Calmann Lévy (p. 203-224).



XV

LETTRES AU PEUPLE




I

hier et aujourd’hui


Bon et grand peuple, aujourd’hui que la fatigue de ta noble victoire commence à se dissiper, résume un peu ton histoire depuis huit jours ; essuie ton sang, ta sueur et tes larmes, agenouille-toi devant Dieu ; et, à cette heure sainte et solennelle où tu vas reprendre la chaîne sacrée du travail, médite un instant sur tes destinées. Descends dans ta conscience, interroge ton cœur, qui ne fait qu’un avec tes pensées ; recueille-toi, bénis la Providence, et, avec l’aide divine, connais-toi toi-même.

Un abîme où ton sang a coulé sépare ton existence d’hier de celle d’aujourd’hui ! Hier, tu semblais écrasé, anéanti par la souffrance : la patrie était en danger plus qu’elle ne le fut jamais à l’aurore de notre République, car la honte pesait sur nous et la honte est mortelle à cette nation qui s’appelle la France. Hier, tout semblait perdu, et ceux mêmes qui voyaient de près la puissance du mal la croyaient établie pour longtemps encore. Bien peu triomphaient dans leur démence ; beaucoup s’alarmaient vaguement du lendemain : aucun ne se sentait la force de résister. La plupart de ceux mêmes qui possédaient cette puissance impie étaient plus près d’applaudir à sa défaite que d’aider à son triomphe ; car, Dieu en soit loué ! brave peuple, tes vrais ennemis ne sont pas nombreux : partout l’impie est un être d’exception, et celui-là seul qui ne connaît pas Dieu méconnaît son semblable.

Tu as été grand ! tu es héroïque de ta nature ; ton audace dans le combat, ton sublime mépris du danger, n’étonnent personne. Personne au monde n’eût osé nier hier les prodiges que tes vieillards, tes femmes et tes enfants savent accomplir. Mais, hier encore, toutes les aristocraties du monde avaient peur de toi, et, doutant de ta clémence, pensaient qu’il fallait arrêter ton élan, ceux-ci par les armes de la violence, ceux-là par les armes de la ruse. Tu avais prouvé cependant déjà que tu savais vaincre et pardonner ; mais on avait accumulé tant de maux sur ta tête, depuis dix-huit ans surtout, on avait laissé commettre tant de forfaits contre toi, qu’on regardait ta vengeance, sinon comme légitime, la vengeance ne peut jamais l’être, mais comme inévitable. Tu as prouvé une fois de plus au monde, et d’une manière plus éclatante, qu’en aucun des jours consacrés par l’histoire, que tu étais la race magnanime par excellence. Doux comme la force ! Ô peuple que tu es fort, puisque tu es si bon ! Tu es le meilleur des amis, et ceux qui ont eu le bonheur de te préférer à toute affection privée, de mettre en toi leur confiance, de te sacrifier, quand il l’a fallu, leurs plus intimes affections, leurs plus chers intérêts, exposé leur amour-propre à d’amères railleries ; ceux qui ont prié pour toi et souffert avec toi, ceux-là sont bien récompensés, aujourd’hui qu’ils peuvent être fiers de toi, et voir ta vertu proclamée enfin à la face du ciel. Venez tous, morts illustres, maîtres et martyrs vénérés, venez voir ce qui se passe maintenant sur la terre ; viens le premier, ô Christ ! roi des victimes, et, à ta suite, le long et sanglant cortège de ceux qui ont vécu du souffle de ton esprit, et qui ont péri dans les supplices pour avoir aimé ton peuple ! Venez, venez en foule, et que votre esprit soit parmi nous. Le peuple intelligent, qu’on a volontairement et criminellement privé de la connaissance de sa propre histoire, ignore beaucoup de vos noms, et a méconnu peut-être plus d’une fois vos œuvres. Mais il lui faudra bien peu de temps pour tout savoir, car il est jeune ; et, pour illuminer son esprit, il ne faut que quelques paroles de vérité recueillies par son cœur. Que sera donc ce peuple dans quelques années, quand lui-même, prenant le soin de se gouverner, aura créé le moyen de s’instruire ? Tu vas régner, ô peuple ! Règne fraternellement avec tes égaux de toutes les classes ; car la République, cette arche sainte de l’alliance, sous les ruines de laquelle désormais nous devons tous périr plutôt que de l’abandonner, la République, cette forme par excellence des sociétés durables, proclame et consacre devant l’univers, qu’elle prend à témoin de son serment, l’égalité des droits de tous les hommes. Tu vas régner, tu vas être initié aux-lumières de ceux de tes frères qu’hier encore on appelait tes maîtres. Tu vas, en échange de la science sociale qu’ils avaient en vain cherchée sans toi, mais dont ils possèdent les éléments tout préparés, leur donner la lumière de ton âme, qui est toute d’instinct, et dont la pureté n’a été ternie par aucun sophisme.

Ne t’y trompe pas, ô peuple ! les savants du siècle ne savent pas tout. Quelques uns ont menti : plusieurs ont cherché avec sincérité ; beaucoup se sont trompés, en cherchant trop loin une vérité qui était proche ; aucun, à l’heure qu’il est, ne pourrait sans crime ou sans folie, te dire qu’il possède la vérité absolue. Et comment le pourrait-il ? où l’aurait-il donc trouvée ? Est-elle dans les livres ? Oui, jusqu’à un certain point. Elle est dans les religions, dans les traditions, dans les grandes œuvres de l’esprit humain, dans les enseignements de l’histoire, dans les inspirations de la conscience individuelle, comme dans l’action éternellement progressive et collective de l’humanité ; mais elle y est d’une manière incomplète, tantôt trop abstraite, tantôt trop relative. Elle ne s’y trouve point formulée pour l’application immédiate ; elle n’est pas raisonnée et amenée à point pour la grande circonstance où nous sommes, et qui nous a surpris tous, maîtres et disciples, simples et docteurs.

Mais ne nous plaignons pas de cette surprise de la Providence ; bénissons, au contraire, la main divine qui nous précipite sur le chemin de la vérité ; que personne ne dise : « C’est trop tôt, nous n’étions pas prêts ; nous ne savons que faire. » Non, non, quand le tocsin populaire ébranle la voûte des cieux, quand la nuée s’entr’ouvre, quand le voile du temple se déchire du haut en bas, c’est que l’heure est venue, et que l’esprit de Dieu va se faire entendre. Nous eussions bien pu vivre encore dix ans, vingt ans, cent ans, dans cet état de fausse paix qui n’était qu’une guerre monstrueuse entre le cœur et l’intelligence, sans faire un pas de plus vers la vérité. Le calme de la mort ne féconde rien, et, tu le sais bien, ô peuple logique et sensé de la France, que tes prétendus maîtres s’égaraient de plus en plus dans leurs misérables systèmes d’économie politique et de gouvernement ! Tes amis mêmes travaillaient péniblement : la lumière d’en haut ne leur envoyait qu’un faible reflet ; la solitude desséchait leur âme ou décourageait leurs recherches. Parmi les meilleurs, plusieurs devenaient fous, plusieurs périssaient de tristesse, et ceux qui vivaient encore d’une vie saine et complète auraient fini par subir le même épuisement : il n’est pas permis d’en douter.

Et d’où viennent donc cette maladie des intelligences, ce progrès si lent et si obscur, ces solutions énigmatiques, ces écarts d’imagination, ces parjures que quelques-uns peut-être ont commis sans malice, et parce que la foi les a abandonnés au milieu du chemin ? D’où vient donc cette sorte d’impuissance ou d’hésitation que tu rencontres avec effroi quand tu te trouves face à face avec les meilleurs et les plus forts esprits de notre époque ? D’où vient que d’un mot on ne peut résoudre le problème de ton existence quand tu croyais ce secret enfoui dans la pensée comprimée de tes amis ? Cela vient, ô peuple ! d’une vérité bien simple, mais bien absolue, dont tu seras bientôt pénétré toi même ; et voici cette vérité : l’homme isolé n’est rien. La vérité ne se découvre au solitaire enfermé dans la cellule avec ses livres que d’une maniere incomplète et voilée. Les assemblées choisies, les réunions d’hommes habiles n’en savent pas beaucoup plus long que les rêveurs solitaires, quand ces hommes habiles n’apportent au concours que leur lumière individuelle, sans s’être mis en rapport avec l’humanité vivante. Les morts nous enseignent beaucoup ; mais, en étudiant les livres, nous ne pouvons que tirer de la science du passé des inductions que l’avenir déjoue, et que le présent ne peut pas toujours justifier. Il faut apprendre l’histoire, il faut étudier les livres, il faut connaître le passé, il faut songer à l’avenir, cela est certain, et tu apprendras tout cela bientôt, toi, peuple logicien qui apprends si vite. Mais, avec cette science du passé et cette prévision de l’avenir, ton instruction serait bornée encore ; elle serait fausse, comme celle des savants, si tu n’apprenais que cela. Il faut apprendre la science du présent, entends-le bien ! Le présent, c’est la vie, et la vie n’est pas dans l’isolement. Jusqu’à ce jour, les sociétés ont vécu sous le régime des castes : c’était l’isolement social. Chaque famille composant l’unité sociale était parquée dans des habitudes de privilège : privilège de loisir et de bien-être pour les uns, privilège de douleur et de travail incessant pour les autres. Dans cet état de funeste séparation, tes membres de la famille générale, privés du contact nécessaire qu’ils doivent avoir entre eux, se méconnaissaient mutuellement. Privé de droits politiques, tu étais dans un état de minorité et d’enfance éternelle. Les docteurs de la science sociale agissaient comme ferait un père de famille qui tracerait a priori le système d’éducation de tous ses enfants, sans jamais consulter les aptitudes, les besoins, les aspirations de chacun d’entre eux. Une telle éducation ne produirait que des idiots ou des fous, et celui qui la concevrait et la mettrait à exécution serait fou lui-même. Ne t’étonne donc pas que tant de puissantes intelligences soient devenues malades sous ce régime coupable qui privait les habiles du concours des simples. Les simples sont aussi nécessaires aux habiles que la voix libre et pure de l’enfant l’est aux oreilles paternelles. Une portion de l’humanité ne peut pas se séparer par le cœur et la pensée du contact et du consentement des autres, sans tomber dans le faux et dans l’injuste.

Le présent, ô peuple ! tu l’as trouvé : c’est la place publique, c’est la liberté : c’est la forme républicaine qu’il faut conserver à tout prix ; c’est le droit de penser, de parler, d’écrire ; c’est le droit de voter et d’élire les représentants, source de tous les autres droits ; c’est le droit qu’aucune forme monarchique ne peut consacrer ; c’est le droit de vivre ; c’est l’unique moyen de te rapprocher promptement de tes frères des autres classes, et de faire le miracle de l’union fraternelle qui détruira toutes les fausses distinctions, et rayera le mot même de classes du livre de l’humanité nouvelle.

Ô peuple de France ! tu as été si grand et si magnanime dans ton dernier combat, que tu as forcé tout ce qui ne t’aimait pas à t’estimer et à te respecter. Il y a un prodige qui frappe quand on regarde à tous les étages de la société, c’est que la plupart de ceux qui croyaient te haïr hier se trompaient, et l’avouent de bonne foi. Ils redoutaient en toi un être imaginaire, le fantôme d’un peuple terrible, exaspéré, qui n’a jamais existé comme ils se le représentent, et dont les fureurs ont été des heures exceptionnelles dans ta longue et patiente existence. Ce fantôme est évanoui, tu ne connais même plus la fureur dans tes moments de fièvre, tu ne connais que la vaillance, et ta fièvre produit l’héroïsme au lieu de l’emportement. Ouvre les yeux, et profite de ta victoire. Tu vas être aimé parce que tu es digne de l’être, et les cœurs les plus insensibles vont s’ouvrir à l’amour fraternel, chaque jour davantage, à mesure qu’ils te connaîtront mieux et que leurs rapports avec toi vont se multiplier dans la vie républicaine. Continue de leur donner cet enseignement chrétien de la charité, cher et grand peuple, qui es devenu le bras de la Providence et la voix de Dieu même ! Vois ! nous étions bien malheureux, presque aussi malheureux que toi, nous autres qui ne manquions jamais de pain, mais qui vivions loin de toi sous la loi de l’égoïsme, et qui appelions en vain l’appui et l’amour de nos frères dans la vie publique. Quel ennui mortel, pour les cœurs honnêtes, que ce loisir amer qu’il nous était impossible de partager avec toi ! et qu’il était aride et fastidieux, ce droit que nous exercions de gouverner sans toi et malgré toi ! Ceux d’entre nous qui ne s’en rendaient pas compte l’éprouvaient pourtant, ce dégoût d’une vie scindée et faussée dans son principe. Nous vivions comme une flotte naufragée que la tempête a dispersée sur des récifs, et dont les passagers meurent séparés par des abîmes, en se tendant les bras, sans pouvoir se porter secours les uns aux autres. Oui, le sort de l’humanité, divisée de droits et d’intérêts, est aussi horrible que cela, c’est la prison cellulaire, où Ton devient stupide et insensé.

Une vie nouvelle commence : nous allons nous connaître, nous allons nous aimer, nous allons chercher ensemble et trouver la vérité sociale ; elle est au concours. Nous l’eussions cherchée en vain les uns sans les autres. Nous la trouverons, non pas sans doute demain, non pas peut-être dans nos premières assemblées nationales, mais avec le temps, les essais, l’expérience, et surtout avec l’esprit d’union et de sincérité, sans lequel la République est impossible. Ce progrès, qui eût fait un pas d’homme chaque siècle avec le régime d’hier, fera un pas de géant chaque année avec le régime d’aujourd’hui. Aide-nous, ô peuple fraternel, à conquérir l’égalité dont nous avons tous besoin, car le tyran, tu le sais, est aussi malheureux que l’esclave, et l’expérience du règne qui vient de s’évanouir avait fait de la plupart d’entre nous des tyrans malgré eux. Le bien-être qu’on n’espère pas faire partager aux autres, et dont on jouit sans pouvoir l’étendre à tous ses semblables est un remords qui opprime lame et trouble le sommeil. Plains-nous de ravoir subie si longtemps, cette souffrance indicible, et fais-la cesser, toi qui es la grande âme de la patrie et de l’humanité !

Résumons-nous, en nous serrant la main, avant de nous parler encore.

La vérité sociale n’est pas formulée. Tu voudrais en vain l’arracher de la poitrine des mandataires que tu as élus dans un jour de victoire. Ils la veulent à coup sûr puisque tu as cru en eux, et tu ne te trompes jamais dans tes grandes heures de libre inspiration.

Mais ils sont hommes, et leur science ne peut déroger à la loi de l’humanité.

La loi de l’humanité est que la vérité ne se trouve pas dans l’isolement et qu’il y faut le concours de tous.

L’isolement était le régime de séparation des intérêts et des droits.

Ce régime tombe à jamais devant ce mot sacré de République !

Tu vas exercer ton droit, apporter la lumière de ton âme, et le vote de ta conscience. Patience, et la justice vivra.

À toi, peuple, aujourd’hui comme hier.

Paris, 7 mars 1848.



II

aujourd’hui et demain


Ô peuple ! quand je t’écrivais, il y a quelques jours : « Tu vas être aimé, parce que tu es digne de l’être, » je ne me trompais pas, et ma foi, sur ce point, est restée inébranlable. Tous les jours, dans le domaine de la réalité qui se touche au doigt, nous voyons qu’un individu méconnu et calomnié recouvre d’autant plus d’estime et d’affection, qu’il a moins mérité de perdre l’affection et l’estime d’autrui. Comment n’en serait-il pas de même dans la vie générale à l’égard d’une classe immense outragée par la peur des lâches, réhabilitée par son propre héroïsme ? Mon espérance n’est donc pas une illusion généreuse ; c’est un raisonnement positif, vulgaire même à force d’être prouvé.

Mais, où j’ai failli, où j’ai rêvé comme un enfant, j’en conviens de tout mon cœur, c’est dans la courte durée du temps que j’attribuais, dans ma pensée, à cette prompte réconciliation, à cette solennelle effusion de fraternité, à cette confiance sans bornes qui devaient rapprocher dès aujourd’hui toutes les classes, et rendra les privilégiés d’hier jaloux de se perdre et de se confondre dans les rangs glorieux du peuple !

Pardonne-moi, peuple, de t’avoir trompé. Va, j’étais de bien bonne foi : pouvais-je croire, pouvais-je imaginer seulement, pouvais-je trouver dans mon propre esprit l’idée d’une rancune, d’une ruse, d’une trahison, d’une ingratitude possibles de la part d’un seul de mes semblables après de pareils jours ! Non ! j’aurais cru outrager l’humanité dans mon cœur, en doutant à ce point du retour sincère et complet de tes ennemis.

Eh bien, quelques jours se sont écoulés, et mon rêve n’est pas encore réalisé. J’ai vu la méfiance et l’affreux scepticisme, funeste héritage des mœurs monarchiques, s’insinuer dans le cœur des riches et y étouffer l’étincelle prête à se ranimer ; j’ai vu l’ambition et la fraude prendre le masque de l’adhésion, la peur s’emparer d’une foule d’âmes égoïstes, les amers ressentiments se produire par de lâches insinuations ; ceux-ci cacher et paralyser leurs richesses, ceux-là calomnier les intentions du peuple, faute de pouvoir condamner ses actes ; j’ai vu le mal enfin, moi qui n’avais vu que le bien, parce que j’avais tenu mes regards attachés sur toi ; j’ai vu des choses que je ne pouvais pas prévoir, parce que, aujourd’hui encore, je ne peux pas les comprendre.

Sortons de nous même, pourtant. Essayons de constater et d’expliquer ces choses déplorables. La charité nous commande cet effort si nous voulons être justes, car la justice sans charité n’est plus la justice, et personne ne comprend cela comme toi, peuple aux grands instincts, coutumier des grands actes de miséricorde !

Toutes les fois que nous voudrons appliquer la justice selon les lois divines, c’est-à-dire avec une pansée supérieure aux lois humaines du passé, nous verrons que cette justice même nous commande la pitié pour toute vengeance.

Sachons donc pourquoi ils ne sont ni braves ni généreux, ces hommes qui nous méprisaient et nous faisaient la guerre, il y a quelques jours, et que nous n’avons ni châtiés, ni humiliés, ni menacés depuis que nous sommes les plus forts.

Voici, peut-être : ils ne comprennent pas. Oui, c’est tout simple. Ils vivaient seuls ; ils vivaient entre eux, c’est la même chose ; ils ne voyaient pas, ils ne connaissaient pas le peuple. Le peuple ne s’était pas répandu sur la place publique. Il vivait dans les ateliers, et le dimanche on ne se rencontrait point, les riches ayant coutume de se renfermer et de se cacher ce jour-là. Et puis la vie du peuple était toute cachée aussi, toute concentrée dans son cœur, il ne lui était pas permis d’agir, de parler, de respirer, de vivre en commun. Toute réunion sympathique au dehors était surveillée, on dispersée, ou violentée. On ne savait point si le peuple avait les mœurs de la liberté ; on croyait qu’une fois maître du forum, il y sacrifierait des victimes humaines. On avait les visions maladives qui se lovent dans la solitude. Les hommes sont si peu mauvais naturellement, que, quand de mauvaises institutions changent leurs instincts et faussent leurs besoins, ils deviennent insensés. Ainsi, tandis que les idées tournaient à la folie, les sentiments tombaient en paralysie.

Tu t’es levé dans ta force, et on a vu que ta vraie force c’était ta bonté ; alors, chez quelques-uns, la peur s’est changée en une confiance exagérée. « Ce peuple n’est pas méchant, ont-ils dit. Il n’a d’effrayant que l’aspect. Par la douceur, on peut le prendre, par de belles paroles on peut le séduire. Voyez comme il est patient, voyez comme il est simple : en vérité, nous avions tort de le craindre et de l’enchaîner. Nous eussions pu lui donner plus de liberté, et il n’en eût pas abusé. Arrière la royauté, qui nous a privés si longtemps d’un instrument aussi docile et aussi malléable ! Notre pouvoir n’eût pas été ébranlé par la violente secousse d’hier, si on eût accordé le suffrage universel il y a dix ans. Comment donc ! mais c’est un plaisir que d’avoir affaire à des électeurs qui ne comprennent rien au mécanisme des intérêts publics, et qui ont la droiture et la candeur de l’enfance ! Un peu de patience, et nous le mènerons où nous voudrons. Or donc, vive la République ! Nous déclarons que nous avons toujours été républicains, et quand nous nous disions conservateurs, c’était pour mieux trahir et précipiter la monarchie. À présent, concertons-nous. Affectons une grande et soudaine terreur, ce bon peuple aura pitié de nous, et, un peu vain de sa réputation de générosité, il nous rassurera, il nous caressera pour nous engager à rouvrir les sources de la fortune publique, selon le procédé bien connu du luxe, dont il ne peut pas encore se passer d’être l’instrument et la victime. Certainement, vive la République ! Resserrons nos dépenses, frappons de mort pour un instant nos capitaux, afin de frapper le travail. Et, quand le bon peuple verra qu’il ne peut pas vivre si nous ne voulons pas qu’il vive, il viendra à nous et nous vendra son vote, c’est-à-dire sa liberté, sa conscience, son avenir. Une fois maîtres du terrain, nous lui ferons des lois libérales, ce qui signifie ayant une apparence de liberté, mais d’où la véritable liberté sera escamotée. Et puis nous recommencerons à le faire travailler, nous augmenterons quelque peu son salaire, et tout sera dit. Alors, trois fois vive la République ! »

Voilà comment ces hommes-là raisonnent. Eh bien, ces hommes-là sont fous. Ils croient que le peuple est niais parce qu’il est probe ; ils le croient stupide parce qu’il est généreux.

Entre ces hommes-là et le peuple, il y en a d’autres qui ont encore peur, parce qu’il n’ont pas trouvé de courage dans une inspiration perverse. Ceux-là sont peut-être sincèrement républicains, mais ils ne comprennent pas la portée sociale de la Révolution, et ils ne connaissent pas le peuple non plus. « Prenez garde, disent-ils, le peuple est plus fin que vous ne pensez. Il comprend fort bien ses intérêts, et, si vous le trompez, il vous brisera. Il est communiste au fond ; il veut faire table rase, et il n’en cherche que le prétexte ou l’occasion. Il fera voler en éclats les portes de l’Assemblée constituante, et vous serez forcés de vous sauver par les fenêtres. Pendant que les ouvriers de Paris violeront ainsi le sanctuaire de la légalité sur tous les points de la France, les ouvriers des provinces briseront vos machines, brûleront vos forêts, pilleront vos domaines ; nous aurons la guerre civile. Vous Verrez recommencer les horreurs du passé, et les passions que vous aurez allumées ne respecteront rien. Adieu la civilisation, adieu la France, adieu l’humanité. Ce sera un cataclysme universel. Quant à nous, nous sommes convaincus qu’il faut faire tout ce que veut le peuple. Comment donc, tout ! et plus encore. Vous trouvez le gouvernement provisoire trop patient et trop humain ; nous le trouvons trop ferme et trop équitable. Il nous tient sur un volcan. Hélas ! nous n’avons qu’une ressource, c’est de flatter le peuple. Vous vous vantez de lui couper les ongles ? nous, nous lui baiserons les griffes. Ce cher peuple ! ce bon peuple ! Doublons son salaire d’emblée, et ne lui laissons pas le temps de demander quelque chose. Mettons-nous à sa merci ! Il est si bon, que, si nous faisions mine de le contrarier, il nous mettrait en pièces. »

Peuple ! méprise les flatteries des poltrons et déjoue les artifices des traîtres. N’estime pas ceux qui te ménagent par crainte ; n’estime que ceux qui vont vers toi la poitrine découverte, quand même tu es irrité, et qui te disent en face : « Expliquons-nous ! » Jamais, dans l’avenir, tu ne recommenceras le passé. Dans le passé, tu as été l’homme du passé, tantôt sublime, tantôt criminel. Reconnais la faute de tes pères, et pourtant vénère et bénis le nom et la mémoire de tes pères ; ils ont eu les vertus de l’avenir, en dépit des égarements du temps où ils vivaient. C’est pour cela qu’ils sont à la fois grands et coupables ; et ceux qui haïssent et condamnent tes pères d’une manière absolue, font le procès à Dieu même, qui n’éclaire la conscience humaine que par degrés. Mais tu serais aussi coupable de recommencer littéralement le passé, que nous le serions tous de maudire l’histoire de l’humanité et la loi de la perfectibilité fondée sur l’imperfection même.

Oh ! non, peuple, le passé n’est pas l’idéal. Le souvenir est lié au regret ; l’avenir ne comporte pas la pensée des nécessités fatales. Si l’homme vertueux et enthousiaste tombe parfois dans les égarements qu’il n’avait pas prévus, et dont il aurait détesté la prescience, l’homme honnête et religieux n’admet pas la possibilité du mal ; et, si l’avenir n’est pas pur pour nous comme le soleil, nous ne sommes pas dignes de la République. La République est un baptême, et, pour le recevoir dignement, il faut être en état de grâce. L’état de grâce, c’est un état de l’âme où, à force de haïr le mal, on n’y croit pas.

Fie-toi donc à ceux qui se fient à toi ! Ceux-là seuls sont en état de grâce. Fais demain ce que tu fais aujourd’hui, c’est-à-dire n’obéis qu’à la vérité ; mais cède toujours devant la vérité. Souris donc de pitié devant ceux qui te flattent, que ce soit pour t’égarer à leur profit ou pour se préserver de ta colère. Laisse-les passer, et ne reçois de leçons que celles de ta conscience où l’idéal a pénétré. Ne te venge de ces frayeurs qui t’insultent que par le calme du dédain. Tu n’auras plus jamais besoin de frapper, car personne n’osera jamais plus te porterie premier coup. Que tes vivantes murailles s’interposent tranquillement pour forcer l’humanité au respect d’elle-même. Cette muraille est invincible ; c’est la pensée d’un grand peuple ! Elle sera aussi impénétrable au souffle de l’imposture qu’elle l’a été à la mitraille du canon.

Je ne parle point ici, en particulier, à quelques-uns qui ont encore l’instinct de la violence, et qui brisent par ignorance, en quelques endroits, ces machines destinées à devenir le salut de l’ouvrier. Il n’est point de famille où il n’y ait quelque enfant terrible ; et, quand on parle à la famille, c’est par le silence gardé en public sur les fautes individuelles qu’on fait sentir ces fautes à l’individu. Mon rôle n’est point ici de faire une police de détail. C’est toi que cela regarde, peuple justicier, qui te moralises et te réprimes de ta propre voix et de tes propres mains. Quelques incidents fâcheux ne dérangent rien à l’harmonie des choses humaines, imparfaites de leur nature, encore une fois, parce qu’elles sont perfectibles. Ce qui te domine, peuple, chère et grande famille, c’est la pensée de l’ordre. Tu trouves la société dans un désordre affreux, et tu es soudainement inspiré par une pensée de haute sagesse, c’est qu’on ne corrige pas le désordre par le désordre. Quelles que soient les nuances infinies de ta croyance sociale, ton premier soin est de maintenir la société dans l’état où tu la trouves. Tu sais que c’est le seul moyen de la modifier et de la changer. Tu sais qu’en la passant sous le rouleau, tu ne fertiliserais pas une terre qu’il faut commencer par remplir de semence. Ceux qui ont la crainte de te voir agir d’une manière aussi sauvage font vraiment preuve d’idiotisme pour eux-mêmes.

Mais, avant réclusion et la fructification de cette semence que tu vas répandre de tes propres mains en faisant une constitution nouvelle, il faut encore attendre, encore souffrir, sans doute. De quelque façon qu’on s’y prenne, le bonheur absolu n’est pas de ce monde, et tout progrès implique un déchirement, une souffrance, un travail. Il est évident que nous entrons dans une ère de grands labeurs, de grandes émotions, et par conséquent de grandes, douleurs pour les âmes généreuses. Mais quelle est belle et précieuse, ô peuple ! cette souffrance qui va donner la vie aux générations futures ! C’est le travail de l’enfantement qui brise le sein maternel et qui réjouit la Providence ! Oui, nous entrons dans une grande époque, et qui nous était bien due après une si longue et si honteuse inaction ! Ne faiblis pas dans l’accomplissement de tes hautes destinées, peuple français, initiateur éternel des nations civilisées ! Et ne te plains pas de ton rôle ; c’est le plus rude et le plus beau que Dieu ait encore confié à la race humaine.

Je crois que c’est là ce qu’il faut te dire, à toi, martyr des siècles, fils du Christ ! Ils blasphèment également, ceux qui disent que l’homme est né uniquement pour souffrir, et ceux qui disent que l’homme ne doit pas souffrir. La vérité est que le devoir est de souffrir pour une cause sainte, pour la cause de tous. Le mensonge, c’est de dire, comme M. Guizot, qu’il faut éternellement des pauvres et que le travail est un frein.

Un frein ! Quelle infamie de rabaisser au rôle d’instrument de torture la tâche chère et sacrée que Dieu a donnée à l’homme ! Non, le but de la vie n’est pas la souffrance ! Dieu est trop juste et trop bon pour avoir fait du désespoir le terme de cette vie qu’il a placée sous l’égide de l’espérance. Le but, c’est d’être heureux par la foi et par la gloire d’avoir créé le beau et le bien. Le chemin qui mène à ce but, c’est une alternative de souffrances plus ou moins vives et de satisfactions plus ou moins complètes. La douleur entre donc dans notre destinée, et ceux qui veulent s’y soustraire sont des égoïstes. La douleur est sainte, la douleur est bénie du ciel ! non pas la douleur qu’une pensée impie inflige et prescrit à plusieurs au profit de quelques-uns, mais la douleur que chacun accepte au profit de tous. C’est là le sacrement de vie ; recevons-le religieusement, et nous nous sentirons ensuite au niveau des plus grandes choses.

Ils te calomnient, ceux qui disent que tu combats pour des questions matérielles, et que tu ne vois dans le taux du salaire et dans la durée des heures de travail qu’une condition de bien-être physique ! Sans doute, tu as droit à ce bien-être, à ce repos ; mais ceux qui te connaissent savent bien qu’il y a là pour toi une question supérieure à celle du pain qui nourrit le corps. Tu veux le pain de l’âme ; tu veux la lumière, l’instruction, le temps de lire, de méditer, d’échanger ta pensée avec celle de ton semblable. C’est une conquête intellectuelle que tu réclames ; et ce qui a fait la grandeur de tes pères, ce qui nous oblige à les admirer, alors même que nous déplorons les tragédies de leur existence, c’est qu’au temps des plus épouvantables souffrances matérielles, au temps de la famine, de la guerre et de l’épouvante, ils oubliaient tout pour la vie publique, pour le salut de la patrie, pour la gloire qu’ils nous ont léguée.

Nous n’aurons plus les mêmes tragédies, mais nous aurons encore de mauvais jours à traverser. Nous y sommes dès aujourd’hui, dans ces jours de souffrance morale et physique. Eh bien, voudrions-nous ne pas y être ? voudrions-nous ne pas avoir conquis ces larges blessures, ne pas subir cette gêne momentanée, ces privations, cette fatigue de tous les instants ? Non, mille fois non ! la République mérite bien tous ces sacrifices. Nous avons encore de la misère à son service, disait naguère un de tes enfants sur la place publique. Mot sublime, et qui suffirait à la grandeur d’une nation !

Plains-les, ceux qui ne comprennent pas une pareille pensée ! plains-les, ceux qui tremblent devant toi ! ils sont assez punis par le malheur de ne pas sentir en eux la confiance et l’enthousiasme qui élèvent à ton niveau toute âme droite, tout courage de Français ! plains-les, ce sont les émigrés du présent ! Ils ne fuient pas derrière la frontière ; mais leur conscience déserte la cause publique et leur âme renie la patrie !

Attendons que l’air de la liberté les ranime ; donnons-leur le temps de comprendre et de guérir. Et, si leur âme est morte, laissons les morts enterrer leurs morts, comme dit l’Évangile.

Nous, notre affaire, c’est de vivre pour faire fructifier la vie. S’il faut souffrir encore, souffrir longtemps et beaucoup, souffrons ! Cette fois, notre souffrance ne sera pas perdue : l’avenir nous en tiendra compte ; et, si nous mourrons à la peine, nous mourrons contents !

À toi, peuple, demain comme aujourd’hui !

Paris, 19 mars 1848.