Récits et légendes/Mer/L’anse pleureuse

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 111-114).

L’ANSE PLEUREUSE

Anse pleureuse pleure, pleure…

Pleure la mort des deux amants qui sont endormis sur tes bords. Tu étais, autrefois, l’anse rieuse qui reflétait en gazouillant les tendres rayons de l’aurore. Sur tes rives où les aulnes se penchent en grosses touffes vertes, au travers des herbes parfumées chantaient les rossignols et les merles. Ils chantaient la fraîcheur de tes feuillages, la beauté de ton murmure, la clarté de tes eaux. Ils chantaient la joie de vivre, la force d’aimer dans le magnifique épanouissement du printemps. Le vent dans tes feuilles était comme une musique faite sur des luths invisibles par des fées, et l’eau qui coulait au pied de tes nombreux détours était un gazouillis d’oiseaux… Oh ! le charme magique de tes nuits ! La douceur de la lune qui se mirait dans ton miroir, et la magie des étoiles dansant une ronde lumineuse au-dessus de ton lac enchanteur ! Maintenant ta vie est éteinte ; tu n’as plus que des sanglots…

Anse pleureuse pleure, pleure…

Un soir, un pêcheur revenant de ses filets, vit flotter sur tes eaux deux formes humaines qui semblaient enlacées. C’était un jeune couple qui se tenait étroitement uni et que la mort avait immobilisé. Les longs cheveux bruns de la femme flottaient comme une herbe mystérieuse ; l’homme avait un regard doux et un visage calme ; tous deux semblaient dormir. D’où venait ce couple malheureux ? Nul ne le sut jamais. Certains croyaient l’avoir vu passer sur la route quelques jours auparavant, d’autres disaient qu’il était apparu après le naufrage d’un brig européen. Un mystère profond comme la mer enveloppe ces amours. On leur creusa une fosse sur la rive, parmi les feuillages, et on les enterra côte à côte. Nul n’a jamais rien connu sur ces morts, endormis pour toujours en pleine jeunesse. L’herbe marine a poussé drue sur leur tombe que les aulnes touffus recouvrent…

Anse pleureuse pleure, pleure…

Et depuis, l’anse est triste et pleure dans la nuit. — Ô nature, est-ce que cette douleur humaine a remué ton cœur de mère ? Est-ce que le deuil des âmes afflige aussi ton âme éternelle ? Pourquoi ta détresse est-elle si grande et tes sanglots si profonds ? Depuis, l’anse pleure. Toujours, par les soirs calmes et charmeurs, par les couchants orageux, par les matins éblouissants, par les étés, par les printemps, l’anse pleure. Elle qui riait et gazouillait n’a plus maintenant qu’une plainte, qu’un chant de tombeau… On dirait qu’elle se lamente, qu’elle s’afflige de cette mort cruelle, et qu’elle berce le sommeil des amants. Anse pleureuse, que ta voix est triste à écouter le soir ! Tes jeunes filles en frissonnent, et les hommes qui l’entendent se signent. Les vieux pêcheurs fuient tes ombres, et tes flots eux-mêmes roulent des sanglots. Garderas-tu toujours ton secret, enfoui parmi tes herbes vertes ? Vas-tu toujours jeter ta plainte douloureuse, ô grand tombeau mystérieux ?

Anse pleureuse, pleure, pleure…