Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Le Berceau

Napoléon/Le Berceau
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 163-166).

I

le berceau.

 
Si j’étais un oiseau de mer
À l’aile d’or, au bec de fer,
Je volerais pendant l’orage,
France, sur ton plus haut rivage,
Pour voir au loin le flot verdir,
Et ton roc de Corse blanchir,
Là-bas, comme un vaisseau de guerre
Qui lève l’ancre et quitte terre.

Si j’étais la feuille des bois,
Qui tous les mille ans, une fois,
Se fane et roule dans l’abîme,
Je reverdirais sur ta cime,
Chêne de Corse, en tes vallons,
Pour voir où nichent les aiglons,
Et, dès qu’ils ouvrent leur paupière,
Ce qu’on leur jette dans leur aire.

Si j’étais l’étoile qui luit
Sur l’océan, pendant la nuit,

Je monterais, à demi nue,
Sur les vagues, puis sur la nue,
Puis avant l’aube dans le ciel ;
Puis je dirais à l’Éternel
Le nom qui remplit mon oreille,
Et dans mon songe me réveille.

Je ne suis pas l’oiseau de mer
Ni la feuille verte en hiver,
Ni l’étoile dans la nuit noire.
Je ne suis rien qu’un chant de gloire ;
Je veux monter jusqu’à demain
Les degrés de ma tour d’airain,
Pour voir le long chemin qui mène
Du pont d’Arcole à Sainte-Hélène.

Avec l’écho, sans m’arrêter,
D’un vol bruyant je veux monter
Sur le seuil de mille royaumes,
Sur leurs tombeaux, sur leurs fantômes,
Sur les pins frissonnants d’Eylau,
Et sur l’orme de Waterloo ;
Puis, au faîte, battre de l’aile,
Comme en son nid une hirondelle.

Peuple de France, écoute-moi !
Et dans ton cœur relève-toi !
Suspends un moment ton ouvrage,
Écoute-moi, malgré l’orage ;
Comme un pèlerin du désert
S’arrête au bruit de la tourmente,
Et du chamelier qui se perd
Écoute le chant sous sa tente.


Écoute-moi, ciel d’Orient !
T’en souviens-tu, de cette étoile
Qui jour et nuit luisait sans voile
Comme une épée au firmament ?
Écoute-moi, désert d’Asie !
T’en souviens-tu de ce lion,
Effroi des lions de Syrie,
Qui s’appelait Napoléon ?

T’en souviens-tu, de cette grève
Qui sur toi brillait comme un glaive ?
Ah ! mer de Corse, dis-le moi :
Comme un cheval fouille la terre,
Pourquoi de ta vague en colère,
En chassant ton bord devant toi,
Fouillais-tu les monts à leur cime,
Et le secret de ton abîme ?

Pourquoi creusais-tu sans repos,
Dès la première heure du monde,
Ton lit et ta rade profonde
Où jamais n’ont dormi tes flots ?
Pourquoi faisais-tu tes rivages
De mâts rompus et de granit,
Et des débris des grands naufrages,
Comme un oiseau bâtit son nid ?

Pourquoi courbais-tu donc ta plage
Comme une corbeille de joncs
Qui suit le fleuve et qui surnage,
Et qui s’arrête aux pieds des monts ?
Et pourquoi sur tes fauves crêtes
Amoncelais-tu les tempêtes ?

C’était sur le vaste Océan
Pour faire un berceau de géant.

T’en souviens-tu, mer de vaillance,
Mer sans repos, peuple de France,
Quand dans ton lit tu t’éveillas,
Et de ta gloire t’habillas ;
Comme une femme qui se lève
Pieds nus, à minuit, si son rêve
Lui montre un devin prosterné
Au chevet de son nouveau-né ?

Pourquoi, pieds nus dans la tempête,
As-tu déraciné le bord
Où les rois bâtissaient leur faîte,
Si bien qu’ils ont dit : Je suis mort ?
Pourquoi dans ton flot qui chancelle
As-tu renversé la nacelle
Qui pour sa rame et son rameur
Portait le pape et l’empereur ?

Pourquoi brisais-tu les royaumes ?
Les cieux peuplés et leurs fantômes ?
Pourquoi balayais-tu les os
De tes vieux rois dans leurs tombeaux,
Et déchirais-tu leur suaire ?
C’était, debout dans ta colère,
Pour jeter un hochet d’enfant
Au fond d’un berceau de géant.