Alphonse Lemerre, éditeur (p. 37-44).
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IV




La versification est, d’une part, très favorable à cette expression en ce qu’elle est la forme littéraire la plus musicale que puisse affecter le langage ; mais, d’autre part, comme elle n’est pas spontanée, elle entre en conflit avec la phonétique normale, qui s’offre la première à l’écrivain ; elle a donc une tendance à fausser le style. On le constate aisément dans les vers composés sans aptitude ni expérience par des prosateurs excellents du reste ; leur style y est devenu étonnamment plat. Il faut un don natif, développé par un long exercice, pour s’exprimer en vers avec la même fidélité à sa pensée, avec le même air d’aisance qu’en prose. Ce qui rend la médiocrité plus odieuse dans la première de ces formes littéraires que dans la seconde, c’est que le style y perd jusqu’à la sincérité. Dans le langage des vers la maladresse fait mentir. Tandis que, en prose, la pensée moule elle-même sa forme, elle la reçoit du vers mesurée d’avance ; c’est à elle à s’y ajuster. Quand elle n’y réussit pas, elle est gênée et, par suite, aliène son caractère propre, ne semble plus ni originale ni distinguée. On devine tout de suite qu’elle a endossé un habit qui n’était pas fait pour elle. Souvent, dans l’espoir d’éviter cet inconvénient, elle préfère se travestir, surprendre, éblouir par le clinquant. Pour la pensée du vrai poète, le vers n’est ni une camisole de force ni un costume ; il est le vêtement qui lui sied, un manteau royal qu’il faut savoir draper et que la roture intellectuelle et morale ne portera jamais bien.

L’avantage du vers sur la prose rachète amplement le danger que le style y court de se fausser ; l’harmonie qui lui est propre se rapproche plus de la musique proprement dite et y gagne des ressources d’expression étrangères à la prose. La versification confère à la phrase certaines qualités phoniques empruntées à cette musique, et possède par là de plus sûrs moyens de créer pour l’oreille des attentes satisfaites et des surprises délectables. Ainsi dans le vers le rythme, étant plus régulier que dans la prose, rend l’ouïe plus exigeante et, par suite, plus sensible au plaisir qu’il lui promet et lui apporte. Les consonances, d’autre part, accidentelles et choquantes dans la prose, sont régularisées à leur tour et mises à profit dans le vers ; ce sont les rimes. Suffisantes, elles satisfont aussi des attentes qu’elles ont créées pour l’ouïe, et en outre, rares et riches, elles la surprennent agréablement.

Le son peut varier en chacune de ses qualités (intensité, hauteur, timbre) et, de plus, occuper des positions successives sur la trajectoire du temps écoulé, se déplacer plus ou moins vite dans la mémoire. Le son vocal est donc susceptible de variations intrinsèques et de plus comporte un mouvement. Or les premières peuvent servir de jalons au second, en marquer des divisions ; de là le rythme, mouvement phonique divisé en intervalles jalonnés par des variations dans la qualité du son. Chaque intervalle s’annonce à l’oreille, est mesuré d’avance et attendu par elle. Il en faut donner la raison. Dans toute phrase bien faite, la logique même de la construction fait croître jusqu’à la fin l’intérêt qui s’attache au sens ; par suite, l’animation de la parole, le mouvement de l’âme communiqué à la diction, loin d’avoir été épuisé par la période achevée, s’y est, au contraire, accéléré, et cette accélération prédétermine l’essor de la voix réservé à la période suivante. C’est pour cela qu’il en coûte toujours au lecteur ou au récitateur d’interrompre brusquement son débit ; il est obligé de retenir sa voix, qui est comparable à un mobile ayant une vitesse acquise. De là vient encore que le débit tend toujours à se précipiter, jusqu’à ce que le souffle manque et cesse de servir l’animation croissante de la pensée. Les syllabes fortes sont celles où la vitesse acquise par la voix en glissant sur les autres s’accumule périodiquement. L’art de dire consiste pour beaucoup à contenir l’essor de la voix pour ne pas accélérer le rythme au détriment de la clarté du débit. Ainsi le mouvement passionnel communique à la voix un certain essor dont elle dispose au début de chaque nouvel intervalle du rythme. Mais qu’est-ce qui prédétermine la durée de chacun ? C’est le souvenir de celle du précédent. Non pas que l’une soit toujours tenue d’être égale à l’autre ; dans le rythme de la prose, le rythme spontané, que nous visons d’abord, il suffit que l’essor de la voix fournisse au développement logique de la pensée un développement phonique de la phrase proportionné de telle sorte que celui-ci, dans chaque intervalle, ne semble à l’oreille ni trop long ni trop court relativement aux intervalles antérieurs, car l’unité même du sens de la phrase en rend toutes les parties solidaires. Dans le rythme du vers les intervalles sont prédéterminés par d’autres conditions à remplir, plus rigoureuses : ce sont les conditions du rythme régulier. Il nous faut les déterminer.

Le clavier du poète n’est pas composé de notes séparément disponibles, comme celui du musicien ; il l’est, au contraire, de groupes de sons tout assemblés. Une rapide analyse des modes de succession, des variations de mouvement qu’affectent les éléments du langage fera pressentir combien il s’y rencontre d’inégalités essentielles que le rythme doit vaincre ou s’assimiler pour se régulariser.

Le développement spontané de la phrase est un mouvement varié et discontinu. Il procède par des émissions de voix qui sont toutes distinctes, plusieurs distantes les unes des autres, et dont chacune pose un élément verbal, à savoir une voyelle, simple ou indivisément combinée avec une articulation, qui est la consonne. Cet élément, c’est la syllabe. Dans la diction d’une même phrase les syllabes ne se suivent pas toutes immédiatement et n’ont pas toutes la même durée d’émission. Elles forment des groupes séparés. D’abord elles s’assemblent en mots, et c’est dans le mot seulement qu’elles peuvent se succéder sans aucune intermittence. Les mots d’un même membre de phrase sont séparés par des silences, mais fort courts, presque nuls, car ils se distinguent assez les uns des autres par la connaissance qu’on possède déjà de chacun d’eux. Les membres de phrase qu’ils forment ont besoin d’être séparés davantage pour être distingués, parce que ces groupes-là n’ont pas de physionomie fixe et reconnaissable ; ils se renouvellent sans cesse. Leur séparation se fait par une insistance de la voix sur certaines finales, par des syllabes fortes comme nous l’avons signalé plus haut ; en outre, chaque syllabe forte est suivie de quelque silence où la voix maîtrise et reprend son essor.

Rappelons enfin que, dans les mots qui se terminent par la voyelle e (e muet), il arrive que celle-ci s’affaiblisse au point de ne presque plus être prononcée, comme, par exemple, à la fin des phrases, et de n’être plus comptée comme un son à la fin des vers, ou bien s’élide, c’est-à-dire s’absorbe entièrement dans la syllabe initiale du mot suivant, s’il commence par une voyelle.

À titre de matériaux premiers, irréductibles du langage, les syllabes fournissent une division naturelle à la durée phonique de la phrase. Ce qui dure, en effet, plus ou moins, ce sont les émissions successives de la voix, et chaque syllabe en représente une. Toutefois, aucune ne saurait servir d’unité de temps à la mesure du rythme, car la durée d’émission de voix varie pour une même syllabe selon que celle-ci y est forte ou faible. Nous aurons donc à chercher comment se mesure le rythme régulier pour le définir.