Récits et légendes/Terre/Sur un sonnet

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 52-59).

SUR UN SONNET

«  Aimez-vous les uns les autres »… Sully Prud’homme a dû s’inspirer de ces paroles quand il a écrit ce « Rêve » magnifique, ce poème d’amour évangélique qui contient toute l’essence de la charité chrétienne. Ce sonnet, à lui seul, pouvait consacrer la gloire de Prud’homme, car n’a-t-il pas droit à une gloire immortelle celui qui enseigne aux hommes à s’aimer et à se considérer comme des frères ? N’est-il pas plus grand que l’astronome comptant les étoiles, que le machiniste créant des engins, que le chimiste cherchant la composition des corps, n’est-il pas le plus grand de tous celui qui sème l’amour et qui chante la fraternité ?…

Un jour j’ai rêvé, dit-il, que le laboureur me disait : « Fais ton pain, je ne te nourris plus. Gratte la terre et sème le blé qui sera ta nourriture. » Le tisserand aussi me disait : « Je suis las de te vêtir : fais tes habits toi-même. » Enfin, le maçon dit à son tour : « Je ne te bâtirai pas de toit. Prends la truelle, et construis de tes propres mains l’abri qui te gardera des éléments. » Un anathème universel pesait sur moi, et je me trouvai tout-à-coup livré à moi-même, seul, en face de la sauvage nature.

Je me mis à l’œuvre avec courage. Laboureur, je pris la charrue pour remuer la terre, mais les sillons ne s’ouvraient pas devant mes efforts acharnés. Maçon, la truelle me tombait des mains. Tisserand, je ne parvins pas à tisser une aune. Bûcheron, je m’enfonçai dans l’épaisseur des forêts, résolu d’abattre un grand nombre de ces arbres géants dont le cœur est de flamme et la voix d’airain. Mais aussitôt, des bêtes féroces, sortant des profondeurs des bois, apparurent devant moi, et me fermèrent le chemin… Alors, je fus saisi d’horreur et je pensai que la mort était venue. Mais, en ce moment, je m’éveillai de ce songe terrible. C’était le matin, aux premières heures. Les hommes avaient repris le fardeau de chaque jour. Les usines fumaient, les coups de massue retentissaient dans l’air. Les coteaux ruisselaient de lumière, et je vis que les champs étaient semés. Je compris mon bonheur de n’être pas seul, d’avoir des frères de travail, des compagnons de labeur dont les jours sont solidaires aux miens. Je compris, alors, dit-il,

…qu’en ce monde où nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes.
Et, depuis ce jour là, je les ai tous aimés »…

— Voilà la leçon que ce poète nous donne. Il nous enseigne la fraternité comme un devoir, comme une chose due envers nos frères dont le labeur nous permet de survivre. « Je vis que les champs étaient semés » c’est-à-dire je vis ce que j’aurais dû faire pour rassasier ma faim, quoique je n’aie pas ouvert un sillon et retourné une gerbe. Voilà une leçon pour nous tous qui, si souvent, regardons les champs sans les voir.

Avons-nous vu que les champs étaient semés ?…

Ceci nous amène à ces questions. Aimons-nous assez les habitants ? avons-nous assez d’estime pour leur travail et d’admiration pour leur œuvre ? Trop longtemps ceux qui nous donnent du pain n’ont vu sur la figure de leurs frères que froideur et mépris. Trop longtemps certaines classes ont dédaigné de les coudoyer et de leur sourire. Les événements ont ramené l’équilibre. La guerre, qui fit naître le spectre de la faim, nous a mis du cœur au ventre… « C’est la beauté des époques troublées, dit un écrivain, de renouveler dans les hommes le sens véritable de la vie et de l’humanité. » Nous avons reconnu la grandeur de la vie simple : le présent s’est incliné devant le passé… Mais cette conception nouvelle ne sera-t-elle qu’une vision passagère, détruite en même temps que les causes qui l’ont amenée ? Je me rappelle avec tristesse avoir entendu, parfois, ces mots amers sur des lèvres d’habitants : « Les gens instruits ne nous regardent pas ; ils nous dédaignent : comment pouvons-nous être fiers de notre métier »…

Voilà un dur reproche. Mais il a été trop souvent mérité. C’est notre devoir à tous de témoigner à la classe agricole de l’affection et de l’encouragement. Aimons les habitants. Qu’ils sentent que nous les aimons. Que notre sympathie soit profonde, notre estime sincère, et notre sourire vrai. Aimons-les par le cœur, aimons-les par la pensée, aimons-les par le geste, car en les aimant c’est la patrie que nous aimons…

Avons-nous compris vraiment la beauté de leur tâche, la part qui leur revient dans la survivance d’une race, et la promesse qu’ils sont pour l’avenir ? Savons-nous tout ce que nous leur devons ?

Avons-nous vu que les champs étaient semés ?…