Imprimerie Guertin (p. 125-131).


LIBERA ME, DOMINE !


Réginald pleurait. Les mains sur la bouche, il étouffait les sanglots et les hoquets qui lui montaient à la gorge. Johnny Castilloux, dans le premier banc en haut de la nef, ne dérobait pas son désespoir, et laissait librement couler ses larmes. Lui, obligé de cacher sa douleur comme une chose honteuse, était affaissé dans un banc, tout à fait en bas de la nef.

Et les supplications funèbres, les gémissements liturgiques, criés par des voix éraillées qui en rendaient la prière encore plus lamentable, montaient vers le Dien de miséricorde.

Le petit orgue ne chantait plus.

Fermé maintenant, silencieux du silence de la mort, il ressemblait à un cercueil aux dimensions disproportionnées. Celle qui le métamorphosait, le rendait si joyeux, lui donnait une âme, aux solennités du culte, les dimanches et les jours de fête, gisait au milieu de la nef entre quatre méchantes planches entourées de quelques cierges à la flamme tremblotante et terne.

Sur cette bière, qui pour tout ornement avait une étroite dentelle blanche, était couchée une croix de bois teint en noir. Malhabilement gravée au couteau, se lisait sur cette croix l’inscription funéraire suivante : Ci-gît Romaine Castilloux, décédée le 17 septembre 1892, R.I.P. À cette croix était attaché un voile en mousseline blanche.

Lorsque le curé de Paspébiac, le parrain de Romaine, se tourna vers les fidèles à l’Orate fratres, on vit que lui aussi avait pleuré.

Entre les supplications, on entendait la pluie battre le ferblanc garance du toit, et, descendant le long des gouttières, tomber avec un bruit régulier et triste.

Quelle lamentable dissemblance entre ce jour funèbre de septembre, ces voix sépulcrales et ce jour serein de mai où dans le calme enveloppant de cette même église, avait chanté une musique céleste ! Quelle lamentable dissemblance entre ce coffre affreux qu’on allait tout à l’heure enfouir dans un trou, et cette vierge irrésistiblement belle, aux cheveux d’or rouge nimbés de soleil, de jeunesse et de pureté, qui lui avait donné tout son cœur !

Maintenant l’appel suprême, l’objurgation éplorée de la morte éclatait dans la demi-obscurité accablante du temple : Libera, libera me, Domine !

Et lui pensait : Oui, Seigneur, délivrez-moi, délivrez-moi de mon corps, de ce corps de boue qui a porté malheur à cette enfant élevée dans votre crainte, entre cet homme juste, le vieux pêcheur et ce saint prêtre. Dieu de miséricorde, si elle a péché, frappez-moi, seul je suis le coupable. Que le poids de votre colère s’abatte sur mon front ! Mais, je vous en supplie, Dieu juste et bon, ayez pitié d’elle, donnez-lui le repos éternel ! Et moi, purifiez-moi, pardonnez-moi, rappelez-moi vers vous afin que je la revoie. Libera, libera me, Domine !

La pluie tombait toujours, faisant de cette matinée de septembre, une matinée froide, morne, désolante.

Oh ! cette route de l’église au cimetière — et il n’y avait que le chemin à traverser — il se la rappellerait à jamais, voie douloureuse du Calvaire. Il lui fallait, lui aussi, porter une croix sous laquelle il craignait de succomber à chaque pas.

À ses pieds, la fosse, un grand trou noir, qui lui parut un abîme sans fond, l’attirait avec la force du vertige. Instinctivement, il fit un pas en arrière.

Tandis que les uns ne tarissaient pas d’éloges sur la défunte, d’autres comme cela arrive à tout attroupement du peuple dans les circonstances extraordinaires, échangeaient leurs impressions racontaient ce qu’ils avaient vu ou entendu.

Le gendre du sacristain rapportait à mi-voix que l’an passé Samuel Chapadeau, qui avant de mourir, avait fait l’acquisition d’un imperméable et de bottes en caoutchouc, avait demandé à être enseveli dans cet accoutrement. Et on s’était rendu à son désir.

Cette-là, continua-t-il, ressemble ben à c’t’e pauv’ défunte Sarah Maldemay, qui restait pas ben loin du presvytère. C’était justalament la cousine à Jean Maldemay qu’avait demandé en mariage la petite-fille à Johnny Castilloux. C’était une honnête fille que Sarah qui a toujours fait ses devoirs, mais elle était pas mal borniée. C’est pas comme son cousin Jean qui est pas bête un peu rare. C’est ça qu’aurait fait un bon homme à Romaine Castilloux. Mais entre nous elle était un peu demoiselle.

Pour en revenir à mon histoire donc, Sarah Maldemay qu’avait un chapeau et des gants tout flambant neuves, s’est fait enterrer avec son chapeau sur la tête et ses gants dans ses mains.

Les fossoyeurs, une pelle à la main, attendaient, si accoutumés à leur métier, que l’enterrement d’une jeune fille belle et infortunée ne les impressionnait pas plus que l’enfouissement d’un cadavre quelconque.

Et tout autour de lui, dans ce cimetière dominant la mer, il ne vit que des croix de bois noir poussant de terre comme des fleurs funèbres. À celle-ci manquait un bras, à celle-là les deux, de sorte qu’on n’apercevait plus qu’un bâton pourri auquel le vent secouait une guénille qui avait été le voile blanc.

Çà et là quelques tombeaux en bois, les plus hauts atteignant trois pieds, et contenant dans de petites cases vitrées des images, des statuettes, des portraits de défunts, et d’autres objets de dévotion religieuse ou de souvenirs de famille.

Tantôt, parmi la foison de verges d’or qui croissaient dans ce domaine de la mort. ; le pied buttait contre un gobelet rouillé ou un éclat de faïence.

Et malgré tout cela, il régnait plus de grandeur et de majesté dans cet humble cimetière, où les morts ont dit adieu pour toujours aux ennuis et aux souffrances de la vie, dans ce cimetière véritablement le symbole de l’égalité dans la mort, que dans les opulentes et tapageuses nécropoles, où, à l’aspect des caveaux et des mausolées des riches, on croit voir le luxe et les rivalités du monde se continuer dans le trépas.

Les pelletées de terre tombaient sur la dépouille de Romaine avec ce bruit sourd que connaissent seuls, ceux qui l’ont entendu tomber sur des restes regrettés. Chaque pelletée était un tour de vis à son âme enserrée dans un étau de souffrance.

Soudain, il n’entendit plus rien : il vit. Il vit le corps si jeune, si beau, si resplendissant de Romaine rongé par les vers comme une proie longtemps attendue. Il vit ces grandes prunelles noires pleines de soleil, d’amour et de candeur, cette bouche d’enfant, fleur radieusement épanouie, ce nez aux narines frémissantes de volupté virginale, il vit tous les charmes de cette idéale créature fourmillant de vers gluants, grouillants, dévorants.

Alors, une douleur immense l’envahit. Pris d’une terreur indicible, sentant le terrain manquer sous ses pieds et la tête lui tourner, il se sauva comme un fou pour ne pas s’évanouir sur la fosse de la morte.

Arrivé dans sa chambre, Réginald en ferma la porte à double tour et se laissa tomber sur son lit. Pour qu’on n’entendît pas ses hurlements, il se bâillonna en s’enfouissant la tête dans son oreiller.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémissait-il, tout est fini, tout, tout ! Pas une force, pas une volonté ne pourront me la rendre. Elle qui, il y a quatre jours m’enivrait de ses regards, de ses baisers — ah ! les baisers grisants… — est là dans ce cimetière, elle y sera jusqu’à ce que les vers en aient fait une ruine ! Ah ! s’il m’était possible d’ouvrir sa poitrine, d’en enlever ce cœur qui fut si plein d’amour et de mansuétude !

Des projets insensés assaillaient alors son cerveau : attendre à la nuit, déterrer le cadavre, ouvrir la poitrine blanche, en arracher le cœur et se sauver loin, très loin.

Mais aussitôt il se disait que la douleur le rendait fou.

Si seulement, il avait pu faire brûler ces restes. Il eût converti sa fortune en une urne digne de receler ces cendres chéries. Mais ce cadavre, ne lui appartenait même pas. Quand même, il aurait eu des droits sur le corps de Romaine, il devrait se soumettre à une puissance supérieure à la sienne, et abandonner ce corps à la terre.

Il s’assit sur le bord du lit et la tête dans les mains, les coudes sur les genoux, les cheveux en désordre, les yeux rougis, la bouche amère, les vêtements froissés il fut repris par des sanglots. — Ah ! oui, gémit-il, elle est amusante la destinée de l’homme ! Le bien, les efforts vertueux sont parfois drôlement récompensés. Il fuit pour respecter la vertu d’une jeune fille, il triomphe de la bestialité de l’homme par un acte de décision. Et voilà qu’en récompense, par sa propre faute à lui, une autre jeune fille plus pure, meilleure, plus belle, meurt peut-être de l’avoir trop aimé.

Et pourtant, Dieu sait s’il l’a passionnément vénérée, elle, s’il a lutté pour résister au péril de cet amour ! Maintenant, il est trop tard. Tout est consommé.

Ne vaut-il pas mieux en finir tout de suite ? Se supprimer ? Au profit de qui ? de quoi ? Puisqu’il à commis une faute, en se laissant aimer sans espoir, va-t-il la rendre irrémédiable cette faute, en échappant par la mort à la douleur, au crucifiement de son âme ? Mais lui reste-il assez de nerfs, a-t-il assez de volonté pour supporter ce tourment : son cœur toujours rongé par ce souvenir renaissant sans cesse ?

Est-il capable de vivre ?

À ce moment, le piéton de Paspébiac, petit homme sec, aux cheveux bouclés d’un blanc jaune, à la démarche rapide, aux mouvements saccadés comme ceux d’une marionnette, arrivait à la pension.

Deux minutes après, Madame Rinfret frappait à la porte de Réginald, ses doigts retentissant sur le panneau avec un bruit de castagnettes.

De sa voix criarde, elle dit :

— Monsieur Olivier, une écriture pour vous.

Une lettre pour lui, qui donc pouvait lui écrire ?

Il lut :

Montréal, 16 septembre 1892.
Mon cher Olivier,
Cette lettre te parviendra-t-elle, je l’ignore ? Tes amis ici savent que tu as fait un séjour prolongé à Paspébiac. C’est Alfred Dubuc qui nous a renseignés ! Il se rendait au bassin de Gaspé, lorsque l’ « Admiral » ayant accosté à Paspébiac, il lia conversation sur le quai, avec un jeune homme, M. Gibault, l’un des commis de la Compagnie Robin. Il se rappelle fort bien son nom, car c’est grâce à son affabilité, si nous savons où tu t’es sauvé. Oui, mon cher, tu as levé le pied sans tambour ni trompette, pardonne-moi l’expression.

Pourquoi, nous ne le savons pas ?

Dubuc a appris de plus qu’on te voyait souvent là-bas avec une pauvre fille, une fille de pêcheur à la morue, très belle, à ce qu’il paraît, mais qui n’en reste pas moins une fille de pêcheur.

Tu défraies ici bien des conversations.

On se demande pourquoi tu es parti si précipitamment, ce que tu fais dans ce pays sauvage, et comment tu as pu toi, l’intègre, l’invulnérable, le puritain, t’énamourer d’une jeune fille. Mais diable ! il est temps qu’elle prenne fin ton idylle. Je ne désapprouve pas qu’on s’arrête en passant à une jeune fille, fût-elle fille de pêcheur, mais quatre mois c’est trop long. Évitons les excès, mon cher.

À propos, j’allais oublier. Tu te rappelles celle qui te relançait avec tant de persistance, la petite Claire Dumont. Elle est passablement tombée la pauvre fille ! Entre nous, tu sais, elle n’est pas à l’enchère, mais ça ne vaut guère mieux. C’est malheureux, car elle est un joli brin de fille.

Du reste, c’est un détail guère intéressant, d’abord pour moi qui sais qu’il y en a tant d’autres dans son cas, et pour toi qui ne t’occupes pas de ces choses-là.

Si je suis assez heureux pour que cette lettre t’arrive je me fais l’interprète de mes amis, et te supplie de nous revenir dans le plus bref délai, sain et sauf et sans boulet aux pieds.

À toi sincèrement,
JACQUES DUFRESNE.

L’imbécile ! observa Réginald en froissant cette lettre avec emportement.

Un détail guère intéressant qu’une malheureuse jeune fille soit perdue à cause d’un homme ! Ah ! oui, c’est cela : chantez, dansez, valsez, enivrez-vous de la femme, pétrissez-en la chair avec des mains impures, et c’est la femme, la femme, toujours la femme qui subira les conséquences de ses fautes à elle et des vôtres à vous !

Il s’approcha de la fenêtre et regarda la mer. Puis il s’assit et se prit à réfléchir.

Lorsqu’il releva la tête, Réginald Olivier était transfiguré.

Sa résolution était arrêtée.

À cause de lui une jeune fille a péché dans la mort ; par lui une autre remontera, vestale purifiée, les degrés d’ivoire conduisant aux parvis de ce temple d’où elle est sortie.