Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 20

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 105-110).

CHAPITRE XX.
QUE LE NOUVEAU GOUVERNEMENT EST DANS L’INTÉRÊT DE TOUS. SES AVANTAGES POUR LES HOMMES D’AUTREFOIS.

Il nous en a coûté beaucoup pour démontrer à des hommes dignes de tous les respects qu’ils ne peuvent pas obtenir ce qu’ils désirent. Nous regrettons peut-être autant et plus qu’eux ce qui a cessé d’exister ; mais enfin nous ne pouvons pas faire que le xixe siècle soit le xvie, le xve, le xive. Tout change, tout se détruit, tout passe. On doit pour bien servir sa patrie se soumettre aux révolutions que les siècles amènent, et pour être l’homme de son pays il faut être l’homme de son temps. Hé ! qu’est-ce qu’un homme de son temps ? C’est un homme qui, mettant à l’écart ses propres opinions, préfère à tout le bonheur de sa patrie ; un homme qui n’adopte aucun système, n’écoute aucun préjugé, ne cherche point l’impossible, et tâche de tirer le meilleur parti des éléments qu’il trouve sous sa main ; un homme qui, sans s’irriter contre l’espèce humaine, pense qu’il faut beaucoup donner aux circonstances, et que dans la société il y a encore plus de foiblesses que de crimes : enfin, c’est un homme éminemment raisonnable, éclairé par l’esprit, modéré par le caractère, qui croit, comme Solon, que dans les temps de corruption et de lumière il ne faut pas vouloir plier les mœurs au gouvernement, mais former le gouvernement pour les mœurs.

Notre Charte constitutionnelle a précisément ce dernier caractère ; il nous reste à montrer qu’elle est également favorable aux intérêts des sujets et du monarque.

Nous dirons à la noblesse[1] : De quoi pouvez-vous vous plaindre ? La Charte vous garantit tout ce qu’il y avoit d’essentiel dans votre ancienne existence. Si elle n’a pu faire que vous jouissiez de quelques droits depuis longtemps détruits dans l’opinion avant de l’être par les événements, elle vous assure d’autres avantages. Vous occupiez les places d’officiers dans l’armée : eh bien, vous pouvez encore les remplir ; seulement vous les partagerez avec les François qui ont reçu une éducation honorable. On ne vous fait en cela aucune injustice : il en étoit ainsi autrefois dans la monarchie. Aux yeux de nos rois, le premier titre d’un guerrier étoit la valeur. « Pour être faits chevaliers, dit du Tillet, ils ont toujours choisi le chevalier le plus renommé en prouesse et chevalerie, et non celui qui est du plus haut lignage, n’ayant égard qu’à la seule vaillance[2]. »

Autrefois, quels étoient l’espoir et l’ambition d’un gentilhomme ? De devenir capitaine après quarante années de service, de se retirer sur ses vieux jours avec la croix de Saint-Louis et une pension de 600 francs[3]. Aujourd’hui, s’il suit la carrière militaire, un avancement rapide le portera aux premiers rangs. À moins d’une étrange faveur ou d’une action extraordinaire, un cadet de Gascogne ou de Bretagne seroit-il jamais devenu sous l’ancien régime colonel, général, maréchal de France ? Si, réunissant toute sa petite fortune, il faisoit un effort pour venir solliciter quelque emploi à Paris, pouvoit-il aller à la cour ? Pour jouir de la vue de ce roi qu’il défendoit avec son épée, ne lui falloit-il pas être présenté, avoir monté dans les carrosses ? Quel rôle jouoit-il dans les antichambres des ministres ? Qu’étoit-ce, en un mot, aux yeux d’un monde ingrat et frivole qu’un pauvre gentilhomme de province ? Souvent d’une noblesse plus ancienne que celle des courtisans qui occupoient sa place au Louvre, il ne recevoit de ces enfants de la faveur que des refus et des mépris. Ce brave représentant de l’honneur et de la force de la monarchie n’étoit qu’un objet de ridicule par sa simplicité, son habit et son langage : on oublioit que Henri IV parloit gascon, et que son pourpoint étoit percé au coude.

Le temps de ces dédains est passé : dans les provinces, vous gentilshommes, vous jouirez de la considération attachée à votre famille ; à Paris, vous entrerez partout, en entrant dans le palais de vos rois. Une carrière immense et nouvelle s’ouvre pour vous auprès de cette ancienne carrière militaire qui ne vous est point fermée. Vous pouvez être élus membres de la chambre des députés : redoutables[4] à ces ministres qui vous repoussoient autrefois, vous serez courtisés par eux ; devenus pairs du royaume, appelés peut-être au timon de l’État, nouveaux chefs de votre antique famille, et patrons de votre province, ce sort éclatant sera l’ouvrage de vos propres mains. Qu’est-ce que l’ancien gouvernement pouvoit vous offrir de comparable ? Nous ne vous entretenons ici que de vos intérêts matériels ; nous ne vous parlons pas de cette gloire, partage certain de celui qui consacre ses jours à défendre le roi, à protéger le peuple, à éclairer la patrie, de celui qui soutient, avec les autels de la religion, les droits de la raison universelle, et qui combat pour les principes de cette liberté sage sans laquelle, après tout, il n’y a rien de digne et de noble dans la vie humaine.

Burnet, réfléchissant sur la révolution qui a donné à l’Angleterre cette constitution tant admirée, observe que de son temps les gentilshommes anglois avoient de la peine à s’y soumettre, trouvant mauvais que le roi ne fût pas assez roi[5]. Eh bien, ces gentilshommes qui se plaignoient alors sont les ancêtres des Pitt, des Burke, des Nelson, des Wellington ; leur roi est devenu un des plus puissants rois de la terre ; leur pays s’est élevé au plus haut degré de prospérité sous une constitution qui répugnoit d’abord à leur raison, à leurs mœurs, à leurs souvenirs.

Qui pourroit donc s’opposer, parmi nous, à la généreuse alliance de la liberté et de l’honneur ? Ces deux principes ne sont-ils pas, comme nous l’avons prouvé, ceux qui constituent essentiellement la noblesse ? Pourquoi un gentilhomme n’obtiendroit-il pas, dans l’ordre nouveau de la monarchie, toute la considération dont il jouissoit dans l’ordre ancien ? La constitution, loin de lui rien ravir, lui rend cette importance aristocratique qu’il avoit perdue, et dont les ministres du pouvoir, tantôt par ruse, tantôt par force, avoient mis tous leurs soins à le dépouiller. Excepté dans les cas si rares de l’assemblée des états généraux, quelle part la noblesse avoit-elle aux opérations du gouvernement ? N’étoit-ce pas le parlement de Paris qui exerçoit les droits politiques ! Il étoit pourtant assez dur pour l’antique corps de la noblesse de n’influer en rien dans la chose publique, de voir l’État marcher à sa ruine, sans être même appelé à donner son opinion[6]. Quelques droits féodaux tombés en désuétude valent-ils les droits politiques qui sont rendus aux gentilshommes ? Ces droits conservés par la chambre des pairs, tandis qu’ils peuvent (eux gentilshommes) entrer dans la chambre des députés, sont des biens qui compensent pour la noblesse les petits avantages de l’ancien régime, nous voulons dire de l’ancien régime tel qu’il étoit, tout affoibli et tout dénaturé à l’époque de la révolution. Rien n’empêche, après tout, un gentilhomme d’être citoyen comme Scipion, et chevalier comme Bayard : l’esclavage n’est point le caractère de la noblesse. Dans tous les temps, en mourant avec joie pour ses princes, elle a défendu respectueusement, mais avec fermeté, ses droits contre les prérogatives de la couronne. Elle redevient aujourd’hui une barrière entre le peuple et le trône, comme elle l’étoit autrefois. Lorsque Charles Ier leva l’étendard de la guerre civile, la noblesse angloise courut se ranger autour de son roi ; mais avant de combattre pour lui elle lui déclara qu’en le défendant contre les rebelles, elle ne prétendoit point servir à opprimer la liberté des peuples ; et que si l’on vouloit employer ses armées à un pareil usage, elle seroit obligée de se retirer. Ce généreux esprit anime également la noblesse françoise : nos chevaliers sont les défenseurs du pauvre et de l’orphelin. « Eh Dieu ! disoit Bertrand Du Guesclin à Charles V, faites venir avant les chaperons fourrés, c’est à savoir prélats et avocats qui mangent les gens. À telles gens doit-on faire ouvrir les coffres, et non pas à pauvres gens qui ne font que languir ? Je vois aujourd’hui advenir le contraire : car celui qui n’a qu’un peu, on lui veut tollir ; et celui qui a du pain, on lui en offre. »

Peut-être direz-vous que, dépouillés de certains hommages qu’on vous rendoit et qui vous distinguoient, vous avez perdu le caractère extérieur de la noblesse. Mais, à différentes époques, et dans diverses assemblées des états généraux, les gentilshommes avoient renoncé à d’importantes prérogatives. Ils avoient consenti à la répartition égale des impôts. Si donc les derniers états généraux se fussent séparés sans que la révolution eût eu lieu, la noblesse, privée de ses privilèges par l’abandon volontaire qu’elle en avoit fait, se fût-elle pour cela regardée comme anéantie ? Non sans doute : appliquez ce raisonnement à l’état actuel. Toutefois il nous paroîtroit nécessaire qu’à l’avenir on accordât à la noblesse, comme aux chevaliers romains, quelques-uns de ces honneurs qui annoncent son rang aux yeux du peuple ; sans quoi les degrés constitutionnels de la monarchie ne seroient point marqués, et nous aurions l’air d’être soumis au niveau du despotisme oriental. Il faut surtout que les pairs jouissent des plus grands privilèges, qu’ils aient des places désignées dans les fêtes publiques, qu’on leur rende des honneurs dans les provinces ; qu’en un mot, on reconnoisse tout de suite en eux les premiers hommes de l’État.

Au reste, comme nous ne voulons rien dire qui ne soit fondé en raison et de la plus stricte vérité, nous ne prétendons pas que tous les avantages dont nous avons parlé dans ce chapitre puissent être recueillis immédiatement. La carrière militaire, par exemple, sera quelque temps fermée, à cause du grand nombre d’officiers demeurés sans emploi, et qui doivent être préférés. Mais quel qu’eût été le gouvernement établi par la restauration, cet inconvénient auroit toujours existé. La renaissance de l’ancienne monarchie n’auroit pu ni diminuer le nombre ni effacer les droits de tant de François qui ont versé leur sang pour la patrie. Ainsi la Charte n’entre pour rien dans cet embarras du moment. D’ailleurs, comme nous l’avons fait observer en parlant de l’émigration, un très-grand nombre de gentilshommes sont déjà placés dans l’armée. Enfin, ce n’est pas toujours pour soi qu’on bâtit dans cette vie. C’est aux peuples que sont permis le long espoir et les vastes pensées.

Quant à la haute noblesse, dont nous n’avons point parlé à propos de la Charte, elle y trouve si évidemment son avantage, qu’il seroit superflu de s’attacher à le montrer. Comme c’étoit elle surtout qui avoit le plus perdu dans la destruction du pouvoir aristocratique de la France, c’est elle aussi qui gagne le plus à l’ordre de choses qui rétablit ce pouvoir. Les hommes qui portent ces noms historiques auxquels la gloire a depuis longtemps accoutumé notre oreille rentrent dans la possession de leurs droits : c’est un sort assez remarquable de servir à fonder la nouvelle monarchie dans la chambre des pairs de Louis XVIII, après avoir formé la base de l’ancienne monarchie dans la cour des pairs de Hugues Capet.

Ainsi la Charte, qui rend aux gentilshommes leur ancienne part au gouvernement, et qui les rapproche en même temps du peuple pour le protéger et le défendre, ne fait que les rappeler au premier esprit de leur ordre. Les plus hautes et les plus brillantes destinées s’ouvrent devant eux : il leur suffît, pour y atteindre, de bien se pénétrer de leur position, sans regarder en arrière, et sans lutter vainement contre le torrent du siècle.

  1. Tout ce qui suit et tout ce qui précède mécontenta d’abord les hommes que je voulois consoler : aujourd’hui ces mêmes hommes me rendent justice ; ils ont pris part au gouvernement représentatif, et ils en ont connu les ressources.
  2. Recueil des Lois de France.
  3. On a dit que c’étoit là précisément ce qu’il y avoit de beau dans l’ancien ordre de choses : c’est confondre les choses, et mieux sentir que bien raisonner. Ne s’aperçoit-on pas que plus le gentilhomme se montre ici admirable, moins le gouvernement paroît généreux, et que l’éloge de l’un est la critique de l’autre ?
  4. J’aurois l’air de prophétiser après l’événement, si heureusement les Réflexions politiques n’avoient été publiées au mois de décembre 1814.
  5. Réflex. sur les Mém. hist. de la Grande-Bretagne, p. 54.
  6. La noblesse n’exerçoit de droits politiques que dans les pays d’états.