Imprimerie Guertin (p. 142-149).


CONFESSION.


Réginald fut plusieurs jours sans pouvoir trouver le domicile de Claire Dumont ni rencontrer la jeune fille. M. Larivière cachait avec un soin jaloux la retraite de sa maîtresse, et celle-ci sortait peu, n’étant plus, il va sans dire, admise dans la prétendue bonne société et le soi-disant high life.

Le jeune homme, lui, était impatient de la retrouver et de commencer son œuvre de rédemption.

Une après-midi, découragé de son peu de succès, il allait au hasard dans les rues, à pas lents, tel un désœuvré, quand tournant l’angle de la rue Peel, il vit marchant à quelques verges devant lui dans la rue Sherbrooke, une élégante personne vêtue d’un costume tailleur violet et coiffée d’une toque en peluche de même couleur.

Réginald hâta le pas.

— Bonjour Claire, dit-il en enlevant son chapeau.

Comment vous portez-vous ?

— Ni bien, ni mal, répondit-elle en rougissant. Elle semblait fuir les yeux du jeune homme, et regardait les feuilles mordorées, balayées du trottoir et enlevées en spirales par le vent.

— Mais vous, hasarda la jeune fille, d’où venez-vous donc : il y a un siècle, ou plutôt cinq mois que l’on ne vous a vu ?

Sans répondre directement à sa question, Réginald dit en la forçant à le regarder cette fois, et avec un accent d’une gravité émue :

— Claire, je suis venu vous sauver.

Elle baissa la tête.

Il poursuivit :

— Où puis-je vous parler sans témoins ?

Cette question fut suivie d’un silence.

— Suivez-moi, répondit enfin Claire.

De tout le trajet, ils ne dirent mot, préoccupés l’un et l’autre de pensées diverses.

Dix minutes plus tard, Claire suivie de Réginald entrait dans son boudoir de la rue Victoria.

Elle allait s’asseoir dans la bergère devant la cheminée, lorsqu’elle eut un geste de répugnance involontaire, et prit place sur une chauffeuse en acajou capitonné en brocatelle de soie fleurie, au coin de la cheminée.

Réginald avait refusé de prendre un siège. Il se tenait debout, les deux mains derrière le dos et tourné au foyer.

Le silence commençait à peser lourdement dans ce boudoir parfumé où l’on n’entendait que le tic tac de la pendule et le crépitement du charbon qui venait d’être jeté dans l’âtre.

Claire, pour mettre fin à cette situation gênante, dit :

— Suis-je indiscrète en vous demandant si vous avez perdu un être aimé : vous me paraissez en deuil ?

— Oui, un être très cher.

Le silence retomba lourd comme une porte de fer qui se referme sur un caveau.

— Savez-vous où vous êtes, en ce moment ? dit Claire avec hésitation, en tenant les yeux rivés sur la pointe de ses bottines.

— Je le sais, et si j’y suis, c’est pour vous emmener aujourd’hui même loin d’ici.

Claire tressaillit.

— Connaissez-vous ce que le monde pense de moi ? demanda-t-elle d’une voix étouffée comme dans un cauchemar.

— J’en sais une partie et je devine le reste.

Vous souffrez, Claire, vous souffrez beaucoup. Je suis votre ami. Je veux votre délivrance. Il en est temps encore. Ouvrez moi votre cœur. Le voulez-vous ? Dites.

— Ah ! oui, je souffre énormément. Le remords, dégoût de moi-même, cancer affreux qui me ronge, me tue lentement mais sûrement.

Tenez, ajouta-t-elle, en lui avançant un X, asseyez-vous là, je ne crois plus qu’en vous. Je vous dois la vérité et toute la vérité.

Alors, Claire commença l’aveu de ses fautes :

— Après que vous fûtes parti, le lendemain de la réception chez le juge Vaillaneourt, personne n’ayant su quelle direction vous aviez prise ni quel était le motif de votre départ précipité, j’éprouvai un vif chagrin. Ce chagrin ne fit que s’accentuer avec l’absence. Vous me permettez bien, n’est-ce pas de vous avouer ces choses, puisque j’ai promis de vous dire toute la vérité.

Je ne pouvais me consoler de votre départ, quand quelques jours plus tard, eut lieu un bazar au bénéfice d’une de nos institutions de charité. Ce bazar fut clôturé par un dîner auquel se donna rendez-vous le tout Montréal.

En ce temps-là, toutes les portes m’étaient ouvertes à deux battants, et même il n’y avait pas d’éloges assez flatteurs sur mon passage. J’allai donc à ce dîner. Je fus du nombre des jeunes filles de bonne famille qui tenaient à honneur de servir. Après le repas, les jeunes filles se mirent à table et furent servies à leur tour par les jeunes gens qui se donnaient beaucoup de mal pour leur être agréables.

Pour mon malheur et pour celui d’autres, peut-être, le champagne moussa trop abondamment dans nos coupes. Jamais nous n’eussions osé boire de bière et autre liqueurs enivrantes, comme trop vulgaires, tandis que, — insensées que nous étions — nous nous grisâmes avec cette boisson fatale. Je bus plus que de raison, par bravade, et trouvant très drôle cette liqueur froide et dorée qui nous remplissait d’une gaieté folle et bruyante.

Que se passa-t-il ensuite, je l’ignore ?

Seulement, aujourd’hui je me rappelle que M. Raoul Mensy, qui ne manquait pas de charmes, ne m’avait pas quittée de la soirée. Tout le temps du dîner, il s’était tenu à mes côtés, remplissant mon verre dès qu’il était vide.

Lorsque je m’éveillai, le lendemain, quelle ne fut pas mon horreur de me retrouver dans une chambre étrangère que je ne tardai pas à reconnaître pour une chambre d’hôtel.

Et dans quel état ! ah ! mon Dieu ! jamais, non jamais, je ne l’oublierai.

J’étais seule.

Prise d’une terreur folle, je me hâtai de fuir cet hôtel maudit, mais je n’en avais pas franchi le seuil, que déjà j’entendis, derrière moi, une remarque qui me fit monter le rouge au front, un de ces mots auxquels en dépit de ma déchéance je n’ai jamais pu m’habituer depuis.

Oh ! le remords de la première faute, c’est un supplice intolérable.

Et quand je dis faute, je me juge sévèrement, monsieur Olivier, croyez-moi. Je vous jure que dans toute cette épouvantable aventure, je n’ai été coupable que d’étourderie et d’imprudence en buvant de ce champagne.

Mais lui, ou eux, quels qu’ils soient, qui m’ont entraînée inconsciente dans cette chambre garnie, je prie Dieu de leur pardonner la vie qu’ils ont brisée, l’âme qu’ils ont perdue peut-être.

Huit jours plus tard, ma bonne tante mourait. Sans personne, désormais, pour me guider de ses conseils, avec un caractère capricieux, une âme ardente et sensible, je devenais une proie facile à tous ces loups affamés qui, sans cesse, rôdent autour de la femme.

Au nombre des personnes qui vinrent me témoigner leurs sympathies sincères, conventionnelles, ou intéressées, se trouva M. Yvon Lussier.

Ce dernier se montra si généreusement et si délicatement empressé auprès de moi, il témoigna une douleur si touchante, que ces marques d’affection, que je croyais dictées par le cœur, jointes à son physique agréable m’entraînèrent dans l’embûche préparée de longue main.

Et un soir, dans la chambre encore chaude de la mémoire de ma pauvre et chère tante, je succombai, cette fois-ci, volontairement.

D’ailleurs, bien qu’innocente, je me considérais déjà depuis l’accident du bazar, comme une fille déshonorée. Et je crois sincèrement aujourd’hui, que dès qu’une jeune fille a déchu, c’est une fatalité pour elle. Infailliblement, elle appartient de ce jour à ceux qui y mettent ou le prix ou l’adresse.

J’avais d’abord péché par accident, puis par découragement et faiblesse, il ne me restait plus qu’à pécher par nécessité.

Les affaires de ma tante avaient été mal administrées. Tous comptes faits, après les funérailles, il ne me revenait que quelques centaines de dollars. Ce maigre héritage fut bientôt épuisé. Un mois après ma liaison avec Yvon Lussier, ce dernier, déjà lassé de moi, m’abandonna sous le prétexte le plus futile, après m’avoir promis le mariage.

J’étais seule au monde, sans parents, sans ressources, sans amis sincères, avec une réputation entachée. En effet, le monde toujours à l’affût des moindres scandales, toujours plus prompt à ébruiter les mauvaises actions que les bonnes, m’avait condamnée de son verdict sans appel. L’affaire du bazar, puis ma liaison avec M. Lussier, avaient transpiré. Ces deux aventures si alléchantes pour le public se répandirent comme une tache d’huile.

Pourquoi l’homme qui commet une vilenie en souillant l’âme d’une jeune fille va-t-il s’en vanter comme d’une action glorieuse, alors qu’il devrait la cacher comme une lâcheté ?

La société me rejeta.

L’abîme ouvert à mes pieds m’épouvanta. Plutôt que de reporter mes regards vers le Ciel, je m’accrochai désespérément à la terre.

Un homme, le dernier que j’eusse attendu, M. Larivière, rédacteur du « Labarum », m’ouvrit les bras. J’y tombai.

Il y a trois mois que je mène avec lui une vie dont je rougis chaque jour davantage. La nuit même que je vous ai rencontré, j’ai voulu le chasser d’ici. Il m’a brutalement rappelé qu’il était chez lui. Alors je me suis efforcée de tout oublier, de m’étourdir, de trouver le calme dans la dissipation. Et voilà comment il se fait que vous m’avez aperçue dans cet état dégradant au pied de l’escalier du Café Turc.

Réginald avait écouté Claire sans l’interrompre. Lorsqu’elle parla du rédacteur du « Labarum » il se remémora les paroles de l’Évangile :

« Gardez-vous des scribes, qui se plaisent à se promener en longues robes, et qui aiment à être salués dans les places, à être assis aux premiers rangs dans les synagogues, et à tenir les premières places dans les festins ; qui dévorent les maisons des veuves, en affectant de faire de longues prières : ils en recevront une plus grande condamnation. »

Claire, lorsqu’elle eut fini la confession de ses fautes, attendit le front baissé, comme le coupable sa sentence.

Un silence écrasant lui répondit.

Alors, elle leva anxieusement les veux.

Le jeune homme pleurait.

Sans savoir ce qu’elle faisait, obéissant à la seule impulsion de son cœur, de sa douleur, de sa gratitude, elle tomba à genoux et, s’emparant d’une des mains de Réginald, elle la couvrit de baisers.

Que vous êtes bon ! s’écria-t-elle. Ah ! s’il était encore temps de m’amender, de me rendre digne de vos larmes. Mais les taches sont là ineffaçables.

— Non, Claire, répondit-il en retirant sa main avec douceur, il n’est jamais trop tard. Il suffit de vouloir. Le Christ qui aime surtout à être nommé le Bon Pasteur, après avoir retrouvé la brebis égarée, la met avec joie sur ses épaules. Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui s’amende que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. Vous étiez morte, Claire, vous ressusciterez à la vie ; vous étiez perdue et vous êtes retrouvée. Réjouissez-vous. S’il n’y avait eu que des chastes, Dieu ne se serait pas fait homme. Vous êtes une de celles qu’il a voulu sauver.

— Et le monde ? objecta Claire. Pour le monde, je serai toujours la Claire Dumont d’aujourd’hui, non celle d’autrefois ni celle de l’avenir.

— Ne vous mettez point en peine de l’opinion du monde. Les premiers à vous lancer la pierre seraient peut-être les derniers en droit de le faire.

Claire, voulez-vous me suivre ? ajouta-t-il en lui prenant la main.

La pécheresse était debout devant lui. Le regard illuminé d’une béatitude divine, elle vit une nouvelle aurore, aurore de paix se lever pour elle.

— Oui, monsieur, répondit-elle sans hésiter.

— Quand ?

— Tout de suite, je n’espère plus qu’en vous. Emmenez-moi, je vous en supplie, j’ai peur de rester dans cette chambre une heure de plus.

— Devez-vous quelque chose ici ?

— Oui, un mois de loyer, vingt dollars.

— Tenez, fit-il en lui tendant deux billets de banque de dix dollars, mettez cela sous enveloppe avec un mot comme quoi vous ne reviendrez plus ici. Pas besoin d’autres explications. Ces meubles vous appartiennent-ils ?

— Quelques-uns, oui, mais je ne veux rien emporter de ce luxe vicieux, non rien.

— Alors veuillez faire votre malle, je vais chercher un fiacre.

Au moment où il allait sortir, Claire lui demanda avec embarras, intimidée par le son même de se voix :

— Pourquoi donc daignez-vous vous intéresser à moi, monsieur Olivier ?

Il se détourna pour ne pas laisser voir une larme qui perlait à sa paupière :

— Parce que vous êtes malheureuse, dit il, et que je comprends des choses que d’autres ne comprennent pas.

Et lorsqu’il fut dans la rue, il ajouta en lui-même :

— Parce que, moi aussi, je souffre !