Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 65-72).


VII

INGRES ET CALAMATTA


Après sept ans de travail, M. Calamatta vient de terminer la gravure de la plus grande page de M. Ingres, le tableau du Vœu de Louis XIII. Cette vaste scène est composée naïvement, selon la manière classique des anciens maîtres. Le roi, à genoux, les bras levés devant l’autel, offre son sceptre et sa couronne à la reine des cieux qui apparaît dans sa gloire, tenant le fils de l’homme dans ses bras. Deux anges adolescents soulèvent les draperies du chœur et les retiennent d’une manière régulière pour découvrir au roi l’apparition céleste. Un groupe de petits anges, d’une beauté ravissante, est comme plongé jusqu’aux épaules dans le nuage qui porte Marie. Deux d’entre eux sont descendus jusque sur le marbre du temple. Debout auprès de Louis XIII, ils portent la tablette où le prince a inscrit la consécration dévote du royaume de France.

Rien de plus simple que cette composition, mais aussi rien de plus harmonieux et de plus noble. La régularité systématique, l’extrême sobriété des ornements ne la refroidissent pas, car ils servent à appeler l’attention et à concentrer l’effet principal sur la figure de la Vierge. Cette figure est incontestablement la plus belle création sacrée que notre siècle ait produite en peinture. Elle peut soutenir la comparaison avec les plus célèbres des anciennes écoles d’Italie. C’est une pensée mixte entre le génie de Michel-Ange et celui de Raphaël ; c’est une rivale, en puissance, de l’Assunta du Titien. Je crois qu’elle seule suffirait pour placer M. Ingres à la tête des plus grands artistes de nos jours, comme elle l’eût placé à côté des plus beaux noms, dans les jours florissants de la renaissance.

Pour la dimension, la composition et la pensée principale, ce tableau formerait un admirable pendant à l’Assomption du Titien. En faisant ce rapprochement dans la pensée, il est impossible de ne pas déplorer la condition des vrais artistes de nos jours, et le sort de leurs œuvres. Titien fut à Venise plus puissant et plus riche qu’un doge. Son chef-d’œuvre brille dans le musée de sa patrie à la place d’honneur, vis-à-vis le chef-d’œuvre du Tintoret, entre le chef-d’œuvre du Pardenone et ceux de Giambellino, de Véronèze et de Paris-Bourdon. L’univers artiste traverse ces galeries moins complètes, mais plus épurées et surtout plus vénérées que celles de Paris, de Vienne, de Londres, et c’est presque chapeau bas qu’il est permis de regarder la Vierge du Titien. Et M. Ingres ne jouit que d’une gloire contestée par l’envie, ou méconnue par l’ignorance. Dans un siècle où les traditions de l’art cèdent platement aux caprices de la mode, ou follement aux dérèglements de la fantaisie, l’artiste que la postérité nous contestera le moins, soutient une lutte ardente, amère, interminable peut-être, contre les hommes et contre les choses. Il a subi pendant quarante ans une héroïque misère. Il a vu ses œuvres sublimes critiquées avec amertume. Le public lui-même dévié de la bonne route depuis longtemps, privé de points de comparaison, perdu au milieu d’un débordement de mauvais goût et d’ignorance, s’est arrêté incertain, étonné de cette rude simplicité, et ne sachant si cet homme au génie austère, à la douloureuse patience, était un grand homme ou un fou. — Quant au chef-d’œuvre mystique de M. Ingres, qu’est-il devenu ? où est-il ? qui s’en inquiète ? Il est à Montauban. Qui le possède ? qui va le voir ? qui le sait ? La France n’est point artiste. Les artistes forment une classe à part dans l’État. Le peuple ne les comprend pas, les nobles les oublient, la bourgeoisie les paye et les corrompt.

Qu’il nous soit permis encore de dire quelques mots sur cette figure de Vierge par M. Ingres. Il nous semble qu’à l’exemple de ses maîtres chéris, M. Ingres a mis toute son âme, toute sa pensée, tout son génie dans cette personnification de la foi. Elle est grande, elle est forte, elle est empreinte d’une majesté un peu froide. Elle inspire peut-être plus de crainte que d’amour. Ce sentiment de l’artiste est plein de profondeur ; soit que sa religion porte l’empreinte des rudes labeurs et des longues épreuves de sa vie, soit que, faisant planer cette figure céleste sur la tête d’un roi, il ait voulu la montrer sévère, sans pitié comme la conscience, sans indulgence comme la justice. La vierge de Raphaël est pleine de charme, de tendresse et de mélancolie. Telle elle doit se montrer dans les rêves du jeune artiste, symbole divin d’espérance, d’amour et de pardon. Dans la représentation du Vœu de Louis XIII, c’est la Thémis chrétienne, et elle semble dire : « Vous aurez un grand compte à rendre. » Dans la pensée de M. Ingres, c’est l’équité immortelle, disant : « Rien n’est beau que ce qui est grand, rien n*est durable que ce qui est vrai. » Si nous passons de la pensée à l’exécution, nous trouvons cette irréprochable pureté de dessin, que du moins personne ne s’est avisé jusqu’ici de contester à M. Ingres. Sa couleur, moins riche que celle du Titien, est pourtant distribuée avec plus de science dans le Vœu de Louis XIII que dans l’Assunta. Ici, la vierge un peu renversée et vue dans une sorte de raccourci, en s’élevant vers le foyer lumineux, reçoit la lumière sur son front radieux, et la laisse comme couler en s’affaiblissant jusqu’à ses pieds. Les personnages prosternés au premier plan sont donc éclairés par de grandes lames et accusés par de fortes ombres, ce qui fait paraître la figure de la Vierge réduite à des proportions trop petites pour le peu d’élévation où elle se trouve ; et lui donne moins d’importance au premier abord qu’aux personnages secondaires, dont le groupe n’est pas irréprochable. Dans le tableau de M. Ingres, la Vierge est dans une attitude perpendiculaire, le foyer l’éclair» ; par derrière et la montre dans un relief complet. Le groupe de la mère et de l’enfant est accusé plus que le groupe inférieur qui, recevant comme une réfraction, a plus de noblesse et de transparence, quoique moins éclairé en réalité. Cette disposition de la lumière est d’un grand effet et la figure principale en reçoit une solennité importante. L’enfant Jésus est un chef-d’œuvre de dessin. La tête est aussi régulière, aussi divine que celle de sa mère. Mais ce qui est incomparable, c’est le mouvement des deux mains de la Vierge, qui posent avec le calme et l’aisance de la force sur les flancs de Jésus. Leur attitude a une puissance inexprimable, et toute la figure de la Vierge est empreinte d’un orgueil divin. On voit qu’elle porte avec une joie muette la rédemption du monde, l’avenir des générations.

Déjà la lithographie avait popularisé cette tête de Vierge, mais ce travail incomplet n’avait même pas le mérite de rendre fidèlement le modèle. La Vierge y est représentée comme une femme encore belle, mais déjà mûrie par l’âge, et ce type conviendrait mieux à la mère de saint Augustin qu’à la mère éternellement jeune du Christ. Chez M. Ingres et chez Calamatta, qui l’a fidèlement reproduite, Marie est aussi jeune que chez Raphaël, bien qu’au premier abord la différence des types accuse une différence d’âge.

M. Calamatta a rendu ce tableau avec une perfection qui ne laisse rien à désirer. Sept ans de travail, et plusieurs voyages en Italie ont été consacrés à cette œuvre patiente et consciencieuse. M. Calamatta est le Ingres de la gravure. Le burin si renommé des Anglais n’a rien produit de plus beau que le masque de Napoléon, dessiné et gravé par lui. Le Vœu de Louis XIII ne peut qu’augmenter cette réputation d’élite. S’il nous est permis de poursuivre le parallèle entre l’Assomption du Titien et le tableau de M. Ingres, nous dirons que Schiavoni a fait sa fortune en gravant l’Assunta et quelques autres tableaux classiques. Schiavoni fut dans la haute faveur de l’empereur d’Autriche, il acheta un des plus beaux palais de Venise, et tous les étrangers vont voir sa galerie de tableaux. Nous ne blesserons pas la modestie de Calamatta en disant quelle stoïque existence il a embrassée pour se consacrer sans relâche à un travail consciencieux, à des études presque inconnues aux artistes de nos jours. Mais nous sommes forcés de dire que son talent et son œuvre sont, par rapport à ceux de Schiavoni, ce qu’est Raphaël à Bassano. M. Calamatta conserve les traditions inflexibles du dessin correct de M. Ingres, nul mieux que lui n’a le sentiment du beau et la puissance de le reproduire fidèlement. L’enthousiasme touchant qui le porte à s’effacer sans cesse derrière ce grand maître, ne peut empêcher les amis de l’art d’apprécier le mérite personnel de son travail et de lui vouer une haute reconnaissance pour la reproduction du Vœu de Louis XIII. Pour Calamatta, l’art est une religion. Il a terminé son œuvre. M. Ingres est content. L’avenir est doté d’une page sublime. Maintenant, que son travail le ruine ou l’enrichisse, que le sujet soit populaire ou antipathique à la foule, que sept ans de sa jeunesse soient sans fruit pour sa fortune et pour sa gloire, c’est de quoi Calamatta n’a pas le temps de s’occuper. Il a d’autres travaux à entreprendre, d’autres devoirs à accomplir. Dans sa mansarde vit un autre grand artiste, un ami inséparable, un génie frère du sien, Mercuri, non moins pauvre, non moins ignoré, non moins indifférent aux bruits du monde et aux faveurs de la fortune. Entre autres gravures d’un haut mérite, Mercuri a reproduit d’une manière ravissante le tableau des Moissonneurs de Robert. Cette gravure a reçu fort peu de publicité, et c’est une perle véritable pour les arts. Bientôt il fera paraître la gravure d’un charmant petit tableau de M. Paul Delaroche, représentant Sainte Amélie. La France artiste comprendra-t-elle le mérite supérieur de cette production et créera-t-elle une patrie à ces deux beaux talents, dont le pape prohibe les œuvres sacrées dans ses États, sous prétexte que le lion, l’étoile et l’aigle, qui ornent la vignette du masque de Napoléon sont des signes maçonniques et portent atteinte à la sûreté du saint-siége !

Mars 1837.