Imprimerie Guertin (p. 92-101).


APRÈS LA TENTATION.


Trempé jusqu’aux os, glissant dans la boue, clapotant dans les flaques d’eau, et ne voyant sa route qu’à la lueur des éclairs, tant l’obscurité était profonde, il se sauvait, pris d’une peur grande comme le danger auquel il venait d’échapper.

Arrivé en face de sa pension, il passa outre, marchant, courant, marchant, courant, sans s’arrêter. Son cerveau agonisait dans sa tête trop lourde pour son corps. La tempête du dehors n’était rien comparée à celle qui faisait rage sous ce crâne.

Pourrait-il jamais reparaître devant ses yeux ?

C’en était fait de son bonheur !

Plutôt la mort que de rester un jour de plus en ce pays d’où il se considérait déjà comme banni.

Ô homme présomptueux, il s’était cru fort ! son orgueil était bien puni.

À quoi lui avait servi d’être resté chaste jusqu’à ce jour, s’il allait tromper la confiance de cette pauvre enfant sans défense, que rien ne protégeait contre son amour.

Par quelle volonté surhumaine avait-il échappé à la faute suprême ?

Dieu ne l’avait donc pas encore maudit.

Il se voyait dévaler dans le précipice, entraînant dans sa chute le corps et l’âme si beaux, si blancs, si purs de Romaine.

La main de Dieu, s’il restait à Paspébiac, s’appesantirait sur lui, et il serait condamné.

L’orage avait cessé. Le vent chassait maintenant devant lui les nuages qui semblaient monter les uns par-dessus les autres. Telles des bêtes affolées, prises de panique, fuient dans les prairies devant l’incendie rapide. Avec un éclat superbe, la lune venait de se faire une trouée dans le ciel d’un bleu cobalt lavé par la tempête.

Dans son âme, avec la fin de l’orage, il s’était fait une accalmie. Ressuscitant à la vie, il regarda où il se trouvait. Par quelle coïncidence religieuse s’était-il arrêté devant le calvaire entre Paspébiac et New-Carlisle ? Les bras largement étendus, jeté en lumière par la lune, qui mettait de la chair sur ce bois peint, du sang dans ces lèvres bleuies, de la vie dans ces yeux éteints, le grand Christ semblait appeler le malheureux à venir se jeter dans ses bras sanglants.


Le grand Christ semblait appeler le malheureux à venir se jeter dans ses bras sanglants.

— Ô Christ, fit-il tout haut, sauvez-moi ! sauvez-moi ! Et tout bas, une autre prière monta de son cœur à ses lèvres, mais il n’osa la prononcer comme s’il eût craint de blasphémer, devant l’auguste et divine résignation du Crucifié :

— Faites qu’elle m’aime toujours !

Il était seul. Çà et là brillait dans l’obscurité un point jaune indiquant la présence de maisons disséminées dans la campagne. Dans l’éloignement, tantôt, la cloche attachée au cou d’une vache rendait un son triste comme un glas, tantôt, un chien aboyait en poussant un hurlement prolongé et lamentable.

Le vent, en secouant la chevelure hérissée des arbres, fantômes dans la nuit, mêlait son mugissement avec la mélopée plaintive et monotone de la mer.

Plus calme, Réginald qui avait rebroussé chemin, mit un peu d’ordre dans ses idées.

— Voyons, se demanda-t-il, quel jour est-ce ? Vendredi. Tant mieux. Demain, l’ « Admiral » accostera au quai de Paspébiac, en route pour le bassin de Gaspé. Impossible de balancer : il faut que je parte, il le faut, il le faut ! Si je restais, Dieu sait ce qu’il adviendrait et d’elle et de moi.

Est-il donc vrai que je doive la perdre pour toujours ? Que je ne doive même plus la revoir ? Faut-il qu’après avoir connu cette jeune fille si belle, qu’après avoir bu sur ses lèvres l’ineffable aveu de son amour, qu’après avoir senti battre son cœur contre ma poitrine, faut-il qu’après tout cela je doive la quitter à jamais ?

Est-ce là un sacrifice qu’un être humain, faible comme nous le sommes tous, soit capable de consommer ? Mais alors pourquoi ne pas confondre nos deux vies par le mariage ? Non ! non ! Romaine, je t’aime trop, infiniment trop, pour faire de toi ma femme. À la passion et à l’exaltation du premier enthousiasme succéderait, peut-être, une grande amitié, à l’amitié une indifférence froide et respectueuse, et qui sait, je ne vaux pas mieux qu’un autre.

Ah ! oui, le mariage : nous nous embarquons à bord d’un vaisseau solidement construit, joyeusement pavoisé. On rit, on chante, au départ, on trouve qu’il fait bon d’être emporté sur cette mer féerique. Mais arrivent les vents contraires, les écueils, — Réginald se rappela son père et sa mère, leur très grand amour réciproque, leurs rares qualités, mais aussi ces deux volontés incassables, roche sur lequel s’était brisé leur bonheur, — le bateau est désemparé, jeté sur la côte, et que reste-t-il ? Non, je n’ai pas le droit, Romaine, de te faire monter avec moi à bord de cette jonque problématique. Jamais je ne t’exposerai, toi si douce, si sympathique, si aimante, toi faite pour le bonheur, aux incertitudes de la vie à deux rivée par la main de l’Église et de la loi.

Bien que mon cœur doive en être brisé, mieux vaut, cent fois mieux, que j’emporte ton image dans tout l’étincellement de la splendeur de ta beauté, de ta jeunesse, de ta pureté.

Absorbé qu’il était par ses réflexions, Réginald ne s’aperçut pas qu’il avait dépassé sa pension.

Revenant sur ses pas, il entra couvert de boue. Ses vêtements avaient à demi séché sur lui ; ses chaussures lui pesaient aux pieds comme des bottines de scaphandrier.

Comme il n’avait pas sommeil à cause de l’agitation de son esprit, il se déshabilla, passa une robe de chambre, et tout transi, but un verre de rhum. Puis il s’assit à sa fenêtre, et songeur regarda le reflet brisé de la lune sur la mer.

— Au moins, il faut que je la revoie encore une fois avant de partir, se dit-il.

Mais soudain, passant la main sur son front avec lassitude, comme pour en chasser des pensées mauvaises, il ajouta tout haut :

— Non, ce souvenir me fait vraiment trop de mal. Je ne dois pas me le rappeler. Sans hésiter une seconde, avec une hâte fébrile, comme s’il craignait de changer d’idée, il se lève et fait ses malles, enfouissant tout pêle-mêle.

Cela fait, s’asseyant à une petite table au pied de son lit, il réfléchit, la tête entre dans ses mains :

— Puisqu’il m’est défendu de la revoir, rien ne m’empêche de lui écrire. D’autant plus que je ne saurais partir aussi brutalement sans lui dire adieu. Alors sans rature, du premier jet, ouvrant tout grand son cœur lacéré, il écrivit :

Ma bien-aimée Romaine,

Pardonnez-moi, je vous prie, si je vous appelle ma bien-aimée. Mais que voulez-vous, je ne puis y résister : il faut que je vous crie mon amour. On pardonne beaucoup à ceux qui aiment beaucoup, et je vous ai beaucoup aimée, Romaine, je vous aime beaucoup, je vous aimerai toujours. De plus, comme je ne dois plus vous revoir — lorsque vous lirez ces lignes, j’aurai quitté ces lieux, les plus beaux du monde — je puis vous avouer des choses que je n’aurais su vous confier sans danger près de votre beauté irrésistible. C’est à cause de vous, de vous seule, que je pars. Hélas ! je suis même resté trop longtemps à Paspébiac, puisque pour ces trois semaines de bonheur incomparable que j’ai passées avec vous, je dois souffrir toute ma vie.

Je n’avais jamais connu les délices ni les souffrances de l’amour, ô ma Romaine : je vous ai vue et j’ai aimé. Plein de présomption, je m’étais cru fort, mais que l’homme est faible, petit, aux genoux de la femme qu’il adore. Grâce à Dieu, j’ai déjà surmonté une tentation terrible. Mais après m’être arraché de vos bras en y laissant la moitié de mon âme, il faut que je vive loin, très loin de vous. Si je restais, j’y retomberais dans ces bras divins, en nous couvrant de honte tous deux

Adieu, ma Romaine adorée, plaignez moi, pleurez-moi, et vous, qui avez le droit de le faire, priez pour moi.

Réginald Olivier

Après avoir mis cette lettre sous enveloppe, brisé de fatigue physique et morale, le jeune homme se jeta sur son lit. Il dormit mal ; son sommeil fut troublé de cauchemars. Entre autres, il vit Romaine dans un péril imminent, suspendue au-dessus d’un abîme. Elle l’appelait à son secours, elle le suppliait avec des cris déchirants de se rendre jusqu’à elle. Et lui, qui n’était qu’à quelques pas, faisait des efforts impuissants pour avancer. Ses membres étaient comme ankylosés ; il voulait crier, sa voix s’étouffait dans sa gorge et il ne parvenait qu’à râler. Alors la jeune fille, épuisée, se laissait tomber et tournoyait dans le vide. Cette fois, il poussa un cri rauque et s’éveilla le corps en nage. Il ne se rendormit pas.

Il se leva avec le soleil. De voir ses malles prêtes à boucler il fut effrayé, et céda presque à la fascination de ne pas partir. Vingt fois, il lut sur le point d’aller jusqu’à la maison de Romaine, espérant la voir de loin, peut-être, dans l’encadrement des rideaux blancs de sa chambrette, dans tout l’épanouissement de sa beauté fraîche du matin.

Rien que l’entrevoir de loin, pensait-il. Et même, selon toute probabilité, il ne la reverrait pas. Mais il songea que c’était là un piège tendu par l’esprit du mal et il eut le courage d’y résister.

Avant de quitter Paspébiac, il désira aller se baigner une dernière fois. Dix minutes plus tard, on le vit descendre à droite du pont rouge. La mer était haute et de mauvaise humeur ; les vagues avaient envahi l’enfoncement de la falaise et la large roche plate où il se déshabillait à l’accoutumée. Jusqu’à la mer qui me repousse, remarqua-t-il, Hélas ! oui, il faut partir. Il se chercha une autre retraite. Il fut quinze minutes dans l’eau, glacée à cette heure matinale, éprouvant une sensation singulière dans le combat que se livraient le froid des vagues et la fièvre qui lui brûlait les sangs.

Il se rhabilla en frissonnant, mais au retour, il sentit une chaleur réconfortante couler dans ses membres, tandis que le soleil ardent séchait ses cheveux blanchis çà et là par le sel de la mer. Après le déjeuner, il solda sa note et demanda qu’on portât ses malles au débarcadère. En rougissant il pria la maîtresse de pension de faire parvenir à mademoiselle Castilloux elle-même, la lettre écrite la veille. Puis, à pas lents, la mort dans l’âme il se dirigea vers le quai. Arrivé au bocage Robin, il en franchit la barrière, aimant à suivre ce sentier couvert et ténébreux.

La fatalité, cependant, devait s’attacher à ses pas et ne le quitter jamais. Cinq minutes à peine après son départ, Romaine passait devant la pension Rinfret. Madame Rinfret se dit que la jeune fille ne pouvait tomber mieux. Elle l’appela du pas de la porte :

— Hé, la demoiselle, une écriture pour vous.

Romaine tressaillit. Avec le pressentiment aigu de la femme sensible, elle pensa à Réginald. Et lorsque l’infortunée eût lu son nom sur l’enveloppe, bien que ne connaissant pas l’écriture de son ami, elle fut certaine que cette lettre venait de lui.

Mais pourquoi ? Avant même de briser le cachet R.O. d’une main tremblante, toute l’horrible vérité apparut à ses yeux comme dans une vision.

Elle eut la force de les lire ces lignes fatales, pendant que de grosses larmes amères descendaient lentement le long de ses joues, toute blanche au milieu de la route, semblable à ces statues de marbre qui pleurent sur les mausolées.

Un nuage l’aveugla. Mais se raidissant contre son malheur, elle se prit soudain à courir.

Dieu veuille que j’arrive à temps ! gémit elle. Ses genoux fléchissent. La respiration lui manque. Dût-elle écraser sur la route, elle ne peut s’arrêter. Il faut qu’elle le rejoigne, il le faut, coûte que coûte. Franchissant la barrière du bocage Robin, elle s’engage sous la voûte sombre des osiers et des pins. Tout à coup, elle s’affaisse en poussant un cri : ’

— Réginald !

Celui-ci a entendu cette appel, il a reconnu la voix.

Il se retourne. Il revient sur ses pas.

Romaine ne peut prononcer une parole tant est grande son émotion. Elle est épuisée.

Des larmes plein les yeux, elle tend la lettre qu’elle tient à la main.

Réginald, que cette vue met au désespoir, relève la jeune fille et la soutient dans ses bras. Ses lèvres s’humectent des pleurs de Romaine.

Ni l’un ni l’autre ne parlent.

Enfin, Romaine, dans une invocation suprême de l’âme, le supplie les mains jointes :

— Réginald, je ne veux pas que vous partiez !

Tout en maudissant la fatalité qui le poursuit, il serre Romaine contre sa poitrine.

— Pardonnez-moi, Romaine, ma chère petite Romaine, dit-il, mais il le faut.

— Non, non, se récrie-t-elle avec terreur, dites-moi que vous avez voulu m’éprouver, que vous avez voulu vous assurer de la force de mon amour, dites-moi que réellement vous ne songez pas à me quitter.

— Hélas ! oui.

— Et pourquoi ?

— Parce que, répond-il en plongeant dans ses yeux humides ses prunelles brillant d’une fièvre passionnée, je vous aime trop. Parce que je veux échapper à la damnation de notre âme à tous deux.

— Que vais-je devenir vous parti ? s’écrie Romaine. Vous savez que je vous aime, ne soyez pas cruel, je ne suis qu’une pauvre fille. Ayez pitié de moi. Restez encore quelques jours au moins, que je me fasse à l’idée de notre séparation. Ce départ subit me tuerait.

Devant le désespoir de la jeune fille, devant sa faim d’amour, devant le gouffre ouvert à ses pieds, Réginald devint plus fort et écouta la voix de la raison. S’arrachant de l’étreinte de Romaine, il lui dit :

— Au revoir, chère pauvre amie, je ne vous dis pas adieu. Nous nous reverrons. Pour le moment, songez à votre malheureux grand-père, songez à la simplicité grande et admirable de votre candeur parfumée de jeune fille pure. Rappelez-vous que l’homme passe mais que la vertu demeure.

Romaine alors l’enveloppant dans la caresse aimantée de son œil noir, lui répondit :

— Mon Réginald adoré, je vous aime plus que grand-père, plus que ma vie.

Ces paroles, ce regard pénétrèrent dans son cœur comme un glaive à deux tranchants.

Alarmé de la surexcitation de son esprit, craignant même que ce départ précipité n’eût des conséquences désastreuses pour sa Romaine, il frissonna. Il la reprend dans ses bras avec effroi, croyant voir déjà la mort hideuse s’avancer jusqu’à elle pour la réclamer comme une proie. Il dit :

— Ah ! Romaine, fasse le ciel que nous n’ayons pas à nous repentir ni l’un ni l’autre de ce que je cède à ta prière ! Je reste.

Dan un cri de l’amour vainqueur, la fille du pêcheur attire vers les siennes les lèvres de son ami qu’elle baise avec toute l’ardeur naïve de son âme d’enfant.

— Que je vous aime ! murmure t elle. Advienne que pourra, je suis prête à tout… à tout, répète-elle, comme dans un écho et les yeux dans le vague.