Récit de Félismène (trad. Colin)

George de Montemayor
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Récit de Félismène
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome VIII : Les amis
Paris, Pagnerre, 1872
p. 411-426
Comme il vous plaira Les Aventures de Gianetto

LA DIANE DE GEORGE DE MONTEMAYOR
Traduite d’espagnol en français, par N. Colin.
1578.

RÉCIT DE FÉLISMÈNE.

[Première partie, livre second.]

Sachez que, comme j’étais en la maison de ma mère-grand’, âgée déjà presque de dix-sept ans, un gentilhomme devint amoureux de moi, qui ne demeurait pas si loin de notre maison que, d’une terrasse qui était en la sienne, on ne pût bien voir dans un jardin où l’été je voulais aller passer le temps après souper. De là donc ce malgracieux Félix[1] ayant vu l’infortunée Félismène[2] (qui est le nom de la pauvrette qui vous conte ses désaventures), il s’énamoura de moi ou feignit être énamouré. Félix employa plusieurs jours à me faire entendre sa peine, et, comme ni pour ses démonstrations et passages, ni pour musiques et tournois qui souventes fois se faisaient devant ma porte, je ne montrais aucunement connaître qu’il fût épris de mon amour, il délibéra de m’écrire. Et parlant à une mienne servante et l’ayant gagnée avec plusieurs présents, lui donna une lettre pour me faire tenir. Quant aux préambules que Rosette[3] (ainsi s’appelait-elle) me fît avant que me la donner, les serments qu’elle me jura, les cauteleuses paroles qu’elle me dit afin que je ne me fâchasse, ce fut chose merveilleuse. Mais pour tout cela, je ne laissai de lui ruer parmi les yeux disant :

— Si je ne me considérais qui je suis et ce qu’on pourrait dire, je t’assure que je marquerais si bien cette face qui est si dépourvue de honte, qu’elle serait reconnue entre toutes les autres. Mais pour la première fois c’est assez, et garde-toi de la seconde.

Il me semble que je vois maintenant comme cette traîtresse de Rosette se sut si bien taire, dissimulant ce qu’elle sentait de mon courroux. Car vous l’eussiez vue, ô gentilles nymphes, feindre un petit ris, disant :

— Jésus ! madame, je ne vous l’ai donnée que pour nous en moquer ensemble, et Dieu fasse, si jamais mon intention fut de vous donner ennui, que j’en reçoive le plus grand que jamais fille de mère endura.

Et reprenant ma lettre, s’ôta de ma présence. Et ceci passé, semblait qu’Amour allait excitant en moi un désir de voir la lettre, mais la honte me détournait de l’aller redemander à ma servante. Et ainsi je passai tout ce jour jusqu’à la nuit en grande variété de pensement. Et quand Rosette entra pour me déshabiller, me voulant aller coucher, Dieu sait si j’eusse désiré qu’elle m’eût représenté cette lettre, mais jamais ne m’en voulut parler, ni m’y faire penser. Et moi, pour voir si, lui allant au-devant, ou la mettant en chemin, je pourrais profiter de quelque chose, je lui dis ainsi :

— Rosette, si le seigneur Félix, sans être plus avisé, se met encore en avant de m’écrire !

Elle me répondit tout froidement : — Madame, ce sont choses que l’amour apporte avec soi, je vous supplie très-humblement me pardonner ; car si j’eusse pensé vous devoir en cela ennuyer, je me fusse plutôt arraché les yeux.

Dieu sait en quel état je demeurai de cette réponse, toutefois je dissimulai, et me laissa toute cette nuit accompagnée de mon désir. Et arrivant le matin, la prudente Rosette entra en ma chambre pour me donner mes vêtements et laissa tomber après elle cette lettre en terre. Et comme je la vois, je lui dis : — Qu’est-ce que cela qui est tombé ? Montre-moi, que je le voie. — Ce n’est rien, madame, dit-elle. — Cà, çà, montre-moi, lui dis-je sans me fâcher, ou dis moi que c’est. — Jésus ! madame ! pourquoi le voulez-vous voir ? C’est la lettre d’hier. — Non, non, dis-je. Ce n’est pas cela : montre-moi que je voie si tu ne me mens point.

Je n’avais pas encore achevé ce mot, qu’elle me la mit entre les mains, disant : — Dieu me fasse mal si c’est autre chose !

Et encore que je la connusse fort bien, si dis-je : — Assurément que ce n’est point elle, car je la connais : il n’y a point de faute que c’est de quelqu’un de tes amoureux ; je la veux lire pour voir les folies qu’il t’écrit.

Et l’ouvrant, je vis ce qu’elle disait… Ayant vu cette lettre de dom Félix, je commençai à lui vouloir bien, et pour mon grand mal le commençai-je. Et incontinent demandant pardon à Rosette de tout ce que je lui avais dit, et lui recommandant le secret de mes amours, je retournai à lire une autre fois cette lettre, m’arrêtant à chaque mot un peu : puis prenant encre et papier, lui répondis… Je lui envoyai cette lettre, ce que je ne devais faire, car elle fut depuis occasion de tout mon mal. Quelques jours se passèrent en demandes et réponses. Les tournois vinrent à se renouveler, les musiques de nuit n’avaient point de cesse, et ainsi se passa un an entier.

Mon malheur voulut qu’au temps où nos amours étaient plus enflammées, son père en fut averti ; et celui qui lui dit lui sut si bien agrandir l’affaire que, craignant qu’il se mariât avec moi, l’envoya à la cour de la grande princesse Auguste Césarine, disant qu’il n’était honnête qu’un gentilhomme jeune et de si noble race perdit sa jeunesse en la maison de son père, où on ne pouvait apprendre que les vices dont l’oisiveté est maîtresse. Il partit si ennuyé, que sa tristesse l’empêcha de me pouvoir faire entendre son parlement. Mais quand j’en fus avertie, je demeurai en tel état que peut imaginer celle qui s’est autrefois vue autant surprise d’amour que lors, à mon grand malheur, je l’étais. Étant donc acheminée jusques au milieu de mon infortune, et parmi les angoisses que l’absence de dom Félix me faisait sentir, et m’étant avis qu’aussitôt qu’il se trouverait dans cette cour, tant à cause des autres dames de plus grande qualité et beauté qu’à raison de l’absence, je ne faudrais d’être oubliée, je résolus de m’aventurer à faire ce que jamais femme ne pensa, qui fut me vêtir en habit d’homme et m’en aller à la cour pour voir celui en la vue duquel était toute mon espérance.

Et à ce faire ne défaillit l’industrie, parce qu’avec l’aide d’une mienne grande amie qui m’acheta les vêtements que je lui voulus commander et un cheval pour me porter, je sortis de mon pays et ensemble de ma bonne renommée, et ainsi m’en allai droit à la cour. Je demeurai vingt jours à arriver, au bout desquels je m’en allai en une maison la plus éloignée de toute conversation que je pusse trouver. Je n’osais m’enquérir de lui à mon hôte, de crainte que l’occasion de ma venue ne fût découverte. En cette confusion, je passai tout ce jour jusqu’à la nuit, chacune heure de laquelle me semblait un an. Et étant un peu plus de minuit, l’hôte m’appela à la porte de ma chambre, me dit que si je voulais avoir le plaisir d’une musique qui se faisait en la rue, je me levasse incontinent, et me misse à la fenêtre : ce que je fis aussitôt. Et me tenant coite, ayant mis la tête dehors, j’ouïs un page de dom Félix, qui avait nom Fabio, disant à des autres qui allaient avec lui : Or, messieurs, il est temps, maintenant que la dame est en la galerie sur le jardin, prenant la fraîcheur de la nuit. Et n’eut pas plutôt dit cela, qu’ils commencèrent à sonner trois cornets et une saquebute[4] avec si grande harmonie qu’il semblait que ce fût une musique céleste… Après qu’ils eurent chanté, j’ouïs toucher une lyre et une harpe, avec la voix du mien dom Félix.

Nul ne pourrait imaginer le grand contentement que je reçus de l’ouïr, car il me sembla l’ouïr en cet heureux temps de nos amours. Mais aussitôt que cette imagination vint à se changer en vérité, voyant que la musique se faisait à une autre et non à moi, Dieu sait si je n’eusse pas aimé mieux endurer la mort, et avec une angoisse qui me rongeait l’âme, je demandai à mon hôte s’il savait point à qui se faisait cette musique. Il me répondit qu’il ne pouvait penser à qui c’était, parce qu’en ce quartier demeuraient plusieurs dames et bien excellentes. Et voyant qu’il ne me rendait raison de ce que je demandais, je m’en retournai ouïr dom Félix, lequel en cet instant commençait au son d’une harpe à chanter ce sonnet :

Un temps fut que l’amour mes tristes ans perdait
En espoirs vains, menteurs et par trop inutiles,
Et la fortune encor par mes larmes débiles
Des exemples au monde étranges démontrait.

Mais le temps, découvrant ce qui m’éblouissait.
En mes pas a laissé des marques si utiles
Que plus on ne verra confiances futiles,
Ni qui se plaigne en vain de ce qui l’abusait.

Celle que j’ai aimée autant que je devais,
Au fil de ses amours à connaître m’apprend
Ce que jusqu’à présent n’avait connu mon âme,

Et je crie hautement nuit et jour mille fois :
Ne voyez-vous, amants, ce qui sage vous rend ?
C’est amour, et fortune, et le temps et madame.

La musique prit fin dès l’aube du jour ; je m’efforçai de voir le mien dom Félix, mais l’obscurité de la nuit m’en empêcha. En voyant qu’ils s’en étaient allés, je m’en retournai coucher, pleurant mon malheur. Et étant heure de me lever, je sortis de la maison et m’en allai droit au palais de la princesse, où il me sembla que je pourrais mieux voir ce que je désirais tant, proposant de là en avant me faire appeler Valério si on me demandait mon nom. Étant donc arrivée à la porte du grand palais, je vis venir dom Félix, fort bien accompagné de serviteurs tous richement vêtus d’une livrée de drap couleur céleste, à bandes de velours orangé. Le mien dom Félix portait des chausses de velours blanc ouvragées, et bouffantes de toile d’or turquine ; le pourpoint était de satin blanc déchiqueté et couvert de cannetille d’or, et un collet de velours de même couleur et broderie, et un petit manteau de velours noir brodé d’or et doublé de satin violet égratigné, l’épée, la dague et la ceinture d’or, un bonnet fort bien troussé avec le cordon semé d’étoiles d’or, et au milieu de chacune un gros diamant : les plumes étaient d’azur, orangées et blanches, et tous ses vêtements se voyaient semés de gros boutons de perles : et portait en son col une très-riche chaîne d’or avec les chaînes faites d’une nouvelle façon. Il était monté sur un beau cheval rouge enharnaché d’un riche harnais de couleur bleue et garni de belles broderies d’or et d’argent.

Et comme dom Félix arrivant au château se fut mis à pied et monta par un escalier qui allait à la chambre de la princesse, je m’approchai du lieu où étaient ses serviteurs, et voyant entre eux Fabio, lequel auparavant j’avais vu, je le tirai à part, lui disant :

— Monsieur, qui est ce chevalier qui vient de descendre ici de cheval ? Car il m’est avis qu’il ressemble merveilleusement à un autre que j’ai vu bien loin d’ici.

Fabio me répondit : — Êtes-vous si nouveau dans cette cour que ne connaissez dom Félix, vu que ne sache chevalier en icelle si connu que lui ?

— Je ne doute point de cela, lui dis-je, mais hier fut le premier jour que j’arrivai en cette cour.

— Il n’y a donc de quoi vous reprendre, dit incontinent Fabio. Partant sachez que ce chevalier s’appelle dom Félix, du pays de Vandalie, et demeure en cette cour pour quelques siennes affaires et de son père. Vous devez entendre qu’il est ici serviteur d’une dame appelée Célia[5]. Et pour cela il porte la livrée d’azur qui est couleur du ciel, et le blanc et orangé qui sont les couleurs de la même dame.

Quand j’ouïs ceci vous pouvez penser quelle je devins ; toutefois dissimulant le mieux qu’il me fut possible, je lui répondis :

— À la vérité, cette dame lui est fort redevable, puisque ne se contentant pas de porter ses couleurs, il veut encore porter son nom propre pour livrée. Mais est-elle belle ?

— Oui pour certain, dit Fabio, combien qu’en notre pays il en servait une autre qui était assez plus belle et de laquelle il était plus favorisé qu’il n’est de celle-ci. Mais cette malheureuse absence rompt tout ce que l’homme pense être de plus ferme.

Quand j’ouïs ceci, je fus contrainte de venir à composition avec mes larmes lesquelles si je n’eusse retenues, eussent engendré soupçon de quelque chose en Fabio, qui ne m’eût de rien servi. Lequel incontinent me demanda qui j’étais et mon nom, et de quel pays. À quoi je fis réponse que Vandalie était mon pays, mon nom Valerio, et que jusqu’à présent je ne demeurais avec personne.

— Ainsi donc, dit-il, à ce compte nous somme tous d’un pays, et encore pourrions-nous être d’une même maison ; si vous voulez, parce que dom Félix, mon maître, m’a commandé de lui chercher un page. Et pourtant si vous avez envie de le servir, arrivez. Ni le boire, ni le manger, ni quatre réaux par jour ne vous manqueront point.

— À la vérité, lui répondis-je, je n’avais pas délibéré de me donner à personne, mais puisque la fortune m’a conduit dans un temps où je n’ai rien à faire autre chose, il me semble que le meilleur serait de demeurer avec votre maître, pour ce qu’il doit être à mon avis gentilhomme plus affable et ami de ses serviteurs qu’autre de cette cour.

Finalement Fabio en parla à son maître dom Félix, ainsi qu’il sortait et il commanda que je m’en allasse ce soir en son logis. Je m’y en allai ; et il me reçut pour son page, me faisant le meilleur traitement du monde. Un mois après dom Félix commença à me porter une si bonne affection qu’il me découvrit toutes ses amours, me disant qu’il avait été fort bien traité de sa dame au commencement, mais que depuis elle s’était lassée de le favoriser, et que la cause venait de ce que je ne sais qui lui avait parlé d’une maîtresse qu’il avait eue en son pays, et que les amours qu’il faisait avec elle n’étaient que pour passer son temps jusqu’à ce que les affaires, pour lesquelles il était à la cour, fussent achevées. — Et n’y a point de doute, me disait le même Félix, que je le commençai seulement à cette intention qu’elle dit ; mais maintenant Dieu sait s’il y a chose en ce monde que j’aime davantage.

Vous pouvez penser, ô belles nymphes, ce que je sentis oyant ceci ; mais avec toute la dissimulation qui m’était possible, je lui répondis : — Il vaudrait beaucoup mieux, monsieur, que la dame se plaignît de vous à juste cause et qu’il fût ainsi comme elle dit : car si cette autre que vous serviez auparavant n’avait mérité que vous la missiez en oubli, vous lui faites un très-grand tort.

Dom Félix me répondit : — L’amour que maintenant je porte à ma Célia, ne me permet de le penser ainsi ; mais au contraire, il m’est avis que je me fis grand tort moi-même, mettant mes premières amours en autre endroit qu’en elle.

— De ces deux torts, lui répondis-je, je sais bien lequel est le pire… Il me semble que votre pensée ne se devrait diviser en cette seconde passion, puisqu’elle est tant obligée à la première.

Dom Félix me répondit en soupirant, et me donnant de la main sur l’épaule :

— Ô Valerio, que tu es plein de discrétion et quel bon conseil me donnes-tu, si je le pouvais prendre ! Allons-nous-en dîner. Car incontinent après je veux que tu portes une mienne lettre à madame Célia, et, la voyant, tu connaîtras si elle mérite que, pour penser à elle, on oublie tout autre pensement.

Après que nous eûmes dîné, doni Félix m’appela, et me faisant grand cas de l’obligation que je lui avais pour m’avoir fait part de son mal et mis le remède entre mes mains, me pria que je lui portasse une lettre qu’il avait écrite. Et prenant la lettre et m’informant de ce qu’il y avait à faire, m’en allai à la maison de Célia, rêvant au triste état auquel mes amours m’avaient réduite, puisqu’il fallait que moi-même me fisse la guerre, étant contrainte d’intercéder pour chose qui était si contraire à mon contentement. Et arrivant au logis de Célia, et trouvant un sien page à la porte, je lui demandai si je pourrais parler à sa maîtresse. Et le page m’ayant demandé qui j’étais, le dit à Célia, lui louant grandement ma beauté et disposition, et lui disant que dom Félix m’avait nouvellement pris en sa maison. Célia lui dit :

— Puisque dom Félix découvre ainsi tôt ses cogitations à un homme nouveau, il faut qu’il y ait quelque raison pour ce faire. Dis-lui qu’il entre et que nous sachions ce qu’il demande.

J’entrai incontinent au lieu où était la principale ennemie de mon bien, et avec la révérence due je lui baisai les mains et lui mis en icelles la lettre de dom Félix. Célia la prit et jeta les yeux sur moi, de façon que je sentis l’altération que ma vue lui avait causée, parce qu’elle demeura si hors de soi qu’elle ne me répondit pour lors un seul mot. Mais un peu après se retournant vers moi, me dit :

— Quelle aventure t’a amené en cette cour ? Qui a fait dom Félix si heureux que de t’avoir pour serviteur ?

— Madame, lui répondis-je, il ne peut être que l’aventure qui m’a amené en cette cour ne soit beaucoup meilleure que je n’eusse jamais pensé, puisqu’elle a été cause que je visse si grande perfection et beauté, comme est celle que je vois devant mes yeux. Et si auparavant j’avais compassion des soupirs de dom Félix, mon maître, maintenant que j’ai vu la cause de son mal, la pitié que j’avais de lui s’est du tout convertie en envie. Mais s’il est ainsi, madame, que mon arrivée vous soit agréable, je vous supplie que votre réponse le soit semblablement.

— Il n’y a chose, me répondit Célia, que je ne veuille faire pour toi, encore que j’étais bien déterminée de n’aimer jamais un qui a laissé une autre pour moi. Car c’est une grande discrétion à une personne de pouvoir faire profit des accidents d’autrui pour s’en prévaloir aux siens.

Et sur ce je lui répondis : — Ne croyez pas, madame, qu’il y puisse avoir chose en ce monde pour laquelle dom Félix, mon maître, vous oublie jamais. Et s’il a oublié une autre dame à votre occasion, ne vous en émerveillez, car votre beauté est telle, et celle de l’autre si petite, qu’il n’y a de quoi estimer que, pour l’avoir oubliée pour vous, il vous puisse oublier pour une autre.

— Comment ! dit Célia, as-tu connu Félismène, celle à qui ton maître était serviteur en son pays ?

— Oui, madame, répondis-je, je l’ai connue, combien que non tant qu’il eût été nécessaire pour empêcher si grande infortune. Elle était voisine de la maison de mon père. Mais considéré votre grande beauté accompagnée de tant de bonne grâce et discrétion, il n’y a raison d’accuser dom Félix pour avoir mis en oubli ses premières amours.

À cela me répondit Célia joyeusement : — Tu as bientôt appris de ton maître à savoir te moquer.

— À vous savoir bien dire, lui répondis-je, voudrais-je pouvoir apprendre : car où il y a si grande raison de dire ce qui se dit, il n’y peut intervenir moquerie.

Célia commença à me prier que je lui disse à bon escient que c’était de Félismène.

À quoi je répondis : — Quant, à sa beauté, il y en a aucuns qui l’estiment fort belle, mais jamais ne me sembla telle, parce qu’il y a longtemps qu’elle a faute de la principale partie qui est plus requise pour l’être.

— Quelle partie est-ce ? demanda Célia.

— C’est, lui dis-je, le contentement, parce que où il n’est point, il n’est possible qu’il y ait beauté accomplie.

— Tu as la plus grande raison du monde, dit-elle, mais j’ai vu quelques dames auxquelles il sied si bien d’être tristes, et à d’autres d’être ennuyées que c’est une chose étrange : de façon que l’ennui et la tristesse les font plus belles qu’elles ne sont.

Là-dessus je lui répondis : — En vérité bien est malheureuse la beauté qui a pour gouverneur l’ennui ou la tristesse. Quant à moi, je me connais bien peu en telles choses ; mais quant à celles qui ont besoin d’industrie pour paraître belles, je ne les tiens pour telles, et n’y a raison de les mettre au rang de celles qui le sont.

— Tu as grande raison, dit Célia, et me semble bien à ta discrétion qu’il n’y aura chose en quoi tu ne l’aies.

— Il me coûte bien cher, lui répondis-je, de l’avoir en tant de choses. Mais je vous supplie, madame, faire réponse à la lettre que vous ai apportée, afin que dom Félix, mon maître, l’ait aussi de recevoir ce contentement par mes mains.

— J’en suis contente, me dit Célia. Mais avant je veux que tu me dises ce que c’est de Félismène en matière de discrétion : est-elle fort bien avisée ?

Je lui répondis lors : — Jamais femme ne fut plus aisée, car il y a longtemps que plusieurs infortunes l’avisent, mais jamais elle ne s’avise ; que si elle s’avisait aussi bien comme elle est avisée, elle ne serait avisée à être si contraire à sui-même.

— Tu parles si discrètement en toutes choses, qu’il n’y en a point, dit Célia, que je fisse plus volontiers que de t’ouïr continuellement.

— Au contraire, madame, mes paroles ne sont pas viande pour un si subtil entendement comme le vôtre.

— Je sais bien qu’il n’y aura chose que tu n’entendes, répondit Célia ; mais afin que tu n’emploies aussi mal ton temps à me louer, comme ton maître à me servir, je veux lire la lettre et te dire ce que tu dois dire.

Et la dépliant, commença à la lire, et l’ayant achevée, me dit : — Dis à ton maître que celui qui sait si bien dire ce qu’il endure, ne le doit sentir si bien comme il le dit.

Et s’approchant de moi me dit en voix un petit plus basse : — Et ce, plus pour l’amour de toi, Valério, que pour ce que je doive à aucune affection que j’aie à dom Félix, afin que tu connaisses que c’est toi qui le favorise.

Et lui baisant les mains, pour la faveur qu’elle me faisait, m’en retournai vers dom Félix avec la réponse de laquelle il ne reçut peu de plaisir. Chose qui à moi était une autre mort ; et disais souventes fois en moi-même (quand par fortune je portais ou rapportais quelque message) : Ô infortunée que tu es, Félismène, qui, avec tes propres armes, te viens à tirer l’âme du corps, venant à accumuler des faveurs pour celui qui a fait si peu de cas des tiennes ! Et ainsi je passais ma vie en si grand tourment que, si la vue de dom Félix ne m’y eût remédié, je ne pouvais faillir de la perdre. Plus de deux mois durant, Célia me tint caché l’amour qu’elle me portait, encore que non pas tant que je ne vinsse à m’en apercevoir. Dont je ne reçus pas peu d’allégeance pour le mal qui me poursuivait avec si grande importunité, m’étant avis que ce serait cause suffisante à ce que dom Félix ne fût aimé, qu’il lui pourrait advenir comme à plusieurs qui a force de refus et de défaveur changèrent enfin d’affection. Mais il n’en prit ainsi à dom Félix, parce que, tant plus il entendait que sa dame le mettait en oubli, tant plus les angoisses et les travaux le tourmentaient en son âme.

Un jour, ainsi que j’étais suppliant Célia, avec toute l’instance qu’il m’était possible, qu’elle eût compassion d’une si triste vie que dom Félix passait à son occasion, elle avait les larmes aux yeux, accompagnées de profonds soupirs, me répondit :

— Ah ! infortunée que je suis, ô Valério, qui commence enfin à connaître combien je me trompe auprès de toi ! Je n’avais encore pu croire jusqu’à présent que les faveurs que tu me demandais avec si grande instance pour ton maître, fussent à autre fin que pour employer le temps, que tu perdais à me le demander, à jouir de ma vue. Mais maintenant je vois bien que tu les demandes à bon escient et, puisque tu as si grande envie que je le traite bien, que sans doute tu ne m’aimes aucunement. Oh ! combien tu me paies mal la bonne affection que je te porte, et ce que je délaisse à aimer pour toi ! Je prie à Dieu que le temps un jour me venge de toi, puisque l’amour n’a été assez puissant à ce faire : car je ne puis croire que la fortune me soit tant contraire qu’elle ne te châtie une fois de ne l’avoir voulu connaître. Et dis à ton maître dom Félix que, s’il a envie de me voir jamais vive, qu’il se garde de me voir. Et toi, traître ennemi de mon repos, ne te trouve plus devant le regard de ces miens yeux travaillés, puisque leurs larmes n’ont eu assez de force pour te donner à connaître de combien tu m’es redevable.

Et ce disant, s’en alla d’auprès de moi avec si grande abondance de larmes que les miennes ne furent suffisantes de la pouvoir retenir, parce qu’avec très-grande vitesse elle se retira en une chambrette, et serra la porte après soi de telle sorte que ni l’appeler ni la supplier, avec mes amoureuses paroles, qu’il lui plût m’ouvrir et prendre de moi telle satisfaction qu’il lui plairait, ni lui dire plusieurs autres choses, où je lui remontrais le peu de raison qu’elle avait eu de se fâcher, ne put servir de rien pour la persuader qu’elle me voulût ouvrir la porte. Mais seulement me dit de là-dedans, avec une étrange furie :

— Ingrat et discourtois Valério, ne me cherche plus et ne parle plus à moi, car il n’y a aucune satisfaction à si grande discourtoisie et désamour ; et ne veux autre remède au mal que tu m’as fait, que la seule mort, laquelle je me donnerai avec mes propres mains en satisfaction de celle que tu as bien méritée de moi.

Et moi, voyant ceci, je m’en vins au logis de dom Félix avec plus grande tristesse que je ne pus pour lors dissimuler. Et je lui dis que je n’avais pu parler à Célia, pour certaine visitation à quoi elle était empêchée. Mais le lendemain au matin nous sûmes et fut encore su de toute la cité que cette nuit lui avait pris un évanouissement, avec lequel elle avait rendu l’esprit, qui ne donna pas peu d’étonnement à toute la cour. Aussitôt que dom Félix fut averti de sa mort, il partit et s’évanouit la même nuit de la maison, sans qu’aucun de ses serviteurs ni autre sût qu’il était devenu. Vous pouvez penser là-dessus, gracieuses nymphes, ce que je devais endurer : que plût à Dieu que jà je fusse morte, et qu’une si grande malencontre ne me fût point survenue ! car la fortune devait être bien lasse de celles que jusqu’alors elle m’avait envoyées. Et voyant que toute la diligence que je mettais à savoir nouvelles de dom Félix, ne servait de rien, je déterminai de me mettre en cet habillement, que vous me voyez, avec lequel il y a plus de deux ans que je le vas cherchant par plusieurs contrées, mais la fortune m’a toujours empêchée de le trouver.


  1. Protée dans les Deux Gentilshommes de Vérone.
  2. Julia.
  3. Lucetti.
  4. Saquebute, espèce de trompette qu’on allonge ou raccourcit à volonté, ressemblant au trombone.
  5. Silvia.
Comme il vous plaira Les Aventures de Gianetto
Récit de Félismène