Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 21

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 110-111).

CHAPITRE XXI.
QUE LA CLASSE LA PLUS NOMBREUSE DES FRANÇAIS DOIT ÊTRE SATISFAITE DE LA CHARTE.

Ceci n’a plus besoin d’être prouvé. Tout ce que nous avons dit le démontre suffisamment : la Charte nous fait jouir enfin de cette liberté que nous avons achetée au prix du plus pur sang de la France. Elle donne un but à nos efforts, elle ne rend pas vains tant de malheurs et tant de gloire ; en investissant l’homme de sa dignité, elle ennoblit nos erreurs. Chacun peut se justifier à ses propres yeux, chacun peut se dire : « Voilà ce que j’avois désiré. Les droits naturels sont reconnus ; tous les François appelés aux emplois civils, aux grades militaires, à la tribune des deux chambres, peuvent également s’illustrer au service de la patrie. » Ce n’est point une espérance, c’est un fait. Et tel homme qui peut se dire aujourd’hui : « Je suis pair de France sous le roi légitime, » doit trouver que la Charte est déjà une assez belle chose, et qu’il est un peu différent d’être pair sous Louis XVIII ou d’être sénateur sous Buonaparte.

Qu’auroient pu attendre les vrais républicains dans l’ordre politique que la restauration a détruit ? L’égale admission aux places, aux honneurs ? Ils en jouissent sous le roi légitime, ils n’en auroient jamais joui sous l’étranger. Déjà les distinctions les plus outrageantes étoient établies. Il étoit plus difficile d’approcher du dernier subalterne du palais que de pénétrer aujourd’hui jusqu’à la personne du monarque. Ceux qui ont voulu sincèrement la liberté doivent bénir la Charte. Pouvoient-ils raisonnablement espérer un résultat aussi heureux de leurs efforts et de nos discordes ? Quel seroit l’homme assez insensé pour rêver la république après l’expérience ? L’étendue de la France, le génie de la nation, mille souvenirs odieux ne s’opposent-ils pas d’une manière invincible à cette forme de gouvernement ? Quiconque trouveroit qu’il est esclave avec la représentation des deux chambres, qu’il est esclave avec le droit de pétition, avec l’abolition de la confiscation, avec la sûreté des propriétés, l’indépendance personnelle, la garantie contre les coups d’État, prouveroit qu’il n’a jamais été de bonne foi dans ses opinions, et qu’il ne sera jamais digne d’être libre.