Récits et légendes/Terre/Le passant

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 43-51).

LE PASSANT

Elles étaient plusieurs femmes à causer. Parmi elles se trouvaient de ces bonnes vieilles du bon vieux temps, portant des coiffes blanches, toutes pareilles, ayant sur le front les mêmes rides, dans les yeux le même regard, sur les lèvres le même sourire… Les vieillards se ressemblent tous : ils ont le charme triste de ce qui s’en va. Ils sont déjà de l’au-delà et semblent ne tenir à la terre que par un fil, un souffle… On les sent tout près de Dieu… Est-ce pour cela qu’on les aime ?…

Donc, ces femmes causaient. Elles parlaient surtout du passé, racontant des histoires d’amour, et des histoires de revenants… Elles en vinrent à parler des quêteux — il en passe tant dans les campagnes — et de l’obligation de faire la charité. La parole était à la mère Lefrançois, une petite vieille toute fluette qui avait beaucoup de mémoire et parlait vite. — « Moi, je pense, disait-elle, qu’il ne faut jamais refuser la charité à ces passants qui vont par les chemins… On sait bien qu’il y en a, à travers, qui ne sont pas des modèles de politesse, mais on donne quand même. On ne peut pas choisir ses quêteux, comme on choisit ses amis… Et c’est la charité qui sauve, paraît-il… À part cela, qui nous dit que ces quêteux ne sont pas parfois des parents éloignés qu’on n’a pas connus, et sur qui le malheur est tombé… ? Nul ne connaît l’avenir. Nous avons tous des enfants. Qui sait si l’un des nôtres, frappé de démence, ne passera pas un jour par les chemins, prenant pour manger les croûtes qu’on jette, et couchant sur la paille, dans les granges ? Nous serions bien aises alors, de le savoir bien nourri, bien logé, et de penser qu’une pauvre vieille comme nous a pitié de lui… Tenez, je vais vous conter une chose qui est arrivée pas loin de chez mon père, quand j’étais jeune fille. Je ne l’ai pas oubliée, et chacun en a parlé longtemps.

Il y avait une vieille de quatre-vingts ans, la mère Beauchamp, qui vivait seule avec son vieux, un peu plus jeune qu’elle. Ils vivaient dans une petite maison laide et basse, que tout le monde avait un peu peur d’approcher, car la vieille était grognonne, maussade et méchante. Elle trouvait à redire à tout, rien ne lui plaisait, elle bougonnait sans cesse, et je vous assure que son vieux n’était pas toujours heureux avec elle. Il est vrai qu’elle avait eu beaucoup d’épreuves. — Le malheur, des fois, ça rend méchant… — Des huit enfants qui lui étaient nés, trois étaient morts ensemble de la diphtérie. L’aîné s’était tué avec son fusil, en allant à la chasse, les deux filles, mariées au loin, vivaient péniblement, et les autres garçons étaient partis de côté et d’autre sans avoir donné de nouvelles. Le plus jeune, surtout, François, celui qu’elle aimait particulièrement, lui avait causé beaucoup de chagrin en les quittant tout à coup, après s’être querellé avec son père. Depuis, personne n’avait entendu parler de lui. Les vieux le croyaient mort. On avait prétendu qu’il s’était noyé, mais quelqu’un qui avait beaucoup voyagé disait l’avoir souvent rencontré dans certains villages des États.

Cet amer chagrin avait rendu la vieille acariâtre et déplaisante. Mais elle était surtout connue pour son avarice. Quand elle voyait venir un quêteux elle mettait le verrou à la porte ; il y frappait toujours en vain. — « Quand on a rien on donne rien… » disait-elle, dans son mauvais cœur. Elle ne donnait même pas une croûte de pain à ces pauvres maigre-échines qui ont le ventre collé au dos… Des fois, le vieux donnait, mais c’était à la cachette. Elle ne se laissait jamais toucher ; c’est comme si le chagrin lui eut desséché le cœur… Enfin, elle était dure, et personne ne l’aimait.

Un soir, — c’était un soir du mois de janvier — la terre était couverte d’une neige épaisse et blanche, car il avait neigé toute la journée, et il neigeait encore à gros flocons. La lune se cachait derrière les forêts qu’on distinguait à peine, et qui semblaient des fantômes prêts à se lever. C’était un de ces soirs d’hiver sombres et lourds où le froid n’est pas violent mais l’humidité immense et les ombres mauvaises. Il ne faisait pas noir, il faisait plutôt gris. Les toits voisins, au-dessus desquels montait une fumée bleue, se profilaient et s’allongeaient sur le contour immaculé des collines… C’était un de ces soirs mystérieux où l’air est étrange, où l’on dirait qu’il doit se passer des choses inaccoutumées…

Il était près de onze heures. Le père et la mère Beauchamp venaient de souffler leur lampe et de se mettre au lit, quand ils entendirent monter les trois marches du perron, et frapper lourdement à la porte. La vieille sursauta : — « Encore un de ces damnés passants ! C’était pourtant assez de deux aujourd’hui. Dis-lui qu’il reprenne son chemin et qu’il nous laisse dormir ! » Le vieux se leva sans bruit et s’approcha de la fenêtre pour regarder au dehors. Une grande forme noire se dessinait près de la porte. Son ombre remuait sur la neige… Cet homme, qui devait être un homme encore jeune, portait sur son dos un sac grossier, retenu par des cordes. Il était couvert de neige, de la tête aux pieds, ce qui indiquait qu’il avait marché longtemps. Le père Beauchamp, s’approchant davantage de la porte, demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ? Il n’y a pas de place ici pour vous loger ! » — « Laissez-moi me chauffer un peu près de votre poêle, dit la voix au dehors, j’ai froid jusqu’aux os, je pense que je pourrai pas aller plus loin »… En entendant ces mots la mère dit d’une voix furieuse. « Continuez vot’chemin, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Allez-vous pas nous laisser dormir ! » — Le vieux hasarda : «  On pourrait bien le faire coucher près du poêle ; il a l’air manqué, manqué »… Mais le passant avait repris sa route, étant disparu dans la nuit. Alors, le silence se fit, et la neige continua de tomber.

Le lendemain, quand le père Beauchamp sortit de sa maison, il vit, à quelques arpents, dans la neige, une forme mystérieuse. Il approcha et s’aperçut que c’était une forme humaine, le corps d’un homme, — « Tiens, le quêteux d’hier soir qui s’est couché pour mourir ! » — dit-il. Il le saisit par un bras, le secoua, le retourna ; il était bien mort, il était mort de froid. Mais après l’avoir regardé plus attentivement, il reconnut son fils François ! Il le traîna jusqu’à la maison, et cria à sa femme, en entrant : « C’est le passant d’hier, c’est notre pauv’François ! » Alors, la vieille se jeta sur le cadavre en criant « François ! Notre pauv’François ! » On eut toutes les misères à l’en arracher. Elle le tenait embrassé et lui parlait sans cesse. Le lendemain elle troubla ; elle en mourut huit jours après…

« Voilà mon histoire ; je pense, conclut la mère Lefrançois, qu’on ne doit jamais refuser la charité à un passant. »