Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 61-64).

VI

MARIE DORVAL

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… Pour savoir l’empire qu’elle exerce sur moi, dit-il[1], il faudrait savoir à quel point son organisation diffère de la mienne… Elle ! Dieu lui a donné la puissance d’exprimer ce qu’elle sent ; elle répand son âme au dehors ; elle sait, elle peut le faire ; elle est douée d’une sensibilité éloquente, expansive, puissante comme tout ce qui part d’un cœur ardent et d’une intelligence forte. Cette femme si belle et si simple, elle n’a rien appris ; elle a tout deviné. Pauvre, abandonnée, méconnue qu’elle était, nul ne s’est occupé d’orner son esprit et de diriger ses sentiments, et c’est pour cela qu’elle s’est faite si grande, le jour où elle a pu percer ; c’est pour cela qu’elle est si vraie, si semblable à elle-même, si femme, la grande tragédienne ! Regardez-la… écoutez-la, Évan. Oh ! naïve ! naïve et passionnée ! et jeune, et suave, et tremblante, et terrible ! Comprenez-vous à présent qu’elle subjugue un pauvre cœur soutirant et infirme comme le mien !

— Je sais, Mario, que ton caractère est sombre et concentré ; on te reproche d’être hautain et méfiant, je crois plutôt que tu es timide.

— Je suis peut-être tout cela, dit Mario ; je ne sais de quels mots expliquer ce qu’il y a de froid et d’incomplet dans ma nature ; je ne sais rien exprimer, moi. Il y a sur mon cerveau, à coup sûr, une paralysie qui empêche mes sensations de prendre une forme expressive… Il y a des jours, voyez-vous, où, si je pouvais écrire ce que je refoule en moi d’énergie pour la douleur, la colère, l’amour ou la haine, je consentirais à tremper ma plume dans la dernière goutte de mon sang. Oh ! si l’on pouvait dire ce que l’on souffre, peut-être que l’on ne souffrirait plus t car un autre vous comprendrait, vous plaindrait et vous consolerait ; mais, moi, je ne peux jamais être compris qu’à demi, et cela ne me suffit pas. Ce que j’écris est terne et refroidi comme les impressions du lendemain. C’est un si pâle reflet de la pensée que la parole humaine ! Écrire, mon ami, c’est le tourment de la vie, c’est le supplice de quiconque sent encore son cœur dans sa poitrine, c’est une lutte sans repos entre le désir et l’impuissance, c’est l’ambitieux roulant toujours une pierre sur laquelle ne s’élève jamais le palais que son imagination a bâti. Ô Sysiphe ! pauvre poëte !

» Mais tenez, quand je viens m’asseoir ici, quand je me jette sur les banquettes de ce théâtre, opprimé que je suis par la violence de mon mal, brûlé par la lièvre, le cerveau douloureux et pesant, avec l’amertume cuisante sur mes lèvres de marbre et des larmes vitrifiées dans mes yeux arides ; alors, si cette femme paraît sur la scène avec sa taille brisée, sa marche nonchalante, son regard triste et pénétrant, alors savez-vous ce que j’imagine ? — que Dieu me pardonne cette innocente et vaniteuse fiction ! — il me semble que je vois mon âme ; que cette forme pâle, et triste, et belle, c’est mon âme qui l’a revêtue pour se montrer à moi, pour se révéler à moi et aux hommes.

» Alors cette femme parle ; elle pleure, elle maudit, elle invoque, elle commande, elle se désole ! Oh ! comme elle crie ! comme elle souffre ! quel féroce plaisir j’éprouve à la voir pleurer ainsi ! — C’est qu’elle répand toutes ces impressions, aussi pures, aussi violentes qu’elle les reçoit ; cette âme conçoit et elle produit en même temps ; cette femme est elle-même ce qu’elle paraît être ; en elle, la passion et la souffrance ne sont pas des reflets, comme les mots que je dis, comme les phrases que je trace ; c’est l’inspiration âpre et saisissante qui émane d’elle, toute vierge, comme elle y est descendue ; c’est le souffle de Dieu qui vient du ciel tout en feu et qui traverse cette âme pour s’y refroidir.

» Et ce n’est pas à cause des mots qu’elle prononce ; car ils sont au-dessous d’elle, tous ces poètes qui lui dictent sa passion. S’ils la laissaient libre d’improviser son rôle, elle dirait mieux qu’eux ce qu il faut dire. Mais n’importe ! elle a heureusement une voix plus puissante que leur génie. Son geste, son regard suppléent à leur pensée. Voyez ces cheveux fins et soyeux qui semblent s’animer sur son vaste front ! voyez sa peau qui bleuit et tout son corps que la douleur brise !… Eh bien, voyez-vous, s’écria-t-il dans une sorte d’ivresse, en se levant brusquement et en étendant ses bras vers l’objet de son enthousiasme, c’est moi que vous voyez là ; c’est mon âme qui est dans cette femme et qui la fait se tordre et délirer ainsi ; ce dieu qui la possède, il est en moi aussi ; c’est le même dieu ; mais elle est pythonisse, et, moi, je ne le suis pas.

» Elle ne sait pas cela, elle ; mais, moi, je le sens bien peut être ! Ne voilà-t-il pas que je tremble, que mon sang fermente, que mon écorce craque de tous côtés et que je pleure comme elle ? Quel autre aurait ce pouvoir ? Pouvez-vous dire, Evan, que vous m’avez jamais vu pleurer ? Eh bien, à l’heure qu’il est, je crie, je sanglote, je parle, je m’agite, j’existe par tous mes pores, je m’épanche, je me livre, je me communique, je sors de ma prison d’airain, je brise le sépulcre glacé 011 la flamme divine a si longtemps dormi. Oh ! donnez-moi ma plume, je vais écrire… faites silence, je vais parler !… Attendez, attendez, voici mon génie qui plane sur moi ; écoutez, je suis le premier de vos poêles !…

Mais le rideau venait de tomber entre l’actrice et Mario, le lustre s’éteignit, et avec lui le génie du poëte. Évan éclata de rire ; Mario resta consterné d’abord, et puis il redevint inerte comme à l’ordinaire.

La puissante artiste qui venait de dépenser tant d’énergie à son profit lui avait tout repris en s’en allant.

Janvier 1837.
  1. L’auteur se cache ici sous le personnage de Marie.