Alphonse Lemerre, éditeur (p. 45-53).
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On ne peut ni supprimer le rythme du langage ni en régulariser exactement les périodes. D’une part, en effet, une diction tout uniforme aurait pour conséquence de rendre indistinctes les divisions logiques de la phrase, de la désorganiser, ce qui nuirait à la clarté ; d’autre part, une diction rythmée avec une régularité parfaite supposerait une phrase grammaticalement divisée d’une manière presque irréalisable d’après les observations précédentes, et ne pourrait, d’ailleurs, se concilier avec le rythme irrégulier prescrit à la phrase par son sens même, qui la divise logiquement. Si l’on veut faire bénéficier le style des propriétés éminemment expressives du rythme régulier, qui est plus musical que celui de la prose, force est donc de transiger avec l’un et avec l’autre, d’adopter un moyen terme. Aussi, par un compromis instinctif, les créateurs de la phonétique du vers ont-ils, en transformant la prose, renoncé à régulariser toutes les périodes du rythme de celle-ci. Ils les ont respectés en partie, les laissant se ranger par groupes spontanés, mais dans des cadres fixes, dans les périodes plus amples d’un rythme régulier, de sorte que les finales fortes de ces groupes fussent seules tenues de coïncider avec les temps forts de celui-ci, coïncidence qui détermine la place de la césure et celle de la rime. Dans les hémistiches mêmes l’oreille cherche encore, instinctivement, à régulariser le rythme ; mais si elle ne le peut elle s’y résigne, et reconnaît qu’elle y trouve avantage. Cette transaction forcée profite, en effet, au vers ; il y gagne de la variété dans son unité, ce qui l’embellit.

L’oreille aime à la fois le nouveau, qui varie son plaisir, et le rappel de ce qui lui a plu ; elle en accueille le souvenir comme le retour d’un ami. Ces deux principes de jouissance opposés se concilient dans la perception musicale pour la rendre aussi agréable que possible, grâce à un troisième principe de jouissance auditive, à savoir le rythme, qui tempère le continuel changement des sons par une constante balance de leurs durées collectives dans la mémoire, et ajoute ainsi la confiance à la surprise. Cette synthèse compensatrice invite l’ouïe à une attente dont elle lui assure d’avance et lui procure la satisfaction ; elle la charme donc sans avoir à lui demander pour être perçue aucun effort sensible, propriété esthétique par excellence et capitale dans la théorie musicale du vers.

Pour l’ouïe, en effet, la condition, non pas suffisante, mais nécessaire du plaisir relève de la loi générale du moindre effort, régissant toutes les opérations instinctives, et peut se formuler comme il suit : les impressions successives du dehors sur le nerf acoustique, si nombreuses qu’elles doivent être pour déterminer un son, ne rendent agréable la simultanéité ou le rapprochement de deux sons qu’autant que leurs mesures numériques sont entre elles dans un rapport facile à percevoir, simple par conséquent. Les nombres relatifs de vibrations des sons constitutifs de la gamme en témoignent, ainsi que la périodicité des battements de la mesure. Cette loi s’applique, nous en sommes convaincus, à la phonétique du vers pour y déterminer l’unité de mesure du rythme régulier et la place de la césure. Si nous parvenions à démontrer que tout le charme musical du vers et toute sa structure spontanée s’expliquent par la combinaison des trois principes naturels sus-énoncés, la versification aurait trouvé une discipline impersonnelle et serait soustraite aux innovations capricieuses.

Toutes les analyses précédentes nous ont préparé à tenter une formule précise des lois du rythme, tant régulier qu’irrégulier, dans le vers, c’est-à-dire à expliquer rationnellement la structure même de celui-ci. Nous pouvons d’abord définir avec exactitude la régularité du rythme. Elle consiste en ce que la durée de la période qui commence est égale à la durée de la précédente, conservée dans la mémoire, ou bien possède avec elle un commun diviseur. Quant au rythme irrégulier, la définition que nous en avons donnée plus haut peut suffire à notre objet. Dans la parole, les silences n’intéressent pas la proportion des périodes rythmiques ; un silence peut, sans en modifier les rapports, se prolonger plus ou moins, pourvu qu’il n’altère pas la netteté du souvenir des sons, car seuls les sons importent ici. D’une part, en effet, les silences entre les mots sont d’une durée minime, négligeable, et les silences entre les membres de phrase et entre les phrases ajoutent à la puissance expressive du langage sans rien ajouter aux durées consécutives du rythme. On peut, par exemple, sans atteinte à celui-ci, suspendre la diction d’un vers à la césure aussi longtemps que persiste avec netteté le souvenir purement phonique du précédent hémistiche.

C’est, nous l’avons déjà fait observer, une décision instinctive de l’ouïe, prise pour la commodité de la perception et motivée par la puissance moyenne de la mémoire auditive, qui a limité dans le vers le nombre des périodes fixes. Il a été spontanément borné à deux par le commun usage. Ces deux périodes consécutives, dont se compose la durée totale du rythme régulier dans le vers, constituent les hémistiches et forment pour l’oreille un tout, une seule et même perception embrassant à la fois l’impression présente de l’un et le souvenir encore présent de l’autre. La régularité du rythme plaît par la comparaison spontanée de ces deux éléments dans la perception collective. Mais quelle est, pour un même vers, l’unité de temps qui permet de les comparer ainsi, qui mesure les périodes du rythme régulier, c’est-à-dire les durées respectives des hémistiches ? Un vers peut être débité plus ou moins rapidement, mais, quelle que soit la vitesse de la diction, ces durées y demeurent dans un rapport qui ne saurait être arbitraire, sans quoi il n’y aurait pas de régularité possible pour le rythme. Or, d’une part, nous savons que pour un même vers, une même syllabe variant de durée selon que sa place l’y rend faible ou forte, la durée d’aucune n’y peut servir d’unité de mesure aux périodes rythmiques ; mais, d’autre part, le rythme régulier suppose un commun diviseur de leurs durées respectives ; il faut donc que la somme des durées syllabiques comprises dans l’unité de mesure rythmique soit constante. C’est effectivement ce qui a lieu. On peut le vérifier sur le vers suivant, par exemple :


Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,


où l’observation est facile, car toutes les syllabes sont comptées par les mots mêmes. Il suffit d’y considérer les trois syllabes que, le, de ; elles seront aussi faibles que la voix voudra les faire, jusqu’à devenir presque tout à fait nulles ; mais plus la voix y passera vite, plus, instinctivement, elle insistera, par compensation, sur les syllabes fortes fond et cœur, afin que la durée du second hémistiche soit égale à celle du premier, l’unité de durée étant ici la durée de chacun d’eux. Ainsi, quand le nombre de syllabes requis pour constituer un vers a été exactement compté par les doigts, l’oreille y trouve aussi son compte : elle rattrape par la durée des unes ce qu’elle perd par celle des autres.

En réalité il existe pour la versification autant d’unités de mesure rythmique différentes qu’il s’y applique d’espèces différentes de rythmes. Chaque sorte de vers a son rythme propre, régulier ou irrégulier, et chaque rythme régulier a ses modes propres de mesure. Toute unité de mesure rythmique est faite des durées inégales de plusieurs syllabes ; mais, par contre, la somme de ces diverses durées y demeure constante. Quelle que soit l’unité de mesure rythmique, unité de durée des hémistiches, elle n’est pas arbitraire, elle est prescrite par les conditions mêmes que lui impose la loi du moindre effort. Cette unité de temps est tenue de partager la durée totale du vers de manière à y rendre aisément comparables pour l’oreille les durées respectives des deux hémistiches, à lui simplifier cette opération dans les limites suffisantes pour en bannir toute conscience d’effort.