Récits et légendes/Terre/Le vieux rouet

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 37-42).

LE VIEUX ROUET

Autrefois, le rouet, jeune et beau, tournait, tournait… Mais depuis, il dormait dans la poussière du grenier, chez les Lemieux, au rang du bord de l’eau. Le bien avait été donné du père au fils. Peu de temps après, la bonne vieille fileuse à coiffe blanche, la mère Lemieux était morte, laissant sur son rouet, une fusée inachevée. Il était resté quelque temps dans la cuisine, le vieux rouet, près de la chaise abandonnée, puis comme la bru avait son rouet à elle, un beau rouet jaune, tout neuf, on avait monté le vieux au grenier, et l’on n’en avait plus parlé.

Il achevait de vieillir, seul, parmi les vieilles choses qui n’ont plus rien à faire. À quoi pensait-il le vieux rouet, à quoi pensait-il dans le mystère des nuits, et la douceur des jours ?… Sans doute, il se rappelait les heures de joie, si lointaines, où, plein de vie et de jeunesse, il tournait sous la main de cette jeune femme au fin profil, qui souriait à son premier-né. Il la revoyait, jeune d’abord, rayonnante, assise chaque jour dans la même chaise, près de la même fenêtre, filant sous le soleil qui dorait son front lisse et l’habillait de lumière. Ensuite, il la revoyait moins jeune, avec des cheveux blancs et des rides, puis, vieille et brisée, mais toujours fidèle à ce rouet qu’elle aimait. Enfin, il la revoyait morte, étendue, pâle et froide, sur un lit blanc… Et le vieux rouet était triste, seul, dans la poussière du grenier…

Un jour, un jour d’été où tous les hommes étaient aux champs, il vint chez les Lemieux un étranger, un monsieur grand et sec, qui demanda à acheter des vieux meubles. « Je ne vois que le vieux rouet qui est sur le grenier, dit la bru, et qui n’est pas d’hier. J’en parlerai à mon homme. Si vous voulez revenir ?… C’est ce qu’il me faut, répondit l’étranger : je reviendrai. » Et il sortit, en saluant.

Le soir, l’homme rentra des champs comme d’habitude. Il soupa, échangea sa froque d’ouvrage contre un petit capot de drap de magasin, alluma sa pipe, puis s’assit près de la porte, en disant : « j’ai envie de vendre le vieux rouet ». — La femme faisait rouler le ber, en chantant. La nuit était venue, une nuit calme, où courait un petit vent tiède qui faisait tressaillir les feuilles, et portait partout l’étrange senteur des foins séchés. Nuit mystérieuse, nuit légère, pleine de bruits d’ailes, nuit parlante, nuit immatérielle, où les paysans ont, sans le savoir, l’air d’écouter un vol silencieux, un vol d’âmes…

Alors, l’homme et la femme entendirent un bruit qui s’éleva dans la maison, un bruit égal, persistant et doux, un bruit de rouet qui tourne. Ils se levèrent tous deux, montèrent l’escalier de bois usé, marqué du pas des anciens, et tremblants, poussèrent la porte du grenier : Le vieux rouet tournait sous une main invisible…

Rou… rou… rou… le vieux rouet tournait, tournait…

Il tournait comme au temps de sa jeunesse, alors qu’il était fort et qu’il était beau. Il tournait comme aux heures de joie lointaine où la laine blanche le couronnait, où des mains fines le touchaient, où des yeux doux le regardaient… Il tournait dans une joie folle, oubliant que sa vie était faite et que la mort viendrait. « Viens-t’en, dit l’homme, tout ému ; c’est la mère qui ne veut pas que son rouet soit vendu… »

Rou… rou… rou… le vieux rouet tournait, tournait…

Il tournait pour dire à ceux qui grandissent d’aimer la pensée des anciens dans ce que les anciens ont aimé. Il tournait pour dire aux jeunes d’aimer les vieux, aux vivants d’aimer les morts, à ceux qui restent d’aimer ceux qui partent.

Rou… rou… rou… le vieux rouet tournait, tournait…

Il disait : « Une race est faite de mille liens qui rattachent les âmes aux choses… Car les morts laissent sur la terre un peu de leur pensée, les fileuses laissent sur leurs rouets un peu de leur vie… Si vous écoutiez la solitude des nuits vous entendriez le souffle des morts… Si vous regardiez les profondeurs du silence vous verriez passer, visions blanches, les jeunes femmes anciennes qui font marcher les vieux rouets, et chantent les refrains d’amour qui, jadis, sur leurs lèvres, chantaient… »

Le vieux rouet ne fut pas vendu.

Et depuis lors, souvent ainsi, par les nuits mystérieuses, dans la poussière du grenier, comme aux heures de joie lointaine, et doucement conduit par une main invisible, rou… rou… rou… le vieux rouet tourne, tourne…