Alphonse Lemerre, éditeur (p. 29-36).
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III




La phonétique des vers, si distincte qu’elle soit de celle de la prose, en retient néanmoins une certaine partie. Avant de déterminer comment, pour obtenir l’une, il faut modifier l’autre, il importe de se faire une idée, au moins approximative, de la seconde. Une bonne prose plaît à l’oreille ; elle est harmonieuse et, à ce titre, nous avons pu l’appeler musicale. Son harmonie toutefois diffère beaucoup de la musique proprement dite. Une même voyelle, en effet, chantée avec une intensité quelconque, peut, sans rien perdre du caractère qui la distingue des autres voyelles, fournir toute la gamme ; une infinité de mélodies peuvent être composées sur les mêmes paroles. Ainsi dans la musique proprement dite les voyelles par elles-mêmes ne sont pas des notes ; chacune d’elles y demeure indépendante à la fois de l’intensité du son qui la constitue et des rapports de hauteur de celui-ci avec les sons des autres voyelles (rapports révélés par Helmholtz), c’est-à-dire que sa qualité spécifique est un timbre. Chacune représente donc un timbre distinct, s’adaptant à celui de chaque voix différente qu’elle emprunte. Le système des voyelles forme donc une sorte d’orchestre qui n’est pas essentiellement soumis à la loi de la gamme et dont les divers timbres, tout en conservant leurs mutuels rapports, subissent tous l’influence d’un commun timbre variable. Ajoutons que les consonnes, adjointes aux voyelles, en caractérisent les sons d’une manière toute spéciale, avec une netteté refusée aux modifications analogues, mais à peine perceptibles, dans les sons des instruments de musique artificiels. Ainsi l’instrument de musique naturel propre au langage, la voix humaine est bien supérieure à chacun de ceux-ci : outre, en effet, qu’elle est apte, par le chant, à produire la gamme comme eux tous, elle a l’avantage de former à elle seule une suite de sons de timbres différents, et d’affecter un même son diversement, comme nous venons de le dire. Nous avons encore à signaler le rôle de la ponctuation qui divise le discours en phrases musicales en même temps que grammaticales, et la phrase en fragments dont chacun fait sa partie dans l’ensemble harmonieux. Le rythme de ces développements phonétiques n’est pas soumis à la mesure de la musique proprement dite, et il n’est pas le même en vers qu’en prose. Nous touchons ici à la ligne de démarcation qui sépare les deux formes littéraires, et que de récentes écoles de poésie tendent inconsciemment à supprimer.

Quand on observe la diction d’un lecteur de prose, on remarque tout de suite que sa voix appuie sur certaines syllabes et passe plus légèrement et plus vite sur les autres ; c’est comme un vol avec des repos espacés. On appelle fortes les syllabes où appuie la voix, faibles celles où elle n’insiste pas. Dans la prose, les intervalles des syllabes fortes sont inégaux, uniquement mesurés par l’accélération ou le ralentissement de l’émotion chez le lecteur. Chaque membre de phrase qui offre une contribution bien déterminée au sens de la phrase entière s’achève sur une syllabe forte (la dernière de son mot final, ou la pénultième si la dernière est muette). La phrase se trouve ainsi divisée conformément à son sens, c’est-à-dire ponctuée, par des syllabes fortes principales, et les intervalles de celles-ci sont eux-mêmes divisés par des syllabes fortes secondaires dont chacune est la dernière ou la pénultième de certains mots importants. La diction est, de la sorte, accentuée plus ou moins, et par cela même nuancée, au moyen des temps d’arrêt où la voix appuie sur quelques syllabes et de ses passages sur les autres sans appuyer.

Les rapports de succession des syllabes fortes sont-ils musicaux ? En d’autres termes, l’oreille y trouve-t-elle un charme correspondant à quelque loi acoustique ? Assurément, car leurs intervalles sont rythmiques. Le rythme du langage est le lien chronique des temps d’arrêt de la voix sur les syllabes fortes, lien qui consiste dans un rapport tel entre les intervalles de ces temps que chacun de ceux-ci soit attendu de l’oreille et en satisfasse l’attente. Or l’expérience témoigne qu’une phrase bien faite offre précisément ce caractère de ne causer aucune déception à l’oreille ; aucune des divisions ne lui en paraît ni trop longue ni trop courte ; chaque membre de phrase, chaque période principale y est avec les autres en proportion, non pas strictement préfixée, mais variable dans une limite assignée par la succession des périodes précédentes. C’est cette variabilité même qui, avec l’absence de consonances régulières, distingue essentiellement la prose du vers dans la langue française.

Tout d’abord on est tenté de se demander quel avantage il peut y avoir pour le style, c’est-à-dire pour l’expression, à changer quoi que ce soit à la phonétique de la prose. Cette phonétique, en effet, est régie à la fois par le sens de la phrase et par l’émotion de l’écrivain qu’interprète le lecteur. La phrase de prose se divise selon l’ordre des idées et règle son allure sur la vivacité des sentiments ; le style en est donc adéquat à l’état psychique de l’écrivain, état sympathiquement reproduit chez le lecteur, qui le communique à son auditoire. Que demander de plus au langage ? Que peut-il gagner à modifier son régime normal ? On est d’autant plus tenté de se poser cette question que, chose remarquable, les plus récentes écoles de poésie retournent inconsciemment à la prose (du moins pour l’oreille du public) par leur curieuse recherche du mode d’expression littéraire le plus efficace. La sélection qu’ont opérée entre toutes les formes possibles du vers français les innombrables essais des poètes antérieurs, ces écoles l’abolissent comme erronée, restrictive à tort des ressources de la versification. Or il arrive que, en multipliant les espèces de vers, par cela même elles cessent de versifier. Elles ne s’en aperçoivent pas, et cela s’explique : il y a de l’harmonie dans la prose même, dans toute phrase bien faite, dans tout membre d’une pareille phrase, dans beaucoup de mots ; leur retour à la prose n’est donc pas inconciliable avec les besoins esthétiques de l’ouïe, et dès lors, si la versification a pour but de la satisfaire, n’importe quel arrangement harmonieux de mots leur semble pouvoir être considéré comme un vers à la seule condition d’être rimé et isolé, sur le papier, de ce qui le précède et de ce qui le suit. Sauf par la rime, l’art des vers ne relève plus, dès lors, que de la typographie ; certaines éditions de poésies récentes en font foi, à cela près que la majuscule initiale de chaque vers est supprimée, parce qu’elle est en usage dans les éditions des poésies arriérées et que d’ailleurs elle n’est pas indispensable pour l’isoler. Ces écoles paraissent oublier que le but de la versification n’est pas seulement de satisfaire l’oreille, que l’objet propre de cet art est de la satisfaire le plus qu’il est possible par le langage, grâce à une phonétique toute spéciale, éminemment distincte de celle de la prose, et découverte après des tâtonnements si nombreux qu’il n’y a désormais aucune chance d’y rien pouvoir innover de fondamental. Examinons donc cette phonétique et rendons-nous compte des services qu’elle rend à l’expression des états de l’âme.