Réflexions préliminaires des vrais principes politiques/De la liberté et de ses heureux résultats

XIV.

De la liberté et de ses heureux résultats

La liberté est un droit inaliénable qui appartient à tout le genre humain. Tous les gouvernemens, sous quelque forme qu’on les administre, doivent être administrés pour le bien de la société ; s’ils sont autrement régis, ils cessent d’être des gouvernements, ils deviennent des usurpations. Le gouvernement d’un peuple libre est sous l’empire de restrictions exprimées dans la constitution ; elles sont la sauve-garde contre l’usurpation. Tout empiétement du pouvoir exécutif sur ces restrictions doit être arrêté, comprimé, et son auteur puni sévèrement.

Tous les hommes sont nés libres dans l’ordre de la nature ; la liberté est un don qu’ils reçurent de Dieu même. L’usurpation ne donne aucun droit sur un peuple ; elle ne peut autoriser l’altération, et moins encore l’abrogation des principes fondamentaux du gouvernement en lui même ; ou donner le droit de faire des moyens de préservation, des moyens de tyrannie. Le droit de la suprême magistrature ne provient seulement que du droit de l’individu de se défendre lui-même, de s’opposer aux injures, aux torts qui lui sont faits, et de punir ceux qui les commettent : ce droit étant transmis pour tous à un pouvoir représentatif, son autorité ne s’étend pas au-delà de ce que demande l’avantage et la sécurité de la société. Dans l’exécution de sa charge, ses actes sont extrajudiciaires, aussi bien que ceux de tout officier public subalterne usurpant un pouvoir illégal ; c’est-à-dire, qu’ils sont frappés de nullité ; et tout homme doit être responsable du mal qu’il a fait ou qu’il a causé. Un pouvoir pour faire le bien ne peut jamais devenir une autorisation au mal. Mais qui doit être juges si le magistrat suprême agit avec injustice ? Ceux qui ont déposé ou laissé en ses mains le dépôt, sacré dont il est le gardien.

Les gouvernemens, institués par les hommes pour leur bonheur, ne doivent se proposer que le bien de tous. Dans tout bon gouvernement les relations de seigneur et de slaves, de volonté arbitraire et de soumission aveugle ne peuvent exister ; les seules relations qui s’y trouvent sont celles de bienfaisance et de gratitude, de mutuelle affection, de mutuelle assistance.

Toutes les pages de l’histoire n’offrent que bien peu d’exemples d’hommes revêtus de grands pouvoirs qui n’en aient pas abusé lorsqu’ils l’ont pu faire impunément. Les exemples du passé doivent être des avertissemens salutaires pour le présent. Les actes des chefs des nations ne sauraient être trop surveillés ; sur eux les yeux doivent toujours être ouverts.

Le meilleur moyen, en politique, pour conserver la liberté publique est, de suivre la rotation de magistrature avec les hommes appelés à être les serviteurs du peuple. La société en limitant l’exercice du pouvoir à un tems qui ne suffit point à l’accomplissement des vues ambitieuses nuisibles à sa sécurité, par là en détruit les moyens, et trouve des hommes plus zélés à promouvoir l’intérêt général.

Des investigations sur la nature et l’étendue de la liberté, des avantages qu’elle produit, et des effets désastreux que cause la tyrannie, Sont dignes des méditations du philosophe et du citoyen. Voyons.

La liberté, bien entendue, est le pouvoir que tout homme a sur ses actions personnelles, son droit de jouir des fruits de son labeur, de son industrie, de penser et d’exprimer ses pensées, de se livrer, ou matière de religion, aux inspirations de sa conscience, tant, toutefois, que cette liberté d’action ne nuit pas à la société ou à aucun de ses membres. Les fruits d’une honnête industrie en sont une juste récompense ; et l’homme doit, avec les restrictions que nous avons posées, en être le seul arbitre.

On ne peut, sans usurpation, attenter à la liberté des actions individuelles et à la jouissance de la propriété.

Entrer dans la société politique n’est pas, pour cela, se départir de ses droits naturels, mais chercher, par une assistance et protection mutuelle, à s’assurer la garantie de leurs jouissances ; et telle doit être l’unique fin de toute société raisonnable et bien constituée.

Pour mettre en pratique cette protection est établie l’autorité exécutive, revêtue du pouvoir par des lois consenties, pour défendre l’innocent contre la violence, et pour punir les infracteurs de la loi. À l’existence de l’autorité on ne peut attribuer d’autre prétexte. Pour parvenir à cette fin désirable, aux pouvoirs législatif et exécutif sont confiées les forces unies de la communauté, et ils sont autorisés à disposer d’une partie nécessaire de la propriété de chaque citoyen, pour. subvenir aux dépenses indispensables au fonctionnement de l’œuvre de la conservation de la communauté entière, de la défense des droits politiques et civils de tous ses membres en général, et de chacun d’eux en particulier, contre les empiètemens domestiques ou étrangers. Ici se trouvent les limites du pouvoir de l’autorité, qui trahit ses devoirs en les outre-passant. Par les lois de la société, ceux qui exercent le pouvoir sont plus bornés et plus restreints dans la jouissance de leur liberté d’actions personnelles que ne le sont les autres citoyens, qui doivent être entièrement libres en ce qui les concerne, quand les hommes chargés des affaires du peuple sont assujettis à de nouveaux devoirs, et n’ont le maniement du pouvoir que pour la sécurité publique ; ils sont les serviteurs de la société, et ils doivent répondre à ses fins par le sacrifice de leur liberté individuelle.

Admettre que les intérêts de la majorité seulement doivent être consultés, c’est adopter une fausse notion politique qu’inspirent l’injustice et l’égoïsme ; car dans la société tout citoyen à un droit égal à la jouissance et à la défense de sa propriété ; autrement ce serait le droit du plus fort, et le plus grand nombre pourrait asservir la minorité, s’emparer de ses biens ; alors, au lieu d’une société où tout citoyen paisible est protégé, elle devient une conspiration de la majorité contre la minorité. La conspiration aux États-Unis des blancs contre la liberté des nègres, et l’esclavage qui en résulte, est une tache honteuse que l’on voit obscurcir l’éclat des étoiles de la République américaine.

Ainsi, le gouvernement civil est une restreinte partielle imposée par les lois et la société sur la liberté naturelle et absolue, qui, sans frein, deviendrait licencieuse ; et la tyrannie est une restreinte illimitée imposée à la liberté naturelle par la volonté d’un seul ou de plusieurs. L’autorité, parmi un peuple libre, est l’exercice du pouvoir pour la sécurité générale ; la tyrannie opprime une nation pour le bien de l’autorité. Un gouvernement libre protège le peuple dans ses libertés par des règles stables ; la tyrannie enchaîne à l’indépendance arbitraire d’un seul, ou de plusieurs hommes, les libertés de tous.

L’amour de la liberté est un besoin si fortement implanté dans la nature de toute créature humaine, que même le désir de la préservation personnelle, qui est le plus puissent des désirs, ne peut arrêter l’homme dans sa course pour en jouir.

Où règne la tyrannie la vie est précaire, toujours misérable, et souvent insupportable. La liberté est de vivre selon sa volonté bien réglée ; l’esclavage est d’être à la merci d’un autre ; et pour celui qui peut endurer une vie d’esclave, c’est être dans un état d’incertitude, être souvent dans l’appréhension des effets de la malice et de la violence, et même d’une mort tragique.

La passion dans les hommes pour une sage liberté leur inspire toutes les vertus, et les transforme en des hommes qui ressemblent peu aux peuples sous les sceptres des tyrans. On vit de petites armées grecques et romaines mépriser des légions d’esclaves ; des millions de ces malheureux dans les chaînes ont été souvent battus et conquis par quelques milliers d’hommes libres. Lucullus, à la tête de quatorze mille hommes, mais des romains, sur le point de combattre Tygrane, commandant une armée formidable de quatre cent mille hommes, quelques officiers lui représentèrent le nombre prodigieux des ennemis : peu importe, dit-il, le lion ne s’informe jamais du nombre des moutons. Et les Romains n’eurent qu’à se montrer pour les tuer et les poursuivre ; ils ne purent s’empêcher de se divertir à la vue de la fuite ridicule et précipitée de ces lâches esclaves de la tyrannie.

L’éducation altère et change la nature de l’homme. L’esclave, sous le joug de l’oppression, ne peut être enflammé du courage patriotique de l’homme libre.

La tyrannie est la cause de toutes les cruautés, de toutes les corruptions, de tous les vices, de toutes les bassesses, de toutes les injustices, de toutes les misères et de l’ignorance ; la liberté, au contraire, est l’élément des lumières, des vertus et des actions les plus sublimes ; c’est la source du bonheur humain.

Posséder, avec sécurité, les produits de son industrie, est le stimulant le plus puissant, et le plus raisonnable pour être industrieux ; et être capables de pourvoir aux besoins de ses enfans, est le meilleur motif de les engendrer. Mais ou la propriété est précaire, le travail languit. Le privilège de penser, de dire, de faire ce qui nous plait, de devenir le plus riche que, l’on peut, sans autre restriction que de ne pas nuire au bien public et au bien particulier, sont les glorieux apanages de la liberté, dont les effets sont de vivre sous un bon gouvernement avec aise et sûreté.

Le bonheur d’un peuple est toujours en proportion de la liberté dont il a la jouissance. Sa prospérité est inséparable de la liberté.

Les bienfaits de la liberté sont admirables et immenses.

On lui doit les vertus civiles et politiques, le bonheur, la propagation des connaissances, le perfectionnement de la civilisation et de la morale, l’amélioration des arts et des sciences.

Quant à la tyrannie elle produit nécessairement la méchanceté, la bassesse, la corruption, la misère, et la destruction de tout ce qui est bon, désirable, noble, propre au bien être de la nature humaine ; elle est l’ennemie irréconciliable de tout ce qui est juste, de tout ce qui peut promouvoir le bonheur social.

La liberté établie, garantie une équitable distribution de la propriété et de la justice. Comme la rapine est l’œuvre de l’oppression, la justice est fille de la liberté, la gardienne de l’innocence, la terreur du vice ; et quand la renommée, l’honneur, et d’autres précieux avantages sont les récompenses de la vertu, on l’estime, on l’aime, on la recherche.

Les lois qui encouragent la vertu sont des lois stables, générales et impartiales, qui tirent leur force du consentement mutuel, et dont la fin est l’intérêt de tous ; elles déterminent la liberté d’action et le pouvoir de chacun ; elles mettent dans leur intérêt l’honnêteté et l’équité. Dans les contrées où la liberté est solidement établie et les lois fidèlement exécutées, chacun trouve son avantage à traiter autrui comme il veut en être traité lui-même : l’honneur et les profits accompagnent la droiture ; mais les châtimens frappent les injustes et les oppresseurs. Tous les intérêts publics et particuliers se donnent amicalement la main, pour assurer et promouvoir le bien être général de la société, et le développement du bonheur de chacun de ses membres.

Les lois de la tyrannie, loin de là, s’appuient sur la force des bayonnettes ; la volonté arbitraire les créant, elles sont variables comme l’humeur, les passions du tyran de qui elles émanent, et elles portent l’empreinte de sa cruauté ; tout ce qui est sous son pouvoir destructeur en atteste.

Voyez les jardins du monde, les fertiles et charmantes contrées de l’Asie Mineure, jadis où régnait la liberté sur des peuples nombreux, polis et heureux ; elles sont maintenant presque sans culture, habitées par quelques misérables esclaves, traînant à leur suite les chaînes que leur imposes la protection paternelle du grand Sultan. Ainsi, les lois des tyrans ne sont pas des lois, mais des actes barbares de leur volonté, communément établies par la rage ou la folie, exécutées par des sbires. Et comme il est de leur essence de produire le mal, toutes les sortes de maux concourent à les supporter.

Les lois naturelles de l’homme sont inaliénables, imprescriptibles ; elles ne peuvent jamais être abrogées entièrement par des lois positives. Pour que le despotisme se maintienne, il faut que l’homme cesse d’être homme, qu’il ait été dégradé, dans l’ignorance et la stupidité ; que son corps ait été enchaîné, son esprit trompé, son âme avilie ; que l’épée de Damoclês soit constamment suspendue sur sa tête, et son intelligence rabaissée par la pauvreté, avant que l’oppresseur, qui dégrade l’humanité, puisse impunément couvrir la terre d’impostures, d’oppressions, de cruautés, de déprédations et de toutes sortes d’horreurs, pour satisfaire ses passions criminelles, ses plaisirs brutaux. La force, la cruauté, la terreur sont ses auxiliaires indispensables.

Les lois de Dieu, de la raison et de la préservation, imposent le devoir impérieux et sacré de la destruction de la tyrannie.

Le commerce étendu et la puissance maritime ne peuvent subsister que par la liberté. L’opposition et la violence les affaiblissent et les tuent. Le commerce ne se fixe qu’où il reçoit la réception de bien venue ; sa vie est si délicate qu’il ne peut exister sous l’influence de l’air empesté par la tyrannie ; l’attouchement de l’épée lui ôte la vie. Là où il reçoit protection et encouragement, par ses effets bienfaisans, il transforme les déserts et les forêts en champs fertiles, les villages en grandes cités, les maisonnettes en palais, et donne aux nations les richesses, les flottes et le courage.

Il est absolument impossible que, de la nature d’un gouvernement arbitraire, violent, monopoleur et exacteur, il puisse jouir, sous lui, de l’encouragement, de la protection et de la sécurité dont il ne peut se passer dans ses développemens. Aussi est-il évident que le commerce ne peut long-tems subsister sous un gouvernement oppresseur ; et il y a une connection si intime entre le commerce et la puissance maritime, que celle-ci ne peut jamais arriver à un haut degré de force et se maintenir sous un gouvernement tyrannique.

Les vrais marchands sont les citoyens du monde, là est leur contrée où ils peuvent jouir en paix des produits des travaux de leur industrie ; tout ce qu’ils peuvent gagner sous un gouvernement arbitraire est mis en sûreté dans les pays libres qu’ils enrichissent d’autant.

Dans les contrées où le commerce est encouragé, on voit un grand nombre de courageux marins, formés aux dangers du métier, à la fatigue, aux courses éloignées, aux hasards, qui, chaque jour, ajoutent, par leurs généreux efforts, de nouvelles sources aux richesses et au pouvoir de leurs pays ; ils font briller, chez les nations les plus lointaines, l’honneur et la gloire de leurs Patries, sans qu’ils soient une charge publique. En tems de guerre ils sont toujours de braves défenseurs de leurs pays.

Aucun monarque n’a jamais été assez puissant pour tenir constamment à sa solde autant de marins que paie le peuple d’un pays commerçant, pour faire les dépenses et pouvoir à l’entretien de ses vaisseaux marchands.

Les gouvernemens despotiques qui ont été très puissans sur la terre, n’ont jamais pu étendre leur empire sur l’océan, tout leur pouvoir est venu se briser contre le trident de Neptune ; car, quoique de grands et vigoureux efforts aient été faits par les tyrans du genre humain pour subjuguer l’empire de la mer à leur ambition et à leur pouvoir, impuissans, ils ont toujours échoué dans leurs tentatives. La puissance maritime durable est l’apanage des états libres.

Le petit état libre d’Athènes, par son pouvoir naval, a pu seul, s’opposer à l’accroissement des grands monarques de la Perse, et défaire leurs flottes, après même que le territoire et la capitale de cette petite république fussent devenus la proie des Perses vainqueurs.

La seule ville de Venise, par sa marine, a fait trembler l’empire Ottoman. En l’année 1756 il eut un tel échec aux Dardanelles, que, dans la consternation générale, les Turcs crurent que l’empire touchait à sa fin ; et si les Vénitiens eussent poursuivi leur victoire, ils auraient chassé les Ottomans de Constantinople et même de l’Europe ; car le Grand Seigneur épouvanté, s’était déjà préparé à fuir en Asie.

La petite Île de Rhodes, renfermée dans les domaines Ottomans, se défendit plusieurs siècles, par sa force navale, contre tout le pouvoir du Sultan ; et ce furent avec de grandes difficultés, de nombreux hasards, d’énormes dépenses qu’il parvint enfin à chasser ses habitans à l’Île de Malte, où ils ne cessèrent de braver sa puissance et de vivre aux dépens de ses sujets.

Les vertus militaires naissent, et sont supportées seulement par la liberté.

Dans les pays libres les peuples combattent pour leur propre défense ; mais dans les contrées sous la tyrannie, il est indifférent aux peuples, quant aux résultats, qui en sera les vainqueurs et les maîtres ; aussi lorsque l’armée d’un tyran est vaincue, il n’a plus de ressource à espérer ; ses sujets n’ayant ni les armes, ni le courage, ni la raison pour le défendre, il n’a de support que dans la seule force des armées qu’il s’est créées pour lui servir d’instrumens de tyrannie, et qui reçoivent leur part des déprédations commises. En combattant pour lui, elles combattent pour elles-mêmes, et sont quelquefois courageuses pour leur propre intérêt ; mais le pauvre peuple, tyrannisé par lui, ne peut s’intéresser à ses succès, qui le rendent souvent plus insolent, plus cruel et plus exigeant.

Le citoyen libre combattra courageusement pour la défense de sa Patrie en danger ; son intérêt personnel lui en fait un devoir. Il aime son pays, sa nationalité, sa constitution, les droits qui lui sont garantis, la jouissance de sa propriété ; et pour défendre sa famille et son foyer domestique, pour conserver tous les bienfaits dont il est en possession, il ne craindra pas d’exposer sa vie avec énergie et persévérance.

Pour ces raisons, de petits États libres ont conquis de puissantes monarchies, et repoussé les attaques des plus grands potentats.

Les petites armées grecques, comme les armées romaines sous la république, ne tinrent jamais compte de leurs nombreux ennemis.

À l’époque que Cyrus fit la guerre à son frère Artaxerxès pour la couronne, treize mille grecs auxiliaires qui le soutenaient, mirent en déroute l’armée de l’empereur, forte de neuf cent mille hommes, et gagna la victoire pour Cyrus, s’il eut survécu à la bataille. Mais quoiqu’ils eussent perdu le prince pour qui ils combattaient, et ensuite Clearchus, leur général, qui, avec plusieurs autres officiers, furent traîtreusement assassinés par les perses, dans un pourparler où ils les avaient attirés ; quoiqu’ils fussent dans une grande détresse, destitués d’argent, de chevaux et de provisions, dans le cœur d’une contrée lointaine et ennemie, harcelés par une grande armée de quatre cent mille hommes, qui cherchaient à leur couper la retraite ; néanmoins, ces braves soldats, commandés par le fameux Xénophon, ne laissèrent pas d’effectuer, avec ordre, une retraite de deux mille trois cents milles, passant sur le corps de leurs ennemis à travers leurs provinces, en dépit aussi d’une vaste multitude de perses qui cherchaient à les arrêter dans leur marche.

Ensuite, un peu après, on vit Agésilas envahir le grand empire des perses avec dix mille guerriers d’infanterie et quatre mille de cavalerie ; il fit tout fuir devant lui ; il effectua la défaite des forces asiatiques si aisément, qu’à peine fut-il gêné dans sa marche triomphante ; il subjugua leurs provinces et leurs villes, en s’y montrant pour en prendre possession ; et s’il n’avait pas été rappelé pour défendre sa propre ville contre la confédération des autres villes grecques, ennemies bien plus redoutables que les grandes armées du grand monarque, il est très probable que ce brave Spartiate se serait rendu maître de cet empire.

La petite ville de Tyr fit plus de résistance à Alexandre, et lui coûta plus de travaux et de peine pour la prendre, que pour conquérir les grandes monarchies de l’Asie ; et quoique, aprés s’en être rendu maître, il réduisit tout en cendre, fit massacrer huit mille tyriens dans leur ville, exécuter deux mille de plus, et vendre le reste comme esclaves, quelques uns des citoyens s’étant échappés du carnage, avec leurs femmes et leurs enfans, se réfugièrent à Carthage, une de leurs colonies, pour y fonder cette fameuse république qui devait être la rivale de la République Romaine, et faire, un jour, trembler Rome dans sa capitale.

D’autres tyriens, ayant été sauvés, durant le siège, par leurs voisins les Sidoniens, ne se découragèrent point, ils retournèrent rebâtir l’ancienne ville de Tyr qui, vingt ans après, devait supporter un siège de quinze mois contre Antigone, l’un des plus grands successeurs d’Alexandre, qui ne put s’en emparer qu’à des conditions honorables.

Tels sont les admirables et puissans effets qu’enfantent le pouvoir de la liberté et du commerce.

Des Romains, animés de l’esprit de valeur que donne la liberté, conquirent, sans peine, toutes les nations esclaves du monde connu. Au contraire, la conquête des contrées libres leurs coûtèrent de grands travaux, beaucoup de patience et de persévérance, de grandes difficultés et des torrens de sang ; et ils éprouvèrent des défaites avant de pouvoir obtenir une victoire décisive. Les Équitains, les Toscans, et surtout les Samnites, défendirent leurs pays avec énergie ; ils défirent des légions romaines, et ne furent conquis qu’après avoir été en grande partie exterminés et réduits à un extrême épuisement.

Mais quand les Romains furent en guerre contre de grands monarques, qui tyrannisaient leurs peuples, ils n’eurent qu’à tirer leurs vaillantes épées pour rester maîtres des champs de bataille. On vit deux ou trois légions de Romains mettre en déroute des armées de trois à quatre cent mille hommes. Une seule bataille leur gagnait souvent un royaume, et quelquefois deux et trois.

Antiochus fut si effrayé d’une seule escarmouche contre Acilius aux Thermopyles, qu’il s’enfuit en Grèce, et abandonna tout ce qu’il possédait aux romains. Ayant été battu après par Scipion, le frère de l’Africain, il leur livra tous ses royaumes et territoires en deçà du Mont-Taurus.

Paul Émile, par une bataille contre Persé, se rendit maître de la Macédoine.

Tigrane, Ptolomé et Syphax, tous des monarques de grands royaumes, furent vaincus plus facilement encore. De sorte que les grands royaumes de l’Asie, de l’Égypte, de la Numidie et de la Macédoine causèrent moins de pertes aux romains que la province stérile, des samnites.

Les seuls ennemis intrépides qu’eurent les romains, furent toujours des peuples libres, dont les plus redoutables étaient les Carthaginois. Hannibal seul, les battit plus souvent et leur tua plus de guerriers en bataille, que tous les grands rois ne l’avaient pu faire. Cependant, malgré leurs pertes et leurs défaites répétées, quoique les Carthaginois eussent détruit deux cent mille romains, plusieurs de leurs meilleurs généraux ; quoiqu’en même tems, leurs armées, commandées par les deux braves Scipions, furent taillées en pièces, et qu’ils eussent souffert de grandes pertes en Sicile et sur la mer, ils ne succombèrent jamais, ni ne manquèrent de soldats, ni leurs guerriers de courage ; et quant à de grands généraux, ils en avaient en plus grand nombre et de meilleurs qu’auparavant. Ayant vaincu Hannibal, ils conquirent bientôt le monde.

L’amour de la liberté enfante les héros. Il en est ainsi parmi tous les peuples libres, dans tous les tems et dans tous les lieux.

Dans les états libres, tout homme étant soldat au besoin, par la guerre il devient bientôt un bon militaire.

Il en est autrement dans les États despotiques, où l’on ne donne à des slaves l’esprit et la discipline militaire, qu’on les dégradant par des coups de cane, de fouet et de Knout ; ce sont plutôt des machines que l’on dresse à sa volonté que des hommes ; ils sont dépourvus des vertus qui font les héros.

Comme il faut beaucoup plus de tems pour former ces soldats-machines, on n’en répare la perte qu’avec difficulté ; les défaites leur sont beaucoup funestes qu’aux soldats-citoyens. Le tyran qui a perdu son armée, a tout perdu.

Du moment que les Romains perdirent leur liberté, leurs vertus militaires cessèrent, et leur valeur se montra ensuite à peine.

Au commencement du règne d’Auguste les plus braves citoyens périrent dans les guerres civiles, où une multitude de romains furent tués avec Brutus, Cicéron et Cassius ; et, par des proscriptions sanguinaires qui suivirent, les plus dévoués défenseurs de la liberté furent indignement massacrés par les soldats et les satellites du tyran, qui, ayant assujetti le monde, ne fut seulement entouré que de flatteurs, de favoris et de viles créatures du pouvoir ; alors la liberté devint une ombre vaine, et son esprit s’enfuit. Ayant détruit tant de courageux romains, et abaissé les autres sous les chaînes de l’esclavage et de la corruption, Auguste sentit la difficulté de former une armée romaine, et il eut à déplorer la perte de ses légions sous Varus dans la Germanie.

Ses successeurs furent pires ; ils menacèrent détruisirent tout ce qui avait l’apparence de la vertu et de la bonté ; et dès le règne de Tibère, cet empereur, d’après Tacite, n’ignorait pas que son empire était plus supporté par la grandeur de la réputation des romains, que par une force réelle qui ne faisait que s’affaiblir chaque jour.

Les Romains n’étant plus des hommes libres, la plupart de leurs gouvernemens se trouvèrent dans un état continuel d’oppression et de massacres. Les tyrans les gouvernaient, et les soldats élevaient et gouvernaient ces tyrans ; ils les massacraient s’ils n’étaient des bourreaux.

Quant aux vertus militaires, elles n’existaient plus : les bandes prétoriennes étaient des troupes de bourreaux ayant l’Empereur à leur tête ; l’Italie et les provinces souffraient d’épuisement ; le peuple romain représentait une populace corrompue, paresseuse et débauchée, qui s’occupait peu de ceux appelés au pouvoir ; aussi se contentait-elle de demander du pain et des spectacles. Les armées des provinces, composées de troupes étrangères stipendées, il ne se trouvait pas une armée romaine dans l’Empire romain. Germanicus, qui fut mis à mort par Tibère, et Corbulo par Néron, furent les derniers romains distingués. Après Vespasien et Titus, tous les empereurs romains de bravoure remarquable, furent des étrangers ; et toutes les victoires qu’ils gagnèrent, ils les durent aux étrangers, troupes mercenaires qui, à leur gré, élevaient ou massacraient leurs empereurs. Enfin, plusieurs nations finirent par démembrer, en divers gouvernemens, ce puissant empire qui avait été l’admiration, le maître et la terreur du monde.

Il est à remarquer que les nations qui conquirent les provinces romaines, quoique presque toujours en guerre entre elles, n’eurent rien à redouter des romains.