Calmann Lévy (p. 175-196).



XIII

UNE LETTRE DE MAZZINI


Monsieur le Rédacteur du Constitutionnel[1],

Je vous envoie avec prière de l’insérer dans votre journal, une lettre adressée par M. Joseph Mazzini au pape Pie IX. Cette lettre n’était point destinée à la publicité. Elle est parvenue directement au Saint-Père. L’a-t-il lue ? Quelle impression a-t-elle faite sur lui ? je l’ignore. Des copies infidèles de cet écrit ayant été répandues en Italie, un patriote italien a pris sur lui d’en faire imprimer le texte, et il a bien fait.

Mazzini, ce noble exilé, dont tout le monde connaît l’histoire, n’est pas seulement un héros de dévouement et de courage : c’est une grande et pure intelligence, claire comme le soleil de l’Italie, et droite comme la vérité. Il écrit le français et l’anglais comme l’italien, qu’il écrit admirablement. Il est donc bien à regretter qu’il n’ait pas traduit lui-même dans notre langue l’écrit remarquable que j’ai l’honneur de vous communiquer. Mais, pour éviter des retards, je me permets de le traduire moi-même, sans prétention et en me bornant à l’exactitude. C’est-à-dire que la beauté du style sera perdue. Le sentiment exprimé dans cette lettre est personnel à Mazzini, très original parce qu’il est très simple, et qu’il ramène la question italienne à la notion élémentaire du vrai et du juste, en politique comme en religion.

Au premier abord, quand nous nous plaçons au point de vue des choses et des idées actuelles, cette question paraît embarrassante, même pour les esprits justes, et je ne trouve point que la polémique, soulevée chez nous par le récent mouvement de l’Italie, l’ait éclaircie d’une manière satisfaisante. Pour les politiques froids, Pie IX est un généreux imprudent qu’il faut modérer. Pour les politiques exaltés, Pie IX est un bonhomme qu’il faudrait pouvoir compromettre afin de le dépasser. Pour les sceptiques, c’est un insensé, qui échouera dans une croisade inutile contre l’indifférence du siècle. Pour les orthodoxes, c’est un audacieux dont il faut se méfier, ou un saint qui renouvellera la face du monde. Pour les socialistes, c’est un impuissant condamné à lutter entre l’ancienne foi qui s’écroule et dont il soutient en vain les débris, et une régénération qui le tente, mais qu’il ne pourrait accomplir sans abjurer son orthodoxie et sans se faire hérétique. Ces divers jugements se heurtent contre la réalité et ne font point avancer le monde d’un pas. Le temps des miracles est passé. Le pape, homme d’esprit et de bonnes intentions, n’est pas Grégoire le Grand, et il ne pourrait recommencer son œuvre, quand même il aurait hérité de son génie. Ainsi les brûlantes espérances du peuple dévot de l’Italie ne trouveront pas en lui leur réalisation, et le parti anti-jésuitique, qui domine tout parti religieux en France, n’entraînera point, par ses éloges et ses bénédictions, Pie IX à détruire l’ordre des jésuites dans le monde. D’un autre côté, le pape est-il, par la force des choses réduit à une impuissance absolue ? n’a-t-il rien à faire ? est-ce pour rien que Dieu lui a donné plus d’intelligence et d’énergie qu’à son prédécesseur ? L’idée chrétienne est-elle tombée dans une telle désuétude, que le chef de l’Église soit condamné à l’abjurer pour faire le bien ? Enfin, le monde moral est-il perdu sans ressources, et, dans ce qui reste debout de la puissance du passé, n’y a-t-il rien à respecter, rien à sauver, rien qui puisse aider au progrès de l’humanité, et servir de pont entre l’avenir et le présent ? Affirmer que non, serait bien lugubre, et je crois qu’il y a devoir à chercher comment l’humanité nouvelle pourra continuer à développer sa vie, sans renier la cendre féconde où elle l’a puisée.

Je ne fais pas de politique, monsieur le rédacteur ; c’est pourquoi je puis dire tout ce que je pense : et pourtant je n’ai pas à le dire ici, où je ne suis point appelé à une profession de foi, et où l’exposé de mes croyances religieuses serait tout à fait hors de saison. Je ferai comme mon noble ami Mazzini, qui s’est abstenu, dans sa lettre au pape, de dire son opinion sur les formes du culte à venir. Chacun porte une forme quelconque de l’avenir dans sa pensée, à l’heure qu’il est, et il n’en peut résulter encore qu’une grande anarchie. Mais ce qui peut être dit par chacun de nous en passant devant le Capitole chrétien, avec une salutation plus ou moins profonde, peut-il se résumer en peu de mots, et ce peu de mots peut-il être utile à tous, sans outrage pour ce temple respecté qui porte dans ses flancs toute l’histoire du passé de l’Europe ? Qui, et ce peu de mots, le voici : « Saint-Père, soyez bon chrétien ! » Le développement de cette apostrophe ne sera ni long ni embrouillé : c’est la lettre de Mazzini. Je vais la mettre sous vos yeux ; après quoi, je n’ajouterai pour mon propre compte, qu’un bref commentaire.


« Très Saint-Père !

» Permettez à un Italien qui observe depuis quelques mois chacun de vos pas avec une immense espérance, de vous adresser, au milieu des applaudissements, souvent trop serviles et indignes de vous, qui s’élèvent autour de votre personne, une parole libre et profondément sincère. Dérobez, pour la lire, quelques minutes aux soins infinis qui vous accablent. D’un simple individu, animé de religieuses intentions, peut venir un conseil important. Et je vous écris avec tant d’amour, avec un tel ébranlement de toute mon âme, avec tant de foi dans les destinées de mon pays, que ma pensée devrait être la vérité.

» Et d’abord, il est nécessaire, Très Saint-Père, que je vous dise quelque chose sur moi-même. Mon nom est probablement arrivé jusqu’à vos oreilles, mais accompagné de toutes les calomnies, de toutes les erreur, de toutes, les absurdes conjectures, que les polices, par système, et beaucoup d’hommes de mon parti, par ignorance et pauvreté d’intelligence, ont accumulées autour de vous. Je ne suis ni destructeur, ni homme de sang, ni haineux, ni intolérant, ni adorateur exclusif d’un système ou d’une forme créée dans mon esprit. J’adore Dieu et une idée qui me paraît divine, l’Italie une, ange d’unité morale et de civilisation progressive pour les nations de l’Europe. Ici et partout, j’ai écrit du mieux que j’ai pu contre les vices de matérialisme, d’égoïsme, de réaction, et contre les tendances destructives qui entachent beaucoup d’hommes de notre parti. Si les peuples se soulèvent dans un violent effort contre l’égoïsme et le mauvais gouvernement de leurs oppresseurs, moi, tout en rendant hommage à la sainteté des droits populaires, je mourrai probablement un des premiers pour vouloir m’opposer aux excès et aux vengeances qu’une longue servitude a mûris. Je crois profondément à un principe religieux, supérieur à toutes les règles sociales, à un ordre divin que nous devons chercher à réaliser sur la terre ; à une loi, à une volonté providentielle que nous devons tous, selon nos forces, étudier et seconder. Je crois aux inspirations de mon âme immortelle, à la tradition de l’humanité qui me convie avec tous les actes et avec la parole de tous ses saints au progrès incessant de tous, et par l’œuvre de tous mes frères, à la commune amélioration intellectuelle, à l’accomplissement de la loi divine.

» Dans la grande tradition de l’humanité, j’ai étudié la tradition italienne, et j’y ai trouva Rome deux fois directrice souveraine du mondes, d’abord par les empereurs, plus tard par les papes. J’y ai trouvé que chaque manifestation de la vie italienne est une manifestation de la vie européenne, et que toujours, quand l’Italie succombe, l’unité morale de l’Europe commence à se dissoudre dans l’analyse, dans le doute, dans l’anarchie. Je crois à une autre manifestation de la pensée italienne, et je crois qu’un autre monde européen doit se dérouler du haut de la ville éternelle qui eut le Capitole et le Vatican. Et cette croyance ne m’a jamais abandonné, malgré les années, la pauvreté, les désillusions, et des souffrances que Dieu seul, connaît ! Tout mon être, tout le secret de ma vie, sont dans ce peu de paroles. Mon intelligence peut errer, mon cœur est toujours resté pur. Je n’ai jamais menti, ni par peur, ni par espérance. Je vous parle comme si je parlais à Dieu au delà de la tombe.

» Je vous crois bon. Il n’y a pas d’homme aujourd’hui, je ne dirai pas en Italie, mais en Europe, qui soit aussi puissant que vous. Vous avez donc, saint-père, d’immenses devoirs à remplir. Dieu les mesure aux moyens qu’il accorde à ses créatures.

» L’Europe est dans une crise effroyable de doutes et de désirs. Par l’œuvre du temps, hâtée par vos prédécesseurs et par la haute hiérarchie de l’Église, les croyances sont mortes. Le catholicisme s’est perdu dans le despotisme. Le protestantisme se perd dans l’anarchie. Regardez autour de vous ; vous trouverez des superstitieux ou des hypocrites, des croyants, point. L’intelligence marche dans le vide. Les corrompus adorent le calcul, les biens matériels. Les bons invoquent et espèrent. Personne ne croit. Les rois, les gouvernements, les classes dominantes combattent pour un pouvoir usurpé, illégitime, depuis qu’il ne représente plus le culte de la vérité, ni la volonté de se sacrifier pour le bien de tous. Les peuples combattent parce qu’ils souffrent, parce qu’ils voudraient jouir à leur tour. Personne ne combat pour le devoir, personne ne combat par ce motif que la guerre contre le mal et le mensonge est une guerre sainte, la croisade de Dieu. Nous n’avons plus de ciel ; partant, nous n’avons plus de société.

» Ne vous faites pas illusion, saint-père, ceci est l’état de l’Europe.

» Mais l’humanité ne peut vivre sans ciel. L’idée-société n’est qu’une conséquence de l’idée-religion. Nous aurons donc plus ou moins prochainement une religion et un ciel ; nous retrouverons la vie, non dans les rois et les classes privilégiées, leur condition même exclut l’amour, âme de toutes les religions, mais dans le peuple. L’esprit de Dieu descend sur ceux qui se rassemblent en son nom. Le peuple a souffert durant des siècles sur la croix. Dieu le récompensera en lui donnant la foi.

» Vous pouvez, saint-père, hâter ce moment. Je ne vous dirai pas mes opinions individuelles sur le futur développement religieux, elles importent peu. Je vous dirai que, quel que soit le destin des croyances actuelles, vous pouvez vous mettre à leur tête. Vous pouvez faire qu’elles revivent, si Dieu veut qu’elles se transforment ; que, partant du pied de la croix, dogme et culte se purifient en s’élevant d’un degré vers Dieu père et éducateur du monde ; vous pouvez vous placer entre les deux époques, et guider le monde vers la conquête et la pratique de la vérité religieuse, en détruisant l’odieux égoïsme et la stérile négation.

» Dieu me garde de vous tenter par l’ambition ; elle me semblerait profaner vous et moi. Je vous appelle au nom de la puissance que Dieu vous a concédée, et qu’il ne vous a concédée que pour accomplir une œuvre bonne, rénovatrice, européenne. Je vous appelle, à être, après tant de siècles de doute et de corruption, l’apôtre de l’éternelle vérité. Je vous appelle à être le serviteur de tous ; à vous sacrifier, s’il le faut, pour que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme elle l’est dans le ciel ; à vous tenir prêt à glorifier Dieu dans la victoire, ou a répéter avec résignation, si vous succombez, les paroles de Grégoire VII : « Je » meurs dans l’exil parce que j’ai aimé la justice et » haï l’iniquité. »

» Mais, pour cela, pour accomplir la mission que Dieu vous a confiée, deux choses vous sont nécessaires : être croyant et unifier l’Italie. Sans la première condition, vous succomberez au milieu du chemin, abandonné de Dieu et des hommes. Sans la seconde, vous n’aurez pas le levier avec lequel seulement vous pouvez opérer des choses grandes, saintes et durables.

» Soyez croyant : haïssez d’être roi, politique, homme d’État ; ne transigez point avec l’erreur, ne vous entachez point de diplomatie, ne faites point de pacte avec la peur, avec les expédients, avec les fausses doctrines d’une légalité qui n’est qu’un mensonge inventé quand la foi manque. Ne prenez conseil que de Dieu, des inspirations de votre cœur, et de l’impérieuse nécessité de réédifier un temple à la vérité, à la justice, à la foi. Demandez à Dieu, recueilli dans un enthousiasme d’amour pour l’humanité, et, en dehors de toute considération humaine, qu’il vous enseigne le chemin. Puis marchez-y avec la confiance du triomphateur sur le front, avec l’irrévocable résolution du martyr dans le cœur. Ne regardez ni à droite ni à gauche, mais devant vous et au ciel. À chaque chose que vous rencontrerez sur votre voie, demandez-vous à vous-même : « Ceci est-il juste ou injuste, vérité ou mensonge, loi de Dieu ou intervention des hommes ? » Publiez hautement le résultat de votre examen et agissez en conséquence. Ne vous dites point : « Si j’agis et si je parle de cette manière, les princes de la terre me désapprouveront, les ambassadeurs donneront des protestations et des notes. » Que sont les querelles d’égoïsme des princes et leurs notes devant une syllabe de l’Évangile éternel de Dieu ? Elles ont eu jusqu’à présent de l’importance, parce que, fantômes elles-mêmes, elles n’ont eu contre elles que des fantômes. Opposez-leur la réalité d’un homme qui voit l’aspect divin, inconnu aux princes, des choses humaines, la conviction d’une âme immortelle, qui a la conscience d’une haute mission, et tout cela disparaîtra devant vous, comme les vapeurs amassées dans les ténèbres, s’effacent devant le soleil qui monte sur l’horizon. Ne vous effrayez pas des embûches. La créature qui accomplit un devoir n’est pas une chose qui dépende des hommes, mais un être qui relève de Dieu. Dieu vous protégera. Dieu étendra autour de vous une telle auréole d’amour, que ni la perfidie des méchants, ni les pièges de l’enfer ne pourront la traverser.

» Donnez un spectacle nouveau, unique, au monde, vous aurez des résultats nouveaux, inattendus, insaisissables à tout calcul humain. Annoncez une ère nouvelle, déclarez que l’humanité est sacrée et fille de Dieu ; que tous ceux qui violent ses droits au progrès, à l’association, sont dans la voie de l’erreur ; que Dieu est la source de tout gouvernement ; que les meilleurs par l’intelligence et par le cœur, par le génie et par la vertu, ont à être les guides et non les maîtres du peuple. Bénissez quiconque souffre et combat. Blâmez, désavouez quiconque fait souffrir, sans avoir égard au nom qu’il porte et à la qualité qu’il revêt ; les peuples chériront en vous le meilleur interprète de la pensée divine, et votre conscience vous fournira des prodiges de force, des consolations ineffables.

» Unifiez l’Italie, votre patrie ! et, pour cela, vous n’avez pas besoin d’agir, mais de bénir quiconque agira pour vous et en votre nom. Rassemblez autour de vous ceux qui représentent le mieux le parti national. Ne mendiez point l’alliance des princes. Dites-nous : « L’unité de l’Italie doit être l’œuvre du xixe siècle », et cela suffira. Nous agirons pour vous. Laissez libre la plume, libre la circulation de l’idée, sur ce point, vitale pour nous, de l’unité nationale. Traitez le gouvernement autrichien, lors même qu’il ne menacera plus votre territoire, avec le mépris dû à un gouvernement d’usurpation en Italie et ailleurs. Combattez-le avec la parole du juste, quel que soit le lieu où il machine les oppressions et la violation du droit. Invitez, au nom du Dieu de paix, les jésuites alliés de l’Autriche en Suisse, à se retirer de ce pays, où leur présence prépare une prochaine et inévitable effusion du sang national. Donnez une parole de sympathie publique au premier Polonais de la Gallicie qui viendra vous implorer. Montrez-nous, enfin, par un acte quelconque, que vous ne tendez pas seulement à améliorer la condition matérielle du petit nombre de vos sujets, mais que vous embrassez dans votre amour les vingt-quatre millions d’Italiens qui sont vos frères ; que vous les croyez appelés de Dieu pour cimenter le pacte de la famille unitaire ; que vous bénirez la bannière nationale de quelque côté qu’elle se déploie portée par des mains pures ; et laissez-nous faire le reste. Nous ferons surgir autour de vous une nation au développement libre et populaire, à laquelle vous présiderez de votre vivant. Nous fonderons un gouvernement unique en Europe, qui détruira l’absurbe divorce établi entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, et dans lequel vous serez désigné pour représenter le principe dont les hommes élus pour représenter la nation feront l’application. Nous saurons traduire en un fait puissant l’instinct qui frémi d’un bout à l’autre de la terre italique. Nous vous susciterons des soutiens actifs parmi tous les peuples de l’Europe. Nous vous trouverons des amis jusque dans les rangs des Autrichiens, nous seuls, parce que seuls nous avons l’unité de vues et croyons à la vérité de notre principe que nous n’avons jamais trahi. Ne craignez point d’excès de la part du peuple quand vous l’aurez lancé une fois sur cette voie. Le peuple ne commet d’excès que quand il est laissé à sa propre impulsion sans un guide qu’il vénère. Ne vous arrêtez pas devant l’idée d’être le promoteur d’une guerre. La guerre existe partout, ouverte ou latente, mais prête à éclater, fatale, inévitable. Il n’est point de force humaine qui puisse la contenir. Et moi, je dois vous le dire franchement, saint-père, je ne vous adresse pas ces paroles parce que je doute de mes doctrines, ni parce que je vous regarde comme un moyen unique, indispensable à l’entreprise. L’unité italienne est une loi de Dieu. Portion du dessein providentiel et vœu de tous, même de ceux qui se montrent à vous les plus satisfaits des améliorations locales, et qui, moins sincères que moi, projettent d’en faire un moyen de rassemblement général, elle s’accomplira avec vous ou sans vous. Mais je vous la signale, parce que je vous crois digne d’être l’initiateur de cette vaste entreprise ; parce que votre initiative abrégerait de beaucoup les voies, et diminuerait les périls, les souffrances, le sang qui sera versé dans la lutte, parce que, avec vous, cette lutte prendrait un caractère religieux et perdrai beaucoup des dangers de la réaction et des désordres civils ; parce qu’on obtiendrait en même temps, sous votre bannière, un résultat politique important, et un résultat moral immense ; parce que la renaissance de l’Italie sous l’égide d’une idée religieuse, d’un étendard, non des droits seulement, mais des devoirs, laisserait bien loin derrière elle toutes les révolutions des autres pays, et placerait immédiatement l’Italie à là tête du progrès européen ; parce que, dans vos mains, réside le pouvoir de faire que ces deux termes, Dieu et le peuple, trop souvent et fatalement désunis, triomphent tout d’un coup dans une belle et sainte harmonie, pour diriger le sort des nations.

» Si j’étais près de vous, j’invoquerais de Dieu la puissance de vous convaincre par le geste, par l’accent, par les larmes. Je ne puis que confier froidement au papier le cadavre, pour ainsi dire, de ma pensée. Peut-être même la certitude que vous avez lu et médité un instant ce que j’écris, ne me parviendra-t-elle jamais. Mais je sens un besoin impérieux de remplir ce devoir envers l’Italie et envers vous, et, quelle que doive être votre pensée, il me semblera être plus en paix avec ma conscience.

» Croyez, très saint père, aux sentiments de vénération et de haute espérance que professe pour vous votre dévoué,

» Joseph Mazzini.
» Londres, 8 septembre 1847. »

Cet appel au pape a beaucoup de force, et pourtant il a beaucoup de respect et de simplicité. Comment se fait-il que personne n’ait encore dit à Pie IX ces choses si sensées et si chrétiennes ? Il me semble que, jusqu’ici, on s’est trompé dans les prières qu’on lui a adressées, dans les encouragements qu’on lui a donnés. On a cru pouvoir le considérer comme un souverain politique, et l’appeler à résister à l’Autriche par les talents de l’homme d’État ou du général d’armée. En France, dans les séminaires, il y a plus d’un jeune lévite dont le cœur bat à l’idée de déposer l’encensoir pour prendre un fusil de munition, et, dans leurs rêves dorés, ces enfants de l’Église se voient chassant le soldat autrichien du parvis de Saint-Pierre, et proclamant la liberté politique de l’Église et la suprême autorité morale du saint pontife, libérateur des peuples. Le peuple de Rome, par un instinct sacré, crie chaque jour aux oreilles de Pie IX : Courage, saint-père, courage ! Mais quoi ! le pape peut-il et doit-il descendre dans l’arène des passions et des controverses humaines, et voulez-vous donc que, le glaive en main, il inaugure au Vatican la constitution d’une nouvelle Église ? Non, c’est lui demander ce qu’il ne peut pas vouloir, c’est l’épouvanter par des conseils hors de portée, c’est exiger de lui un rôle que la société présente lui dénie. Saisi de frayeur, il reculera plutôt que d’encourir le soupçon de solidarité avec les doctrines officielles qui ne sont pas les siennes ; et déjà, vous le voyez, dans une allocution au consistoire, faire des vœux stériles pour la malheureuse Pologne, qu’il n’ose nommer, et parler avec horreur d’écrits et de personnes dont il craint de paraître le complice. Pauvre pape ! faute de comprendre sa mission réelle, on le met dans de grands embarras, et son cœur est sans cesse aux prises avec sa conscience. Il se fierait volontiers, mais il craint d’être trompé. C’est qu’en effet nous le trompons tous, quand nous disons : « Soyez philosophe, et vous sauverez l’Italie et l’Église. »

Comment voudrions-nous que le pape fût philosophe ? Et, s’il pouvait en avoir la pensée, quelle philosophie voudrions-nous qu’il professât ? Quelle doctrine à l’usage d’un prêtre et du chef d’une Église quelconque, avons-nous prêchée et répandue dans le monde ? Sera-ce le culte de la raison, que notre révolution nous a légué pour toute doctrine ? Mais ce culte de la raison a porté ses fruits, et la raison nous a enseigné l’égoïsme. La raison individuelle nous prescrit de nous tenir tranquilles, de laisser égorger notre voisin, et de ne nous plaindre que si on s’avise de toucher à notre bourse. La raison individuelle nous enseigne que la raison du plus fort est toujours la meilleure ; que, si la Russie hache et dévore la Pologne, cela ne nous regarde point ; et que, si l’Autriche veut opprimer l’Italie, le pape doit fermer les yeux plutôt que de s’exposer à sa ruine. Ne demandez donc point au pape de supprimer ou de soutenir les jésuites ? car lés jésuites sont dangereux, et ils ont prouvé qu’ils pouvaient se débarrasser des rois et des papes philosophes. La raison de chacun chez soi est la plus sûre ; et, le dirai-je ? malheureusement le pape court le danger de se laisser gagner à l’hérésie du siècle et de devenir philosophe rationaliste, homme d’État, souverain constitutionnel. Pour peu qu’on s’effraye trop, vous verrez qu’à force d’être catholique officiellement, comme on feint de l’entendre aujourd’hui, il frisera l’athéisme. Dieu en préserve son âme honnête et la conscience de l’humanité !

Si le pape peut encore peser dans les destinées du monde, c’est en restant chrétien. Laissons-le être catholique orthodoxe et ne lui demandons pas de porter la main à l’édifice du culte. Ne lui demandons pas non plus d’être un habile souverain, très compétent sur les chemins de fer, les caisses d’épargne et autres bienfaits de la civilisation, qui porteraient atteinte à la poésie et à la grandeur de son rôle. Un pape industriel fermerait tristement la liste des successeurs de saint Pierre. Qu’il ne soit ni voltairien, ni conservateur, ni babouviste, ni malthusien. Qu’il soit chrétien ! et le malaise de nos âmes cessera. Ceux de nous qui ont gardé l’antique croyance deviendront meilleurs et comprendront que le christianisme est l’amour de l’humanité et la destruction de l’esclavage, Ceux qui l’ont perdue se sentiront mieux préparés à l’examen et ne seront pas poussés à la réaction de l’athéisme, par les crimes commis au nom de Dieu envers l’humanité. Et, si les adeptes du culte de la raison voulaient bien s’en donner la peine, ils feraient une distinction bien aisée. C’est que ni Voltaire ni la Révolution n’ont prétendu prêcher la raison individuelle, pas plus que le Christ n’a prêché la soumission des papes aux pouvoirs temporels, et leur silence en face de la Pologne égorgée, de l’Irlande mourant de faim, de tous les peuples exploités par la caste des riches. Les philosophes ont cru à une raison collective, qui pouvait suffire à l’homme pour exercer ses droits et pratiquer ses devoirs. Ils se sont trompés, en croyant que cette raison se passerait d’idéal et que l’intérêt de chacun, bien entendu, serait l’intérêt de tous. Ils se sont trompés, et, en voulait détruire l’enthousiasme du dévouement représenté par l’image sublime du Crucifié, ils ont échoué : le Crucifié est resté debout, et nous n’avons gagné à cette fausse route que l’hypocrisie officiellement proclamée dans le monde, des souverains athées qui permettent au pape d’exister encore, à la condition qu’il tolérera leur athéisme et qu’il bénira leurs mains rougies du sang des peuples ; des nations indifférentes au meurtre de leurs sœurs ; des papes qui aimeraient mieux voir étrangler et rôtir des millions d’hommes que d’être soupçonnés de communisme ou, moins encore, de tolérance envers telle ou telle personne, dont les idées ont prouvé quelque hardiesse d’interprétation. Étrange misère des temps ! ô Pie IX ! si vous vouliez seulement être chrétien selon la doctrine de Jésus, vous ne vous inquiéteriez guère de nos discussions philosophiques, de nos petites sectes, de nos grands journaux et de tous les «rêves de notre esprit en travail ! Eh quoi ! votre mission est bien claire et bien facile ! Vous avez une main levée pour bénir ou pour anathématiser. Et cette main est le symbole de la conscience du genre humain. On vous demande d’avoir l’Évangile devant les yeux, et de ne pas vous tromper, en abaissant votre droite paternelle sur la tête des meurtriers. Resterez-vous immobile par prudence ? Engagé dans le labyrinthe de la diplomatie, bornerez-vous votre action à gouverner sagement un petit peuple, et n’aurez-vous pas un mot de blâme ou d’appui à mettre dans la balance des décisions humaines ? Vous qu’une longue habitude du genre humain proclame l’arbitre par excellence, l’avocat de Dieu sur la terre, aurez-vous deux poids et deux mesures pour les attentats commis contre l’humanité ? Les foudres du Vatican sont-elles à jamais éteintes pour les têtes couronnées, et ne frapperont-elles plus que les faibles et les proserits ? Hélas t s’il en était ainsi, vous ne seriez plus chrétien, et vous ne seriez pas même philosophe à la manière de Voltaire, car Voltaire plaida pour Calas, comme vous avez à plaider pour la-Pologne, pour l’Irlande, pour la France, pour l’Italie, pour le monde !

Mais espérons que les nobles intentions de Pie IX sauront triompher de tous les sophismes, et que, quand cet homme de bien aura expérimenté la mauvaise foi et la perfidie des puissances, ses bons instincts, égarés seulement par une prudence erronée, reviendront à la vérité. Il aura bientôt éprouvé cette foi punique, de la diplomatie, qui a toujours perdu les grands caractères des chefs des peuples, et paralyse l’élan de la vie chez les nations. Bientôt il sera enveloppé dans ce dilemme à l’ordre du jour, que le gouvernement, français lui posera à la moindre alarme : « Le pouvoir spirituel est à vous ; contentez-vous de cela, et n’empiétez pas sur le domaine temporel, qui nous appartient exclusivement et où vous n’avez rien à voir. En d’autres termes : Réglez la discipline du clergé, l’ordre des processions, le rythme des chants sacrés, si boa vous semble, mais ne soyez pas le juge de nos actions ; parlez du ciel à ceux qui croient au ciel, et ne vous mêlez pas de demander le règne de Dieu et de la justice sur la terre. Votre royaume n’est pas de ce monde ; vivez en paix et laissez mourir ce que nous voulons tuer. Vous n’êtes qu’un prêtre, c’est dire que, pour nous, vous n’êtes qu’une momie. Votre empire s’étend sur les catacombes du passé : nous vous interdisons l’accès de la vie. »

Ô pape ! quand on vous tiendra ce langage, vous serez bien fort pour répondre, si vous le voulez. Vous pourrez leur demander, à ces régulateurs de la vie des hommes, ce que c’est que ce pouvoir spirituel que vous tenez de l’institution divine, si ce n’est pas le droit souverain de tout voir, de tout juger, de tout condamner ou de tout absoudre dans les actions humaines ; si vous n’êtes pas le seul homme en Europe qui ait ce droit suprême, et dont la franchise sacrée échappe à toutes ses lois civiles. Oui, certes, ce droit, vous en jouissez encore, et il n’est point de coalition de rois qui puisse vous en déposséder. Comme souverain temporel, vous n’êtes qu’un petit prince et vous devez peu vous soucier de ce titre. Mais vous êtes moralement au-dessus de tous les souverains, au-dessus de tous les citoyens du monde. Vous êtes le souverain des consciences, vous êtes le seul citoyen vraiment libre de l’univers. Et quelle liberté sainte et sublime que celle qui, protestant du fond de l’exil ou des cachots, retentirait dans le monde comme la voix même de Dieu ! Tout le pouvoir spirituel est là, toute la force, toute la légitimité d’une institution consacrée par les siècles est dans cette liberté et vous n’en profiteriez pas pour renverser le sophisme du pouvoir temporel ! Il y a bien longtemps que le chef de l’Église est mort ou avili sur le siège pontifical. Ce mutisme peut devenir une mortelle paralysie. Il appartient à Pie IX de rompre ce long silence de la peur ou de l’ineptie. S’il ne le fait pas, il est probablement le dernier pape. Homme intelligent et brave, qui l’en empêcherait ? Le manque de foi. La papauté finirait par un sceptique. Voilà pourquoi on lui crie une parole qui doit retentir dans son cœur : « Courage, saint-père ! soyez chrétien ! »

Février 1848.
  1. M. Joseph Mazzini, un des chefs de l’émigration italienne, a adressé récemment au saint-père, sur le rôle de la papauté à notre époque et sur la situation de la Péninsule, une lettre qui a eu un certain retentissement en Europe. L’Observateur autrichien du 29 janvier 1848, met au banc des chancelleries et signale à l’excommunication du pape la manifestation de M. Joseph Mazzini. Nous comprenons que l’Autriche ne puisse voir avec plaisir la réconciliation de deux choses qui ont paru jusqu’à présent ennemies, la liberté et la religion, le peuple et la papauté. Mais nous félicitons de sa démarche M. Mazzini, sans toutefois approuver toutes les idées de sa lettre, précisément parce que nous y voyons la confirmation de ces heureuses tendances qui, en Italie, réunissent peuples et princes dans un même but, font pactiser des idées trop longtemps proscrites, avec les pouvoirs établis, et changent la lutte en concours. Tout ce qui se rapproche, dans la Péninsule des éléments jusqu’à présent divisés, porte nécessairement ombrage à l’Autriche. À ce point de vue, nous ne nous étonnons pas des injures dont son organe semi-officiel poursuit M. Mazzini pour sa démarche auprès du saint-père. Il est vrai que, si l’Observateur autrichien voit dans M. Mazzini le chef d’une faction qui n’exclut pas même l’assassinat comme moyen dans ses tentatives de bouleversement, en revanche il fait du gouvernement qui a organisé les massacres de Milan, l’expression la plus élevée et le symbole même de la nationalité italienne. On ne peut jeter au bon sens et à l’humanité un plus audacieux démenti. George Sand, a traduit lui-même la lettre du patriote italien, et l’a accompagnée de réflexions chaleureuses et écrites dans ce style éloquent qui lui appartient. Nos lecteurs liront avec un égal plaisir la lettre et le commentaire.
    Note du Constitutionnel, 7 février 1848.