Réflexions politiques (Chateaubriand)/Chapitre 19

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 7p. 101-105).

CHAPITRE XIX.
S’IL SEROIT POSSIBLE DE RÉTABLIR L’ANCIENNE FORME DE GOUVERNEMENT.

Enfin, quand les objections contre le nouvel ordre de choses seroient aussi fortes qu’elles nous semblent peu solides, voici qui répond à tout : on ne peut pas faire que ce qui est ne soit pas, et que ce qui n’est pas existe. Le roi nous a donné une charte : notre devoir est donc de la soutenir et de la respecter. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une opinion générale qui domine toutes les opinions particulières : c’est l’opinion européenne, opinion qui oblige un peuple de suivre les autres peuples. Quand de toutes parts tout s’avance vers un but commun, il faut, bon gré, mal gré, se laisser aller au cours du temps.

Avant la découverte de l’imprimerie, lorsque l’Europe étoit sans chemins, sans postes, presque sans communications ; lorsqu’il étoit difficile et dangereux d’aller de Paris à Orléans, parce que le seigneur de Montlhéry, un Montmorency, faisoit la guerre au roi de France, ce qui se passoit dans un pays pouvoit rester longtemps ignoré dans un autre. Mais aujourd’hui qu’une nouvelle arrive en quinze jours de Pétersbourg à Paris ; que l’on reçoit en quelques minutes aux Tuileries une dépêche de Strasbourg et même de Milan ; que toutes les nations se connoissent, se sont mêlées, savent mutuellement leur langue, leur histoire ; que l’imprimerie est devenue une tribune toujours ouverte, où chacun peut monter et faire entendre sa voix, il n’est aucun moyen de s’isoler et d’échapper à la marche européenne.

Les hommes ont mis en commun un certain nombre de connoissances que vous ne pouvez plus leur retirer. Le roi l’a jugé ainsi, parce qu’il est profondément éclairé, et il nous a donné la Charte. Est-ce donc parce que nous manquions autrefois d’une constitution ? Non, sans doute. Eh ! pourquoi n’aurions-nous pas eu de constitution ? Parce qu’elle n’étoit pas écrite ? La constitution de Rome et celle d’Athènes l’étoient-elles ? Seroit-il même exactement vrai de dire que celle dont l’Angleterre jouit actuellement est une constitution écrite ? Certes, il seroit fort extraordinaire que la France eût existé comme nation pendant douze cents ans sans gouvernement et sans lois. L’ancienne constitution de la monarchie étoit excellente pour le temps : Machiavel, qui s’y connoissoit, en fait l’éloge. Rien n’étoit plus parfait que la balance des trois ordres de l’État tant que cette balance ne fut point rompue. Rien de plus admirable et de plus complet que les ordonnances des rois de France ; là se trouvent consacrés tous les principes de nos libertés. Il n’y a peut-être pas un seul cas d’oppression qui n’y soit prévu, et auquel nos monarques n’aient essayé d’apporter remède. Il est bien remarquable que les anciens troubles de la France aient eu pour cause des guerres étrangères et des opinions religieuses, et que jamais ces troubles n’aient été produits par l’ordre politique.

Les hommes dans l’ancienne France étoient classés moins par les divisions politiques que par la nature de leurs devoirs : ainsi, le premier ordre de l’État étoit celui qui prioit Dieu pour le salut de la patrie et qui soulageoit les malheureux. Cette fonction étoit regardée comme la plus sublime, et elle l’étoit en effet. Le guerrier suivoit le prêtre, parce que l’homme qui verse son sang pour la défense de la patrie, et dont le métier est de mourir, est un homme plus noble que celui qui s’est consacré à des travaux mécaniques. Remarquez qu’au temps de la féodalité, les vassaux allant à la guerre, il en résultoit que le laboureur étoit soldat : aussi, dans nos opinions, l’épée et le soc de la charrue étoient nobles, et le gentilhomme ne dérogeoit point en labourant le champ de son père. Les communes venoient ensuite, et s’occupoient des arts utiles à la société. On ne sauroit croire à combien de vertus cette division dans l’ordre des devoirs étoit favorable, à quels sacrifices elle condamnoit le prêtre, à quelle générosité, à quelle délicatesse dans les sentiments elle forçoit le gentilhomme, tandis qu’elle entretenoit dans la classe la plus nombreuse la fidélité, la probité, le respect des lois et des mœurs. C’est ce qui a fait, n’en doutons point, la longue existence de l’ancienne monarchie.

Malheureusement ce bel édifice est écroulé. Il ne s’agit pas de savoir s’il étoit plus solide et plus parfait que celui qu’on vient d’élever ; si l’ancien gouvernement, fondé sur la religion comme les gouvernements antiques, produit lentement par nos mœurs, notre caractère, notre sol, notre climat, éprouvé par les siècles, n’étoit pas plus en harmonie avec le génie de la nation, plus propre à faire naître de grands hommes et des vertus que le gouvernement qui le remplace aujourd’hui. Il n’est pas question d’examiner encore si ce qu’on appelle le progrès des lumières est un progrès réel ou une marche rétrograde de l’esprit humain, un retour vers la barbarie, une véritable corruption de la religion, de la politique et du goût. Tout cela peut se soutenir : ceux qui prendroient en main cette cause ne manqueroient pas de raisons puissantes et surtout de sentiments pathétiques pour justifier leur opinion. Mais il faut dans la vie partir du point où l’on est arrivé. Un fait est un fait. Que le gouvernement détruit fût excellent ou mauvais, il est détruit ; que l’on ait avancé, que l’on ait reculé, il est certain que les hommes ne sont plus dans la place où ils se trouvoient il y a cent ans, bien moins encore où ils étoient il y a trois siècles. Il faut les prendre tels qu’ils sont, et ne pas toujours les voir tels qu’ils ne sont pas et tels qu’ils ne peuvent plus être : un enfant n’est pas un homme fait, un homme fait n’est pas un vieillard.

Quand nous voudrions tous que les choses fussent arrangées autrement qu’elles le sont, elles ne pourroient l’être. Déplorons à jamais la chute de l’ancien gouvernement, de cet admirable système dont la durée seule fait l’éloge ; mais enfin notre admiration, nos pleurs, nos regrets ne nous rendront pas Du Guesclin, La Hire et Dunois. La vieille monarchie ne vit plus pour nous que dans l’histoire, comme l’oriflamme que l’on voyoit encore toute poudreuse dans le trésor de Saint-Denis sous Henri IV : le brave Crillon pouvoit toucher avec attendrissement et respect ce témoin de notre ancienne valeur ; mais il servoit sous la cornette blanche triomphante aux plaines d’Ivry, et il ne demandoit point qu’on allât prendre au milieu des tombeaux l’étendard des champs de Bouvines.

Nous avons montré ailleurs[1] que les éléments de l’ancienne monarchie ont été dispersés par le temps et par nos malheurs : l’esprit du siècle a pénétré de toutes parts ; il est entré dans les têtes et jusque dans les cœurs de ceux qui s’en croient le moins entachés.

Il y a plus : si ceux qui pensent, sans y avoir bien réfléchi, qu’il est possible de rétablir l’ancien gouvernement, obtenoient la permission de tenter cet ouvrage, nous les verrions bientôt, perdus dans un chaos inextricable, renoncer à leur entreprise. D’abord, pas un d’entre eux ne désireroit remettre les choses absolument telles qu’elles étoient : autant de provinces, autant d’avis, de prétentions, de systèmes ; on voudroit détruire ceci, conserver cela ; chacun iroit, à main armée, demander à son voisin compte de sa propriété.

Se représente-t-on ce que deviendroit la France le jour où l’on remettroit en vigueur les ordonnances relatives aux preuves de noblesse exigées des officiers de l’armée ? Supposons encore que le roi régnant seul, et ayant toujours à payer 1700 millions de dettes, sans compter les dépenses courantes, eût dit à son ministre des finances de lui présenter un plan ; que le ministre eût formé son plan tel que nous l’avons vu ; que, sans pouvoir expliquer ses raisons, sans pouvoir entrer dans la discussion publique de ses moyens, le ministre, muni d’un arrêt du conseil, eût voulu mettre ce plan à exécution : nous demandons encore ce que seroit devenue la France. Le parlement de Paris, forcé à l’enregistrement, n’auroit-il fait aucune remontrance ? Les parlements des provinces n’auroient-ils point élevé la voix ? Les pays d’états n’auroient-ils point réclamé ? La noblesse et le clergé n’auroient-ils point fait valoir leurs privilèges ? Les peuples, toujours disposés à refuser l’impôt, émus par toutes ces oppositions, ne se seroient-ils point révoltés ? Une pareille résistance au moment où un levain de discorde fermentoit encore parmi nous nous auroit, n’en doutons point, précipités dans une nouvelle révolution. Eh bien, grâce à la Charte, le budget discuté dans les deux chambres a semblé nécessaire par le fait, ingénieux dans ses ressources : il a passé paisiblement ; et le peuple, satisfait d’avoir été consulté dans ses représentants, s’est soumis à des impôts qui jadis l’auroient soulevé d’un bout à l’autre de la France.

Mais il y a dans le nouvel ordre de choses des personnes qui vous déplaisent, qui vous semblent odieuses. Eh bien, elles passeront, la France restera. Les esprits, après une révolution, sont lents à se calmer. On se rappelle d’avoir vu tel homme dans telle circonstance : on ne peut se persuader que cet homme soit devenu un bon citoyen, qu’il puisse être employé utilement. C’est un mal inévitable ; mais ce mal ne doit pas faire renoncer au bien de la patrie. En 1605 Henri IV partoit pour le Limousin ; il y avoit déjà seize années qu’il étoit monté sur le trône, et pourtant Malherbe lui disoit :

Un malheur inconnu glisse parmi les hommes,
Qui les rend ennemis du repos où nous sommes :
La plupart de leurs vœux tendent au changement ;
Et comme s’ils vivoient des misères publiques,
Pour les renouveler ils font tant de pratiques,
Que qui n’a point de peur n’a point de jugement.
Nous voyons les esprits nés à la tyrannie,
Ennuyés de couvrir leur cruelle manie,
Tourner tous leurs conseils à notre affliction ;
Et lisons clairement dedans leur conscience
Que s’ils tiennent la bride à leur impatience,
Nous n’en sommes tenus qu’à sa protection (d’Henri IV).

Qu’il vive donc. Seigneur, et qu’il nous fasse vivre !

Après la restauration de Charles II en Angleterre, les esprits restèrent agités. Le premier moment de joie une fois passé, les hommes qui avoient suivi des principes opposés dans le cours de la révolution continuèrent à se haïr. Les whigs et les tories descendirent de ces factions. Il y avoit même quelques furieux qui regardoient les régicides condamnés comme des martyrs de la bonne vieille cause, « of the old good cause ». Ils prétendoient qu’à leur mort Harrison, Cook et Peter avoient été très-certainement revêtus du Seigneur, « cloathed with the Lord ». Ils n’étoient couverts que du sang de leur roi.

Concluons de tout ceci que ceux qui regrettent l’ancien gouvernement doivent s’attacher au nouveau, parce qu’il est très-bon en soi, parce qu’il est le résultat obligé des mœurs du siècle, parce qu’enfin la fatale nécessité a détruit l’autre, et qu’on ne se soustrait point à la nécessité.

  1. De l’État de la France au mois de mars et au mois d’octobre de la même année. (Voyez p. 46.)