Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Madame Létitia

Napoléon/Madame Létitia
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 167-169).

II

madame létita.

 
Écoutez ! Je vois dans la plaine
Une coupe d’albâtre pleine ;
Non, c’est une vigne en son clos,
Un aigle et ses petits éclos.
Non, non, ce n’est pas une vigne
Mariée à l’acacia.
Sous son voile, blanc comme un cygne,
C’est Madame Létitia.

Dans sa main tremble sa quenouille,
Et de ses pleurs elle la mouille.
Elle a quitté ses blancs habits,
Ses boucles d’or et ses rubis.
Ses pieds agitent la poussière ;
Ses yeux sont baissés vers la terre ;
Son fuseau gronde à ses genoux
Quand elle dit à son époux :

Notre maison est en ruine,
Notre fleur n’a plus que l’épine,
Et notre nom n’est plus qu’un mot.
Qui voudra nos filles sans dot,
Nos fils restés sans héritage ?
Napoléon est le plus sage.
C’est celui que j’aime avant tous !
Le voilà grand, qu’en ferons-nous ?


— Sans trembler devant les rois même,
Sa main tiendrait un diadème.
Le voulez-vous ? dites-le moi :
Il sera le page d’un roi.
— Vraiment les rois n’ont plus de page
Qui porte aux reines leur message.
Ils n’ont que leurs yeux pour pleurer,
Et que leurs cœurs pour soupirer.

— Il sera le diacre du pape ;
C’est lui qui portera sa chape,
Sa mitre, sa bulle à Noël,
Et l’encensoir d’or à l’autel.
— Non, le pape n’a plus de bulle,
Plus de mitre d’or, ni de mule.
Son toit est battu par les vents,
Et l’encensoir n’a plus d’encens.

— Que la tempête soit sa mère,
Et que l’orage soit son père.
Sur un vaisseau battu du flot,
Nous en ferons un matelot.
— Le flot trop tôt le flot efface ;
Trop mensongère est sa surface ;
Et l’Océan n’a point d’îlot
Assez grand pour ce matelot.

— Ses yeux sont d’un aigle en son gîte ;
Son bras est fort, son cœur bat vite.
Il sera chasseur dans les bois,
Chasseur de cerfs et de chamois
— Non de chamois dans les pacages,
De cerfs tremblants sous leurs ombrages ;

Mais de léopards, de lions,
Comme ils sont peints sur les blasons.

Et de sa main choit sa quenouille,
Et de ses pleurs elle la mouille ;
Elle regarde au loin sur l’eau,
Et laisse aussi choir son fuseau.