Récits et légendes/Mer/La nuit terrible

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 105-110).

LA NUIT TERRIBLE

L’amiral Hovenden Walker, après avoir quitté Boston, où il avait fait escale, venait d’entrer dans le golfe St-Laurent avec sa flotte imposante de quatre-vingt-huit vaisseaux. C’était le 22 août 1711, sur la fin du jour. Le soleil se couchait rouge et brillant au-dessus de cette immensité silencieuse qui ne retentissait que du bruit des flots et du cri de l’oiseau sauvage. La brise était forte mais propice ; la flotte avançait sûrement vers Québec. L’amiral assis à la roue esquissait un sourire de satisfaction. La traversée de l’océan avait été superbe ; le vent maintenant était favorable. Son étoile était bonne. Par lui, l’Angleterre la conquérante allait voir s’enrichir son domaine d’un pays immense, plein de promesses, dont on parlait depuis longtemps avec convoitises. Vraiment la fortune lui souriait. Devenant maître de cette situation difficile, il tenait maintenant la Nouvelle-France entre ses mains. Lord Boulingbrook n’avait-il pas écrit au comte d’Orrery, en apprenant son arrivée heureuse à Boston : « Vous pouvez être assuré que nous sommes maîtres, à l’heure qu’il est, de toute l’Amérique septentrionale » ? Sir Walker était donc orgueilleux de sa destinée. « Avec quelle joie, se disait-il, je vais jeter l’ancre en face de Québec et braquer mes canons sur ce haut promontoire ! Comme les Français vont être pétrifiés de la beauté de ma flotte et du nombre de mes soldats ! Je vais les voir s’aplatir à mes pieds comme des chiens dociles. Il entrevoyait la réception magnifique qu’on lui ferait en Angleterre, lors de son glorieux retour. Il songeait au charme des fêtes, à l’enchantement de la musique, au sourire des femmes… Et il était heureux.

Le ciel commençait à s’assombrir sous les voiles de la nuit, et le vent soufflait. Sur le pont, en arrière, se tenait un homme au visage sombre et douloureux. Il gardait le silence. Son front était creusé d’un pli amer et ses yeux lançaient des éclairs. C’était le pilote Bélanger, un Canadien français que Walker avait fait prisonnier à Gaspé, en le sommant de diriger la flotte vers Québec. Lui aussi songeait. Il songeait qu’il devait donner sa vie, s’il le fallait, pour empêcher cette flotte d’atteindre Québec, et son âme était en proie à la plus terrible torture. — «  Qu’importe que je meure, murmurait-il, si la colonie est sauvée. Ma femme ! Mes enfants ! Je ne vous verrai plus ! Pardonnez-moi, pardonnez-moi ; c’est pour la France ! Des larmes sillonnaient ses joues creuses, et son cœur battait à tout rompre, à mesure que la nuit tombait…

Il était alors onze heures. La nuit était profonde, sans étoiles. Des nuages roulaient au firmament et l’atmosphère était lourd. Le pilote se leva, regarda l’horizon et se dit : « Dieu va m’aider ; il nous envoie une tempête ! » Les nuées noires se multipliaient avec rapidité ; le vent, devenu plus grand, faisait crier les gréements et craquer les voilures. La flotte se trouvait dans le voisinage des Sept-Îles, groupe d’îlots semés sur la rive nord du St-Lau-rent. Au loin les vagues écumaient sur les récifs, et la bourrasque jetait un bruit lugubre. Alors il vint un coup de vent furieux. Les vagues tumultueuses et rugissantes se dressèrent tout à coup comme des montagnes remuantes, laissant après elles une écume de feu. Et la flotte se trouva désemparée. — « Pilote, cria l’amiral, fou de stupeur, de quel côté marcher, nord ou sud ? — Nord ! » répondit Bélanger d’une voix forte. Alors, en quelques instants, ce fût une clameur affreuse répandue dans la nuit. Jamais le fleuve superbe n’avait entendu pareils déchirements, n’avait vu pareilles horreurs. Les vaisseaux étaient éventrés sur les récifs, et les soldats par centaines, ainsi que des femmes et des enfants, roulaient au sein des flots.

Le lendemain, des pêcheurs venant de Gaspé annoncèrent à Québec que la flotte de Walker avait péri sur les récifs des Sept-Îles, et que neuf cents cadavres jonchaient la rive…