Réflexions préliminaires des vrais principes politiques/De la tyrannie et de ses effets désastreux

XV.

De la tyrannie et de ses effets désastreux.

Si on a vu combattre bravement des armées sous le joug des tyrans, c’est qu’elles formaient des corps qui jouissaient de certaines immunités, du privilèges, de paye et de profits qui les attachaient au service de leurs maîtres, comme les Janissaires turcs et les Mamelucks de l’Égypte ; mais quoiqu’ils fussent les supports des despotes, ils les ont souvent massacrés, ou déposés, pour avoir osé toucher à leurs privilèges.

Sans liberté il ne peut avoir de magnanimité. Si l’enthousiasme a su quelquefois inspirer d’étonnantes résolutions aux armées sous un gouvernement arbitraire, et surtout aux armées des Sarrasins, c’est qu’elles étaient animées par la passion terrible et furieuse de soumettre les autres à leurs opinions religieuses qui leur en imposaient le devoir.

Les sciences et les arts qui sont nourris, élevés, encouragés pur la liberté civile, sont opprimés, détruits, ou tenus dans un état d’infériorité par la tyrannie, qui arrête l’essor de l’industrie par les taxes, les vexations et le défaut de sécurité qu’on trouve avec elle.

Dans les grands empires de Maroc, de l’Abyssinie, de la Perse et des Indes, à peine trouve-t-on un bon architecte ; si on y voit quelques monumens remarquables, on les doit à des étrangers. L’homme, dans ces contrées que le despotisme tient dans un état de barbarie, élève à peine sa pensée au-delà du nécessaire absolu ; les moyens à employer pour se procurer les choses propres à embellir la vie et à la rendre agréable l’occupent fort peu ; sa vie s’écoule dans la satisfaction des besoins d’une vie animale.

L’ignorance des arts et des sciences, de tout ce qui est grand et bon, la pauvreté, la misère et la désolation sont le partage de ceux qui vivent sous le despotisme.

L’Égypte, qui fut la mère des arts et des sciences, où la Grèce était allée les chercher, les a perdus avec sa liberté ; et il en a été de même des Grecs sous la tyrannie. L’histoire, ou des ruines sont les seuls témoins qui attestent de leur grandeur passée.

En Asie on voit de toutes parts des villes ruinées, des villages abandonnés dans les célèbres régions de la Mésopotamie, d’Anatolie, de la Palestine et des admirables plaines d’Antiotioche. Des marécages inhabitables, des déserts, des ruines, des villages malpropres dont la plupart des maisons sont, bâties de terre, disent assez aux voyageurs que la tyrannie est venue en ces contrées les dépeupler, les désoler, et qu’elle y demeure encore.

Si le progrès est la loi de l’humanité, la tyrannie est certes son plus cruel ennemi. Le despotisme diminue, au lieu d’augmenter, détruit, au lieu d’édifier ; au lieu de faire progresser l’homme, il change la civilisation en barbarie.

Voyez les ruines de Ninive, de Babylonne, de Palmyre, de Thèbes, de Memphis. Ces cités jadis puissantes et si renommées, supérieures en étendue, en population et en richesses aux villes les plus florissantes, aujourd’hui ne sont qu’un monceau de débris que parcourent quelques pâtres isolés. Elles sont ensevelies dans le silence de la mort. Voilà où les a réduit la tyrannie.

Athènes, autrefois l’orgueil du Monde, cette ville qui occupe une si belle place dans nos souvenirs ; Athènes, si illustre dans les arts et les sciences, si long tems déchue, ne sera jamais ce qu’elle a été. Elle le doit au despotisme.

Et quel n’a pas été le sort de l’ancienne Rome, la reine du Monde, encore l’éternel objet d’admiration, à cause des richesses artistiques qu’elle renferme, et de l’immense intérêt historique de ses souvenirs ! Rome, après avoir dompté l’univers, fut, à son tour, engloutie par la conquête. Exemple imposant de la perte de sa liberté et des résultats de la tyrannie.

Le jésuite Nicolas Pimenta, qui était au Pégu il y a environ 230 ans, fait ce rapport : — Le dernier roi, dit-il, était un puissant monarque, il pouvait conduire au champ de bataille un million et soixante mille hommes, en prenant 1 sur 10 ; mais son fils, par ses guerres, ses tyrannies, ses meurtres et ses cruautés, a fait un tel carnage de ses sujets, qu’il n’en reste plus qu’environ sept mille personnes, hommes, femmes et enfans.

Quel exemple effrayant de la nature pestilentielle de la tyrannie !

Les tyrans, à la honte de l’humanité, ont placé leurs peuples au-dessous de la brute. On les a vus faire donner à leurs éléphans et à leurs chevaux les alimens qui servaient à leur nourriture, dans des plats d’or et d’argent, et contraindre les peuples à leur rendre des hommages respectueux ; témoignant par-là que ces animaux leur étaient plus chers que leurs sujets.

Vivre en sécurité, heureux et indépendant d’autrui, ce sont la fin et les effets de la liberté, l’ambition de tout homme sensé ; et comme le bonheur est le résultat de l’indépendance, que cette indépendance ne peut se procurer que par la propriété, ces bienfaits ne peuvent être assurés et garantis que par la liberté, par les lois émanant du consentement national, et qui ne peuvent être rappelées que par lui. Ces avantages ne sont que les dons et les conséquences de la liberté, ne peuvent réellement se trouver que dans les pays libres, où l’usurpation des droits des citoyens est sévèrement punie ; où le peuple n’est assujetti qu’aux lois passées constitutionnellement par des législateurs qu’elles assujettissent également ; où tous les employés publics sont revêtus du pouvoir par le peuple, ou par ses députés qui sont responsables de tous leurs actes.

Le bien ne peut se trouver hors des causes qui le produit ; conséquemment tous les bienfaits de la liberté se perdent avec elle ; et tous les maux de la tyrannie en sont les compagnes inséparables.