Imprimerie Guertin (p. 102-110).


SUR LA GRÈVE.


Réginald avait cédé à la prière de Romaine : il n’était pas parti. Tous les jours, il avait continué de la voir, en prenant garde toutefois de ne jamais se trouver seul avec elle. De préférence, il recherchait la compagnie du grand-père : de cette façon, s’il ne la voyait pas aussi longtemps, et ne l’avait pas à lui seul, un moindre péril le menaçait en demeurant à Paspébiac.

Sa passion grandissait de plus en plus. Pour avoir moins d’occasions de tomber aujourd’hui, il se croyait plus fort, assez fort même pour conjurer tout danger. Un bandeau sur les yeux, aveuglé par l’amour et la présomption, il poursuivait son ascension vers cette cime coupée d’un gouffre.

Johnnv Castilloux et Jérôme Roussy avaient maintenant en lui un compagnon de pêche assidu. Quelquefois même, il suppléait à l’un ou à l’autre. Il s’acquittait si bien de sa tâche, que le vieux Castilloux avait déclaré en riant que n’eût été sa crainte de faire tort à l’oncle Jérôme, il l’eût promu du poste de pocheur à celui d’avant-barge. Ce citadin élégant faisait son rude apprentissage de la mer et de la pêche à la morue.

Le soleil de la mer avait hâlé son teint, ses muscles s’endurcissaient, ses mains étaient devenues rugueuses.

Les pêcheurs ne font guère d’études d’astronomie ni de marine, la plupart ne savent pas lire.

On est étonné, toutefois, de leurs connaissances, à les entendre pronostiquer sur la température ou à les voir conduire avec une habileté consommée leurs barges, lorsque la mer semble défier le ciel par ses montagnes écumantes et rageuses dressées contre lui.

Leur science qu’il n’ont pas puisée dans les livres, est innée en eux ; c’est leur grâce d’état. Comme une sorte d’instinct animal, ils se la transmettent de père en fils, de génération en génération.

Réginald se fit tout enseigner par ces rudes maîtres de la mer : lorsqu’il y a menace de pluie, par la façon dont le vent souffle, dont les nuages se ramassent ; les pieds de vent, c’est-à-dire les gros vents quand les nuées descendent en corne en noircissant ; la relève des lignes élongées le soir ; la manière de parer au suroit et au norroi ; de se mettre sous le vent, de débrouiller les lignes, de souquer, de serrer la toile, de haler bas le foc afin de ralentir la marche de la barge et arriver prudemment à terre, de nager contre le flot, d’éviter le vent qui vous enlève votre toile, de courir grand largue à travers la mer, de s’arrimer, de couper la tête et enlever les entrailles de la morue, au retour de la pêche. Il apprenait tout sans ordre, sans méthode, au fur et à mesure que l’occasion s’en présentait.

Ou bien encore, Johnny Castilloux expliquait à son pocheur en se penchant sur la grève, comme quoi le goémon est un remède diablement bon contre l’érysipèle, qu’on s’en sert aussi comme engrais et que certains pêcheurs en mangent avec appétit ; comme quoi l’étoile de mer dans le rhum est une bonne drogue contre les rhumatismes. Il lui enseignait plusieurs autres remèdes populaires parmi les pêcheurs à la morue.

Quelquefois, cédant aux instances de Romaine et de son grand-père, le jeune pêcheur partageait leur frugal repas. Il eût craint de blesser la fierté de Johnny Castilloux en lui offrant directement de l’argent. Mais de temps en temps, il lui faisait avec délicatesse cadeau d’agrès de pêche neufs, de vêtements de pêcheur et autres objets du même genre. L’oncle Jérôme avait aussi sa part.

Un jour, Romaine ressentit une joie profonde suivie aussitôt d’un serrement de cœur.

Réginald avait écrit à son joaillier à Montréal lui commandant un bracelet d’un dessin particulier. Ce bracelet devait avoir la forme d’un serpent en or ciselé se mordant la queue ; les yeux devaient être une perle et une aigue-marine. Ce joyau, dans la pensée de Réginald, avait deux emblèmes : l’éternité de son amour pour celle qui le porterait et la beauté exquise de cette perle de la mer.

Quand Romaine ouvrit la boîte qui contenait le bijou et qu’elle en vit la richesse et le travail sur le velours bleu de Prusse, la surprise, le plaisir, la fascination, la reconnaissance se peignirent tour à tour sur ses traits. Romaine était heureuse, très heureuse. Elle se laissait aller à cette jouissance particulière que ressent la femme qui reçoit un bijou. Les bijoux, c’est une des raisons d’être de la femme. Il n’est pas jusqu’à la plus humble servante qui n’en raffole, et que, si elle est trop pauvre pour en avoir, ne s’arrête avec convoitise devant les vitrines des marchands joailliers. La femme qui reçoit un joyau, l’examine avec orgueil et émotion comme la mère son nouveau-né, le contemple sous toutes ses faces, le place sous le jour le plus avantageux, et enfin en prend un soin jaloux.

Ne se mêle-t-il pas un peu de cet amour chez les religieuses qui portent des alliances en or ou en argent, symbole de leur fiançailles mystiques avec Jésus-Christ ?

Aux premiers transports de joie succéda bientôt un douloureux abattement. Romaine était superstitieuse, ce qui n’est pas, chez la femme, une faiblesse ni même une défaillance de l’esprit, mais l’une des conséquences de sa trop grande sensibilité.

En admirant les yeux du serpent, cette petite boule au satin nacré et argenté et cette gemme d’un vert bleuâtre comme la mer où elle allait si souvent, elle se rappela avoir entendu dire par des compagnes du couvent que la perle est un présage de malheur. En alliant cette idée de malheur à la pensée de la mer elle frémit.

Mais pour ne pas faire de peine à celui qui l’aimait tant, elle refoula dans son cœur cette tristesse inopportune, et dans ses yeux les autres perles qui y montaient.

On était aux premiers jours de septembre. N’eût été la brise, qui se faisait plus froide après le coucher du soleil dans la baie, on ne l’eût pas cru. Car si les printemps sont longs, brumeux, sales à Paspébiac, les arbres paresseux à bourgeonner jusqu’à ce qu’un matin, au réveil, on les voit qui se sont couverts tout à coup de feuilles d’un vert cru, les étés sont admirables et ne disparaissent qu’à la dernière extrémité, lorsque les hivers tardifs les mettent à la porte en les poussant par les deux épaules comme un visiteur qui ne veut pas s’en aller.

Le débarquement des pêcheurs de la flottille du Nord rappelait que septembre était arrivé. Depuis trois ou quatre jours en effet, les compagnies avaient hissé leur drapeau sur leurs établissements à l’occasion du retour de leurs hommes qui, depuis le mois d’avril, faisaient la pêche a la morue à Pointe Riche et aux Sept Îles.

— Hier, qui était un samedi, Réginald et Romaine, accoudés sur le garde-fou du pont, au-dessus du barachois, étaient restés longtemps à regarder monter un certain nombre de pêcheurs de retour du Nord.

Ici, c’était la femme d’un pêcheur, là, son garçon et sa fillette, pieds mis, débraillés, qui étaient venus au-devant du mari lu du père, suivant une charrette traînée par un bœuf, l’oxomobilisme étant le moyen de transport le plus ordinaire dans ce pays. Les pêcheurs, s’entr’aidant, hissaient sur les charrettes leur coffres et des barils contenant du lard, des biscuits, de la mélasse, du thé, des pois.

Au Nord, en effet, les pêcheurs reçoivent tous les samedis leur prêt, provisions que les compagnies leur allouent pour la semaine. C’est ce qu’ils économisent sur ces provisions qu’ils rapportent à l’automne dans leurs familles. Ces épargnes leur seront très utiles durant l’hiver qui s’en vient, car ils n’auront pour vivre durant la morte saison, que le reste du fruit de leur pêche de l’été, et ce qu’ils pourront gagner de côté et d’autre en battant au fléau pour les cultivateurs à l’aise, et en bûchant dans les bois.


Retour des pêcheurs du Nord.

Cette année, la pêche avait été abondante. Aussi, les pêcheurs assez bien payés, assaillaient-ils les magasins des compagnies, faisant déjà une brèche dans leur pécule avant de remonter la côte. Ceux qui ne savaient pas écrire — c’est-à-dire le plus grand nombre — et qui avaient pour habitude de tenir leurs affaires en ordre, marquaient leurs achats sur un petit bâton en bois au moyen de coches, espèces d’hiéroglyphes, faites au couteau.

Naturellement, ils n’oubliaient pas de glisser dans leurs goussets le flacon d’eau-de-vie qu’ils devaient vider entre eux, à même le goulot, avant même leur arrivée à la maison.

Chaque peuple a sa façon à lui de se montrer poli. Si le Japonais, pour vous prouver toute sa considération, vous offre en vous abordant un cigare ou une cigarette, le pêcheur de Paspébiac tend à ceux qu’il veut honorer, lorsqu’il les rencontre sur la route, sa bouteille d’eau-de-vie. Malheur à quiconque refuse : c’est insulter grossièrement celui qui prétend marquer ainsi toute l’estime qu’il a pour vous et vous témoigner le désir qu’il a de vous être agréable. Ce qui n’empêche pas ces pêcheurs d’être de fort braves gens et de ne pas faire un abus de leur politesse.

Les oxomobiles chargés des coffres de hardes et des barils de provisions économisées, retraversaient pesamment le pont au pas lent des bœufs à l’œil mélancolique. Quelques enfants, juchés sur les coffres, pour tromper la longueur du trajet, jouaient de l’harmonica.

Le lendemain, après vêpres, cérémonie à laquelle Réginald assistait tous les dimanches pour le seul plaisir de voir Romaine faire chanter l’ivoire jauni du petit orgue, celle-ci pria son grand-père de l’accompagner avec monsieur Olivier sur la grève. Elle désirait voir les goélettes des gens du vingt danser sur leurs ancres, et s’enivrer du religieux silence du dimanche sur ce rivage désert, ce jour-là, battu par les flots.

Johnny Castilloux, retenu à la maison par un ami, un pêcheur du Nord, dit aux jeunes gens d’y descendre seuls.

Tout dévoré qu’il fût du désir de se promener avec Romaine sur cette belle grève de Paspébiac, Réginald eut d’abord l’idée de refuser, craignant toujours ces promenades solitaires et nécessairement sentimentales, avec le jeune fille. Son refus toutefois eût pu paraître étrange au grand-père, et il accepta.

Quelle impression ne ressentit-il pas de se retrouver ainsi seul avec Romaine sur ce rivage mélancolique. Des nuages froids et floconneux couraient très vite dans le ciel. À de rares intervalles, le soleil se faisait une éclaircie à travers cette masse opaque de nuées gorge de pigeon, projetant sur la mer, la grève, les collines, le pont, la falaise des clairs-obscurs d’un effet merveilleux. Mais il se cachait aussitôt derrière un écroulement de montagnes grises comme de gigantesques paniers de ouate que la main de Dieu aurait renversés les uns par-dessus les autres dans l’espace. Le vent soufflait avec des sifflements aigus, amassait de l’écume argentée sur la crête des vagues, secouait les barges et les goélettes comme prises d’une danse folle de Saint-Guv, chassait les houles sur la grève avec le bruit d’une canonnade lointaine. Des cormorans, des huards, des goélands balançaient leurs longues ailes avec un mouvement lent et pesant, comme si des plombs y eussent été suspendus. Mais, ils luttaient de vitesse avec les nuages dont ils semblaient prendre la teinte. Tels ces gros navires qu’on croit voir avancer péniblement alors qu’ils courent sur les flots.

À cause du vent froid, la petite fille de Johnny Castilloux avait mis une robe de laine blanche avec collet matelot bordé d’un mince galon écarlate. La jupe était coupée à la naissance de la cheville du pied, cheville délicate sur un pied finement cambré, chose surprenante chez cette héritière de sang roturier.

Dans l’absorbante quiétude du calme dominateur de cette après-midi de dimanche, alors que pas un bruit du travail de l’homme ne parvenait à ses oreilles, que la nature sauvage seule donnait signe de vie, Réginald si près de Romaine eut peur.

Jamais elle ne lui avait paru si belle, si séductrice, si chaire divinement tentante et irrésistible.

Ils marchaient en se frôlant le coude, échangeant quelques courtes observations aussitôt suivies de longs silences. S’arrêtant parfois, ils cueillaient sur la grève une jolie pierre ou un coquillage éclatant.

Comme il ventait toujours très fort, Réginald tenait son panama à la main, son épaisse chevelure agitée en tous sens.

Romaine avait porté une de ses mains à la hauteur de sa tête pour retenir sa coiffure. Dans cette pose toute de grâce, l’étoffe, qui se confondait avec la naissance de la gorge radieusement blanche et tranchait avec les lourdes tresses d’or rouge, dissimulait mal la rondeur du sein ferme de la vierge.

Tous deux laissaient l’empreinte de leurs pas sur le sable humide, et parfois la vague roulante venait jusqu’à eux en leur mouillant les pieds.

Un coup de vent ayant failli emporter le chapeau de Romaine, elle dit :

— Allons nous mettre à l’abri de ce côté-là du quai ! Venez-vous ?

Sans répondre il la suivit.

Maintenant, ils ne parlaient plus.

Ils descendirent une légère pente, et s’assirent sur une des grosses roches formant un escalier abrupt de trois ou quatre marches.

Que se passa-t-il en ce moment dans l’âme candide de Romaine ? Pourquoi, après avoir attaché sur son compagnon un regard attendri et troublant, retira-t-elle brusquement et avec dureté même sa main tremblante qu’il avait prise dans les siennes ?

Comme si les flots eussent vomi à ses pieds un monstre hideux, elle se leva tout à coup prise d’un effroi intraductible.

— Allons-nous-en ! dit-elle.