Récits et légendes/Mer/Petites filles de la mer

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 97-103).

PETITES FILLES DE LA MER…

Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus, deux petites sœurs aux longues tresses qui pêchaient du poisson, au bout d’une île déserte… Leur image est vivante dans ma mémoire. Pourquoi ? Je ne sais… Leur prunelle était bleue comme le flot, leurs cheveux bruns comme les algues, et leurs pieds nus, souples comme la vague elle-même. Je les vis par un clair matin de grand soleil. Un bateau paresseux, à lourdes voiles, nous avait amenés, pour un jour, dans la solitude sauvage de l’île X. Des rochers bruns, rouges et jaunes s’élevant, s’étendant, se crispant en formes bizarres au-dessus des flots.

Sur ces rochers, des épines-vinettes, des sapins, des genièvres, des petits fruits sauvages, des fleurs sombres, de l’herbe rude, pesante de sel. Au fond, l’horizon où grouille le flot, où bouillonne la vague, où hurle le vent, le grand vent si pur du large. À côté une lourde colonne d’arbres épais où semble s’arrêter la lumière. C’est derrière cette forêt que je découvris la maisonnette de pêcheurs et les deux petites filles qui, dans l’eau claire, pêchaient à la ligne.

Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus !…

Elles avaient de longues jambes, de longs bras halés par l’air salin, un corps délicat et robuste, recouvert d’une robe mince dont on ne voyait plus la couleur. Leur visage était plein de soleil, et leurs cheveux, bruns et longs, dansaient, sur leurs épaules, au gré du vent. Deux petites psychées des grèves… Elles pêchaient avec une habileté étonnante. La ligne passait et repassait dans leurs mains, sans secousse. Elles avaient une façon à elles d’arracher sans trop le meurtrir le poisson qui, au bout du croc, agonisait en spasmes éblouissants… Deux petites fées… Leur peau brune s’ornementait peu à peu d’écailles d’argent, et l’eau ruisselait de leurs doigts, comme un long collier de diamants… Quelle vision de simplicité et de grâce ! — « Pêchez-vous comme cela tous les jours, leur demandai-je, et par tous les temps ? » — « Oh ! oui, répondit la plus grande, surtout quand il fait sombre, au « montant », c’est dans ce temps-là que « ça mord » le plus. On ne fournit pas à appâter. La ligne jetée, un de pris. Ça grouille dans le panier, ça donne une ambition. On pêche même le soir, des fois, jusqu’à la nuit. Quand les étoiles dansent dans l’eau, on croit que c’est la truite qui nous regarde avec des yeux clairs… Moi, je trouve cela beau »… — Vous aimez donc beaucoup votre vie, vous y êtes attachées ? — « Ah ! oui, bien sûr ! (Et elles me regardaient d’un air étonné, surprises que j’aie pu en douter). On aime ça rester nu-pieds dans l’eau toute la journée, rentrer mouillées jusqu’aux os, le soir. On aime se laisser monter la houle sur les jambes, se promener avec le grand’large et faire face au vent. Des fois, quand le père va pêcher au large, c’est nous qui allons voir aux filets. Vous voyez, ils sont tout près d’ici. Histoire de sauter dans le chaland, de pousser un peu de la perche, et flic ! flac ! on est rendu ! Des fois, le vent se fâche. Alors, on pense au père qui est au loin, mais on sait qu’il va revenir…

Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus…

— Tiens, me dis-je, mais c’est joli cette joie de vivre, cette gaieté de petites pauvrettes qui ne se lassent pas de leur horizon !… C’est une leçon. Si chacun voulait voir ainsi les beautés de sa vie et en oublier les laideurs ! Si chacun s’éprenait de son existence ! Si chacun possédait la joie de vivre ! Qu’importent les jours monotones ou méchants quand on a confiance en la vie… — « Alors on pense au père qui est loin mais on sait qu’il va revenir ». Naïveté, foi, grandeur d’âme, beaux prismes qui brillent sur l’avenir. Mais je pensais aussi : « Pauvres petites, hélas ! vous ne serez pas toujours jeunes, vous vieillirez, vous souffrirez. Votre père, peut-être, va revenir de ses pêches au large, mais votre mari, le jeune pêcheur que vous épouserez pour sa douceur, pour son habileté à la rame, à l’écoute, peut-être lui, qu’un jour il ne reviendra pas… « On sait qu’il va revenir »… Vous croirez longtemps à ce retour. Debout, sur les crans sauvages que rasent l’écume de la vague et l’aile de l’alouette, les bras levés, les cheveux à moitié défaits, faibles de crainte, fortes de foi, vous scruterez l’horizon où nulle voile ne se voit. Rien, rien, rien… Vous regarderez longtemps d’un œil dévorant. Vous vous écraserez sur le dur rocher, vous attendrez des jours, des jours, des semaines, en vain. Alors, tout sera fini, et vous aurez le cœur brisé. Vous serez veuves, veuves de pêcheurs. Au fond de votre maisonnette grise, couleur de pluie, je vous vois, jeunes femmes aux yeux éteints, sanglotant près de la lampe qui fume dans la fenêtre petite et carrée… Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus…

Mais la mer vous reprendra. D’abord, vous la regarderez moins parce qu’elle vous aura fait tant de mal. Vous regarderez moins le large, lui qui vous aura pris votre amour, mais la pêche vous attirera par besoin, par nature. Vous retournerez à vos perches et à vos filets. Oui, la mer vous reprendra ; vous y êtes comme incorporées. La mer vit en vous, et vous vivez en elle. Vous oublierez vos larmes, vous retrouverez votre ancienne joie, du temps où vous pêchiez du poisson au bout d’une île déserte, petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus !…