Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 53-60).


V

SOUVENIRS DE MADAME MERLIN


Les avantages du progrès dans l’éducation des femmes ont été fort contestés de tout temps ; mais nous avons ouï dire que la génération présente les discutait de bonne foi. Nous espérons qu’il en est, ou du moins qu’il en sera bientôt ainsi. Nous sommes convaincu que les hommes vraiment forts, et, par conséquent, vraiment bons et sages, désirent l’émancipation intellectuelle des femmes. Nous croyons que ceux qui s’en effrayent sont des hommes faibles, qui ont besoin de la gendarmerie pour constater leur supériorité, et qui, à défaut de secours, retomberaient au-dessous de leurs esclaves.

Un temps viendra donc, peut-être, où le domaine des sciences, des arts et de la philosophie sera ouvert aux deux sexes. Jusqu’ici, nous n’avons pas encore vu que, sauf le chant, la danse et la peinture en miniature, les femmes pussent prétendre à un rang égal à celui des hommes dans la pratique de l’art, et nous ne voulons pas répondre que le progrès des siècles les amène à ce point. C’est un problème qui est peut-être du ressort de la phrénologie plutôt que de celui de la philosophie. Il est bien certain que leur aptitude une fois contestée, une forte direction ne pourra leur être qu’avantageuse. L’examen et l’expérience résoudront la question, dès que cette question, vitale pour la société future, sera devenue l’objet d’une attention impartiale et consciencieuse.

Sans aspirer à jeter du jour sur cette matière, nous pensons que tous les essais hasardés sur les routes qui conduisent à la découverte du vrai doivent être encouragés par la société présente. Tous ceux de ses membres qu’un honteux intérêt ne pousse pas à conserver les abus et les injustices dont souffrent les masses, désirent améliorer l’avenir, et, par conséquent, découvrir la vérité dans le présent. Tous les hommes d’un vrai mérite savent qu’ils ne peuvent être détrônés ni affermis dans leur empire par l’influence, plus ou moins grande, d’un sexe qui met tout son espoir et qui cherche toutes ses garanties dans ce mérite même. Quelles que soient les imbéciles résistances du vulgaire et les haineuses contradictions de la mauvaise foi, les hommes supérieurs entraînent, tôt ou tard, les siècles dans les voies providentielles. Que les femmes à qui les abus du temps présent conviennent ne se réjouissent donc pas trop. Que celles dont la fierté répugne à en profiter ne se découragent pas non plus. Le travail s’opère, et les pas rétrogrades mêmes ne sont pas sans profit pour l’instruction de l’humanité. Nous en demandons bien pardon aux dames ; mais, si nous en jugions d’après ce que nous voyons dans le présent, nous nous prononcerions pour la supériorité intellectuelle de l’homme. Il est vrai que, si nous partions du même principe pour juger de la progressivité de l’homme, nous prononcerions hardiment qu’il est né pour l’esclavage, et qu’il faut lui refuser toute lumière et toute liberté. Proportion gardée, nous croyons que, jusqu’au milieu du siècle dernier, l’intelligence féminine s’est développée, dans son éternel ilotisme, autant que celle de l’homme dans sa constante souveraineté. Mais, comme nous n’avons pas encore vu la femme admise généralement à une liberté d’instruction suffisante, nous ne pouvons constater que des faits. Les plus grandes femmes scientifiques et littéraires, sans en excepter aucune, n’ont été et ne sont encore dans leur partie que des hommes de seconde classe, tout au plus. On a eu égard à l’infirmité de leur sexe en leur donnant place au milieu des premiers hommes de leur temps : on a bien fait. C’est pourquoi nous ne pensons pas qu’un génie mâle puisse être envieux et inquiet des triomphes d’un génie femelle : il faut qu’un homme soit bien médiocre pour en être blessé, et pour vouloir en souiller l’éclat inoffensif.

La faiblesse et la pâleur des productions littéraires féminines, sans prouver irrévocablement l’infériorité intellectuelle du sexe, devraient trouver grâce et protection, en raison de leur peu d’importance. En aucun temps, peut-être, les femmes n’ont été aussi peu aimées que dans celui-ci. C’est une preuve certaine du désaccord qui règne entre l’éducation de l’homme et celle de la femme, entre le progrès énorme de l’une et le progrès insuffisant de l’autre. Un jour, peut-être, l’égalité pourra être réclamée ; aujourd’hui, sans aucun doute, l’homme éprouve le besoin de rapprocher la femme de son âme, et la femme cherche à communiquer plus intimement avec la parcelle de divinité, dont l’homme n’est peut-être pas doté plus largement qu’elle, mais que les lois humaines ont moins étouffée en lui.

Nous pensons que les trop brusques protestations qui se sont élevées de nos jours ont été plus nuisibles qu’avantageuses à l’émancipation des femmes. Elles se sont pressées de réclamer des droits dont il n’est pas encore prouvé qu’elles soient aptes à jouir, même dans une donnée de progrès considérable. Si nous avions un conseil à leur offrir, ce serait de se montrer très-modestes dans leurs prétentions et très-méritoires dans leurs actes. Jamais les bouleversements politiques ne leur fourniront des chances d’affranchissement, puisque l’action des forces physiques leur est déniée par la nature. Mais un évangile de douceur, de sagesse et de persuasion, une révélation de la véritable dignité morale, pourront améliorer leur sort, et les replacer à la longue dans une position honnête et supportable.

Les écrits des femmes ont donc une très-grande importance psychologique, et loin de les critiquer avec une sévérité qui n’est ni difficile, ni généreuse, il serait d’un esprit sain et grave de les examiner avec attention, de les juger avec indulgence. Nous ne voyons pas qu’on l’ait fait, et que les décisions dont elles ont été l’objet aient été exemples d’une galanterie excessive, ou d’une excessive dureté. Les femmes n’ont pas droit de cité au Panthéon, mais leur place n’est pas celle que veulent leur assigner beaucoup d’hommes, plus femmes qu’elles.

Espérons donc que la critique voudra bien consentir un jour à se faire plus gracieusement pédagogue, et à s’armer d’une férule plus légère et de lunettes moins microscopiques. Nous la prions, au nom des lumières, au nom de la philosophie, au saint nom de l’art poétique, d’entreprendre paternellement l’éducation des femmes auteurs.

Le livre que nous présentons aujourd’hui à son examen est un de ceux dont la modestie et le charme portent le plus gracieux caractère. Madame Merlin le fit imprimer il y a quelques années pour un petit nombre de personnes, et cette timide apparition ne sauva point d’un véritable succès l’humilité de l’auteur. Encouragée aujourd’hui par des suffrages bien désintéressés, elle s’est décidée à une réimpression du joli volume intitulé Mes douze premières années, augmenté d’une suite que nous désirons trouver digne du commencement.

M. de Latouche a dit en parlant des femmes : Elles ne sont pas poëtes, elles sont la poésie. Rien ne peut être mieux appliqué au récit de l’enfance de Mercedes Merlin. Sous un ciel enchanté, au bord d’une mer d’or et de pourpre, au sein d’une nature vigoureuse, riche en délices, ce récit nous montre une enfant créole, chaste, aimante et simple comme la Virginie des Pamplemousses, mais solitaire, et, par conséquent, plus fière, plus rêveuse et plus forte. Ce que nous aimons le plus dans cette belle fille de la nature, c’est qu’elle sait lire à peine, c’est qu’elle n’apprend point des Vers de Racine et de Boileau par cœur avant d’être capable de les comprendre, c’est qu’elle ne conçoit rien à la nécessité de la contrainte, de l’hypocrisie et de l’affection. C’est en vain que ses grands parents, effrayés du développement d’une si belle plante, veulent l’étioler et la réduire à la taille de la société. Mercedès s’enfuit du couvent à neuf ans, avec son costume de novice, sa robe de mousseline, son léger voile et ses bandeaux de cheveux noirs. Elle traverse les rues de la Havane d’un pas rapide, et va se jeter dans le sein de Mamita, poétique figure d’aïeule, dont une demi-page de description charmante nous fait aimer les longues tresses d’argent, la beauté majestueuse, le vêtement toujours blanc et d’une propreté recherchée, la grâce bienveillante et la bonté inaltérable. Bientôt arrachée aux tendres caresses et à l’indulgente protection de Mamita, Mercedès, reléguée à la campagne, chez une tante de son père, est confiée à la garde du chapelain de la maison ; les malins tours de la belle espiègle, toujours occupée de projets d’évasion et de réunion à sa chère Mamita, mettent en désarroi le pauvre Fray Matteo, et, un soir, tandis qu’il la suit à la promenade, en chantant son office d’un ton nazillard, elle franchit le torrent sur une planche, pousse du pied le pont fragile, et prend son vol à travers champs, laissant le gros moine stupéfait, la bouche ouverte, le livre à la main, les lunettes sur le nez, la rivière à ses pieds.

Comme peinture rapide et ravissante des délices et des beautés de ce climat sous lequel il n’y a pas d’enfance, les Souvenirs de madame Merlin ne sont pas sans mérite ; mais celui qui nous a frappé principalement, c’est la simplicité et la bonté qui respirent à travers chaque impression de cette vigoureuse croissance. Il y a comme un parfum de bonheur et de franchise répandu sur ces premières années d’une jeune fille destinée à la geôle sociale comme les autres, mais qui proteste de toute sa force ingénue contre les couvents, les livres, l’esclavage des noirs, les corsets et les souliers. Aussi, un sentiment de tristesse et de regret s’empare de nous, lorsque nous la voyons arriver à Madrid, jouissant à douze ans de tout l’éclat d’une précoce jeunesse, ignorante, passionnée, un peu sauvage, fatiguée du poids de ses longs cheveux noirs, chantant sans art et sans méthode les airs de son pays, à la grande surprise de sa mère, qui ne soupçonnait ni cette belle voix, ni cette rare beauté, ni cette âme chaleureuse, languissante et prête à mourir lorsque le froid et la neige viennent pour la première lois attrister son cœur et crisper ses fibres. Ce premier hiver, et cette gêne sociale, l’étrangeté de ces salons où elle se sent isolée, cette involontaire jalousie contre une sœur (sans doute injustement préférée), jalousie qu’elle combat avec force et générosité dans son propre cœur ; tout cela est d’un intérêt profond, et nous ne connaissons pas de combinaison romanesque plus attachante que cette histoire véritable d’une destinée rentrée dans les voies ordinaires du monde et détachée de la liberté naturelle comme un fruit savoureux arraché à un arbre des déserts.

Le grand défaut des femmes qui racontent leur jeunesse est de se souvenir d’elles-mêmes avec un peu trop d’amour. L’adulation dont elles sont entourées les encourage trop à parler de leur beauté, de leurs nobles qualités, de leurs heureuses dispositions. Nous avouons qu’en général cela nous paraît contraire à la pudeur encore plus qu’à la modestie. Il y a un peu de courtisanerie dans cette description de leur personne physique et morale qu’un éditeur publie. Il y a cependant des pudeurs si vraies et des beautés si chastes qu’on leur pardonne leur nudité naïve. La muchacha havanaise nageant dans le ruisseau avec ses compagnes comme la jeune sauvage de Chateaubriand dans le Meschacébé, et rentrant au logis sous sa tunique légère comme la Chloé de Longus, nous a paru digne de figurer parmi ces chérubins dont la beauté n’a pas encore de sexe, et qui apparaissent aux enfants dans leurs prières. Quand la chasteté des souvenirs d’enfance peut passer ainsi au travers des années de la vie, sans rien perdre de sa limpidité, et se révéler sous la plume d’une femme sans subir d’altération, on aime à supposer que le cristal traversé par de tels rayons est resté aussi pur que possible.

Le livre de madame Merlin serait un petit poème sans défaut, si elle se fut abstenue des réflexions métaphysiques faites après coup, et attribuées aux rêveries de ses premières années. Nous nous plaisons à la voir sur la terrasse de sa villa havanaise, écoutant les bruits de la mer qui vient mourir languissamment sur le sable, contemplant les parcelles de lumière que chaque flot renvoie au soleil couchant ; mais nous aimerions mieux nous imaginer à loisir les molles rêveries qui berçaient vaguement son âme innocente, que d’en recevoir la confidence arrangée.

Il y a, dans cette forme arrêtée d’une pensée vaporeuse, un refroidissement sensible des plus chaudes impressions. Mais les taches mêmes de ce charmant ouvrage attestent chez les femmes un désir encore impuissant, mais pourtant louable, de s’élever au-dessus de leur condition actuelle. Il appartient à la génération présente de relâcher ou de resserrer leurs liens.

Avril 1836.