Récits laurentiens/Sur le renchaussage

Récits laurentiensFrères des écoles chrétiennes (p. 71-98).




C’est un chagrin d’enfant, mais vous savez bien qu’il n’y a pas de chagrins d’enfant ; il n’y a que des chagrins tout court : le nuage n’est jamais petit qui couvre tout le ciel et l’assombrit ! Aussi, après vingt-cinq ans, quand je pense à la mésaventure que je vais vous raconter, je n’ai pas plus le cœur à rire qu’en ce temps déjà lointain où je courais les champs de Saint-Norbert en culotte de coutil, et sur le miroir du souvenir je confonds toujours dans le même ressentiment le masque rustique de Baptiste Juneau et la gueule baveuse de sa jument rouge.

Connaissez-vous ça, le renchaussage ? Peut-être n’y en avait-il pas, chez vous ? C’est, tout contre la maison, un petit remblai de terre retenu par de fortes poutres engagées en queue d’aronde. C’est le grand atout contre le froid de l’hiver ; à la belle saison l’on y appuie ou l’on y jette beaucoup de choses : les chaudières à lait, les bidons, les outils, les bottes, que sais-je ?…

Quand, la première fois, j’arrivai à Saint-Norbert pour les vacances, et qu’après les embrassements d’usage, tante Phonsine s’en fut retournée à sa poêle où gémissait une crêpe au lard, grand-père, tout en bourrant sa pipe, me dit, moitié plaisant, moitié sérieux :

— Eh bien ! Conrad ! tu viens nous aider à cultiver, comme ça ?

— Oui, pépére, répondis-je timidement.

— On a grand de terre, tu sais, et il nous faut de bons hommes !

En disant cela, il me toisait des pieds à la tête, faisant des signes d’intelligence à mes oncles, qui, à quinze pas de moi, se balançaient sur leurs petites chaises à fond tressé. Égaré au milieu de ces insolentes vigueurs physiques, je sentais d’une façon très aiguë l’infériorité de l’habit noir et des mains blanches. J’enviais les petits gars sales et pattus, attirés par l’arrivée de quelqu’un de la ville et qui, mal dissimulés derrière le cadre de la porte, me dévisageaient avidement.

— Mon homme ! poursuivit mon grand-père après avoir allumé sa pipe et jeté son aiguillette de cèdre par la petite porte du poêle, mon homme ! ton père m’a écrit la semaine passée, et il a marqué sur la lettre de te montrer la culture, de faire de toi un bon habitant, comme lui quand il restait par ici et qu’il a marié Philomène… Demain matin, quand on aura tiré les vaches, tu mettras les bottes à Pitre ! On va essoucher la savane !


Eh bien ! Conrad tu viens nous aider à cultiver, comme ça ?

Je crus prudent d’interjeter tout de suite une requête à l’effet de pouvoir, de temps en temps, aller aux fraises, aux framboises et à la petite truite. Je dois dire toutefois que, sans avoir une idée bien claire de la chose, j’étais parfaitement résigné à essoucher la savane ! L’idée était, paraît-il, prodigieusement drôle, car mon grand-père éclata de rire, les oncles crachèrent bruyamment et firent écho, tandis que tante Phonsine — cœur d’or, toujours ! — murmurait en tournant sa crêpe :

— Bande de grands haïssables ! Laissez-le donc arriver, le pauvre petit, avant de commencer à l’étriver !

— Comme de raison, ajouta mon grand-père, les jours de mauvais temps et le dimanche après-midi, tu pourras lâcher les travaux et aller pêcher dans le grand ru’sseau. Dis donc, Jean, quelle terre va-t-on lui donner ?

Jean était assis dans le cadre de la porte. D’un air important, il empoigna ses bricoles à deux mains, tira quelques bouffées rapides, parut réfléchir profondément et articula :

— La terre de la Rivière, peut-être ?

— C’est trop loin !

— Notre morceau de terre neuve, alors ?

— Il y a des ours !

Je n’étais pas à l’aise…

— Si on lui donnait les côtes de sable ?

— C’est de la mauvaise terre, de la terre frette !… et c’est trop proche du grand ru’sseau ; il serait toujours à la pêche !

— Tiens ! dit l’oncle Pitre, le dernier des garçons, qui travaillait sans cesse une moustache de trois semaines, c’est pas tout ça ! on va lui donner le renchaussage !

Ce fut à nouveau une joie générale. Grand-père, les mains sur les genoux, riait en montrant ses dernières dents ; dans son coin le rouet s’arrêta, l’oncle Jean alla se pomper un gobelet d’eau fraîche, le chien lui-même, intrigué, changea de place, tandis que tante Phonsine prononçait l’idée bonne et promettait de faire les travaux de créatures. Du cadre de la porte, les petits écornifleurs disparurent à toutes jambes, allant porter à tout le bas du rang la nouvelle de l’arrivée d’un petit monsieur de la ville pour cultiver le renchaussage au père Norbert !


Les petits écornifleurs disparurent à toutes jambes…

Et voilà comment je devins tenancier du renchaussage ! On était à la fin de juin, et déjà le grain paraissait dans les champs. Je me mis bravement à l’œuvre et bientôt il y eut sur le renchaussage des petits carrés soigneusement ratissés, de minuscules clôtures de perches, des râteliers pour les chevaux, des parcs pour les vaches et un hangar pour le roulant. Car, vous pensez bien, on ne cultive pas, même sur le renchaussage, avec ses doigts. J’eus donc un roulant ! L’oncle Pitre n’avait pas son égal pour tailler dans du bardeau de cèdre, des chevaux sans queue, des vaches apodes et de petits gorets très comme il faut. Rien qu’avec son gros couteau de poche et le tisonnier rougi au feu, sans un clou, il vous amanchait des râteaux, des charrettes et des traîneaux qui excitaient au plus haut point ma naïve admiration.

Mes semences faites, ce fut


Le triste et long sommeil de la graine lancée !


et j’eus de la morte-saison. Le long des routes les églantiers fleurirent ; dans les champs les fraisiers innombrables effeuillèrent leurs pétales. Bientôt du fond de l’herbe monta, dans l’air tiède, l’odeur délicieuse que, pour la fraise mûrissante, le soleil compose des sucs les plus subtils de la terre printanière. Dès que la rosée tombait un peu, nous partions, grand’mère et moi, elle, portant le grand vaisseau, moi, le petit videux. Il fallait voir la vieille, en coiffe paysanne, enjamber les clôtures malgré ses soixante ans et gravir le coteau ! La surveillance était bien un peu étroite, mais de-ci de-là, les dos indulgents de bonnes grosses roches et les taillis de hart-rouge offraient des abris où l’on pouvait manger les plus mûres, les grosses sûrettes, et surtout les longues — luisantes et sucrées comme tout ! — qui poussent dans la terre noire. Et puis, au bord du bois, parmi les roches et les branchailles, courent les catherinettes. Ces fruitages-là, vous savez, ça gâte les confitures, et il ne faut jamais les mélanger aux vraies fraises, chacun sait ça !

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Sur le renchaussage, bientôt, l’avoine, le blé, l’orge et le sarrasin pointèrent. Il n’y avait qu’à se croiser les bras !

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Une fois les confitures aux fraises dûment recouvertes d’une rondelle de papier et scellées dans les bocaux, j’eus du répit jusqu’aux framboises. C’était la saison où, dans l’eau dégourdie par le bon soleil, la petite truite remonte les ruisseaux dans les bois. Tout en haut de la terre, le grand ru’sseau passait. Sorti de la sucrerie de Fréchette, il traversait la savane à Pépin, longeait paresseusement la lisière d’épinettes, puis rentrait en serpentant dans le bois pour déboucher sur la route quelques arpents plus loin et s’enfoncer de nouveau sous l’ombre.

Je dois le dire, le grand ru’sseau a été la passion de mon enfance. Dès le matin, les veaux soignés, nous partions mes amis et moi, par le sentier des vaches. Mes amis, c’étaient Fred et Willie Lavigne. Je les vois encore : Fred, vif, entreprenant, bavard, toujours une bricole ballante, mal mouché et peigné avec un clou ; Willie, tranquille, un peu rêveur : tous deux le cœur sur la main et reluisants de santé. Nous allions nu-pieds, le long de la clôture, suivant les sinuosités capricieuses que font toujours, on ne sait pourquoi, les sentiers des vaches, grisés de lumière et de liberté, broyant entre nos doigts les petites têtes des renoncules, cueillant un brin de mil au passage, toujours anxieux de sauter la clôture et d’appâter nos lignes.

J’affirme que ceux qui n’ont pas pratiqué les ruisseaux ne connaissent pas l’art délicieux de la pêche. Ils ne se doutent pas de la somme d’ingéniosité, de technique et d’émotions aussi que représente l’enfilade de petites truites embrochées dans la branche d’aulne. La truite est peureuse, brusque en ses mouvements, amie de l’ombre et du mystère. Elle se loge dans le retrait de la berge, sous les grandes feuilles des plantains d’eau, sous les racines des souches, à l’abri des corps morts tombés en travers. Advenant un petit pont, vous êtes sûr qu’elle se tient immobile sous les pièces. À l’heure de la pleine lumière, elle sort parfois chauffer son dos au soleil, mais le moindre bruit, la chute d’une feuille sur la face de l’eau, l’ombre d’un oiseau passant à tire-d’aile, la font disparaître comme un éclair.

Pour pêcher la truite de ruisseau il faut un plomb, une petite corde et un manche pas plus long que le bras ; mais surtout il faut savoir se taire et connaître les places. On s’approche avec des précautions d’apache sur le sentier de la guerre, évitant de faire ombre, d’agiter les joncs et les iris bleus ! On laisse tremper sans bruit cinq ou six pouces de corde dans cet angle noir où s’est ramassée un peu d’écume savonneuse… Et, tout à coup, vous sentez une petite furieuse qui se démène et veut vous entraîner, vous, votre corde et votre manche, dans son repaire. Vous tirez violemment et — il n’y a pas de bonheur comme ça sur la terre ! — la petite chose brillante et rageuse se tord au soleil, tandis que vos copains jaloux quittent leurs places et arrivent à toutes jambes essayer la vôtre !…

Quand tous les remous de la savane sont vidés — pour ce jour-là — on entre dans le bois. La pêche se complique, mais devient plus passionnante : la grosse se tient au frais, c’est connu ça ! Il faut réduire la corde au strict minimum, marcher avec encore plus de précaution, ne pas emmêler sa ligne dans les saules, écarter d’une main les fougères et de l’autre… présenter la tentation. Vous êtes là, retenant votre souffle ! Aïe !… Un grand coup qui vous secoue le bras délicieusement ! Voilà le moment angoissant ! Il faut tirer énergiquement, bien calculer son angle, utiliser le peu d’espace entre les branches qui se croisent au-dessus de vous. Si vous en accrochez une, neuf fois sur dix la v’limeuse se décroche… et va le dire aux autres !… Inutile d’insister, allez plus loin !…

Oh ! ces ruisseaux dans les bois ! ce sont eux, je le crois bien, qui ont fait de moi le sauvage impénitent que je suis ! Oh ! les tableautins charmants qu’à chaque détour ils composent pour le seul agrément de grands papillons satinés, des pinsons et des fauvettes du Bon Dieu ! Il suffit en vérité que l’homme déserte un lieu de la terre pour que tout évolue en beauté, que les angles s’adoucissent, que la mort elle-même se dérobe sous la montée sourde et régulière de la vie. Un tronc d’arbre se renverse-t-il en travers de l’eau qui court, sans tarder la légion minuscule des mousses s’emploie à le couvrir d’une housse de velours artistement brodée de menues dentelles végétales. Que de fois dans le demi-jour recueilli traversé en tous sens par les traînées d’or filtrant des feuillages, dans le silence peuplé de la pulsation enivrante de la vie, je me suis assis sur un de ces arbres morts ainsi parés par la nature maternelle. Les pieds dans l’eau glacée, les mains plongeant avec volupté dans les coussins de mousse, je me penchais longuement sur le miroir de l’eau où sur un fond de feuillage broché d’azur, une tête d’enfant, nimbée de paille blonde, rêvait ces chers et purs rêves de dix ans qu’on ne retrouve plus !…


Les pieds dans l’eau glacée, les mains plongeant avec volupté dans les coussins de mousse, je me penchais longuement sur le miroir de l’eau.

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Sur le renchaussage, les chaumes du blé et de l’orge montaient tout droit et au cœur des gaînes gonflées de sève, se devinait la promesse des épis. Mes clôtures étaient maintenant infimes, abolies, et le sarrasin ombrageait la remise où s’empilaient pêle-mêle charrettes et traîneaux avec quelques chevaux déclassés. Et même un pied de moutarde, au beau milieu du champ des vaches, fournissait une ombre chiche aux bonnes bêtes immobiles sous le grand soleil, et mettait un peu d’or sur la verdure du renchaussage.

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Alors, la perfide beauté des marguerites parut sur le pré. Les asters blancs et les verges d’or égayèrent la grisaille des clôtures de perches, et, avec l’aurore, on commença d’entendre la chanson métallique des faucheuses. Un beau matin, nous partîmes en grand’charrette pour la rivière Nicolet où grand-père avait des pointes et une petite grange. Grâce à ma diplomatie Fred et Willie en étaient. « La Rivière », le voyage de nos rêves, à tous trois ! Songez-y ! On allait à cinq milles, sur le bord d’une vraie rivière, dix fois large comme le grand ru’sseau avec de beaux remous, des ponts rouges, des bacs et des poissons longs comme ça ! À ces perspectives paradisiaques ajoutez le plaisir de la longue traversée du bois, l’imprévu des cerisiers, des talles de quatre-temps et de groseilles piquantes !


Un beau matin, nous partîmes en grand’charrette.

Quand on coupait les foins à la Rivière, tante Phonsine organisait royalement les choses. Les crêpes s’empilaient indéfiniment, séparées par des hachures dorées de sucre du pays et, comme l’homme ne vit pas seulement de crêpes, une serviette blanche enveloppait une brique de lard froid. À la Rivière, on dînait sur le pontage de la petite grange. Lorsque les hommes, ayant bien mangé, commençaient à rouler leur bougrine sous leur tête pour claquer un somme, c’était le moment pour nous, les jeunes — on n’a guère le temps de dormir à cet âge ! — de sortir nos lignes et de nous couper un bon manche dans les cerisiers. À cette heure chaude du jour, les grosses carpes dormaient au soleil, immobiles, remuant imperceptiblement leurs nageoires et leurs branchies. Il n’y a rien de stupide comme une carpe, surtout une carpe qui dort. Nous avions beau présenter nos hameçons sous leur bouche idiote ! nenni ! elles ne bougeaient pas. Quand il devenait bien avéré que rien n’y ferait, nous nous vengions en les lardant avec nos manches. Vraiment, les petites truites du grand ru’sseau étaient beaucoup plus intéressantes ! Parfois un poisson blanc, d’un brusque coup de queue se renversait un instant, présentant au soleil son flanc d’argent. Un éclair courait alors sur les ardoises grises et le sable blond, allumant à nouveau nos convoitises. Nous chassions le fugitif de pointe en pointe jusqu’au moment où nous voyions la charrette s’avancer en cahotant entre les vailloches. Quand on emmène les enfants à la Rivière, c’est pour qu’ils soient de service n’est-ce pas ? Aussi montions-nous sans récriminer dans les échelettes pour fouler le beau grand mil selon tous les principes.

À la Rivière, on fait toujours les journées longues et l’on ramène un voyage à la maison. Je vois encore grand-père mettant le cadenas à la grange, l’oncle Jean perchant le voyage pendant que nous hissions la cruche et le panier vide. On plantait les fourches, les pipes s’allumaient ; grand-père prenait sa place entre les pointes des échelettes, et au cri de : « Tenez-vous ben ! » la jument prenait le raidillon qui conduit à la route.

Ces retours sur la charge branlante m’ont laissé des souvenirs qui m’émeuvent encore. Le paysage était nouveau et le point de vue élevé. Le soleil près de disparaître accentuait la blancheur des granges, allumait des incendies aux vitres des maisons lointaines et donnait des reflets d’acier aux moindres ruisselets. Nous croisions des troupeaux inconnus, des vaches lourdes de lait et d’herbe qu’un petit garçon nu-pieds pourchassait avec une hart. Et le plaisir de frôler les basses branches des arbres ! de retenir entre les doigts une poignée de feuilles et de laisser revenir la branche comme un ressort sur le nez des autres ! Quand nous passions au grand ru’sseau, la jument buvait un coup, et grand-père — on apporte toujours la hache quand on va à la Rivière — grand-père, dis-je, nous coupait un petit merisier bien chargé et le lançait sur le voyage pour charmer nos loisirs. Ah ! la petite merise ! Il n’y a pas deux fruits comme ça sur la terre laurentienne ! Pas sucrée du tout, un peu sûrette ; plus on en mange, plus on veut en manger, et quand on se croit enfin rassasié, on s’en va souper comme si rien n’était. La petite merise peut se manger de bien des façons : dans un vaisseau, à la poignée, grimpé sur l’arbre, mais la vraie manière incontestablement, c’est comme ça, vautré dans le foin odorant, cahoté par la route et caressé par la brise du soir !…

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Sur le renchaussage, les épis de blé étaient complètement dégagés, le sarrasin presque mûr, et l’avoine, un peu en retard, ouvrait sa panicule gracieuse. Un matin, Aimé Pâquin, revenant à pied de chanter la messe des morts me cria sans quitter le chemin :

— Conrad ! v’là le temps de faire tes récoltes ! Si tu fais un bis, invite-nous !

— Oui, monsieur Pâquin !

Et voyant qu’il voulait se moquer de moi, je lui décochai, comme il atteignait le gros pommettier, la flèche du Parthe :

— Pour votre morceau de sarrasin du cordon, vous aurez pas besoin de faire un bis, vous !

Or, Aimé Pâquin se piquait d’avoir toujours le plus beau sarrasin du rang de l’église !

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Cette semaine-là, ce fut au tour de Baptiste Juneau d’aller mener le lait à la beurrerie. Vous ne connaissez pas Baptiste Juneau, comme de raison ! Un grand gaillard, terrible d’épaules, à figure large, imberbe, munie d’une paire d’oreilles invraisemblables, qui parlait toujours à tue-tête comme s’il avait eu cinq cents personnes devant lui. Je crois qu’il était né avec ses bottes sauvages, car je ne lui ai jamais vu autre chose dans les pieds, ni la semaine, ni le dimanche, ni le soir des noces de Ti Mond à Dieudonné, ni à l’enterrement de la fille à Poléon Demers. Il passait pour avaricieux, et bien que sa femme portât encore son mantelet de noces et qu’elle déchaussât ses petits gars tout de suite après la grand’messe, le bruit courait que Baptiste avait une chaudière à sucre remplie d’argent de papier, et que même si Médée Lavigne partait pour les États… Enfin, suffit !… Il ne faut pas médire de son prochain ! Ce dont je suis certain et que je puis bien dire, c’est qu’il avait derrière sa laiterie trois gros pommiers produisant des quantités prodigieuses de petites pommes d’amour. Eh bien ! le grippe-sou qui les donnait à ses gorets ne nous en aurait pas laissé prendre… une véreuse ! Seulement, des fois, Baptiste, sa femme et le gros chien noir faisaient les foins à l’autre bout de la terre !… Et alors faudrait pas croire que Fred, qui grimpait comme un écureuil, se privât de visiter les grosses branches. Et même que grand-père découvrit un jour… le pot aux roses, en prenant du foin sur la tasserie. Ce soir-là, en posant sa pipe sur l’armoire, il dit en me regardant d’une façon significative :

— Imagine-toi, Phonsine, que les écureux commencent à charroyer les pommes de Baptiste sur mon foin. Conrad, tu devrais étendre des collets sur la tasserie !…

Donc, un matin de cette semaine-là — je m’en souviens comme d’hier — le soleil me réveilla un peu plus tard que d’habitude dans le grenier où je couchais entre l’armoire au sucre du pays et les longues tresses de blé-d’inde pendues à la poutre. Je passai la tête à la lucarne. Dans le jardin deux grives tiraient des vers entre les rangs de choux. Le père Dieudonné descendait en charrette vers le cordon ; Willie et Fred soignaient leurs veaux qui, la tête fourrée dans l’auge, se bousculaient de la croupe. Sur sa porte, en face, la mère Alexis filait, et je voyais son bras nu aller et venir d’un mouvement régulier. Au coutumier du rang de l’église tout cela marquait huit heures. Quand je soulevai la trappe pour descendre, la table était desservie et la maison silencieuse. Des rectangles lumineux s’allongeaient sur le plancher, faisant briller la tête des clous. Tante Phonsine se berçait en pelant les patates. Sur la table, une assiettée de crêpes attendait évidemment le retardataire. Elle n’avait pas son air ordinaire, tante Phonsine, et, en réponse à mon bonjour, elle me dit d’un air moitié figue, moitié raisin :


Conrad, tu devrais étendre des collets sur la tasserie.

— Je t’ai laissé dormir à matin ; les vacances achèvent, faut que tu te reposes pour pouvoir étudier dans tes livres…

Elle avait une façon respectueuse de dire ça, cette chère tante Phonsine, "dans tes livres !" qui m’attendrit encore.

— Ça dormait bien, ma tante ! J’ai pas seulement entendu Baptiste brasser ses canistres de lait !

Tante Phonsine, tout en sortant le sirop d’érable de l’armoire et en me versant du thé, me regardait sournoisement. Je devinai bien quelque chose, mais à cet âge on ne vit que du présent si riche, et il n’y a pas de noires prévisions pour prévaloir contre la coalition puissante d’un appétit de dix ans et la séduction combinée des crêpes et du sirop d’érable. Je pris donc mon déjeuner allègrement comme quelqu’un qui ne sait pas que la douleur marche dans son ombre et qu’en se retournant, là, il va se trouver face à face avec elle !


En me versant du thé, elle me regardait sournoisement.

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Neuf heures. Que faire ce matin ? Les dernières pluies ont brouillé l’eau du grand ru’sseau… Et puis, pas de copains aujourd’hui ! Derrière la grange, je vois Fred, là-bas, qui se tord comme un ver sur le levier du grand râteau. Plus loin, Willie fait des vailloches. À tout hasard, nu-tête, les mains dans les poches, je sors sur la galerie. Le soleil y donne en plein ! et Boule, le museau sur les pattes, se chauffe paresseusement. Mais voilà qu’en m’avançant jusqu’au bout pour taquiner la bonne bête, ô horreur ! je vois sur le renchaussage un spectacle qui me cloue sur place ! Au moment d’écrire cela, je tremble encore de colère ! Oui ! toute ma récolte, toutes les cultures dont j’étais si fier : blé, avoine, sarrasin, tout était renversé, pillé, arraché, mangé ! Mon hangar lui-même était en miettes et mon roulant éparpillé dans l’herbe, au pied du renchaussage ! Dévastation sans nom et sans parallèle dans ma courte histoire !

Il est bien connu, n’est-ce pas, que les grandes douleurs sont muettes. La mienne le fut pendant quelques instants. Je sentais le mal absolu et sans remèdes. Mais le désir si naturel de la recherche des causes me sauta vite au cerveau :

— Ma tante ! ma tante ! m’écriai-je en rentrant à la course dans la maison.

Avant que j’en eusse dit davantage, tante Phonsine commençait déjà d’un cœur expert son bon office de guérisseuse.

— T’as bien de la peine, hein ? mon Conrad !

J’éclatai en sanglots.

— Oui, ma tante, toute ma récolte est perdue ! Qui est-ce qui m’a joué ce tour-là ?

— C’est pas un tour, mon pauvre enfant, c’est un accident ! Je m’en vais te conter ça ; mais pleure pas ! Un grand garçon ! Mets ça au pied de la croix ! Notre-Seigneur a enduré bien plus que ça pour nous autres. Et Lui, il n’avait rien fait de mal, tandis que nous autres, on est tous méchants ! Pleure pas !

Tante Phonsine secoua son tablier dans le plat aux patates et continua :

— Baptiste Juneau est venu de bonne heure, à matin, chercher le lait pour la beurrerie. Comme Jean avait besoin d’aide pour affiler sa faux, Baptiste, — il est toujours innocent pareil ! — a laissé sa jument près du renchaussage. La jument, comme de raison — faut pas lui en vouloir, la pauvre bête ; elle a quasiment rien à manger cheux eux — la jument a avancé le cou, et en quatre bouchées, elle a tout jeté par terre. C’est un accident, vois-tu, c’est un accident ! Pleure pas ! Mets ça au pied de la croix !…


La jument a avancé le cou, et en quatre bouchées elle a tout jeté par terre…

Et l’excellente femme me serrait contre elle, en m’essuyant les yeux.

— Oui, mais ça n’empêche pas que toute ma récolte est perdue !

— Jean lui a donné trois ou quatre bonnes claques sur le museau, et je te dis qu’elle s’est reculée, la jument de Baptiste !

D’apprendre que mon oncle Jean avait donné trois ou quatre bonnes claques sur le museau de la jument de Baptiste, cela me consola un peu.

— Pleure pas ! continua ma tante. L’année prochaine je te donnerai un grand carré dans le jardin, et c’est pas la jument de Baptiste qui te mangera ton grain ! Pleure pas ! Mets ça au pied de la croix !

Ce qui m’enragea le plus, ce fut de subir les condoléances hypocrites des veilleux, ce soir-là. Tout le monde voulut mesurer l’étendue du désastre. Médée Lavigne assura d’un air félin que c’était le plus beau blé de la paroisse. Aimé Pâquin, naturellement, déplora surtout la perte du sarrasin. Quant à Baptiste Juneau, lorsque je le vis encadrer dans la porte sa tête de citrouille et ses oreilles de chauve-souris, le sang ne me fit qu’un tour. Mais la mesure déborda lorsque s’étant assis, il voulut plaisanter sur l’événement. J’entrai dans une belle colère et le clouai sur sa chaise en lui disant sans forme, à la joie mal dissimulée de tous les veilleux :

— Vous, si vous donniez à manger à votre jument, elle ne se bourrerait pas avec le butin des autres !…


Vous, si vous donniez à manger à votre jument, elle ne se bourrerait pas avec le butin des autres…

Le long du chemin de la vie, j’ai vu bien des fois une force aveugle, un accident stupide ruiner en un instant des espérances péniblement édifiées, et, chaque fois, au lendemain de ces désastres, j’ai été tenté de me dire : « Il ne faut pas semer sur le renchaussage ! »

Le long du chemin de la vie, j’ai bien des fois semé dans des cœurs de disciples et d’amis que je croyais sincères et éternels, le meilleur de mon âme, et bien des fois aussi, à l’usure des jours, j’ai vu les cœurs se fermer et les traits se durcir en un masque étranger ! Mais parce que le Christ n’a pas mis de condition à son divin précepte d’aimer les hommes, nos frères, je me suis dit : « Malgré tout, je sèmerai encore sur le renchaussage ! »