Calmann Lévy (p. 197-202).



XIV

UN MOT À LA CLASSE MOYENNE


La révolution est accomplie ; la république est conquise. C’est aujourd’hui, dans nos provinces, un fait avéré, un décret du ciel qu’il faut accepter, quel que soit le degré d’amour ou de confiance qu’il inspire.

La république est la plus belle et la meilleure forme des sociétés modernes. Il serait faux de dire que c’est un rêve de l’âge d’or applicable seulement à des hommes primitifs. Les républiques du passé ont été des ébauches incomplètes. Elles ont péri parce qu’elles avaient des esclaves.

La république que nous inaugurons n’aura que des hommes libres, égaux en droits. Elle vivra ; elle est à la hauteur du temps où nous sommes ; qu’aucun de nous ne soit au-dessous d’elle. Condamner l’idée de la république, c’est se condamner soi-même. Dire qu’elle est impraticable, c’est se reconnaître indigne de la grandeur et de la noblesse qu’elle confère à l’homme. La fierté de chaque citoyen serait blessée et avilie par une protestation contre le principe qui fait de lui le soutien, l’égal, le frère de tous ses semblables.

Tout homme de bien se réjouira au contraire, tout homme de bien se consacrera de toute son âme et de tout son cœur à une œuvre qui lui fait trouver sa dignité et sa sécurité dans une alliance indissoluble, dans une communauté d’intérêts avec la société entière. Avec le régime que nous venons de détruire par l’aide de Dieu et la volonté de la providence, le riche était aussi malheureux que le pauvre. Ces deux classes se sentaient dangereuses, hostiles l’une à l’autre. Le pauvre craignait la trahison et la tyrannie du riche, le riche craignait la colère et la vengeance du pauvre. Ses nuits étaient souvent sans sommeil. Il pouvait craindre de trouver un voleur et un assassin dans tout homme pressé par la faim.

Cet état de choses contre nature doit cesser prochainement, et il cessera nécessairement aussitôt que des lois sages et grandes assureront l’existence et le travail à tous les Français. Les classes aisées auront l’honneur de prendre l’initiative, et l’intervention de la garde nationale de Paris entre le roi et le peuple est une manifestation non équivoque de la raison et de la sagesse de la classe moyenne.

Paris vient de donner un grand exemple au monde. Paris est la tête, le cœur et le bras de la France. Et, quand je dis Paris, je n’entends pas localiser l’action et le génie du peuple français ; Paris n’est le foyer de la vie que parce qu’il est le rendez-vous de la France entière. Les indigènes de la métropole ne sont qu’une fraction du grand corps social. La France va vivre et agir à Paris, comme Paris va manœuvrer au Champ de Mars. Paris, c’est vous, c’est moi, c’est nous tous, et loin de renier les actes prodigieux qui s’accomplissent dans son enceinte, nous devons mettre notre orgueil national à en prendre la solidarité, à en partager la gloire.

La classe moyenne a acquis désormais assez de lumières pour comprendre ses devoirs. La nécessité l’eût contrainte tôt ou tard à associer le peuple à ses libertés représentées par les droits politiques. La classe moyenne n’a pas attendu que le peuple irrité lui réclamât impérieusement ses droits. Elle s’est séparée hardiment d’une fraction insensée qui croyait à la durée de ses forces et qu’un souffle a renversée, Elle s’est levée sans provocation de la part du peuple ; elle s’est placée devant lui en disant : « Vous ne briserez le peuple qu’en marchant sur nous ! » C’était un beau rôle à remplir, le plus beau que l’histoire de la bourgeoisie ait jamais enregistré. Elle l’a compris. Elle a conquis l’amour et la confiance du peuple en mêlant son sang avec le sien. Qu’elle les conserve, et qu’au lendemain de cette victoire si belle, elle ne craigne pas d’en recueillir les fruits.

Le peuple, investi d’une puissance dont il n’a jamais fait usage et dont il ne comprendra la portée que dans quelques jours, est disposé à accorder toute sa confiance à la bourgeoisie. La bourgeoisie n’en abusera pas. Elle ne se laissera point égarer par de perfides conseils, par des alarmes vaines, par de faux bruits, par des calomnies contre le peuple. Le peuple sera juste, calme, sage et bon, tant que la classe moyenne lui en donnera l’exemple. S’il était trahi, si on faisait servir le premier exercice de ses droits politiques à le tromper ; si, par d’indignes manœuvres et de coupables influences, on lui faisait élire des représentants qui abandonneraient sa cause, l’union serait détruite. Le peuple irrité violerait peut-être le sanctuaire de la représentation nationale, et nous verrions recommencer les luttes d’un passé que peuple et bourgeoisie condamnent et repoussent à l’heure qu’il est.

La société périrait un instant dans cette lutte formidable. La République se relèverait, parce qu’elle est désormais le cœur, le besoin et la conquête du peuple. Les peuples ne périssent pas, les sociétés renaissent de leurs propres cendres. La République a disparu sous Napoléon et sous les Bourbons. Louis-Philippe n’a pu l’empêcher de revivre. Elle s’agitait depuis dix-huit ans sous vos pieds. La voilà plus vivante que jamais.

Mais pourquoi faudrait-il qu’elle recommençât ses excès, ses désastres et tout le travail du demi-siècle qu’elle a traversé ? Quand il lui est si facile de s’ouvrir un chemin nouveau, et de quitter ceux où elle a laissé du sang et des ruines, qui donc serait assez impie, assez insensé pour la contraindre à retourner en arrière ? Si quelques hommes y songent, j’espère, je crois qu’ils sont peu nombreux et peu forts. Cependant il ne faut pas fermer absolument les yeux sur le mauvais vouloir de ces hommes, ils peuvent égarer des hommes de bien, que les hommes de bien s’en préservent et ne se laissent pas sacrifier à des ambitions hypocrites et folles. Qu’ils ne se rendent pas solidaires des crimes qu’ils réprouvent et qu’ils ont châtiés en chassant la royauté et ses favoris. Qu’ils ouvrent franchement les bras au peuple et qu’ils l’aident à se gouverner lui-même sagement et généreusement. Autrement, nous marcherons à l’anarchie à laquelle le peuple opprimé et misérable ne risque guère, et où les intérêts de la classe moyenne risquent tout.

Pour que les élections satisfassent le peuple, il est de toute nécessité que le peuple soit personnellement représenté à l’assemblée de la nation ; ce serait une faute énorme que de ne pas admettre en principe et de ne pas encourager en fait l’élection de deux citoyens au moins par département, choisis dans le sein même du peuple : un ouvrier des villes et un paysan. C’est un acte politique dont les esprits purement politiques sentiront l’importance. C’est une satisfaction, une garantie à donner à ce peuple qui a conquis ses libertés avec vous, qui ne les eût peut-être pas conquises aussi aisément et aussi vite sans votre concours, mais qui les eût conquises pourtant avec quelques journées et quelques barricades de plus. C’est un honneur qu’il saura bien se donner à lui-même, mais qu’il revendiquera avec énergie si vous le lui disputez. Et pourquoi voudrait-on provoquer l’énergie du peuple quand il est disposé à tant de sympathies et d’effusion cordiale ? pourquoi irriter le lion qui s’est fait homme ? On ne le tromperait pas longtemps désormais. Si on égarait sa religion, si on cherchait à l’endormir encore avec de fausses promesses, on commetterait un grand crime social, car on rendrait terrible et implacable une classe docile à la loi, amie de l’ordre, patiente dans la souffrance et généreuse après la victoire. On détruirait dans son âme l’effet du souffle de Dieu. On contrarierait la Providence, et on ne tarderait pas à être abandonné par elle.

Ces avertissements sont superflus, nous l’espérons bien. Le temps des girondins et des montagnards est passé sans retour. La nouvelle Assemblée constituante n’a point de combats à livrer. Elle a des questions à résoudre, des problèmes à étudier, elle accomplira ce rude travail et ce grand œuvre en appelant le peuple à son aide, comme le gouvernement provisoire, habile en cela autant que probe, lui en donne l’exemple en ce moment. Par la bonne foi de ce travail en commun avec le peuple, le gouvernement provisoire éclaire la conscience du peuple et la sienne propre. Que l’assemblée des représentants de la nation suive cette voie, et nous lui répondons de la vertu du peuple et de son respect pour les délibérations législatives.

3 mars 1848.