Souffres-tu ? Alors frappe-moi : je l’ai mérité.

RYSBERGUE.

Tu fais erreur ! Il n’y a pas que ces souffrances ni que ces vengeances ! Il y en a de plus hautes. Ce sont celles qui naissent des droits acquis de la famille…

IRÈNE.

La famille, allons donc ! Vous allez tuer cet enfant au nom de la famille et de l’honneur ! Des justiciers, si c’est cela la famille, alors mensonge, mensonge !… il faut une de ces épreuves où la vie vous accule, comme vous m’acculez contre des parois effroyables, pour le sentir aussi nettement tout à coup !

RYSBERGUE, (à son fils.)

Retire-toi… laisse-nous, ta mère et moi.

(Richard fait un mouvement pour se retirer.)
IRÈNE.

Pudeur tardive vraiment ! Ce fils qui n’allègue plus que des droits d’homme, qu’il reste ! Il peut entendre souffrir la femme, — la mère n’est plus !…

RYSBERGUE.

Pauvre égarée !… tu ne reconnais plus les tiens… Si tu te voyais !… Tu es comme ces bêtes sous l’empire d’un instinct de protection passager qui se précipitent, folles, sur ceux qu’elles aimaient la veille, comme sur des ennemis imaginaires…

IRÈNE.

Ce qu’elles défendent, ces bêtes, c’est leur petit, c’est leur chair. (À son fils.) J’ai été pour toi cette bête folle, Richard, quand tu étais mon petit. Je n’aurais eu que de la pitié et de l’amour pour toi — dans n’importe quelle circonstance !… Et ma passion, je t’en réponds, aurait parlé plus haut que ne parle maintenant ta justice ! Je me serais laissé tuer pour toi, sans discuter… Maintenant, c’est vous qui faites renaître cet instinct-là dans mes entrailles, pour un amour coupable, soit ! mais que vous me forcez à défendre et que je défendrai de toutes mes forces, je vous en avertis… Essayez !…

(Elle s’agrippe à la porte, dressée, presque terrible.)
RYSBERGUE.

Eh bien, si tu veux être frappée seule, tu le seras !

IRÈNE.

À la bonne heure !

RYSBERGUE.

Mais pas comme tu l’entends ! Je ne suis point un mari qui tue sa femme. Depuis un quart d’heure tu te méprends étrangement ; tes nerfs t’affolent et t’abusent. Puisque tu nous reproches comme un crime de vouloir châtier ce petit misérable, j’abandonne toute expiation ; sois heureuse ! Seulement, puisque aussi tu répudies les liens les plus saints de la femme et de la mère, puisque tu nous bafoues et jettes un défi pareil aux tiens, à ta famille… hors les lois, hors le monde !

IRÈNE.

Ah ! le monde !… c’est lui qui m’est égal !…

RYSBERGUE, (continuant.)

Tu trouveras juste et bon qu’à cette famille tu ne fasses plus jamais appel ! Elle ne te répondra pas ! Tu peux partir, si tu le veux… tu romps, mais c’est pour toujours ! Sache-le… Tu es avertie et tu as encore le choix.

IRÈNE.

C’est tout choisi.

RYSBERGUE.

Alors, passe immédiatement ce seuil que tu ne franchiras plus jamais… (Le poing dressé.) Va-t’en ! va-t’en donc ! (Il la pousse et referme brutalement la porte du jardin derrière elle. — Richard veut s’élancer vers sa mère. — D’un geste impérieux, son père l’en empêche.) Toi, reste là !… C’est fini !…


RIDEAU

ACTE TROISIÈME

Une maison d’habitation à El-Biar, sur les coteaux d’Alger. C’est la salle à manger avec vaste ouverture sur le jardin, bourré de roses et de géraniums. Des glycines battent au vent sur la porte. Très loin, on aperçoit la mer. — Le soleil se couche sur Alger. — La salle à manger, à l’orientale, est tout à la chaux blanche, — avec, seulement, de vieilles céramiques qui font le tour de la pièce. On aperçoit dans tous les coins, au plafond, des guirlandes de fleurs fraîches, un peu comme pour les processions. — Des coussins Liberty mettent partout leur note acidulée. — Irène mange sur une table d’ébène, sans nappe.



Scène PREMIÈRE


IRÈNE, un Domestique, puis LOUISA

IRÈNE, (à un domestique.)

La suite !… Monsieur ne rentrera probablement plus dîner… Je ne comprends pas… Il n’avait pas averti ?

LE DOMESTIQUE.

Non, madame.

IRÈNE.

À quelle heure le chauffeur avait-il ordre d’aller chercher monsieur ?

LE DOMESTIQUE.

Comme d’habitude ; il devait être à la caserne à cinq heures.

IRÈNE, (à Louisa qui entre.)

Ah ! Louisa, est-ce que vous avez mis le manteau de monsieur dans l’auto ? Je vous l’avais recommandé. Il fait un peu froid quelquefois au tournant d’El-Biar, avec le vent de la mer qui monte.

LOUISA.

Non, madame, monsieur m’a attrapée la dernière fois, en me disant qu’un macfarlane ce n’était pas d’ordonnance, et qu’il n’était pas un soldat en sucre.

IRÈNE.

Si, si… voilà où est son erreur. Enfin ! Pourvu qu’il n’attrape pas mal ! (Tout en mangeant, elle regarde la pendule.) Huit heures… Il ne dînera pas. C’est dommage…

LOUISA, (s’approchant de la table.)

Madame s’ennuie à dîner seule ?

IRÈNE.

Oh ! ce n’est pas pour ça. Je lui avais fait faire des sorbets à l’orange qu’il aime tant.

LOUISA.

Madame se trompe ; il ne les aime pas à l’orange. C’est à la violette qu’il les aime… Madame ne se souvient pas ?

IRÈNE.

C’est vrai. Suis-je bête !… Eh bien, alors tant mieux, vous voyez, qu’il ait dîné à Alger ! Il y a une providence, évidemment. (Au domestique qui passe un plat.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE DOMESTIQUE.

Ce sont de petites pommes de terre de la propriété.

IRÈNE.

Du jardin ? (À la femme de chambre.) Admirable ! Croyez-vous, Louisa, quelles amours ! Est-ce qu’elles sont aussi petites quand elles sont vivantes ?… Jamais je n’aurais cru que notre jardin produirait comme il produit. Faudra envoyer ça au concours agricole d’El-Biar. (Montrant les guirlandes aux quatre coins de la pièce.) Pourvu qu’il rentre, monsieur… Nous en serions pour nos frais.

LOUISA.

Ah ! oui, les lampes de fleurs ! Madame peut être tranquille ; monsieur rentrera. Il a sûrement demandé la permission de minuit puisqu’on doit voir, ce soir, à onze heures trente cinq, la fameuse éclipse de lune, avec miss Deacon et sa mère. Madame se souvient ?

IRÈNE.

C’est vrai. Je n’y pensais déjà plus ! Dieu, que c’est ennuyeux ! Voilà ma soirée gâtée. Il y a trop d’Américaines à El-Biar. Il y a trop d’Américaines partout d’ailleurs. Je vous demande un peu pourquoi toutes les Américaines ne restent pas en Amérique ! (On entend dehors, du côté du jardin, de lointains bruits de voix rieuses.) Tenez, écoutez-là ! « Play ». Comment, elles jouent encore au tennis à huit heures du soir ?… Enfin, je leur pardonne les bruits qui viennent de leur jardin, à cause de l’odeur de leurs vieux orangers. En ce moment, c’est exquis… Vous sentez, Louisa ?

LOUISA.

Oh ! madame, moi, la fleur d’oranger, ça ne m’emballe pas. Je trouve qu’on fait beaucoup de chichi pour cette fleur-là. Je me disais toujours que ça devrait être mieux sur les arbres que sur les robes de mariage, mais depuis que j’en vois tant, je trouve que ça fait encore bien mieux sur les robes de mariage.

IRÈNE.

C’est une opinion de couturière qui a sa poésie. En attendant, tournez le bouton pour voir si l’électricien a bien donné le courant.

(La femme de chambre tourne un bouton électrique. Toutes les guirlandes s’embrasent. Les lampes sont cachées dans les fleurs.)
LOUISA.

Oh ! ce sera superbe, madame, quand il fera tout à fait nuit.

IRÈNE.

N’est-ce pas ? c’est assez réussi…

LOUISA.

Le jardinier a eu beaucoup de mal à se procurer les ibiscus et autant de bougainvilleas.

IRÈNE.

Oh ! j’entends la voiture. Vite, voilà monsieur, éteignez. (Louisa éteint les guirlandes, — Irène se lève. Elle va sur le seuil et fait des gestes en l’air avec sa serviette.) Eh bien, quoi, chéri ?… tu as dîné ?

LA VOIX DE GEORGET, (dehors.)

Ne m’en parle pas ! Cette brute de margi à qui il a fallu que j’offre à dîner !… Je me sauve seulement à la minute… Oui, oui, vous pouvez rentrer au garage. L’auto à minuit.



Scène II


IRÈNE, GEORGET

Il est en uniforme de chasseur d’Afrique. À son entrée, Irène se recule et part d’un grand éclat de rire. Georget fronce les sourcils.

IRÈNE.

Écoute, je ne peux pas encore m’y habituer !… Ne me gronde pas, je ne le fais pas exprès. Mais ils ont l’air de t’avoir déguisé, mon pauvre amour !…

GEORGET, (vexé.)

Tes plaisanteries tombent à pic !

IRÈNE, (se jetant à son cou.)

Pardon, pardon, petit trésor, je ne recommencerai plus. Je te jure que c’est la dernière fois… Je serai bien sage !… puisque je te le jure ! Il n’y a pas de ma faute. Moi, je n’ai pas l’esprit militaire… Tu comprends, dans mon cœur, je te vois avec des grandes soies bleu pâle, comme un jeune seigneur de Van Dick… alors !…

GEORGET.

Justement… je finirai par avoir l’air d’un militaire d’opéra-comique, en conciliant les goûts de ma maîtresse et ceux de ma patrie… Il vient de recevoir un savon de son colonel, ton Van Dick… qui se porte bien !

IRÈNE.

Non ?… Pourquoi ? Quel toupet !…

GEORGET.

Il m’a dit que je dépassais la mesure, qu’il n’avait jamais vu un soldat se faire amener au quartier, en auto.

IRÈNE, (avec indignation.)

Il voudrait peut-être que tu ailles à pied d’El-Biar ! Vieille baderne !… Je connais justement la cousine du gouverneur qui est très en cour et je…

GEORGET, (l’interrompant.)

Oh ! non, non ! je t’en prie !… ne t’en mêle pas. Avec ta compréhension des choses militaires !… Et puis le colon m’a encore dit qu’il savait que je jouais beaucoup dans les cercles et que ma maîtresse s’affichait trop avec moi.

IRÈNE.

Il ne voudrait pourtant pas que je m’affiche avec un autre pour lui faire plaisir.

GEORGET.

C’est ce que j’ai failli lui répondre. Il m’a encore dit que lorsqu’on portait un nom illustre comme le mien dans les fastes de l’armée, etc., etc..

IRÈNE.

Alors, qu’as-tu répondu ?

GEORGET.

J’ai répondu que, précisément, je me conduisais comme un fils de famille doit se conduire au régiment, et que si on voulait républicaniser l’armée, j’étais décidé à m’y opposer, en ce qui me concerne, dans la mesure de tous mes moyens.

IRÈNE.

Alors, il t’a flanqué quinze jours de salle de police ?

GEORGET.

Non. Il a souri. La politique m’avait sauvé encore une fois !… Du coup, j’ai offert prudemment à dîner au margi… je me suis sauvé aux liqueurs et me voilà… Et au lieu des effusions bien naturelles que j’attendais, je reçois…

IRÈNE, (se rejetant à son cou.)

Si on peut dire ! D’abord, au fond, tu es charmant de la sorte. C’est autre chose. Tu as du chic.

GEORGET.

C’est ce qu’on me dit tous les jours dans la rue.

IRÈNE.

Et puis, il faut bien se blaguer un peu, hein ? On ne peut pas toujours être sérieux.

GEORGET, (avec timidité.)

Enfin… je vais passer un veston, tout de même… (Mouvement de rire d’Irène.) Mais simplement parce que je suis couvert de poussière. La route est un tourbillon, avec le vent du soir. Réserve-moi un peu de dessert. (S’approchant de la table.) C’est bon ça ?

IRÈNE.

Tu m’en diras des nouvelles. Va…

GEORGET, (sort en appelant le domestique.)

Charles !



Scène III


IRÈNE, LOUISA

IRÈNE, (à Louisa qui est rentrée.)

Monsieur n’a pas remarqué les fleurs… tant mieux. (Louisa a un grand carton sous le bras ; elle le déballe.) Qu’est-ce que c’est ? (Elle s’approche.) Ah ! les écharpes égyptiennes… Enfin ! La bonne femme vient de les apporter ?

LOUISA.

Elle a dit que madame choisisse celle qu’elle voudra. Elle en a mis trois.

(Irène en essaie une, Elle a défait son peignoir léger.)
IRÈNE.

Tenez, aidez-moi. Voilà comment on l’accroche sur sa poitrine… (Parlant à la porte ouverte, par où Georget est sorti.) Geo, on m’a apporté de vieux voiles de mariée égyptiens.

VOIX DE GEORGET.

Ah ! parfait !

IRÈNE.

Tu verras comme ils sont exquis !… Celui que j’essaie sent le benjoin et l’encens. Il a servi sûrement… Il a couvert d’autres épaules… et s’en souvient.

LOUISA.

Ben, vrai, le drôle de voile de noces !

IRÈNE.

On les porte ainsi… là-bas.

LOUISA.

Il ne ressemble guère aux nôtres… quand je dis aux nôtres… je veux dire, du moins, celui que… par exemple… madame…

IRÈNE, (vivement.)

Oui… oui… C’est celui-là, voyez-vous, rose et argent, avec toutes ses étoiles, que je garderai… Vous rendrez les autres.

LOUISA.

C’est le plus joli.

IRÈNE, (serrant d’un joli mouvement sa gorge nue sous le voile rose, et les yeux voluptueusement clos.)

Je ne sais pas, mais c’est le mien. (Entendant les pas de Georget.) Attention !… à la manœuvre !… Une, deux… trois…

(Les fleurs se rallument, partout.)


Scène IV


Les Mêmes, GEORGET

IRÈNE, (battant des mains.)

Qu’en dis-tu ?

GEORGET.

Épatant ! c’est féerique !… et d’une couleur adorable…

IRÈNE.

J’ai fait arranger ça, ce matin, par l’électricien qui est venu poser les fils de la salle de bain… Tu vois, c’est très simple, des ampoules dans des fleurs.

GEORGET.

Mais il fallait avoir le goût de l’assortiment.

IRÈNE.

Voilà ! Je n’ai rien à faire pendant que tu es au quartier… il faut bien que je m’amuse… Et maintenant, mange ! Tout à l’heure tu n’aurais plus faim. Qu’est-ce que tu guignais ?

GEORGET, (s’approchant de la table et montrant un fruit.)

Ça. (Puis désignant du doigt la gorge d’Irène entr’ouverte sous le voile.) Et ça…

IRÈNE, (lui servant le fruit.)

Prends. (Puis elle s’approche de lui le cou levé.) Et prends.

(Il l’embrasse sur un coin de chair rose.)
GEORGET, (après s’être assis à la table.)

Ah ! qu’il fait bon d’être chez soi, tout de même ! Je me sens une âme bourgeoise que mon pays, hélas, ne sait pas apprécier.

IRÈNE.

Oui… Qu’on est heureux, dis ? Je ne rêvais pas un tel bonheur. (Tout à coup effrayée de ce qu’elle a dit.) Mon Dieu, touche du bois, vite !

GEORGET.

Le pied de la table ?… C’est bon tout de même ?…

IRÈNE.

Tiens, pourquoi pas !

GEORGET.

Alors, tu ne te fiches plus de ton pauvre bleu ?

IRÈNE.

J’adore le bleu.

GEORGET.

Terrible ! Qu’est-ce qui te rend si bête ?…

IRÈNE.

L’amour ! le pauvre, absurde et doux amour !… Ah ! l’heure adorable, chéri ! Je les goûte en avare, ces heures… Je les respire comme des pêches… Voilà notre soir, notre beau soir qui monte, qui entre par les fenêtres… Le coucher du soleil arrive en même temps que toi, tous les jours ; c’est un phénomène naturel dont il me semble que je ne pourrai plus jamais me passer, quand tu auras fini ton service et qu’il nous faudra quitter mon paradis potager et ma colline et tout ce que je lui laisserai !…

GEORGET.

Rien ne nous obligera à nous en aller, d’ailleurs…

IRÈNE.

Si. Vois-tu, il y a des forces supérieures à nous-mêmes qui nous chassent toujours en avant… En avant ! Il faudrait pouvoir arrêter les minutes ineffables ! On les prolonge, mais ce n’est plus la même chose ! Jamais plus je ne retrouverai ce moment unique, bête et charmant de ton existence, qui est un signet si étonnamment précis parmi les feuilles éparses des années… Arrête-toi donc, soleil !

GEORGET.

Si tu y tiens absolument, après je pourrai m’engager, tu sais ?… Ma galanterie ne connaît pas de bornes.

IRÈNE.

Bah ! après cela, ce sera autre chose… d’autres formes de nous-mêmes… Mange, va, mon petit ! mange, ne m’écoute pas radoter. J’aime te voir avoir faim, avoir bien faim… Tiens, encore un fruit, tu veux ?

GEORGET.

Il est de chez nous ?

IRÈNE, (extasiée.)

De chez nous ! comme tu as bien dit cela !… oui, de chez nous, de notre boîte… Avoue qu’elle est exquise notre maison, quand on la voit de la route en montant… Elle dit bien ce qu’elle est, hein ? Elle est positivement plus tendre que les autres dans le feuillage… avec le bruit gai de sa fontaine et de ses oiseaux…

GEORGET.

Tu es lyrique, mais juste.

IRÈNE.

Je suis lyrique parce que je réalise un rêve… le grand, grand rêve ! Je suis lyrique pour la maison, parce que je n’en ai jamais eu qu’une : celle-ci.

GEORGET.

Ingrate ! Et les nôtres d’avant ?… Elles ont eu leur bon.

IRÈNE.

Non, non, elles n’existaient pas : nous n’y étions pas ensemble ; nous les volions… Ces choses-là se passaient avant moi, je ne m’en souviens pas… je ne me souviens de rien… Maintenant seulement j’existe… Mon corps est nouveau. Il me semble que je vivais dans des gaines, à l’ombre… maintenant tout mon être est libre. Je pousse… La cosse est craquée.

GEORGET, (montrant en souriant sa robe lâche, où elle paraît effectivement très nue.)

Et bien craquée encore !… Je ne m’en plains pas… C’est vrai, tu es autre, tu n’es plus la même maîtresse… Ce n’est pas l’hiver dernier, dans tes salons de l’avenue Friedland, que tu aurais osé une toilette pareille.

IRÈNE.

Ajoute tout de suite que je m’encanaille !… Ah ! si tu savais la joie que j’éprouve ! Je peux dire à mes bras : vous êtes libres d’être nus, d’être beaux, d’être roses, ne vous gênez pas… Ces petits doigts-là daignaient les bagues trop chargées ; ma gorge, les parfums trop forts… Maintenant, je ne suis plus que de l’amour. J’ai les ongles trop faits, les veines plus poudrées, les vêtements indécents, communs et lâches… et je laisse aller tout le corps, libre, heureux de ta maîtresse, comme un bouquet trop serré qui se dénoue tout à coup. Dieu qu’il fait bon !

GEORGET.

Ah ! quelle griserie monte de toi et de tes paroles ! Oui, c’est autre chose… Tu nous laisses dans une atmosphère extraordinaire qu’on emporte, ensuite, avec soi, partout, et qui enivre les heures les plus banales de la journée… à ce point que…

IRÈNE.

Que d’autres en profiteraient ?

GEORGET.

Non… mais presque. (Le domestique entre.) Prends garde !

IRÈNE, (sans détacher ses bras du cou de Georget.)

Par exemple !… c’est un souvenir d’esclavage ! Prendre garde, à quoi ? Laisse-moi savourer en paix les privilèges de mon déshonneur.

(Elle reste enlacée devant le domestique.)
GEORGET.

Qu’est-ce que c’est ?

LE DOMESTIQUE.

Un livre que Mlle  Deacon envoie à monsieur.

GEORGET.

Ah ! au fait !… (À Irène.) Oh ! rien… un roman dont elle me parlait hier et qu’elle avait promis de me prêter. C’est sans aucune importance… Pourquoi t’en vas-tu ?

IRÈNE.

Moi ? je ne m’en vais pas…

GEORGET.

Si, pour une raison ou pour une autre, tu trouves qu’on se voit trop…

IRÈNE.

Mais tu es fou, chéri !

GEORGET.

Non, non, tu as tiqué quand on a apporté le livre.

IRÈNE.

Je n’ai pas tiqué du tout. Tu te trompes mon chou… Que veux-tu que ça me fasse ? Je la trouve charmante, notre voisine… très distinguée… un peu snob, mais charmante.

GEORGET.

Oui, un peu snob… Il faut penser qu’elle est cousine par alliance du président des États-Unis. Elle croit que cela lui crée des titres au respect des mufles.

IRÈNE.

Je ne l’aurais pas reçue chez moi !… Il est vrai qu’elle n’en sait rien !… La chose, précisément, que je trouve étrange, c’est que des gens aussi bien élevés qu’elle et sa mère, mettent tant d’insistance à frayer avec nous. Enfin, elles ne peuvent pas se faire d’illusion, franchement, sur notre situation irrégulière ?… S’il est une union qui ne laisse pas flotter de doutes, c’est la nôtre… Alors ?

GEORGET.

Oh ! les Américains, tu sais… En pays étranger, ils ferment les yeux devant nos mœurs de sauvages…

IRÈNE.

Les jeunes filles ne ferment jamais les yeux dans aucun pays, mon cher ; excepté quand elles sont en quête d’un mari et d’un titre… Un parti pour toi, tiens !

GEORGET.

Méchante ! je n’aime pas ce genre de plaisanteries de mauvais goût.

IRÈNE.

Je m’amuse. Tu peux voir miss Deacon tant que tu voudras, ici, chez elle. Je ne suis pas jalouse ; tu le sais bien, cher chéri. Je suis même très heureuse qu’elles viennent ce soir, nos voisines, car elles vont venir, tu sais, pour… la machine, là…

(Elle montre le ciel.)
GEORGET.

Je sais. On ne m’a accordé la permission de minuit qu’en faveur de cet événement.

IRÈNE.

C’est curieux, une éclipse ? Je n’en ai jamais vue. Ça m’impressionne…

GEORGET.

Il faut avoir vu ça. Puis, c’est une distraction.

LOUISA, (entrant par le jardin.)

Madame, voilà Mme  Ledoux qui arrive à la grille.

GEORGET.

Zut !

IRÈNE.

Pourquoi ?

GEORGET.

Cette vieille roulure m’insupporte…

IRÈNE.

Georges !

GEORGET.

Vrai, je ne comprends pas cette relation… ni ton intimité avec un laissé pour compte pareil !…

IRÈNE.

Dame ! je ne peux plus recevoir de princesses maintenant… que celles qui ont épousé leur chauffeur. J’aime mieux Mme  Ledoux. Elle est très bien ; c’est une philanthrope ; elle a admirablement monté — et avec son seul argent — cette fabrique de tapis orientaux pour rapprendre aux petits Arabes leur art et leur industrie… C’est très louable, et très artiste.

GEORGET.

Ce qu’elle a turbiné ! On m’a raconté sa vie… quelqu’un qui l’a connue… Elle en a fait des frasques, dans son temps ! Elle a été la maîtresse du prince Grimaldi, paraît-il, à qui elle doit sa fortune ; elle a été célèbre dans la diplomatie à Vienne, et c’est un peintre, avec lequel elle était venue ici, qui lui a laissé le goût des arts… Le nom bien calme et bien sage de Ledoux qu’elle honore, ne l’a pas protégée contre les orages et son tempérament. C’est un admirable échantillon.

IRÈNE, (assise et lançant au loin une bouffée de cigarette.)

Pas bien rare, va, ma Gette !… Dans tous les faubourgs élégants des grandes villes cosmopolites, sur toutes les hauteurs des beaux points de vue, il y a de ces vieilles-là. On en rencontre toujours. Ce sont des ruines errantes qui ont voulu bâtir leur dernier refuge sur un beau site autrefois admiré en passant, dans les époques de joie… Elles s’en souviennent et alors elles y viennent mourir. Il y en a comme cela en Suisse, en Algérie, ailleurs… C’est toujours sur un coteau où il y a des villas et un joli cimetière… Mme  Ledoux m’est infiniment sympathique.

(Elle sourit rêveusement, en regardant une volute de fumée qui s’en va vers la fenêtre.)


Scène V


Les Mêmes, MADAME LEDOUX

accompagnée de deux petites Arabes qu’elle pousse devant elle.

MADAME LEDOUX.

Je vous avais promis de vous amener deux de mes jeunes élèves… Vous voyez que j’ai tenu parole.

IRÈNE.

Ce sont des petites filles ?

MADAME LEDOUX.

Authentiques. (Aux petites.) Et montrez de suite à madame vos échantillons. Voyez, nous vous avons apporté des échantillons de notre travail.

IRÈNE.

Comment ! elles font déjà des choses aussi compliquées ?

MADAME LEDOUX.

D’après les vieux dessins arabes. Il faudra, vraiment, que vous veniez un jour, à la fabrique, les voir, attablées derrière leurs métiers. (Aux petites.) Qu’est-ce qu’on dit, allons ? Goul’es Salam ? (Elles murmurent quelques mots arabes avec gravité :) « Msal- l-rheir, ialalla. Ouach h’alek. »

IRÈNE.

Elles sont mignonnes tout plein.

MADAME LEDOUX.

Et faites le salut… Voilà…

IRÈNE.

Elles ne disent pas un mot de français ?

MADAME LEDOUX.

Elles savent dire boujou. Et puis elles chantent aussi quelques petites chansons…

IRÈNE.

Oh ! qu’elles nous en disent une !

MADAME LEDOUX.

Chantez, à la dame, l’hirondelle de Mustapha.

LES PETITES, (chantant.)
Tu t’en vas la z’hirondelle,
Tu t’en vas la z’hirondelle,
Dis bouzou à Mustapha,
Dis bouzou, bouzou, bouzou…
(Irène rit.)
IRÈNE.

Georges, veux-tu les mener à la cuisine ; tu leur feras verser un verre de sirop et donner des gâteaux. On peut…

MADAME LEDOUX.

Si vous voulez. Vous êtes bien aimable.

GEORGET, (avec un souverain mépris tout militaire.)

Allez, oust, là, le gourbi ! Inaaldinoummek !… Croyez-vous que je parle bien arbi !… (Se retournant, à Irène.) Je vais passer chez les Deacon leur demander à quelle heure elles comptent venir.

IRÈNE.

Mais certainement, mon loup…



Scène VI


IRÈNE, et MADAME LEDOUX, seules


IRÈNE.

Eh bien, ça marche avec la petite Deacon, ça marche même à pas de géants. Qu’est-ce que je vous disais ?…

MADAME LEDOUX.

Saprelotte, ne vous mettez donc pas martel en tête pour quelques peccadilles…

IRÈNE.

Ils en sont déjà loin. Tenez, vous n’avez pas remarqué que je jouais très incidemment avec ce livre, mais sans le lâcher, pendant que nous causions… Il était très ennuyé ; il aurait bien voulu me le prendre… C’est un livre qu’elle vient de lui envoyer, à lui… Je suis sûre que, si nous l’ouvrons, nous trouverons quelque raison à cet envoi… (Elle ouvre le livre.) Tenez… une page cornée… une phrase soulignée : « Prenez garde, l’amour d’une jeune fille ressemble à ces eaux qui ne sont trop froides que parce qu’elles sont pures… » Hypocrite, va ! (Elle furète encore dans le livre.) Et là, tenez, tenez… comme par hasard… sa photographie !… oubliée là-dedans pour qu’il la prenne. (Elle a un mouvement impulsif, comme pour jeter le livre. Elle se reprend et le pose, avec douceur, sur la table.) Allons, remettons tout en place… Il ne faut pas déranger les nids qui se forment.

MADAME LEDOUX.

Vous pleurez ?

IRÈNE.

C’est possible… J’ai regardé ma main depuis hier… Ça m’inquiétait ce que vous m’aviez dit… c’est vrai qu’elle est très coupée, la ligne de chance !

MADAME LEDOUX.

Seulement, elle est longue.

IRÈNE.

Oui, mais il y a des routes, toujours de petites routes sèches et ravinées qui traversent… et ça s’en va… ça s’en va… La première, c’est peut-être celle de maintenant, dites ?… Elle est plus creuse… plus impressionnante…

MADAME LEDOUX.

Voyons, vous n’allez pas croire à ces calembredaines ! Je m’amusais… Ne restez pas ainsi, votre petite main tendue… Elle a l’air de demander l’aumône.

IRÈNE.

Au destin, madame Ledoux, au destin… elle demande sa pauvre aumône (Elle soupire : un temps.) Dites ? dites ?… Est-ce dur, la vieillesse ?…

MADAME LEDOUX, (éclatant de rire.)

Mais c’est très impoli ce que vous me demandez là !

IRÈNE.

Vous ne m’avez pas comprise.

MADAME LEDOUX.

Si, si, allez… je ne m’illusionne même point. Vous avez été attirée par moi, moins à cause de votre voisinage, qu’à cause de ma « légende »… Ah ! la mère Ledoux ! Ce qu’elle représente pour vous !… Vous interrogez ce vieux visage, autrefois caressé… C’est le pressentiment de vous-même qui vous attire… Eh bien, ma petite, on ne vous a pas trompée. J’ai aimé… j’ai étreint… j’ai désiré… un peu de tout… pêle-mêle… Ça été exquis et féroce… Et il y a encore des jours où ce tas de souvenirs, ça plaque, là… comme une brûlure… Oui, c’est très dur, la vieillesse. Rien ne guérit et tout y sèche.

IRÈNE.

Oublie-t-on ?

MADAME LEDOUX.

Bien peu… bien peu !…

IRÈNE.

Est-on hanté ?

MADAME LEDOUX.

Ce sont les beaux jours qui font le plus de mal…

IRÈNE, (fronçant les sourcils, avec angoisse.)

Taisez-vous, taisez-vous, c’est affreux !… (Un silence.) Cependant, la résignation ?…

MADAME LEDOUX, (secouant la tête.)

Pas nous.

IRÈNE.

Chut !… chut !…

(Elle se met les mains sur le visage.)
MADAME LEDOUX, (troublée, essayant de vivifier la conversation.)

Laissez-moi rire ! Vous en êtes encore à la plus belle période de la vie… La durée d’un collage comme le vôtre, — passez-moi le mot, — avec votre beauté, ces yeux-là et cette bouche, mais ça doit vous mener dans un fauteuil, à la cinquantaine !… Dame, c’est déjà beau !… Alors, vous pourrez commencer à vous inquiéter des petites frimousses qui passeront… Mais jusque-là, laissez-moi rire ! Qu’elle vienne celle qui s’y frottera !…

IRÈNE.

Elle approche, elle approche !… Oh ! ce n’est pas plus la petite Deacon que je désigne… elle ou une autre, qu’importe !… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle doit venir ; c’est fatal, c’est mathématique… Lui aussi, mon petit Georget, il faut qu’il aille vers la vie !…

MADAME LEDOUX.

Que ne vous êtes-vous dit cela un peu plus tôt !… Vous vous seriez peut-être évité bien des tracas.

IRÈNE.

Madame Ledoux, écoutez bien ceci : ma famille, mes enfants, mon mari, une situation mondaine unique… j’ai tout brisé, sans une hésitation, parce qu’il était en danger, lui, le gosse… J’ai bondi vers lui… Eh bien, c’est à peine croyable, cette chose énorme qui a broyé à jamais, d’un coup, plus de vingt ans de ma vie, et toute l’économie de mon bonheur à venir, je l’ai accomplie — écoutez bien cela — sans une lueur d’espoir, avec la certitude absolue de sombrer tout de suite. Je me suis dit clairement, nettement, comme on se suicide : cela va être une seconde, une heure, je vais attacher ma vie à la course de ce jeune fou léger, qui me brisera de suite… Une seconde, mon Dieu, une seconde !… Et d’avoir vécu cette seconde-là, voyez-vous, je renoncerais facilement au paradis, tant elle a été divine !… Il peut me martyriser, le cher ange, que je devrais lui dire encore : merci pour ta grâce et ta beauté… merci d’avoir fait sortir de moi ce dernier parfum dont je t’ai marqué pour la vie, merci, merci !…

MADAME LEDOUX.

Vous n’en êtes pas là, je vous répète, que diantre !… Votre liaison a déjà pas loin de deux ans d’existence… deux ans, ça compte… Des habitudes prises… Si vous savez être habile, roublarde même… entretenir vos charmes… Moi j’ai bien mis quinze ans à crouler… Puis il y a les trucs !… Tenez si vous êtes sage, j’ai une recette pour la peau…

IRÈNE.

Ah ! Dieu !… lutter ? lui apporter, à côté du jeune visage, contre lequel il faudrait combattre, mon visage à moi d’année en année flétri, contracté… lui exhiber chaque matin ma consomption, être la vieille maîtresse qui s’accroche et qui dispute âprement ses rognures de bonheur… jamais… jamais !… Il a vingt-deux ans, j’en ai quarante. Que voulez-vous faire à cela ? C’est une ruine mathématique, une lutte sans merci !… À quoi bon la prolonger jusqu’à l’horreur ?… Quoi, ma belle image remplacée dans ses yeux par une caricature ?… Oh ! la rancune sourde… la porte de la maison qu’on ouvre avec humeur… le regard mauvais qui guette la grimace de vos chairs… Dieu ! mon pauvre amour, mon grand amour devenu… ça ? Jamais, vous dis-je, jamais ! Non, non, partir à temps, s’enfuir… Je saurai lui laisser le souvenir d’une aventure exquise, d’une image adorable à laquelle il pourra toujours penser d’une façon reposante, sur laquelle ne planera pas le souvenir même d’une scène, d’une rancœur… Que le cadavre de cet amour-là me survive !… alors, voyez-vous, de loin, je m’imaginerai que je ne suis ni vieille, ni morte pour lui… et je serai consolée.

MADAME LEDOUX.

Ce qui veut dire ?

IRÈNE.

Qu’un jour, je ferai mon paquet, simplement, sans phrases. Il n’entendra plus parler de moi… voilà tout… Il ne m’aura pas vue faire autre chose que sourire et l’adorer.

MADAME LEDOUX.

Oui, de l’ouvrage bien propre… pas de déchet… beau rêve !… On n’en a pas la force ! On se retient, on espère toujours être la plus forte. Le cœur vous cloue.

IRÈNE.

Eh ! parbleu, je devine bien que lorsque l’heure arrive, rien ne doit empêcher les grincements de dents, les mains tordues : « Pitié, pitié pour ta vieille chérie !… » Brr !… Aussi ai-je préparé d’avance ma retraite. Ce qui doit vous perdre c’est d’attendre. Voilà la gaffe. Il y a un instant où il faut partir, net, en cinq minutes. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, je suis prête à quitter la maison demain, s’il le fallait. Tout est préparé.

MADAME LEDOUX.

Pour le coup vous m’estomaquez, ma petite !…

(Irène va à un secrétaire, l’ouvre avec une petite clé et en tire une lettre.)
IRÈNE.

Savez-vous ce que c’est, cela ? Regardez la suscription.

MADAME LEDOUX, (lisant.)

À Georges de Chambry…

IRÈNE.

C’est ma lettre d’adieu… Oui, je l’ai écrite, cette lettre, d’avance, maintenant que je pouvais encore l’écrire… Après, au moment voulu, je n’aurais pas pu, vous avez raison, je le sens… C’est des cris, des injures, des supplications égarées que j’aurais mises là-dedans. Tandis qu’il y trouvera tout le cœur pur de celle qui l’aura tant aimé…

MADAME LEDOUX.

Étonnant de sang-froid… mais imprudent. On fait d’excellents replâtrages ; si vous partiez, tout étant encore réparable ?

IRÈNE.

Il y a des rides qui ne sont plus réparables…

MADAME LEDOUX.

Vous vous supprimez peut-être dix ans de bon, avec ce système-là !

IRÈNE.

Enfant !… Faut-il vous dire que je ne m’en irai que sûre et certaine que le coup de cloche est sonné ?… quand je ne pourrai plus m’empêcher de crier !… J’économiserai, jusque-là, ce que je pourrai de bon temps… Oh ! le coup de cloche !… On ne s’y trompe pas, allez ! Le sinistre coup de cloche ! Partir, laisser la place à d’autres !… comme dans la chanson, tenez, que chantait tout à l’heure votre petite…

MADAME LEDOUX.

Ah ! oui…

(Fredonnant.)
Tu t’en vas la z’hirondelle,
Dis bouzou à Mustapha.
IRÈNE, (souriante.)

Avec cette différence que la vieille hirondelle partira seule, infiniment seule. Et encore ceci : que ce n’est point l’hiver qui la chassera…

MADAME LEDOUX.

Et que sera-ce alors ?

IRÈNE, (montrant la porte où apparaît miss Deacon à ce moment.)

Mais le printemps !



Scène VII


Les Mêmes, MISS DEACON, GEORGET

MISS DEACON, (entrant, suivie de Georget, et écartant d’un joli geste les glycines de l’entrée.)

Bonjour, madame… je n’entre qu’une seconde…

IRÈNE.

Mais comment donc !…

MISS DEACON.

J’ai accompagné votre mari jusqu’au bout du jardin, je me sauve !

IRÈNE, (bas à Mme  Ledoux.)

Mon mari… Gredine, va !…

MISS DEACON, (une jolie fille de vingt ans, pâle et fine, avec des sveltesses de lévrier.)

Je venais seulement vous prier moi-même, de la part de ma mère, de venir chez nous, tout à l’heure, pour l’éclipse. Nous la verrons bien mieux de la terrasse de notre maison et ma mère a été forcée d’inviter une dame que vous ne connaissez pas, la présidente d’une œuvre très intéressante à Londres, la Ligue des Repentirs momentanés.

GEORGET.

J’ai pensé que cela ne t’ennuirait pas d’accepter l’invitation de miss Deacon ?…

IRÈNE.

Du tout, du tout ! Ici ou ailleurs… Seulement voilà, vous serez privé du petit éclairage que j’avais préparé pour faire la nique à la lune.

(Elle allume les guirlandes.)
MISS DEACON.

Ah ! délicieux ! J’indiquerai votre idée à miss Pink… Il faudra faire cela pour le dîner de l’ambassade. Cela complète génialement votre villa-bijou que j’adore.

GEORGET.

C’est un joli petit pied-à-terre (Galant.) mais le vôtre le surpasse.

DEACON.

M. de Chambry a tant fait plaisir à ma mère tout à l’heure en disant des choses si charmantes sur notre maison… et qu’elle était plus tendre que les autres dans le feuillage, avec le bruit gai de sa fontaine et de ses petits oiseaux. Heureusement, nous n’en avons pas cru un mot… Ces Parisiens sont si blagueurs !

IRÈNE.

Pas à Alger. (À Mme  Ledoux.) La canaille ! il a utilisé une phrase que je venais de lui dire.

MISS DEACON.

Ce que je préfère, ce sont les guirlandes mauves.

GEORGET.

Seulement, elles vont se faner tout de suite.

IRÈNE, (entraînant vers la droite Mme  Ledoux.)

Remontrez-moi vos échantillons, voulez-vous ?

GEORGET, (bas à miss Deacon qui tient une rose entre ses dents.)

Le petit lapin va me donner la rose qu’il mâchonne.

MISS DEACON.

Prenez-la.

GEORGET.

Ce n’est pas commode.

MISS DEACON.

Prenez-la comme il me plaît que vous la preniez.

(Elle va se placer derrière Irène qui déplie sur ses genoux un des échantillons.)
Oh ! elles sont jolies, ces petites choses bleues,

vertes, rouges…

IRÈNE.

N’est-ce pas ? C’est tout un petit rêve.

(Elle laisse tomber la rose sur les genoux d’Irène. Il y a un mouvement d’hésitation. Georget hésite à la prendre. La rose reste une seconde sur les genoux d’Irène.)
GEORGET.

Oh ! pardon…

(Il ramasse finalement la rose et la fourre dans la poche de son veston.)
MISS DEACON, (vivement.)

M. de Chambry ne s’intéresse pas aux choses artistiques. Regardez comme ils sont curieux, ces dessins.

GEORGET.

Je les ai déjà vus.

IRÈNE, (pâle, leur passant les étoffes.)

Pas assez… pas assez… (Elle remonte brusquement vers la fenêtre en entraînant Mme  Ledoux.) Tenez… venez voir, madame Ledoux… Je vais vous expliquer, d’après ce que j’ai lu dans le journal, ce qui va se passer… Ici, vous voyez, elle va décrire un cercle, et juste à côté de cette petite étoile toute petite, alors…

MADAME LEDOUX.

Ah ! oui… celle qu’on voit à peine ?

(Elles sont toutes deux de dos à Georget et à miss Deacon.)
IRÈNE, (bas à Mme  Ledoux, sans se retourner.)

Admirez comme mon visage n’a pas sourcillé… Et ce sera toujours pareil… toujours… je le jure par ce beau ciel… Ainsi, à ce moment, savez-vous ce qu’ils font ? Voulez-vous que je vous le dise ?

MADAME LEDOUX.

Oui.

(Georget et Miss Deacon se font des signes.)
IRÈNE, (toujours sans se retourner, pointant son doigt vers le ciel.)

Mais paraissez vivement intéressée par la lune… Ils se regardent longuement… sans rien dire… ils se pressent les mains, avec la peur, la délicieuse peur de moi… je le sens, j’en suis sûre… Ils font comme nous faisions, Georges et moi autrefois. C’est leur tour maintenant !… c’est de moi, maintenant, qu’on se cache… (Georges et Miss Deacon se sont rapprochés l’un de l’autre et se pressent la main.) Je souffre !… Je sens mes jambes flageoler et quelque chose de lourd qui m’étreint et qui fait si mal… si mal… Eh bien, je vais me retourner lentement, naturellement, en leur laissant tout le temps de se détacher et il ne paraîtra rien sur mon visage, rien que le sourire le plus parfait et l’indifférence la plus heureuse… regardez… (Elle se retourne très lentement, en sorte que Georget et la petite se sont détachés. Irène, avec un sourire exquis à miss Deacon.) Et ne changez surtout pas cette robe qui va si délicieusement avec le ton de vos cheveux et la couleur du soir. (Et avec le même sourire, elle se retourne encore vers Mme  Ledoux et lui dit :) Vous voyez, ce n’est pas plus difficile que ça.

MISS DEACON.

Madame de Chambry me gâte toujours.

IRÈNE.

Comme c’était délicat et impressionnant le son de votre banjo, hier au soir, à travers les bosquets du jardin !

MISS DEACON.

Oh ! vous pouvez supporter mon petit banjo ?… Cela ne vous horripile pas ? Quand j’en joue, c’est pour m’amuser… Vous ne prenez pas cela au sérieux au moins ? Le violon… c’est pathétique… j’aime.

GEORGET.

Nous aimons bien aussi l’autre. N’est-ce pas, Irène ?

MISS DEACON.

Oh ! je ne joue avec que ces navrantes romances anglaises si bêtes, si vulgaires… Elles n’ont pas de sincérité…

IRÈNE.

Cela m’est complètement égal… J’aime, moi, la musique italienne de M. Tosti.

MISS DEACON.

Oh ! l’horreur !… Ce que je chantais hier, peut-être ?…

« Era qua l’ora che volge… »
(Elle chantonne.)
IRÈNE.

Oui, c’est cela.

MISS DEACON.

Je n’aime pas cet air… Il n’a pas de sincérité.

IRÈNE, (bas à Mme  Ledoux.)

Que veut-elle dire par là ? Ce doit être une allusion que nous ne comprenons pas.

MISS DEACON.

J’entends ma mère, qui m’appelle… Excusez-moi… À tout à l’heure… (Elle prend congé. Serrements de mains, Georget l’accompagne jusqu’à la porte… À voix basse, sur le seuil.) Georget… Dearest !…

GEORGET, (même jeu.)

Quoi ?…

MISS DEACON.

Tout à l’heure, écoutez… je vais chanter pour vous, pendant que vous attendrez la lune, ici… comme moi… Selon que je sentirai que je pense à vous ou non… je jouerai du banjo ou du violon.

GEORGET.

Si c’est du banjo ?

MISS DEACON.

Si c’est du banjo, je me moque… vous savez bien.

GEORGET.

Si c’est du violon ?

MISS DEACON.

Alors, je vous aime, et je pense beaucoup à vous.

(Elle sort.)


Scène VIII


IRÈNE, MADAME LEDOUX, GEORGET

IRÈNE, (à Mme  Ledoux.)

Elle est charmante, n’est-ce pas ? Si, si… elle est charmante… Comme c’est calme l’amour chez ces êtres-là ! Heureux, heureux printemps !

GEORGET, (redescendant.)

Fourbu !… Je tombe de sommeil. J’ai eu des corvées de fourrage aujourd’hui. Je ne sais pas, d’ailleurs, si je la verrai, cette éclipse. Il faut que je sois au quartier à minuit et demi, si je ne veux pas encore me faire attraper.

IRÈNE.

Étends-toi, là, mon chéri… repose-toi un peu.

MADAME LEDOUX, (se levant.)

Moi, je n’ai que le temps de ramener mes deux petites au dortoir !

GEORGET.

Elles sont à jouer avec les bonnes…

(Il s’étend sur le divan près de la fenêtre ouverte.)
MADAME LEDOUX, (à Irène)

Ne vous dérangez pas… Je reviendrai demain…

IRÈNE.

Oui… demain ! C’est un beau jour…

MADAME LEDOUX.

Vous verrez… j’ai mille bonnes raisons à vous donner.

IRÈNE.

Donnez-les vite, alors… car le matin ne doit pas être bien loin où vous recevrez ma carte avec les trois petites lettres fatales P. P. C.

MADAME LEDOUX, (lui serrant la main avec effusion.)

Ne dites donc pas de sottises ! Sentez-vous, au moins, comme je vous aime, combien vous m’intéressez ?…

IRÈNE.

Ce sera plus tard, un bien très précieux pour moi de me le rappeler… Lorsque j’aurai besoin d’attendrissement, je penserai à vous.

MADAME LEDOUX.

Tout cela est désolant !

IRÈNE.

Non pas. Ce sont les heures les plus cruelles, mais les plus belles de la vie. Un souvenir réussi, c’est souvent, pour les femmes, avoir su faire un chef-d’œuvre… À demain encore, madame Ledoux.



Scène IX


GEORGET et IRÈNE, seuls.

IRÈNE, (s’approchant lentement du divan où Georget s’est allongé.)

Tu t’assoupissais, mon trésor ? Tu es fatigué ?… Dors un peu…

GEORGET.

C’est cette existence de caserne !… Ce capitaine qui nous fait lever à cinq heures, c’est intolérable ! Je me plaindrai au colon.

IRÈNE.

Chut ! Tu as une bonne heure de sieste devant toi… Je lirai pendant ce temps… Veux-tu ? tu vas t’endormir avec mes lèvres sur ton front, dis ?… comme nous faisions autrefois, tu te souviens, dans notre petit nid de la rue d’Auteuil…

GEORGET.

C’est vrai pourtant…

IRÈNE, (le berçant.)

Là…

GEORGET.

Comme il fait chaud le soir ! Nous aurons un mois d’août terrible dans ce pays…

IRÈNE, (comptant mélancoliquement sur ses doigts.)

Mai… juin… juillet…

GEORGET.

Aussi l’hiver prochain nous irons…

IRÈNE, (l’interrompant.)

Oui, oui, l’hiver prochain nous irons où tu voudras… Dors, ma Gette, dors… Il y a une toute petite brise et des étoiles… Encore une de nos belles journées monotones qui est finie !… Dors. Tu es bien là… un aboiement de chien… une chanson, dans un café d’Alger, arrive jusqu’ici… Sur la mer, là-bas, la lueur d’un paquebot qui s’en retourne…

GEORGET, (les yeux fermés, la voix déjà lointaine.)

J’ai déjà fait cette remarque. Tu dis toujours de tous les bateaux : « Ils s’en retournent »… Pourquoi ?… il y en a qui partent, aussi bien…

IRÈNE.

C’est vrai, c’est absurde !… Chut !… Laisse mes lèvres sur ton front… ne parlons plus… Laisse mes lèvres…

(Ils restent ainsi un grand moment, lui, étendu sur le divan, elle à ses côtés, et la bouche collée à son front. Peu à peu on entend sa respiration plus forte. Il s’est endormi… Tout à coup, au loin, un chant de violon.)

Tiens ! le violon… C’est pour lui qu’elle joue sûrement… et il ne l’entend pas… il s’est endormi… Son bon sommeil de vingt ans a été plus fort que tout !…

(Elle le contemple, un sourire triste aux lèvres. Il dort, calme, la bouche entr’ouverte. Et le violon de miss Deacon joue toujours, au jond du jardin derrière les orangers, un nocturne de Chopin poncif et passionné… La lune monte… Des étoiles bougent…)


(Alors Irène, lentement, sans bruit, se lève. Elle va se placer sous la lumière d’une lampe… Du livre où elle l’avait cachée elle sort la lettre que tout à l’heure elle avait montrée à Mme  Ledoux ; elle en ôte l’enveloppe. Elle pleure.)
IRÈNE, (lisant.)

Adieu, mon enfant… Que la vie te soit belle et heureuse !… Je t’ai écrit cela pendant que j’en avais encore la force… Adieu, ma lumière, adieu, mon grand amour. Oh ! que le bonheur t’accompagne, chaque jour plus pur, comme j’aurais voulu t’accompagner moi-même… longtemps !… Vois-tu, il vaut mieux que je sois partie… Seulement, mon enfant, mon pauvre petiot… que je ne verrai plus jamais… lorsque, plus tard… tu te rappelleras Colibri… lorsque…

(Et elle continue, ainsi, de lire, durant qu’il dort, et que le violon chante, chante, dans le silence, là-bas, derrière les orangers, son air poncif et passionné.)

RIDEAU

ACTE QUATRIÈME

Un salon cossu et bourgeois. Madeleine, Richard et Louis Soubrian prennent le café, après déjeuner. Une nourrice est là, avec un poupon dans les bras, un poupon accablé de dentelles et de voiles.



Scène PREMIÈRE


MADELEINE, RICHARD, LOUIS SOUBRIAN, la Nourrice
LOUIS, (soulevant le voile de l’enfant.)

Dieu, que c’est laid un enfant de deux mois !… Il paraît que quand je suis venu au monde, moi, j’étais charmant… J’ai perdu depuis… Est-ce qu’il dit papa et maman ?

MADELEINE.

Vous êtes bête ! À deux mois ?

SOUBRIAN.

Je ne suis pas au courant, je n’ai pas l’habitude… Vous êtes sûre que c’est un petit garçon ?… C’est curieux, il a tout à fait l’air d’une fille ?… À votre place, je me méfierais. À moins que ce ne soit un nain… Et maintenant, enlevez-le, hein ?… je veux prendre mon café en paix…

MADELEINE.

Monsieur Soubrian, vous serez puni : vous aurez beaucoup d’enfants.

SOUBRIAN.

Si vous voulez.

RICHARD.

Est-il spirituel cet imbécile-là !… Nounou, vous ne sortirez pas avant trois heures. Vous accompagnerez madame chez le médecin, avec le petit… C’est pour le lait stérilisé.

SOUBRIAN.

Tu vas faire stériliser la nourrice ?

(La nourrice sort.)
RICHARD.

Le médecin veut essayer une alternance de biberon et de sein.

SOUBRIAN.

Ça va la vexer, cette femme, la concurrence. Elle ne débitera plus, vous verrez.

RICHARD.

Dis donc… pour te ramener à des choses sérieuses, je vais alors t’écrire cette lettre. Tu passes aux Messageries, tu la remets en te nommant et en disant que tu es le fils du directeur du Grand Radical

SOUBRIAN.

Ça ne leur produira aucun effet… La presse ne fait plus peur qu’aux journalistes.

RICHARD.

Allons donc ! Tu verras qu’ils rembourseront dare-dare. Et tu reviendras m’apporter la réponse ici… Je ne sors pas avant trois heures… J’attends mon père.

MADELEINE.

Ton père doit venir ?

RICHARD.

D’un moment à l’autre.

SOUBRIAN.

Vous allez au bureau ensemble ?

RICHARD.

Non… nous devons aller au Comptoir International pour une affaire… sans grande importance, d’ailleurs… une simple signature.

SOUBRIAN.

Je le trouve un peu changé, ton père, depuis quelque temps.

RICHARD.

Il vieillit, n’est-ce pas ?

SOUBRIAN.

Je ne veux pas dire ça. Il est moins à crin, voilà tout. Ah ! il a mis de l’eau dans son vin… Ce n’est pas comme mon paternel à moi…

RICHARD.

Les événements intimes de ces dernières années n’ont pas été sans influer sur lui. C’était un homme qui avait mis tout son plaisir dans le train de la maison, les réceptions, le décorum… Maintenant, cette vie de garçon n’a plus grand charme pour lui. L’hôtel de l’avenue Friedland est trop grand… on n’ouvre plus le rez-de-chaussée… Et mon mariage a coïncidé avec ces événements.

SOUBRIAN.

Pourquoi ne divorce-t-il pas et ne se remarie-t-il pas ?

RICHARD.

Oh ! non… le divorce n’entre pas dans ses idées ni dans ses principes. Il ne faudrait guère lui en parler… Au fait, Madeleine, tout à l’heure, invite-le à dîner pour dimanche. Même s’il refuse, l’intention lui fera plaisir.

MADELEINE.

Entendu.

RICHARD.

Je vais t’écrire la lettre tout de suite, veux-tu ?

(Il écrit sur un petit bureau à droite.)
MADELEINE, (à Soubrian.)

Vous avez eu tort de faire allusion au grand scandale… Au fond, cela le désoblige toujours.

SOUBRIAN.

Il doit être blasé pourtant.

MADELEINE.

Il aime tant son père !

SOUBRIAN.

Vous n’en parlez pas ensemble ?

MADELEINE.

Le moins possible. Nous avons épuisé ce sujet au moment de la rupture de nos fiançailles…

SOUBRIAN.

Est-il possible que vous ayez sérieusement voulu rompre ?

MADELEINE.

Il a fallu un mois pour nous décider, ma mère et moi… Dame ! après le bruit suscité dans Paris… Cette horrible femme, songez donc !… Si vous croyez que c’est gai d’avoir cette célébrité dans sa famille… Et encore, elle n’a pas fini de faire parler d’elle, vous verrez… Heureusement, mes dispositions sont prises. Quoi qu’il advienne, nous n’aurons jamais aucun rapport, même lointain, avec elle, et nous nous arrangerons toujours pour étouffer le bruit qu’elle pourra soulever. Les idées de Richard sont, grâce au ciel, absolument les miennes sur ce chapitre. C’est un garçon très fier, vous savez, et il a gardé une rancune profonde à sa mère de toutes les horreurs qu’elle leur a débitées, au moment où elle a claqué les portes. Car il paraît que ç’a été inouï le départ à la campagne… Que ne leur a-t-elle pas dit !… que les Chinois avaient bien raison de détruire leurs petits à la naissance et qu’elle regrettait bien de n’en avoir pas fait autant !… Croyez-vous ?… la vilaine femme !

SOUBRIAN.

Et elle est toujours en Algérie avec lui !… Elle doit révolutionner la caserne, cette femme-là ! Et je lui aurais donné le bon Dieu sans confession !… Vous avez des tuyaux sur eux ?

MADELEINE.

Oui, j’ai su des choses inconcevables. Ils mangent un argent fou. Ils ont des esclaves, il paraît. Elle s’habille en reine éthiopienne… Elle a une baignoire d’argent…

SOUBRIAN.

Non ?

MADELEINE.

Comme je vous le dis. Elle est timbrée, cette femme-là ; elle finira dans un cabanon… J’ai vu une Anglaise qui a passé quelques jours chez des voisins à eux ; on n’a pas idée !… Elle se promène dans son jardin presque toute nue… Et elle habille son Chambry avec des costumes insensés. L’Anglaise me disait : « Oh ! madame, je l’ai vu… il était beau ! Il était sur un divan tout habillé d’une écharpe de soie pâle bleue… oh ! c’était excitant ! »

SOUBRIAN.

Ben, elle en avait du vice votre Anglaise !

(Richard se lève.)
MADELEINE.

Hum ! Parlons d’autre chose (Haut.) Comment va votre ami Lignières ?

SOUBRIAN.

Pas mal. Merci pour lui.

RICHARD.

Voilà… Je la cachète bien entendu.

SOUBRIAN.

S’il te plaît.

RICHARD.

Vous parliez de Lignières ?… Au fait, comment vont les anciens amis ? Je ne les vois plus guère.

SOUBRIAN.

Ça vieillit, ça vieillit, mon vieux… Eh oui ! Chaulin a une grande barbe noire et une situation dans les automobiles… Lignières ? Tu te rappelles un après-dîner, il y a déjà deux ans passés, comme c’est loin déjà ! chez toi, avenue Friedland ?… il nous parlait de sa papetière… eh bien, fini, la papetière ! Elle est partie avec un répétiteur du lycée Condorcet… Pauvre Lignières !…

(La femme de chambre entre et passe une carte à Richard. — Richard contemple la carte un instant sans rien dire.)


Scène II


Les Mêmes, une Femme de Chambre

RICHARD, (à la femme de chambre.)

Cette personne est dans l’antichambre ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Oui, monsieur.

RICHARD.

Attendez… Madeleine. (Madeleine s’approche. Il lui montre la carte.) Regarde.

MADELEINE, (glaciale.)

Parfait. C’était fatal. (Un silence.) Que vas-tu faire ?

RICHARD.

Voyons, je ne puis décemment…

MADELEINE.

Entendu, entendu ; tu es libre. Seulement, rappelle-toi une chose…

RICHARD.

Prends garde à la femme de chambre. Parle bas.

MADELEINE.

Si tu agis autrement que tu t’y es engagé, demain, demain, je serai chez ma mère.

RICHARD.

Mais que vas-tu chercher !

MADELEINE.

Ceci dit, je n’ajouterai pas un mot, pas un. Je me retire dans ma chambre.

RICHARD.

Voyons, Madeleine… nous sommes d’accord… parlons un peu… discutons, que diable !…

MADELEINE.

La femme de chambre attend la réponse.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Où faut-il faire entrer, monsieur ?

RICHARD.

Attendez.

SOUBRIAN.

Ah ! je me sauve, moi, mes enfants… J’en profite pour aller porter ma lettre. À tout à l’heure…

RICHARD.

Une minute… Je préfère que tu ne croises pas cette personne dans l’antichambre… Faites entrer dans mon cabinet, Françoise.

MADELEINE.

Du tout. Faites entrer ici. Les portes doivent être grandes ouvertes !

RICHARD.

Mon petit…

MADELEINE.

J’ai d’ailleurs un mot à dire avant son départ à monsieur Soubrian. Vous voulez bien, monsieur Soubrian ?

SOUBRIAN.

Mais comment donc.

(Il serre la main à Richard.)
MADELEINE, (à Soubrian à la porte.)

Passez.

RICHARD.

Écoute.

MADELEINE.

Je n’ai rien à écouter… rien à dire… C’est à toi de te souvenir… Tu sais ce que tu as à faire,… et c’est toi seul que cela regarde, toi seul… Ma dignité s’oppose à ce que j’en entende davantage.

(Elle entre à gauche avec Soubrian. Richard reste seul.)


Scène III


RICHARD, IRÈNE

La porte s’ouvre. La femme de chambre introduit Irène.
RICHARD.

Bonjour, maman… (Irène reste dans une posture vague et figée.) Assieds-toi, maman… (Elle s’assied.) Tu es de passage à Paris…

IRÈNE.

Oui… de passage… alors… (Long silence.) Je te remercie de ta lettre… où tu m’as annoncé la naissance de… ton petit…

RICHARD.

C’était bien naturel.

IRÈNE.

Si, si. (Un silence.) Tu es… (Se reprenant.) vous êtes très bien installés ici… c’est gentil.

RICHARD.

Ça a été fait très vite. Nous nous sommes adressés à un décorateur.

IRÈNE, (après une hésitation visible.)

Et… Paulot ?

RICHARD.

Eh bien… tu dois savoir… je te l’ai écrit… Il a été reçu trentième à l’École polytechnique… c’est très beau…

IRÈNE.

Oh ! oui, c’est très beau… Et il est dans cette école alors… Il y vit ?…

RICHARD.

Naturellement.

IRÈNE.

Je pourrai peut-être aller le voir… si on me laisse entrer… parce que, quand on passe, n’est-ce pas ?

RICHARD.

Mais rien n’est plus facile… Tous les jours à six heures tu pourras le demander.

IRÈNE.

S’il vaut mieux ne pas dire que je suis sa mère…

RICHARD.

Tu plaisantes.

IRÈNE.

On ne sait jamais… Ça pourrait le gêner. (Un long silence.) Et ta femme va bien ?… Elle n’a pas été trop éprouvée ?

RICHARD.

Non, non, je te remercie… Elle a été très bien soignée. Nous sommes à Paris depuis peu en somme… pour les derniers mois… Nous avons séjourné très longtemps en Italie.

IRÈNE.

Vous étiez partis tout de suite après le mariage ?

RICHARD.

Le jour même.

IRÈNE.

À quelle église vous êtes-vous mariés ?

RICHARD.

À Saint-Louis d’Antin.

IRÈNE.

Ah ! pas à Saint-Augustin ?

RICHARD.

Non… (Gêné.) nous n’avons pas fait grande invitation… Alors nous avons préféré une petite paroisse…

IRÈNE.

Oui, c’est juste. (Elle baisse la tête. Avec plus d’effort encore cette fois.) Et le petit… Raoul.

RICHARD.

Très gentil, très fort… deux mois… (Vivement.) Il est à la promenade justement en ce moment… avec sa nounou… au parc Monceau.

IRÈNE, (désappointée.)

Ah !

RICHARD.

Toi, tu as très bonne mine.

IRÈNE, (avec un amer sourire.)

Tu trouves ?…



Scène IV


Les Mêmes, la Nourrice

La nourrice entre rapidement.
LA NOURRICE.

Monsieur, je viens prendre le manteau de bébé… que j’avais laissé tout à l’heure.

RICHARD.

Prenez, prenez… Vous n’êtes donc pas partis ?… Je croyais…

LA NOURRICE.

Mais c’est monsieur lui-même qui m’a dit d’attendre madame, pour aller à quatre heures chez…

RICHARD, (l’interrompant sèchement.)

C’est bon… Je ne me rappelais plus.

(La nourrice sort.)



Scène V


RICHARD, IRÈNE

RICHARD.

C’est curieux, je croyais.

IRÈNE, (les larmes aux yeux, en souriant.)

Oh ! ça ne fait rien… ça ne fait rien… Vous avez aussi une très jolie vue, là, dans la galerie.

(Elle détourne la tête.)
RICHARD.

On voit le parc Monceau. (Elle pleure sous sa voilette. Allant à elle, ému.) Maman…

IRÈNE, (l’arrêtant nettement du geste.)

Laisse. J’ai du chagrin… beaucoup de chagrin… Laisse, je t’en prie… ça va passer… L’émotion du premier moment.

(Il se rassied. Silence.)
RICHARD.

Quand es-tu arrivée à Paris ?

IRÈNE.

Hier soir.

RICHARD, (avec intention.)

Seule ?

IRÈNE.

Oui.

RICHARD.

Et tu retourneras après directement à Alger ?

IRÈNE.

Non.

RICHARD.

Cependant monsieur de…

IRÈNE.

J’ai rompu avec M. de Chambry.

RICHARD.

Ah !

IRÈNE.

Oui. C’est fini !

(Elle pleure.)
RICHARD.

Désires-tu revoir mon père ?… Il est à Paris en ce moment.

IRÈNE.

Ne me parle pas de ton père. Tu ne m’as pas comprise. Je suis venue te voir, toi, seulement… et je désire ne voir que toi… D’ailleurs, ma visite sera courte. Demain, j’irai voir Paulot à l’École polytechnique et puis je repartirai sans doute…

RICHARD.

Où comptes-tu passer l’hiver ?

IRÈNE, (souriant tristement.)

Ah ! oui, passer l’hiver… Dans la Riviera, peut-être… Seulement, c’est bien coûteux par là… Si je trouve une pension de famille pas trop cher… dans un petit trou… au Cannet, par exemple.

RICHARD.

Mais tu n’en es pas là ?… Voyons !…

IRÈNE, (simplement.)

Je n’ai plus d’argent. J’avais cinq cent mille francs de dot. Je les ai mangés… Il me reste cent mille francs à peu près… En les mettant en viager…

RICHARD.

Mais, maman, et moi ne suis-je pas là ?

IRÈNE, (l’interrompant avec une simple fermeté.)

Encore une fois, tu viens de ne pas me comprendre. Si j’ai pu m’humilier jusqu’à te parler de cela, ce n’était pas pour demander l’aumône… Retire ton offre !

RICHARD.

Oh ! je te connais trop pour supposer que tu daignerais t’adresser à moi ! Seulement il ne s’agit pas d’orgueil… il s’agit de vie pratique… et… (Elle fond en sanglots.) Ma pauvre maman !

IRÈNE.

J’ai mal !… j’ai mal ! Ah ! je sais bien, tu dois te dire en ce moment : « C’était prévu… la scène de larmes ! » J’aurais dû avoir plus de courage.

RICHARD.

Que c’est bête, ce que tu racontes-là !

IRÈNE.

Mais j’ai menti, tout à l’heure, j’ai menti… C’est vrai que je ne suis plus avec Georget, que c’est fini pour jamais… c’est vrai aussi que je ne veux plus entendre jamais parler de ton père ; mais, si je suis venue, ce n’était pas pour te voir seulement… c’était pour rester, pour qu’on ne me chasse pas !… Ah ! n’est-ce pas ? il ne faut guère être fière pour venir réclamer du secours à ceux qu’on a défiés ?… Je n’ignore pas aussi tous les ennuis que je vais te créer… et que je vais transformer ton attendrissement en gêne et en embarras…

RICHARD, (sans conviction.)

Mais non, mais non…

IRÈNE.

Si. Je connais la vie… C’est maladroit, j’aurais dû m’y prendre petit à petit… mais tant pis ! Oh ! je ne réclame pas grand’chose ! Je ne serai pas un bien grand embarras… qu’on ne me case pas trop loin de chez vous, voilà tout. Bien sûr, je ne demande pas à vivre ici… complètement… Pourvu que je puisse embrasser ton enfant… le voir souvent… ce petit que tu n’as pas voulu me montrer tout à l’heure…

RICHARD.

Simple mouvement machinal, je t’assure…

IRÈNE.

Bien naturel. Ta femme a mis comme condition à ton mariage qu’on n’entendrait plus parler de moi… et je sais, en effet, qu’on n’en parle plus nulle part. Je suis un nom de scandale, banni de la société, (Avec une voix lourde et sombre.) Il y a des revenants qui ne doivent pas revenir… Votre monde à vous, maintenant, vous fuirait… Et ta femme le sait bien… Oh ! mais je serai cachée, très cachée… on ne me verra pas, je vous le promets… vous n’aurez pas à souffrir… Seulement, moi, j’aurai ma petite place ici… On la mènera me voir… voilà tout ce que je demande.

RICHARD.

Mais oui, c’est arrangeable ! Ça ne peut pas se faire en un jour, tout à coup… mais…

IRÈNE, (avec emportement.)

Et puis, même si je vous gêne, même si tu ne m’as pas pardonné dans le fond de ton cœur, tant pis… je reste tout de même !… Que veux-tu que je devienne, moi ?… Où veux-tu que j’aille maintenant ?… La vieillesse, la misère, quoi ? Il faut bien que je pose mon front et mes lèvres quelque part. Tout n’est pas mort en moi pourtant !… Il y a des tendresses qui me réclament encore… Je sais bien que j’ai tout envoyé promener autrefois, famille, foyer ! Mais qu’est-ce qu’on veut que je devienne tout de même ?… Me tuer ?… J’y ai pensé…

RICHARD, (pousse un cri.)

Oh !

IRÈNE.

Oui, j’y ai pensé… Mais on ne meurt pas comme ça… Alors quoi ?… où voulez-vous que j’aille ? Il faut bien qu’on me déniche un coin… On ne peut pourtant pas me mettre dans un asile !… Consultez-vous, arrangez-vous et trouvez-moi une fin, le petit coin où se consumer… Bonheur, beauté, jeunesse, tout s’en va… mais la vie reste… c’est long à en finir ! Trouvez-moi ma petite place… et puis vous m’oublierez !… Je me charge de m’éteindre, toute seule, proprement et… sans fumée…

RICHARD, (au comble de l’émotion courant à elle.)

Maman !

IRÈNE, (fondant en sanglots sur son épaule.)

Richard ! Richard !… Et puis ne crois pas que ce soit indifférent de sentir que ce sont tes bras qui me soutiennent… C’est le dernier berceau que l’on souhaite !…

(Ils restent un instant enlacés l’un à l’autre.)
RICHARD, (brusquement.)

Écoute, il faut régler cette situation tout de suite. Je vais appeler Madeleine.

IRÈNE, (avec effroi.)

Oh ! je t’en prie… Pas devant moi !…

RICHARD.

Non… Tu vas entrer cinq minutes dans mon cabinet de travail… J’aime mieux expliquer l’affaire à Madeleine, à l’écart de toute domesticité indiscrète… Va… Pour ma part, je ne puis t’assurer qu’une chose : c’est que, si longtemps j’ai gardé un ressentiment violent, je l’avoue, depuis, tout ressentiment est tombé… Mon rôle, aujourd’hui, est indépendant de celui de mon père. Et je vais agir de mon mieux… (Tout à coup.) Mais entre nous, avoue tout de même — j’ai besoin de cette satisfaction — avoue, maman, qu’elle a du bon, la famille ?

IRÈNE, (les yeux baissés.)

Oui.

RICHARD, (triomphalement.)

Hein, les fils criminels, les ennemis ?… Tu y retournes tout de même !… Les luttes de l’amour et de la famille. Quelles balivernes ! Tu te rappelles ?

IRÈNE, (sans qu’on puisse lire une impression quelconque sur son visage.)

Tout… je me rappelle tout.

RICHARD, (comme s’il voulait la faire parler.)

Quels regrets tu as dû subir !…

IRÈNE, (les yeux impénétrablement baissés.)

Oui.

RICHARD, (s’animant en parlant.)

Je vois ta vie, là-bas !… Et le revirement quand les écailles te sont, peu à peu, tombées des yeux !

IRÈNE.

Oui, oui…

RICHARD, (insistant comme avec rage.)

Comme tu dois être punie, pauvre mère, par le remords !… Et cet être ! quelle nausée de lui tu dois éprouver, maintenant que tu vois clair !… Dis-le, hein ?

IRÈNE, (sans sourciller.)

Oui.

RICHARD.

Et comme, dans ta déchéance, elle a dû te paraître pure et belle la famille, que tu avais honnie !… C’est tout de même nous qui sommes la vraie vérité de la vie… (Il pousse un large soupir de satisfaction.) Je te demande pardon de t’avoir fait souffrir cette petite confession, mais j’avais tout de même besoin de t’entendre rétracter tes paroles d’autrefois qui me sont toujours restées sur le cœur… Ce n’est qu’une petite satisfaction — mais ça soulage !… Maintenant, entre là, veux-tu ?… Je vais entreprendre Madeleine.

(Il la fait entrer dans le cabinet de travail, à droite.)
IRÈNE.

Je t’attends.



Scène VI


RICHARD, MADELEINE

RICHARD, (reste seul ; il va à la porte du fond et appelle.)

Madeleine ! (Madeleine entre. Richard tout de suite.) Écoute, ne proteste pas… Ne réponds même pas à ce que je vais te demander… Accepte sans mot dire, sans discuter… Je fais appel à ton cœur.

MADELEINE.

Allons, bon !… De quoi s’agit-il ?

RICHARD.

Maman a rompu toute relation avec Chambry, ils se sont séparés.

MADELEINE.

Et elle veut vivre avec nous… c’est cela ? Jamais.

RICHARD.

Madeleine !

MADELEINE.

Jamais ! Nous avions prévu ce petit coup, ma mère et moi… Tu te rappelles à quelles conditions j’ai consenti à ne pas rompre notre mariage ?

RICHARD.

Eh bien, les conditions ne sont plus les mêmes, voilà tout… D’ailleurs, ce n’est pas à vivre avec nous qu’elle demande… Un petit appartement dans le quartier.

MADELEINE.

Dans la maison peut-être ?

RICHARD.

Être reçue ici…

MADELEINE.

Et invitée à nos réceptions, n’est-ce pas ? C’est déjà suffisant d’avoir une belle-mère qui a mal tourné et s’est enfuie avec un gigolo… Elle n’avait au moins qu’à rester avec lui !

RICHARD.

Je te défends de parler ainsi ! Elle souffre… tu dois avoir pitié. D’ailleurs nous ne pouvons lui interdire d’embrasser le petit, de temps en temps.

MADELEINE.

C’est bien pour cela que je m’insurge !… Nous ne pouvons pas, bien sûr ! nous sommes du même avis… Seulement, je sais ce qui va arriver, parce qu’on ne peut pas lui interdire d’embrasser Raoul ; à mesure, elle s’installera ici… elle prendra ses repas… voudra renouer ses relations, connaître les nôtres… car c’est cela surtout qui la fait mourir d’envie ! Elle est déclassée : elle voudrait reprendre un rang… Eh bien, non, qu’elle ne se fasse pas d’illusions. Elle est une femme à l’eau… elle ne peut plus regrimper sur la rive et il ne faut pas qu’elle en prenne prétexte pour nous entraîner avec elle.

RICHARD.

Si tu crois que c’est le mobile qui la fait agir !

MADELEINE.

Parfaitement. Je connais les femmes, mon cher !… Et notre maison sera tarée définitivement… « Je vous présente ma belle-mère, retour d’Alger. » C’est gai.

RICHARD.

Mais puisqu’elle offre de ne venir qu’en cachette… quand il n’y aura personne.

MADELEINE.

Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. mon pauvre ami ! Et puis, qui te prouve qu’elle ne va pas continuer de voir son monsieur ? Ou qu’elle ne partira pas un de ces quatre matins, avec un nouvel ami à toi ?

RICHARD.

Madeleine !

MADELEINE.

Elle nous a mis en droit de tout supposer, et dire qu’elle vient vers Raoul avec ses lèvres embrassées par des hommes, par… Sais-tu qu’elle nous apporte, le sais-tu ?… tout simplement le déshonneur.

RICHARD.

Tiens !

MADELEINE.

Quoi ?

RICHARD.

Rien. Je me rappelle seulement avoir prononcé cette phrase là autrefois…

MADELEINE.

Tu as bien changé depuis !

RICHARD.

Non, c’est l’honneur qui a changé de côté… Faut croire que ça se déplace…

MADELEINE.

Ne fais pas d’esprit.

RICHARD.

Je n’en ai jamais moins fait… Ne te donne pas pour plus méchante que tu n’es. Je connais ton bon cœur, au fond, Madeleine. Ne discute donc pas une chose que tu as d’avance acceptée et que tu ne peux pas refuser. Tu ferais bien mieux de te décider d’un coup… et de ne pas diminuer le mérite que tu auras à pardonner, tout à l’heure.

MADELEINE.

Pourquoi ne s’adresse-t-elle pas à ton père ? Il n’est pas divorcé… Qu’ils se remettent ensemble, c’est bien simple.

RICHARD, (haussant les épaules.)

En effet, c’est simple.

MADELEINE.

On ne la recevra pas plus… mais enfin, dans un salon, on pourra ne pas s’apercevoir qu’elle est là. Ce sera déjà plus commode.

RICHARD.

Tu criailles bien inutilement.

MADELEINE.

Ma baigneuse me dit ça quand elle me donne ma douche… Je t’assure qu’on ne reçoit pas des douches de ce genre, impunément.

(Elle est à la cheminée, accoudée. Elle rage.)
RICHARD.

Eh bien ! maintenant que tu as poussé ton cri…

MADELEINE.

Au moins, que ceci soit bien décidé… et qu’elle le sache !

RICHARD.

Ah ! tu vois que tu as cédé de toi-même !

MADELEINE.

Qu’elle le sache ! Je ne la présenterai à personne… Elle ne viendra qu’aux heures où je voudrai… Et puis, qu’elle n’aille pas s’imaginer que je sortirai avec elle… Pas même pour des courses.

RICHARD.

Entendu… On ne vous rencontrera pas ensemble.

MADELEINE.

Ce n’est pas seulement à cause des gens qui la connaissent… mais je ne voudrais pas qu’on me rencontre avec une personne qui marque aussi mal… Elle est maquillée comme une cocotte, ta mère… et fagotée !… À son âge !

RICHARD.

Oh ! si tu la voyais, tu ne la reconnaîtrais pas, va… Elle a bien changé, la pauvre vieille !…

MADELEINE.

Changée ? Ce chapeau !…

RICHARD.

Quel chapeau ?

MADELEINE.

Ce chapeau de roses qu’elle porte.

RICHARD.

Tu l’as donc aperçue ?

MADELEINE.

Oui… Non… par la serrure… là, j’ai jeté un coup d’œil. Non, ce chapeau de jeune fille !… Elle ne se voit pas !

RICHARD.

Allons Mad, ne réfléchis pas… Un bon mouvement. Je ne doute pas de ton cœur… Tu hésites déjà… Encore une seconde et…

MADELEINE.

Où l’as-tu mise ?

RICHARD, (montrant la porte.)

Là.

MADELEINE, (subitement, sans transition, va droit à la porte du cabinet et l’ouvre. Sur un ton d’huissier.)

Madame, si vous voulez vous donner la peine d’entrer. (Irène s’avance.) Je vais vous conduire auprès du petit.

(Elle dit cela d’un air digne et cérémonieux.)
RICHARD.

Va, ma mère, va.

IRÈNE, (avec un élan maladroit.)

Ohl merci, merci ! Mad…

MADELEINE, (l’interrompant, en lui montrant froidement la porte du fond.)

C’est par ici. (Elle va l’ouvrir. Irène reste interloquée, émue, interrogeant douloureusement son fils du regard. — Madeleine attend à la porte ouverte, comme pour faire passer Irène devant elle.) Passez, madame.

(Irène se décide et le mouchoir aux lèvres, la tête basse, les épaules serrées, humble et pauvre, elle entre avec Madeleine.)


Scène VII


RICHARD seul, puis la Femme de Chambre

RICHARD, (seul.)

Maintenant, le téléphone ! (Il va au téléphone.) Allo ! Voulez-vous me donner le 225.53 ?… Allo…

LA FEMME DE CHAMBRE, (entrant.)

M. de Rysbergue demande s’il ne dérange pas monsieur… Sans quoi il repassera après le bureau.

RICHARD, (vivement.)

Faites entrer… faites entrer !

(La femme de chambre sort.)
RICHARD, (parlant à l’appareil.)

Merci… Non… ça va… (Rysbergue entre.) Ah ! père, je te téléphonais justement. (À la femme de chambre.) Vite… Voulez-vous aller dire à madame, dans la chambre de bébé, qu’elle ne rentre ici au salon, avec cette dame, qu’au cas où je l’appellerais… Sinon qu’elles restent toutes deux jusqu’à ce que je vienne les retrouver… N’est-ce pas, c’est compris ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Bien, monsieur.

(Elle sort.)


Scène VIII


RICHARD, RYSBERGUE

RYSBERGUE.

Qu’y a-t-il donc ?

RICHARD.

Père… Elle est ici.

RYSBERGUE.

Qui ?

RICHARD.

Maman.

RYSBERGUE.

Ah !

RICHARD, (parlant, rapidement, empressé.)

Une grosse nouvelle… Je ne sais pas encore ce qui s’est passé… Mais elle a rompu avec de Chambry, définitivement. Elle retourne ici, à Paris, repentante, et c’est à nous qu’elle vient demander pardon… Et asile. Elle est là, dans la chambre de bébé avec Madeleine, qui n’y a pas mis trop de façons… Elles doivent être déjà en train de se réconcilier. Alors écoute, puisque te voilà, ne crois-tu pas, père, qu’il faudrait faire bonheur complet. C’est le moment. Du temps a passé… deux ans. Réfléchis ! Ce serait si bien de ta part.

RYSBERGUE, (allant à son fils.)

Un mot… Mais réponds sincèrement, sans mentir… Tu le promets ?

RICHARD.

Oui.

RYSBERGUE.

Dans la conversation que tu as eue avec ta mère mon nom a-t-il été prononcé par elle ?

RICHARD.

Mais…

RYSBERGUE.

A-t-elle témoigné du désir que nous nous réconcilions tous deux ? Sois franc.

RICHARD.

Mais cela n’implique pas nécessairement…

RYSBERGUE.

Allons donc ! N’insiste pas, Richard… J’ai réfléchi, j’ai admis parfois cette hypothèse d’un retour qui se réalise aujourd’hui… eh bien, je suis toujours arrivé à cette même conclusion : vaut mieux pas… vaut mieux pas. (Il hoche lentement la tête.) Réconcilier ! quel affreux mot !… Quelle paix factice d’intérêts cela suppose !… Ce qu’on ne réconcilie pas, ce sont les cœurs que l’indifférence a séparés, et que plus rien ne rappelle l’un à l’autre. Non, je suis heureux pour nous, pour toi, pour tout le monde, qu’elle soit revenue et assagie, et que cette histoire finisse de la sorte ; je suis là pour subvenir, tacitement, à tous ses besoins. J’aurai le savoir-vivre nécessaire… mais ce sera tout. Crois-moi, je suis très… très content, oui, de ce que tu m’apprends… Mais le reste… vaut mieux pas… je sais ce que je dis.

RICHARD.

Cependant, toi, lui pardonnerais-tu ? Reviendrais-tu sur ce que tu lui disais en la chassant ?

RYSBERGUE.

On ne tient jamais ses engagements.

RICHARD.

Bien. C’est l’essentiel.

RYSBERGUE.

Non. Vois-tu, ce jour où j’ai crié : « Va-t’en ! » le poing levé, te souviens-tu ? Ah ! j’en ai eu alors la sensation soudaine, ce n’est pas moi qui la chassais, c’était elle qui se détachait… c’était la vie qui l’emportait… Oui, j’avais beau crier, je ne réussissais même pas à l’impressionner… Les mots tournaient machinalement dans ma bouche… Cette sensation m’est restée toujours très nette… Que parles-tu de pardon, alors que, si je le lui offrais, c’est elle qui ne l’accepterait pas !

RICHARD.

Ah ! c’est que tu te l’imagines comme autrefois… Elle a bien changé en deux ans… Il ne s’agit pas de révolte, va ! Si tu l’avais entendue, ici, tout à l’heure, elle t’aurait touché, si simple, si repentante, si humble et lamentable, la pauvre femme.

RYSBERGUE.

Elle s’est accusée, n’est-ce pas ?

RICHARD.

Formellement.

RYSBERGUE.

Elle a témoigné de sa honte ? Pour un peu si tu lui avais demandé de honnir son Georget avec horreur, elle l’aurait fait.

RICHARD.

Je le lui ai demandé.

RYSBERGUE.

Il n’y a pas de renoncement qu’elle ne te consente !… Toutes les lâchetés, toutes les humilités, tu les auras, à une condition, une seule : c’est que tu lui donnes ce petit bout de gosse qui est là, qu’elle attend… et qui est devenu la seule espérance à laquelle elle puisse se raccrocher… Je vais même, mon pauvre Richard, t’enlever une illusion, et ce te sera pénible, mais que veux-tu ?… Elle t’a probablement fait aussi des protestations de tendresse et elle t’a donné à comprendre que c’était beaucoup pour toi qu’elle revenait ?

RICHARD.

Sans doute.

RYSBERGUE,
lui donnant une tape ironique sur l’épaule.

Et tu en as conçu, avoue, un peu de fierté ! Naïf ! Je suis fâché de t’enlever cette illusion facile, mais si nous étions seuls, toi et moi, ni l’un ni l’autre, nous ne la reverrions. Celle-ci va droit à sa continuation, son instinct la dirige égoïstement toujours… vers ce qui est son nouveau destin. Le passé est un fleuve qu’on ne remonte pas. Maintenant (montrant la porte de la chambre du bébé.) c’est à lui le tour !… Mais nous, mais nous… mon pauvre Richard !… Sans celui qui vient de naître, que serais-tu pour elle ! Va, va, quoi qu’elle t’en ait dit, ce n’est pas vrai… Elle a employé l’habile pitié des larmes pour t’attendrir… Que ne ferait-elle, probablement, pour gagner cet enfant ?… Elle revient avec la dernière des platitudes se ranger sous les lois qu’elle a reniées, il n’y a pas deux ans, et avec quel orgueil… Contradiction, oui, mais contradiction apparente… Et regarde la courbe de sa vie, comme elle est dessinée, nette, précise !… Mon pauvre Richard, va, tu as beaucoup à apprendre… Et les femmes te rouleront encore.

(Et, paternellement, il lui allonge une pichenette sur la joue. On dirait qu’il y a une jalousie sarcastique et triste dans cette caresse.)
RICHARD, (regarde son père, sans bien comprendre, ses yeux francs et clairs un peu ahuris.)

Alors, père, tu attribues à une basse comédie, son attendrissement de tout à l’heure, ses larmes ?

(Il est presque indigné.)
RYSBERGUE.

Non pas, c’est inconscient !… Et qui sait même, peut-être est-elle sincère… Sait-on ? (Il s’assied nerveusement sur le bord de la table.) Peut-être ne se souvient-elle déjà plus… car c’est effrayant, nous l’avons éprouvé nous-mêmes, ce don d’oubli total ! C’est comme les bêtes, oui, — elle trouvait la comparaison juste, dans son délire — qui donneraient leur vie, se haussent jusqu’au plus complet sacrifice, pour défendre leurs petits ; puis qui, cet instinct apaisé, ne se souviennent plus de rien, et subitement, en un jour, passent du renoncement le plus fou à l’indifférence la plus morne ; c’est fini, la fonction est terminée. À une autre !… Vois-tu, j’ai réfléchi beaucoup pendant deux ans de solitude. Des mots qu’elle disait me revenaient à la mémoire, me tarabustaient sans cesse. « Ma fonction envers vous est terminée… » clamait-elle, et j’ai compris, j’ai compris la vérité. Elle avait raison. La femme n’est pas un être indépendant et libre comme nous, elle est asservie à des lois de nature qu’aucune civilisation n’a encore abolies et n’abolira jamais. Elle est une succession de fonctions, et absolument contradictoires. Toutes ces fonctions, la société est arrivée à peu près à les concilier, par des époques fixes et observées, de mariage, d’évolution… Ça va tant bien que mal… ça va… Mais qu’il survienne, dans cette évolution, une simple erreur de date, de tour, comme il est arrivé à ta mère, dont le cœur ne s’est éveillé qu’à l’été de sa vie, patatras, l’édifice de paix s’écroule ! Et alors, c’est l’amas des drames, les instincts lâchés, les deuils, les irréparables vérités. Alors, petit, il arrive ce qui nous est arrivé. Les volières heureuses où l’on vivait ensemble se brisent, et les dissentiments effrayants ne se taisent et ne se rejoignent une seconde qu’autour du premier vagissement de l’enfant qui vient de pousser le cri de la vie, et du renouveau éternel.

(Il y a, dans son ton, la grande émotion contenue d’un père qui éduque encore son enfant.)
RICHARD.

Père, que ta sagesse est devenue amère !

RYSBERGUE, (le regardant avec une infinie tendresse.)

J’ai vieilli. Ça t’arrivera bientôt. Déjà tu t’es bien modifié… Maintenant, si tu me demandes pourquoi, possédant cette sagesse, comment, étant capable d’admettre et de pardonner, je n’ai pas assez de supériorité ou trop d’égoïsme, comme tu voudras, pour me résoudre à l’approcher, la revoir sans rien lui demander d’elle-même, je te répondrai que je manque de courage… Peut-être un jour, des hommes viendront, assez forts, assez libres, pour assister au phénomène de la femme avec une simple indulgence et une plus calme équité. Pour nous, notre passé religieux, des préjugés, de vieilles et adorables coutumes ne peuvent chasser de notre mémoire cette conception de l’épouse pure et chaste, de l’amour unique, fidèle au foyer domestique. On ne porte pas en vain le poids de tant de siècles catholiques. Sans doute, c’est étroit, égoïste, mesquin… mais que veux-tu ? J’envie ceux qui sauront un jour se libérer de cette conception et s’affranchir de ce passé. Oui, je pressens une plus mâle et plus juste sagesse qui diminuera d’autant la somme des douleurs courantes, mais nous, on a trop d’attaches… On voudrait, on ne peut pas ! Nous sommes ceux qui auront côtoyé une espérance, sans avoir eu la force de la saisir. Voilà… maintenant que je t’ai tout expliqué, je te laisse à ta mère.

RICHARD.

Alors ?

RYSBERGUE.

Alors, je désire qu’on m’en parle le moins possible. Rends-la heureuse, Richard. Sois bon pour elle… Je ne puis pas dire autre chose… sois bon, mais moi… vaut mieux pas… As-tu un cigare ?

RICHARD.

Là, sur la table.

RYSBERGUE.

Où as-tu acheté cette boîte ? Ils ne sont pas trop mous, j’ai déjà remarqué. Où les prends-tu ?

RICHARD.

Toujours au bureau de la rue Tronchet.

RYSBERGUE.

J’y passerai (Il aspire une bouffée.) Voilà… Alors je vais aller tout seul au Comptoir international.

RICHARD, (vivement, empressé.)

Mais, père, je t’accompagne.

RYSBERGUE.

Non, non, ce n’est pas la peine. Reste ici, tu as à faire. Je t’avais donné rendez-vous parce que je passais sous tes fenêtres ; autrement !… Qu’est-ce que tu fais ce soir ?… Ahl c’est juste, tu ne sortiras peut-être pas.

RICHARD.

Mais si… Veux-tu que nous allions quelque part ?

RYSBERGUE.

Non… mais nous aurions pu faire une partie au cercle… ou un billard… Je n’ai plus la main depuis quelque temps.

RICHARD.

Entendu… avec plaisir.

RYSBERGUE.

C’est ça… si tu n’as rien de mieux à faire, passe me prendre. Bonsoir.

RICHARD, (encore une fois timidement.)

Tu ne veux même pas la voir ?

RYSBERGUE.

Non, non, ne parlons plus jamais de ces choses, veux-tu ?… Voilà… Alors, à après dîner… Il fait un beau froid ; je vais aller à pied… Bonsoir…

(Il sort, le col relevé, la canne dans la poche de son pardessus, le pas traînant, le dos voûté.)


Scène IX


RICHARD, MADELEINE, IRÈNE

Richard attend une seconde, en réfléchissant ou en rêvant, puis va à la porte par où est sortie Madeleine ; on entend la voix de la nourrice.

LA VOIX DE LA NOURRICE.
Ainsi font font font, les petites marionnettes.
Ainsi font font font,
Trois petits tours et puis s’en vont…


(Richard reste accoudé à la porte. On le voit sourire aux femmes. Puis entrent Irène et Madeleine. Irène va quasiment s’affaisser sur un canapé, le mouchoir sur la bouche, prise d’une faiblesse.)
RICHARD.

Qu’a-t-elle ?

MADELEINE.

L’émotion.

IRÈNE.

Ahl mes enfants ! Cela m’a fait bien plaisir. Comme il est beau ton petit, Richard !

RICHARD.

Il te ressemble ; on le dit.

IRÈNE.

Ah ! on le dit ? (Vivement.) Mais il a beaucoup de sa mère aussi. Il aura sa jolie figure.

MADELEINE.

Oh ! vous êtes trop aimable, madame.

IRÈNE.

Madame !… Bah ! ça viendra… Elle a été bonne, Richard, j’ai été très touchée, je tiens à vous le dire… si, si…

RICHARD.

Je ne puis t’affirmer qu’une chose, maman, c’est que tu peux te considérer ici comme chez toi… aujourd’hui, demain et toujours. Madeleine elle-même va te le dire.

IRÈNE, (se levant sans laisser à Madeleine le temps de répondre.)

Oh ! non, qu’elle ne le dise pasl Qu’elle me donne seulement son front à embrasser, cela vaudra mieux que toutes les paroles !

(Elle l’embrasse.)
MADELEINE.

Vous voyez, je pleure moi-même…

RICHARD.

Je suis bien, bien content.

(On entend sonner à la porte d’entrée.)
MADELEINE.

Allons, bon ! on sonne… Nous ne pouvons pas être deux minutes tranquilles dans cette maison. Je ne veux pas qu’on nous voie avec les yeux rouges… Venez par là.

RICHARD.

Ce ne peut être que Soubrian qui revient.

MADELEINE.

N’importe. En tout cas, entrons dans la chambre de bébé, voulez-vous ? (À Irène.) Vous préférez sans doute cela ?

IRÈNE.

Je crois bien !

MADELEINE.

Veux-tu rappeler la nounou, Richard, à qui j’avais dit de sortir… Je vais chercher un mouchoir dans ma chambre, et j’arrive. (En sortant elle laisse la porte ouverte.)

RICHARD, (la suivant et à sa mère.)

Tu viens, maman ?

IRÈNE.

Je prends mon chapeau… voilà.



Scène X


IRÈNE, seule, puis une Femme de Chambre

IRÈNE, (seule, prend son chapeau sur la table. En le prenant, elle a une espèce de long sourire mélancolique.)

Ce chapeau, ce chapeau de jeune fille… avec des roses !… Pauvre vieille, ils ont dit, la pauvre vieille !…

(Elle se regarde dans la glace avidement ; on dirait qu’elle fait en arrangeant ses cheveux le dernier geste de la femme et qu’elle ensevelit tout un passé ; on dirait que les cheveux blanchissent, que le visage se tire, sous l’effet de la volonté fixe.)
UNE FEMME DE CHAMBRE, (entrant en coup de vent.)

Madame, c’est monsieur Soubr…

IRÈNE.

Faites entrer.

LA FEMME DE CHAMBRE.
hésitant en voyant cette personne inconnue.

Mais, madame, je ne sais si je dois…

IRÈNE.

C’est juste ! Oh ! vous pouvez… Je suis la grand’mère.


FIN