Imprimerie Guertin (p. 83-91).


TENTATION.


Depuis trois semaines que Réginald était à Paspébiac, le menu que sa maîtresse de pension persistait à lui servir était de cette uniformité qui produit l’ennui. Et cependant il était loin de s’ennuyer dans ce pays qu’il trouvait de plus en plus pittoresque. Il ne pouvait se résoudre à le quitter.

Chaque matin, il descendait se rouler dans l’eau tantôt calme, tantôt écumante de la baie. Il prenait plaisir à voir les houles moutonnantes venir au-devant de lui en grondant comme un Neptune courroucé et le couvrir entièrement de leurs floconneuses spirales.

Quand il n’allait pas à la pêche à la morue avec Johnny Castilloux et Jérôme Roussy, et quelquefois avec Romaine, il errait sur le banc jusqu’au phare. Là, s’étendant sur le rivage, les yeux sur la mer ou dans le vague, il rêvait des heures durant. Il observait en remontant le barachois, le spectacle de la pêche par les oiseaux pêcheurs. Ceux-ci, les ailes largement déployées, décrivaient dans les airs, avec des cris aigus et prolongés, de grands cercles au dessus de l’eau qu’ils fouillaient de leurs regards perçants. Recoquillant leurs ailes, ils plongeaient avec la rapidité et le bruit sourd d’un bolide tombant dans l’eau. Quelques secondes après, il les voyait remonter, tenant entre leurs pattes les plies qu’ils avaient arrachées du sable où elles étaient collées.

Quelquefois, il allait à pied jusqu’à New Carlisle, à quatre milles de Paspébiac.

New-Carlisle, chef-lieu du comté de Bonaventure, fut fondé et embelli par les loyalistes de la Nouvelle Angleterre avec l’argent de la Grande-Bretagne, qui a voulu reconnaître la fidélité de ses sujets lors de la rébellion des colonies anglaises d’Amérique, en 1776. On dit même que cette ville serait encore plus belle qu’elle ne l’est, si une partie de l’argent accordé aux loyalistes n’avait servi à grossir les goussets de certains particuliers.


Quelques fois il allait à pied jusqu’à New-Carlisle…

Maintenant, Réginald passait toutes ses après-midis et ses soirées avec Romaine. Ces visites et cette intimité, il le savait bien, n’étaient pas sans danger pour lui. Mais il n’était heureux que près de Romaine. Il se sentait pris entièrement. Il était tellement plein de la beauté de cette fille de pêcheur, que peintre, il en eut reproduit de mémoire tous les traits avec une merveilleuse ressemblance. Cette beauté, il s’en était rempli les yeux et le cœur. Il avait même remarqué que les longs cils d’or rouge recourbés étaient plus foncés à leur extrémité, et qu’à quelques lignes de la commissure de l’œil droit, il y avait un signe imperceptible à un œil indifférent.

Plus il se promettait d’espacer ses visites, plus il les multipliait. Quelquefois même, parti de sa pension avec l’intention de faire une longue promenade dans la campagne, dans une direction opposée de la maison du pêcheur, sans savoir comment, il se trouvait tout à coup devant la barrière entonnelée de deux cormiers.

Enlisé, c’est cela, il était enlisé. Ou plutôt, il montait, il montait toujours ce redoutable pic du sommet duquel il entrevoyait déjà l’abîme.

Partir brusquement, sans prévenir personne, ni Romaine, ni son grand-père, voilà à quoi il avait plus d’une fois songé. Un jour, il avait même bouclé ses malles qu’il avait défaites le lendemain.

Ce soir là, il s acheminait vers la demeure de Romaine, la tête baissée, en proie à de sombres réflexions, et comme poussé par une force supérieure, quand il fut arraché à ses pensées par un bruit de voix en colère :

— La Cope, si tu r’mues, j’te crucifie dans la ruelle du lit !

— Ta goule !

— Chauvasesse toé-même !

— Avite-toé !

— Défe ta tignasse !

— J’tarrache le go !

— J’t’aplatis le muffle !

Les cris, les gros mots, les jurons s’entrecroisaient. Machinalement, le jeune homme s’est arrêté. À dix pas devant lui, sur le seuil d’une maison peinturée en jaune, des femmes se chamaillent. Le silence se fait. Une accalmie entre deux bourrasques. Une voix avinée flagelle le jeune homme.

— Hé la-bas, toé, dis-don, l’grand Jack, qu’ost ce que t’as à r garder par icitte ? C’t’y vrai qu’t’as enjôlé la fille à Johnny ? Plutôt que d’faire jaser toute la paroisse, tu ferais ben mieux de r’tourner back su toé.

Et les trois ou quatre femmes qui se prenaient aux cheveux un instant auparavant, comme raccordées par cette apostrophe de la Cope, partirent d’un mauvais et bruyant éclat de rire.

Revenu de sa surprise du premier moment, Réginald eut un mouvement de courroux terrible. Il allait s’élancer vers ces commères, leur imposer silence. Puis, à la réflexion, sa colère tomba ainsi que ces vagues énormes capables de broyer un navire, et qui s’écrasent mollement sur le sable de la grève.

À quoi bon ? pensa-t-il, en continuant.

Une brûlante douleur l’avait cependant envahi.

Ainsi, à cause de lui, de lui seul, la vertu, la grande pureté, la virginité de Romaine étaient mises en suspicion. À cause de lui, on jasait sur le compte de Romaine. Mais alors, fallait-il qu’on imaginât des choses affreuses, des choses que ni elle, ni le grand-père, ni lui n’avaient jamais soupçonnées.

Bah ! après tout, il était fou de se torturer l’esprit pour des cancans de ces femmes.

Il accéléra le pas, mais presque aussitôt il fut repris par ses pensées mélancoliques.

— Mon Dieu ! quel mine vous avez ce soir, s’écria Romaine en accourant au-devant de son ami. Elle souriait d’un sourire qui n’était pas sans inquiétude.

— Vous serait-il arrivé quelque malheur ? ajouta-t-elle. Allons ! contez-moi ça.

Chaque fois que Réginald franchissait la barrière du jardin, la jeune fille l’accueillait avec une joie de le revoir qu’elle ne cherchait pas à dissimuler. Elle lui avait souvent répété que c’était très gentil à lui, un homme comme il faut, de s’occuper d’une humble fille comme elle, de venir la distraire et lui causer un si grand plaisir en se dérangeant si souvent pour elle.

Alors le jeune homme, qui n’osait lui avouer son grand, son incommensurable amour, lui répondait qu’il trouvait beaucoup de charme dans sa conversation, plus qu’il n’en avait jamais éprouvé avec aucune jeune fille ou aucune femme, là-bas.

D’aussi loin qu’il l’apercevait, il lui criait d’une voix joyeuse :

— Bonjour, bonsoir, mademoiselle Romaine.

Et Romaine de lui répondre :

— Il y a longtemps que je vous attendais, monsieur Olivier.

Il lui était même arrivé de hasarder :

— Je commençais à m’ennuyer.

Avant de se séparer, elle lui tendait sa main qu’il retenait un peu dans la sienne avec une légère étreinte.

Pas une fois, ils ne s’étaient dit qu’ils s’aimaient. Ils parlaient de choses et d’autres, et si la conversation devenait embarrassante, d’un commun accord, d’une entente tacite, ils changeaient de sujet.

Ce soir-là donc, la figure assombrie de son ami qui ne voulait pas se dérider remplit la jeune fille d’anxiété. Johnny Castilloux était allé tendre ses rets. Romaine était seule à la maison. Il n’était pas encore huit heures, mais le ciel se couvrait rapidement d’un voile épais qui noircissait à vue d’œil. On eût dit que, transportée pas le vent du nord-est qui commençait à souiller avec force, une gigantesque nuée de corbeaux se déployait dans l’immensité du ciel.

Tout à coup, un craquement formidable ébranla la maison ; de larges gouttes d’eau mouillèrent les vitres, puis ce fut l’orage qui se déchaîna inattendu, violent, chassant tout devant lui.

Et Johnny Castilloux qui n1’était pas encore rentré. Sans doute, il avait dû chercher un abri quelque part, chez un compagnon de pêche, pour attendre la fin de cette tempête que personne n’avait prévue. Romaine Castilloux était brave. La foudre ne lui faisait pas peur. Pourquoi donc tremblait-elle ? Était-elle inquiète ? Elle ne tenait pas en place.

Après avoir allumé une chandelle de suif qu’elle préférait à la lampe à pétrole, Romaine dit à Réginald en l’invitant à s’asseoir à côté d’elle sur la huche :

— Maintenant, causons. D’abord, vous êtes triste, et je veux en connaître la cause.

Ce mot, je veux, fut prononcé avec une intonation que le jeune homme n’avait jamais entendue jusqu’à ce jour dans la bouche de la fille du pêcheur.

Se retournant à demi, il vit des yeux humides et un front soucieux.

La chandelle de suif, éclairant mal la pièce, prêtait à tous les objets des ressemblances fantastiques, les ombres allongées prenant les formes les plus bizarres. La tête de Romaine, dont un côté seulement était éclairé par la lumière blafarde et sautillante, ressemblait à une étude de Rembrandt. Dehors, la pluie tombait à torrents, poussée en rafales pas le vent qui sifflait avec des rugissements de fauve dans les ténèbres. À des intervalles rapprochés, on entendait la foudre gronder, tandis qu’une magnifique et terrifiante fulguration sillonnait le ciel tourmenté.


La tête de Romaine ressemblait à une étude de Rembrandt…

— Je veux, dites-vous, reprit Réginald, en s’emparant des mains de la jeune fille, mais de quel droit, Romaine, dites-vous, je veux ?

— Parce que… parce que… qu’importe ! se hâta-t-elle d’ajouter, en le regardant fixement, longuement, de ses yeux où brillaient avec fascination l’amour et l’émotion.

— Parce que ? insista Réginald.

— Je vous le dirai plus tard, répondit elle avec hésitation.

Il répugnait à Réginald de raconter à la jeune fille la scène qui venait d’avoir lieu. Comment lui rapporter les paroles désobligeantes qu’il avait entendues ? Non à cause de lui mais d’elle. Tant il est vrai qu’on peut, sans l’offenser, dire à une femme certaines énormités, mais qu’il est des choses que ses oreilles ne sauraient souffrir.

En lui répétant ce qu’il avait appris, ne lui causerait-il pas une grande peine. Et pourquoi serait-il le premier, lui qui l’adorait, à faire pleurer cette ravissante jeune fille. Pourquoi lui ouvrirait-il la porte des misères de la vie, ferait-il saigner sous l’aiguillon de la douleur ce front si candide fait uniquement pour le bonheur ?

Non ! il ne parlera pas.

D’un autre côté Romaine, bretonne d’origine, était têtue. Elle avait dit : Je veux ! Son entêtement ne lui ayant pas réussi, elle eut recours à cette diplomatie, faite de subtilité, de câlinerie et de perspicacité, que toute femme apporte avec elle en naissant. Elle lui fit donc raconter toutes les injures qu’il avait entendues et qu’il voulait taire.

Lorsqu’elle apprit qu’on l’accusait de s’être laissé enjôler par cet étranger, elle éclata :

— Ah ! oui, vous voulez le savoir vous tous. Il y a assez longtemps que j’endure sans rien dire. Eh bien ! oui, c’est vrai, je l’aime, je l’aime, mais — la foudre retentit et un coup de vent forçant la porte mal fermée, s’engouffra dans la pièce et souffla la chandelle — il ne peut m’aimer, moi qui ne suis qu’une pauvre fille de pêcheur.

Elle fondit en larmes.

Réginald, transporté par une passion dans toute sa première sève, se jette aux genoux de Romaine. Couvrant ses mains de pleurs et de baisers, il lui crie son amour :

— Ah ! Romaine, Romaine, je t’aime !… je t’aime !… je t’aime ! Tu es ma divinité, ma vie, l’âme de mon âme. Le jour où je t’ai vue dans cette église, sainte nimbée d’or, tu m’as pris tout entier, tu m’as perdu. Ma Romaine je t’adore !

Romaine tremblait de même que la feuille secouée par le vent d’automne.

— Dites-moi encore que vous m’aimez, répondit-elle, qu’il est bien vrai que vous m’aimez.

— Si je t’aime ! s’écria Réginald en pressant la jeune fille contre sa poitrine, tandis qu’un éclair les enveloppait tous deux dans une auréole de feu.

De retenir ainsi l’aimée très chère contre son cœur, un désir insensé naquit dans l’âme jeune de cet homme chaste, grandit tout d’un coup comme ce grain qui, à peine aperçu, se développe en ouragan dévastateur, renverse, détruit tout et ne laisse après lui que la ruine et la désolation.

— Non, s’écria-t-il soudain avec une énergie farouche et les yeux agrandis par l’épouvante.

Alors, titubant, tête nue, se frappant contre les meubles, il disparut dans la nuit et la tempête.