Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La Bohémienne

Napoléon/La Bohémienne
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 169-172).
Adieu  ►

III

la bohémienne.

 
Son fuseau dort ; sa lampe luit ;
Son feu s’éteint ; il est minuit.
Qu’attend-elle encor sur sa porte ?
L’heure a sonné, le vent l’emporte.
La lune au front du firmament
Verse son pâle enchantement ;
La bohémienne chante et pleure,
Et dit à la porte : c’est l’heure.

— Bohémienne, je vous entends.
Entrez sans peur, je vous attends.
Demain mon fils part dans l’orage ;
Dites-moi, fera-t-il naufrage ?
Reviendra-t-il sain dans le port ?
Le reverrai-je avant ma mort ?
Ah ! Bohémienne, au clair de lune,
Dites-moi sa bonne fortune.

— Enfant, venez ! Jusqu’à demain
Tenez votre main dans ma main.

Levez-vous ! Les hommes sommeillent,
Et les vastes cieux se réveillent.
Ainsi que la vieille d’Endor,
Je change le plomb vil en or.
Silence ! Le vieux bois s’enflamme ;
Le brasier s’allume en mon âme.

Ah ! Comme un lourd fardeau d’airain
Dans ma main je sens cette main.
Là, que de lignes entassées !
Que de lettres entrelacées !
Que d’aigrettes, que de cimiers
Au front de pesants cavaliers !
— Mère, ce n’est pas un mensonge ;
Chaque nuit je les vois en songe.

— Silence ! écoutez ces clairons.
Où galopent ces escadrons ?
Je suis sous un pin d’Italie.
La palme lombarde est cueillie.
Est-ce l’Adige ou l’Éridan
Qui sous ce pont passe en grondant ?
Quel est celui qui dans l’orage
Porte ce drapeau de carnage ?

Ici les lions d’Orient
Cherchent leur proie en s’éveillant.
Loin des lions, loin de la foule,
Le Nil au désert se déroule.
Quel est ce palmier au tronc d’or
Qui se lève sur le Thabor ?
En frissonnant, son lourd feuillage
Sur le monde étend son ombrage.


Par ce sentier du mont Liban
Où court si vite ce sultan ?
Pour tente il a les Pyramides,
Pour divan les sables arides.
Dans son étable de granit
Là-bas sa cavale hennit.
— Ah ! bohémienne, et vous, ma mère,
Montrez-moi sa pâle crinière.

— Là, dans le creux de cette main,
Trouvant un trône en son chemin,
Un géant, en branlant la tête,
Les bras croisés, passe et s’arrête.
Les peuples ont revu César ;
Les rois s’attellent à son char.
Vents qui soufflez dans la bruyère,
Au loin dissipez sa poussière !

Malheur ! Voici la main de Dieu !
Entendez-vous crier au feu ?
Sous le pôle une ville sainte
Hurle et bondit dans son enceinte.
Là, vos projets, en un matin,
Se sont fondus comme l’étain
Que sur son foyer la sorcière
Mêle, en chantant, dans sa chaudière.

Malheur ! Malheur ! écoutez-moi !
Quittez votre manteau de roi.
Où vont ces chevaux de l’Ukraine ?
Ils passent le mont et la plaine.
Effarés, ils suivent vos pas.
Sire, ne les voyez-vous pas ?

De l’arbre de vos destinées
Ils rongent les feuilles fanées.

Ici bondit le léopard
Que l’aigle a blessé d’un regard.
Comment s’appelle ce village
Où mûrit l’épi du carnage ?
Sauve qui peut ! Malheur ! malheur !
Tout est perdu, grand empereur !
À travers champs fuis hors d’haleine.
— Non ! je n’ai pas peur, bohémienne.

— Ah ! Cachez-moi ce noir sillon
Que le fossoyeur d’Albion,
Dans cette île où gémit la grève,
Creuse avec le tronçon d’un glaive.
Couché sous un saule pleureur
Voyez-vous ce grand empereur ?
Tout est fini. Coulez, mes larmes !
La lune a versé tous ses charmes.

Et la bohémienne, à pas lents,
A regagné seule son gîte,
Et sur leur axe qui s’agite
Pâlissent les cieux chancelants.