Imprimerie Guertin (p. 133-141).


deuxième partie.


LA BREBIS ÉGARÉE.



Onze heures. Tout semble dormir dans un appartement de la rue Victoria, à Montréal. Et cependant, derrière les jalousies hermétiquement closes, dans un boudoir, une jeune fille veille. Cette jeune fille, c’est Claire Dumont. La seule lumière dans la pièce est la flamme qui dans la cheminée danse avec des figures bizarres et fantasmagoriques.

Pelotonnée dans une bergère en peluche olive, les pieds confortables sur un pouf et chaussés dans des mules en satin saphir piqué bordées de duvet. Claire rêve, Elle rêve en cette froide nuit de fin de septembre, à son enfance, à ses premières années, à sa jeunesse déjà vieille. Elle se revoit toute petite, agenouillée aux pieds de sa mère qui lui enseigne, entre deux baisers, à faire le signe de la croix. Puis elle est au couvent, chez les Dames du Sacré-Cœur, au Sault-au-Récollet, en prière devant la Madone ou dans le secret de son alcôve parfumée de sa pudeur et de ses grâces.


Pelotonnée dans une bergère, Claire rêve…

Viennent ensuite le monde et ses vertiges, les triomphes de la beauté et de l’esprit, les premières embûches, l’éveil impétueux de la chair, les faiblesses et… ah ! sa jeunesse déjà si vieille.

Mais ce n’est pas maintenant qu’il faut réfléchir, c’était hier. Aujourd’hui, tout est fini. Comme la plante fragile cassée par un coup de vent, elle est entraînée dans les caprices du ruisseau.

Ah ! si elle pouvait encore s’amender, si elle pouvait relever la tête ! mais non, hélas ! il n’en est plus temps.

L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :

On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.

Ah ! il est bien dur le poète qui a écrit ces vers, mais il est juste. C’est une dure loi, mais c’est la loi. Pas de compromis possible avec l’honneur. On est honnête ou on ne l’est pas. Et puisqu’elle ne l’est plus, il n’y a qu’à se laisser aller. Pourquoi s’efforcer de redevenir bonne, vertueuse ? Le peut-on, quand on porte sur le front ce stigmate infamant, quand ou vous montre du doigt, quand le premier venu s’arroge le droit de vous insulter, assuré qu’il est de l’impunité ?

Et pourtant, pour être tombée, est-elle donc plus coupable que ces pécheresses ou adultères inconnues, femmes du grand monde ou présidentes et vice-présidentes de sociétés de charité ou de religion, d’autant plus respectées et honorées, que leur fautes sont plus hypocritement cachées.

Plongée dans ses amères réflexions, la jeune fille n’avait pas entendu une clef grincer dans la serrure, et un homme s’avancer sur la pointe du pied jusqu’à son fauteuil.

Claire poussa un cri de frayeur ; deux mains avaient bandé ses yeux et une bouche gourmande s’était appliquée sur sa nuque.

— Claire, mon loulou que crains-tu ? c’est moi.

C’était lui. Court, grassouillet, bedonnant, les cheveux blancs, cinquante-neuf ans, ni laid, ni beau, une physionomie qui ne dit rien et qui dit tout, où perce la nullité et la crapule.

Retiré riche d’un commerce d’icones et d’ornements d’église, actuellement propriétaire-éditeur d’une feuille religieuse « Le Labarum », tel était François-Xavier Larivière. En plus de ses fonctions de journaliste, François-Xavier Larivière cumulait celles de marguillier, d’époux infidèle d’une excellente femme, de père de cinq enfants et d’amant de Claire Dumont.

La feuille hebdomadaire de M. Larivière était publiée le dimanche.

Ce soir-là, un samedi, M. Larivière venait de terminer un article dans lequel il tonnait contre l’apparition d’un nouveau livre. Il dénonçait dans les termes les plus violents et les plus grossiers et le livre et l’auteur, mettait au ban, « … ces romans pervers, immoraux, licencieux, qui sont introduits tels des vipères visqueuses dans un panier de fleurs, au sein de la société, de nos familles, pour apprendre l’adultère à nos femmes, et pour corrompre les cœurs innocents de nos jeunes filles. La justice devrait mettre la main sur ces lâches et les punir comme les voleurs de grands chemins qui assassinent leurs semblables à la faveur des ténèbres. Ceux-ci sont moins coupables, n’enlevant que la vie du corps, alors que ces infâmes romanciers tuent l’âme » …

Et celui qui venait d’écrire ces lignes enflammées, prenant la place de Claire, se coula dans la bergère, en attirant la jeune fille dans ses bras.

Celle-ci eut un geste de répulsion. Elle gardait le silence, un silence farouche.

Soudain, elle s’arracha à l’étreinte du libertin.

— Le public vous croit homme d’honneur, vous, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— Sans doute, fit l’autre, interloqué.

— Bien plus, on vous tient pour un champion, un courageux défenseur de la religion.

— On le dit.

— Et si l’on connaissait votre conduite ?

— Voilà ce que je ne voudrais pas pour tout l’or du monde.

— Alors, pourquoi donc, menez-vous cette vie de débauche avec moi ?

— Ah ! ma chère, parce que vous êtes jolie, parce que vous êtes charmante, parce que je vous aime, parce que…

— Ah ! la ! la ! assez, interrompit Claire, avec un geste d’impatience et en se levant brusquement ; assez de vos stupides fadeurs ! Vous vous conduisez ainsi avec moi, parce que vous n’êtes qu’un hypocrite, qu’un pharisien. Avant moi, ça été une autre, et avant celle-là une autre encore, et après moi, une autre prendra ma place, et ainsi de suite jusqu’à ce que vous claquiez. Ah ! oui, on vous connaît vous et tous ceux de votre espèce ! Vous vous servez des choses les plus saintes comme de tremplin pour arriver à la considération publique et aux honneurs.

Qu’il est grand le nombre de ceux que vous noircissez de votre encre et de votre bave, et qui dans la franchise de leurs convictions, valent cent fois mieux que vous, vil vendeur du temple, simonite débauché !

Ah ! tenez ! voulez-vous le savoir une fois pour toutes, J’en ai assez de cette vie là.

C’est cela, je pèche par vous, et plus je m’avilis, plus je descends dans la honte et le mépris, plus vous montez, vous, dans l’estime et l’admiration des honnêtes gens trompés par votre petit air sainte nitouche !

Le rédacteur du « Labarum » avait blêmi sous cette cravachée, qui striait sa face gonflée en ballon.

Il s’était levé.

— Pour une fille descendue si bas, une fille entretenue, bégaya-t-il, je trouve que tu le prends avec moi de pas mal haut.

— Allez-vous en, s’écria-t-elle, allez vous en. Elle voulut parler encore mais les mots se bloquèrent dans sa gorge.

— Tout doux, ma belle, mais on ne chasse pas un homme de chez lui. Vous oubliez que je suis ici chez moi !

À ces paroles, la malheureuse fondit en larmes, et se rappelant sa condition qu’elle avait oubliée dans la fièvre du dégoût et de l’indignation, elle se laissa tomber sur un canapé.

Alors, M. Larivière, qui était, sans qu’il pût s’en défaire, quoiqu’elle lui dît, pris par les attraits de cette fille, se glissa à ses genoux. Fouillant dans son répertoire, il lui murmura les paroles les plus tendres, les accents les plus émus.

Claire n’écoutait pas. Lorsqu’elle se ressaisit, son amant l’embrassait.

— Claire, ma chérie, supplia-t-il, nous avons été prompts tous les deux. Allons ! il faut recimenter notre amitié, je veux dire notre amour. Te reste-il du vin ?

La jeune fille ne sortait pas de son mutisme. Enfin elle leva les épaules avec un geste qui voulait dire : Bah ! vogue la galère !

— Non, je n’en ai plus, répondit-elle.

— Alors, sortons, j’ai l’estomac dans les talons. Où allons nous souper ! chez Guertin, au Café Turc, ou à l’Oriental ?

Avec son humeur capricieuse, Claire avait tout à coup changé de dispositions à l’égard de son amant. Elle avait tant souffert cette nuit-là, qu’elle voulait oublier, oublier tout, jusqu’à sa honte.

— Où vous voudrez. Disons au Café Turc. Là, du moins, les garçons mettent de l’intelligence dans le service. Quelle heure est-il ? Minuit quarante, ajouta-t-elle en regardant à un cartel en bois avec appliques en bronze ciselé et doré.

— Aidez-moi donc à lacer mes bottines.

Cinq minutes plus tard, tous deux étaient dans la rue.

M. Larivière, pour plus de prudence, avait relevé le collet de son pardessus, et rabattu son feutre sur ses yeux. Il avait si peur d’être reconnu, qu’il marchait à quelques pas en avant de sa maîtresse.

Cependant, comme ils étaient dans le quartier anglais, il n’y avait pas grand danger pour eux d’être reconnus.

— D’abord, dit Claire au garçon en pénétrant dans le cabinet où elle avait soupé plus d’une fois, servez-nous à chacun deux douzaines d’huîtres sur écailles, avec une bouteille de sauterne.

— Ca vous va ? ajouta-t-elle, en se tournant vers le rédacteur religieux.

— Votre humble serviteur, fit-il en s’inclinant avec un sourire mielleux.

— Encore du sauterne ? demanda-t-il, au cours du souper.

— Non, merci. Ordonnez donc de la mayonnaise au homard et du champagne frappé.

Claire, après qu’elle eût fait droit à son appétit de soupeuse, voulut partir aussitôt.

Toute ébouriffée, les joues en feu, les veux languissants, la bouche pâteuse, la matinée mauve en crêpe de Chine tachetée de vin, elle était arrivée au pied de l’escalier.

Tout à coup, elle porta, avec un frémissement, la main à sa gorge et chancela. M. Larivière la soutint du mieux qu’il put.

Elle voyait, lui barrant le passage, un grand jeune homme, beau d’une beauté triste et mâle, tout vêtu de noir, une valise à la main.

— Réginald !

— Claire !

Les yeux de Réginald ayant rencontré ceux de Claire, sa tristesse s’était accentuée.

Sans ajouter un mot, il s’effaça pour laisser passer la jeune fille et monta l’escalier.

Comment se trouvait-il si tard an Café Turc ? Un accident avait retardé l’express, dû à Montréal à 7 heures. C’est ce train que Réginald avait pris à Campbellton. Comme il mourait de faim, il avait commandé au cocher de place d’arrêter à un café quelconque.

Et voilà comment le hasard l’avait mis en présence de Claire Dumont dans les bras de la débauche.

Tout à fait dégrisée, maintenant, par ce regard douloureux qui avait transpercé son âme, Claire dit en montant dans un des fiacres qui stationnaient à la porte du café :

— De grâce, monsieur Larivière, dépêchez-vous, je me sens mal. Et comme, se penchant sur l’épaule de la jeune fille, il lui bredouillait :

—Qu’as-tu, mon chou… ou… chéri… un gros… os… bobo ?

— Je vous en supplie, monsieur, ne me parlez plus, dit-elle avec horreur.

Il s’était endormi.

Claire, le fiacre arrivé devant la porte de son appartement, descendit promptement sans réveiller le silène qui dormait à l’intérieur de la voiture.

Elle donna l’adresse de son amant au cocher, et le fiacre repartit.

Claire, en pénétrant dans le boudoir froid et vaguement éclairé par quelques charbons presque éteints, tomba à genoux près de la bergère. Joignant les mains, elle s’écria :

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quelle humiliation ! Et lui que j’adore toujours !

Réginald, de son côté, avait éprouvé un sentiment de dégoût et de répulsion à l’aspect de cette fille. L’homme, d’abord, avait grondé en lui, et une parole de condamnation était montée à ses lèvres. En revenant à son appartement, il se demanda si cette égarée pour la rédemption de laquelle il venait de si loin pourrait jamais remonter le courant bourbeux qui l’emportait.

Bien que l’heure fut avancée, il passa dans son cabinet de travail, comme dans un lieu cher que l’on veut revoir après une longue absence.

Les « Chants du Crépuscule » étaient encore ouverts sur un divan, comme si la lecture en avait été abandonnée la veille au soir pour être reprise le lendemain. Il lut :

Oh ! n’ insultez jamais une femme qui tombe !
Qui sait sous quel fardeau la pauvre âme succombe ?

 


Qui de nous n a pas vu de ces femmes brisées
S’y cramponner longtemps de leurs mains épuisées ?
Comme au bout d’une branche, on voit étinceler,
Une goutte de pluie où le ciel vient briller,
Qu’on secoue avec l’arbre et qui tremble et qui lutte,
Perle avant de tomber et fange aprés sa chute !


Cette fange d’ailleurs contient l’eau pure encor.
Pour que la goutte d’eau sorte de la poussière,
Et redevienne perle en sa splendeur première,
Il suffit — c’est ainsi que tout remonte au jour —
D’un rayon de soleil ou d’un rayon d’amour.