Alphonse Lemerre, éditeur (p. 54-71).
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Voici les trois lois rationnelles de ce partage dérivées de celle du moindre effort et instinctivement suivies dans l’évolution historique du vers pour y assigner sa place à la césure ; des exemples tous empruntés, sauf un, au Petit Traité de Poésie de Théodore de Banville, et très bien choisis par lui, les éclairciront et les contrôleront.

Première loi.

Les durées respectives des hémistiches sont entre elles dans le même rapport que les nombres respectifs de syllabes dont ils sont composés, de sorte qu’on ne pourrait pas, dans un vers, supprimer une de celles-ci et en reporter la durée sur la suivante ; substituer, par exemple, une syllabe forte à deux faibles en ajoutant à la seconde la durée de la première. Inversement, on ne pourrait pas non plus substituer deux syllabes faibles à une forte. La raison de cette loi, c’est que la proportion fixe des nombres d’émissions de voix est une condition essentielle de la jouissance auditive au même titre que la proportion fixe de leurs durées collectives dans les hémistiches ; l’oreille aime la mesure dans la répétition comme dans la durée et ne sacrifie pas l’une à l’autre.

Cette loi se vérifie par le procédé habituel des poètes pour mesurer les vers. Ils ne considèrent que le nombre des syllabes ; l’instinct de l’oreille chez eux atteste donc que la mesure du vers français est déterminée par ce nombre.

Deuxième loi.

Dans les vers d’un nombre pair de syllabes, assez longs pour comporter un rythme régulier, la césure partage le vers de manière que les deux nombres respectifs de syllabes afférents aux hémistiches aient un commun diviseur, et l’unité de mesure du rythme est déterminée par le plus grand commun diviseur de ces deux nombres.

Moins le vers compte de syllabes, plus l’unité de durée rythmique est aisément discernable pour l’oreille. Celle-ci, afin d’en simplifier la perception dans les plus longs vers, choisit, parmi tous les partages que le vers comporte, celui qui offre l’unité de durée la plus grande, c’est-à-dire déterminée par le plus grand commun diviseur des deux nombres de syllabes constituant des hémistiches égaux ou le moins possible inégaux. Dans le premier cas, elle est marquée par la position même de la césure ; dans le second, elle n’est pas accusée par la position de la césure, mais elle en résulte.

Vérifions cette loi sur les vers d’un nombre pair de syllabes spontanément adoptés par l’usage.

Le vers de douze syllabes est évidemment soumis à cette loi, puisque la césure en répartit également les syllabes entre les deux hémistiches ; son unité de mesure est ainsi la moitié de sa durée totale, par conséquent déterminée par le plus grand commun diviseur qu’une seule césure puisse attribuer aux hémistiches en partageant ce vers. Le partage le moins inégal par une seule césure serait celui où les hémistiches auraient l’un cinq syllabes et l’autre sept ; car ainsi chacun d’eux ne différerait de la moitié du vers que d’une syllabe. Si l’oreille, instinctivement, a répudié ce partage, c’est qu’il prive le vers de tout rythme régulier (les nombres 5 et 7 étant premiers entre eux) alors qu’il en comporte un qui s’offre à elle tout d’abord comme le plus simple à percevoir, le seul d’ailleurs pour une seule césure.

Le vers de dix syllabes comporte aujourd’hui deux modes de divisions différents, l’un tout spontané où la césure se place après la quatrième syllabe, l’autre plus rare (nous dirons pourquoi) où elle se place après la cinquième.

Voici un exemple du premier mode, tiré de Victor Hugo :


L’Amour forgeait. — Au bruit de son enclume,
Tous les oiseaux, — troublés, rouvraient les yeux.


Ces vers ressortissent au second cas visé par la loi. En effet, les deux hémistiches sont inégaux, et ils le sont le moins possible, car une seule syllabe ajoutée au premier hémistiche ou retirée au second suffirait pour détruire entre eux l’inégalité. En outre, le vers a un hémistiche de quatre syllabes, et l’autre de six, nombres dont le seul commun diviseur autre que l’unité, partant le plus grand, est 2, et c’est ce nombre 2 qui détermine l’unité de mesure du rythme régulier de ce vers, car c’est le rapport de ses multiples 4 et 6 qui exprime celui des durées respectives des deux hémistiches.

Le second mode de division se rapporte au premier cas visé par la loi, en voici un exemple tiré d’Alfred de Musset :


J’ai dit à mon cœur, — à mon faible cœur :
N’est-ce point assez — de tant de tristesse ?


La césure répartit les syllabes du vers également entre les deux hémistiches ; mais comme le nombre 5 de syllabes de chacun d’eux est premier, le rythme en est forcément irrégulier, tandis que chaque hémistiche du vers de douze syllabes, divisible par 2 et par 3, comporte deux rythmes réguliers secondaires, ce qui le rend bien plus aisément perceptible à l’oreille. Il est donc naturel que la césure ne se soit pas aussi spontanément placée au milieu du vers de dix syllabes qu’au milieu de l’alexandrin.

Avec le vers de huit syllabes, qui est d’une longueur moyenne, commence la série de ceux qui n’exigent aucun arrangement préconçu de leurs syllabes pour obéir aux lois phonétiques du vers français, dérivées de celle du moindre effort. En réalité et à proprement parler, toutes les syllabes fortes d’un vers quelconque déterminent après elles une césure ; cependant, ce nom n’est donné par les poètes qu’aux points de coïncidence des temps forts du rythme régulier avec ceux du rythme irrégulier, parce que la voix accuse la césure plus nettement là qu’ailleurs, sur l’indication du sens même de la phrase, qui s’y divise naturellement. Quand nous parlons de la césure, nous entendons celle dont ils se préoccupent ; or, même en nous plaçant à leur point de vue, nous signalerons des césures dans les vers de moins de dix syllabes, où ils n’en remarquent pas ordinairement parce qu’ils sont dispensés de pourvoir eux-mêmes à les placer.

Pour composer ces vers, et particulièrement celui de huit syllabes, les poètes n’ont souci que d’accommoder le double développement, logique et verbal, de la pensée au nombre fixe des syllabes ; les divisions rythmiques, quelque place que prenne la césure, sont nécessairement conformes à ces lois par les propriétés mêmes de ce nombre. Ainsi, un corps de phrase quelconque de huit syllabes, qu’on le nomme vers ou prose, ne peut pas ne pas procurer à l’oreille, de quelque façon que se placent ses syllabes fortes, la perception la plus aisée possible, et la satisfaction la plus complète possible. En tant que vers, il offre même cette particularité de comporter, bien que ses syllabes soient en nombre pair, deux sortes de rythme irrégulier, conformes à la troisième loi énoncée plus bas.

Voici un fragment d’une strophe de Victor Hugo, offrant toutes les divisions rythmiques dont le vers de huit syllabes est susceptible :


1Ainsi — ce souvenir qui pèse
2Sur nos ennemis — effarés ;
. . . . . . . . . . . .
3Cette incompara — ble fortune,
4Cette gloir — e aux rois importune,
5Ce nom si grand, — si vite acquis,
6Sceptre uniqu — e, exil solitaire,
7Ne valent pas — six pieds de terre
8Sous tes canons — qu’il a conquis.


On pourrait, sans fausser la diction, assigner dans quelques-uns de ces vers une autre place à la césure ; dans le premier, par exemple, la placer après la sixième syllabe : « Ainsi ce souvenirqui pèse ; » mais, dans tous les cas, le nombre de huit syllabes impose à tous une coupe nécessairement conforme aux lois du moindre effort. Le vers se divise, en effet, toujours soit en deux hémistiches dont les nombres respectifs de syllabes égaux ou inégaux, mais pairs, ont un plus grand commun diviseur : à savoir 2 ou 4 (vers 1er, 5e, 7e et 8e) ; soit en deux hémistiches dont les nombres inégaux et impairs des syllabes, 3 et 5, premiers entre eux, sont le moins inégaux possible (vers 2e, 3e, 4e et 6e).

Grâce à tant de ressources de mesure, ce vers est le plus souple de tous ; il serait aussi le plus harmonieux si la période rythmique était aussi ample que dans les vers de douze syllabes.

Le vers de six jouit des mêmes propriétés, sauf qu’il ne comporte aucun rythme irrégulier ; la césure peut le diviser en deux hémistiches égaux de trois syllabes chacun, ou en deux hémistiches inégaux, mais pairs, ayant pour plus grand commun diviseur le nombre 2. C’est encore un groupe de syllabes qui ne peut pas ne pas remplir les conditions les plus favorables à l’oreille. Il est donc naturel que l’alexandrin, dont chaque moitié en est formée, se soit offert et recommandé aux promoteurs de l’évolution du langage poétique en France. Remarquons toutefois que le groupe de six syllabes commande une diction appropriée à son rôle, selon qu’il constitue un vers ou seulement un hémistiche, selon que le rythme s’achève en lui ou attend d’une période complémentaire sa résolution, car l’essor de la voix influe sur l’accentuation, et n’a pas à se ménager dans le premier cas comme dans le second. Le lecteur, pour le constater, n’a qu’à réciter les vers suivants, de Ronsard :


Nulle humaine prière
Ne repousse en arrière
Le bateau de Charon,
Quand l’âme nue arrive
Vagabonde en la rive
De Styx ou d’Achéron.


Spontanément, il accentuera en chacun d’eux la syllabe rimée (la masculine surtout), plus que s’il avait affaire à un premier hémistiche d’alexandrin. Cette observation s’applique à tout groupe de syllabes susceptible également d’être un vers ou d’entrer dans un vers.

Le vers de quatre syllabes, dont voici un spécimen, de Théodore de Banville :


L’air — illumine,
Ce front — rêveur.
D’une — lueur
Tris — te et divine.


ou bien :


Triste et — divine,


est trop court pour ne pas satisfaire l’oreille par sa division, quelle que soit la place de la césure, car celle-ci ne peut exister qu’après la première ou la seconde syllabe (celle qui rime, étant toujours forte, dispense toujours la troisième de l’être), et dans ces deux cas il se divise nécessairement en deux parts égales, ou le moins possible inégales.

Ce vers deviendrait d’une intolérable monotonie s’il avait toujours la césure en son milieu, car sa brièveté le prive de rythme irrégulier dans ses hémistiches ; par là, il démontre avec évidence toute l’utilité de la combinaison de ce rythme avec le régulier dans la composition du vers. — Le vers de deux syllabes n’existe que par la rime.

Troisième loi.

Dans le vers d’un nombre impair de syllabes, la césure se place de manière à répartir les syllabes du vers le moins inégalement possible entre les deux hémistiches. Comme, dans ces conditions, il n’y a pas, entre les nombres respectifs de syllabes afférents à ceux-ci, de commun diviseur autre que 1, le rythme est forcément irrégulier, mais l’unité de mesure en est la plus grande possible. Ce qui la détermine, c’est donc le plus grand commun diviseur approximatif entre ces deux nombres, celui qui laisse le moindre reste. Or, ce reste, l’ouïe l’utilise instinctivement pour résoudre en symétrie l’inégalité rythmique ; à cet effet, une syllabe, qui le représente, est isolée par la diction au milieu du vers entre deux syllabes de valeur différente de la sienne, de manière que les deux autres durées soient égales de part et d’autre. Ainsi, dans la versification, le rythme irrégulier est rendu symétrique, ce qui le rapproche le plus possible de la régularité, conformément à la loi du moindre effort.

Vérifions ces règles.

Le commun usage n’admet de vers à nombre impair de syllabes que ceux de sept, cinq et trois ; une seule syllabe ne fait vers que par la rime. Prenons, pour exemple du vers de sept syllabes, le fragment suivant de l’Amour mouillé de La Fontaine :


J’étais couché — mollement,
Et, contre — mon ordinaire,
Je dormais — tranquillement.
Quand un enfant — s’en vint faire
À ma por — te quelque bruit.


La césure se place toujours après la troisième ou la quatrième syllabe, c’est-à-dire, conformément à la loi, de manière à diviser le vers le moins inégalement possible, chaque hémistiche ne différant de la moitié du vers que d’une syllabe. En outre, la syllabe médiane du vers (marquée en romain) est toujours placée entre deux faibles si elle est forte, entre deux fortes si elle est faible, selon qu’elle est la dernière du premier hémistiche ou la première du second.

De même dans le vers de cinq syllabes, dont voici un exemple emprunté à Gaspard de la Nuit :


Gothi — que donjon
Et flè — che gothique,
Dans un ciel — d’optique,
Là-bas, — c’est Dijon…


la césure, se plaçant d’elle-même après la seconde ou la troisième syllabe, divise encore le vers le moins inégalement possible et la syllabe médiane est accentuée autrement que ses deux voisines.

Quant au vers de trois syllabes, il n’est point à partager plus ou moins inégalement ; il implique le rythme irrégulier au degré le plus simple possible, et n’en comporte pas d’autre.

Ainsi nous avons constaté l’application des trois lois dérivées de celle du moindre effort à la phonétique instinctive du vers tel que l’a fait une évolution rationnelle. À la lumière des mêmes principes on s’explique aisément pourquoi les vers de neuf, onze et treize syllabes n’ont pas été communément adoptés par l’oreille.

Banville cite de Scribe un morceau tout en vers de neuf syllabes à deux césures déterminant trois divisions rythmiques égales. Notre confrère Auguste Dorchain nous a signalé un exemple plus autorisé : c’est une chanson de Malherbe dont chaque couplet a ses deux premiers vers de neufs syllabes aussi, avec la même coupe. Voici l’un d’eux :


L’air est plein — d’une halei — ne de roses,
Tous les vents — tiennent leurs — bouches closes,
Et le soleil semble sortir de l’onde
Pour quelque amour plus que pour luire au monde.


Cette double césure est spontanément préférée par l’oreille à une seule après la quatrième ou la cinquième syllabe, parce qu’elle régularise le rythme ; mais, par contre, les divisions rythmiques sont trop courtes pour ne pas très vite obséder l’oreille en la frappant trois fois de suite, car la variété y est sacrifiée à la répétition. Aussi Malherbe s’est-il bien gardé de composer tout le couplet de pareils vers ; il n’y en a introduit que deux, prudence étrangère au lyrisme incontinent de Scribe. Remarquons que dans le vers de neuf syllabes il ne saurait y avoir une césure unique, située après la troisième syllabe ; les deux parts du vers seraient trop inégales pour que l’oreille n’attendît pas une césure de plus.

Onze étant un nombre premier, le rythme du vers de onze syllabes ne peut pas être régularisé. D’autre part, il ne se rythme pas symétriquement d’emblée comme, par exemple, le vers court de sept syllabes. Il devait donc être, par instinct, antipathique à l’oreille. Les vers de ce genre que cite Banville, et dont il est l’auteur, n’engagent point à les imiter et il n’a fait qu’y exercer en passant son art curieux et prodigieusement souple :


Les sylphes légers — s’en vont dans la nuit brune
Courir sur les flots — des ruisseaux querelleurs, etc.


Enfin les vers de treize syllabes qu’il cite, de lui également :


Le chant de l’Orgie — avec des cris au loin proclame
Le beau Lysios, — le dieu vermeil comme une flamme, etc.


ne l’ont pas satisfait au point de l’induire à user de ce mètre, sauf par exception et par recherche de tout le possible en versification. L’oreille y répugne par les mêmes motifs qu’au vers de onze syllabes. Quant aux vers plus longs encore, ils l’obligent à une synthèse qui la fatigue ; par suite, elle en traite instinctivement chaque hémistiche comme un vers distinct, et le rappel trop lointain de la rime ne l’en empêche pas.

Il résulte de cette analyse que toute innovation désormais tentée dans la phonétique du vers ne saurait aboutir qu’au simple démembrement d’une forme préexistante ou à un retour à la prose, à moins que l’acoustique ne change.