Quentin Durward/Chapitre 27

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 360-375).


CHAPITRE XXVII.

L’EXPLOSION.


Lorsqu’un éclair parti du sud fend soudain la nue et frappe notre œil ébloui, c’est avec crainte et dans une surprise muette que nous attendons la suite de ce phénomène.
Thompson, L’Été.


Le chapitre précédent, d’accord avec son titre, était destiné à faire jeter au lecteur un coup d’œil en arrière, afin qu’il se mette en état de juger à quels termes en étaient le roi de France et le duc de Bourgogne quand le premier, cédant en partie à sa croyance à l’astrologie, qui lui promettait un heureux résultat, en partie au sentiment intime de la supériorité de son esprit sur celui de Charles, eut pris la résolution de confier sa personne à la foi d’un ennemi hautain et exaspéré. Cette résolution extraordinaire, inexplicable même, était d’autant plus téméraire, qu’on avait eu, dans ces temps orageux, mille preuves que les saufs-conduits, les plus solennels n’offraient aucune garantie. En effet, le meurtre de l’aïeul du duc, sur le pont de Montereau, en présence du père de Louis XI, et dans une entrevue solennelle, acceptée pour traiter du rétablissement de la paix et d’une amnistie générale, offrait au duc un horrible exemple à imiter.

Mais le caractère de Charles, quoique brusque, fier, emporté, opiniâtre, ne manquait ni de bonne foi, ni de générosité, excepté lorsqu’il se laissait entraîner par la fougue de ses passions : ces deux vertus ne sont pas ordinairement le partage des tempéraments froids. Il ne se donna aucune peine pour montrer au roi plus de courtoisie que ne l’exigeaient les lois de l’hospitalité ; mais, d’un autre côté, il ne témoigna en aucune manière le dessein de franchir les limites sacrées qu’elles imposent.

Le lendemain de l’arrivée du roi, il y eut une revue générale des troupes du duc de Bourgogne ; elles étaient si nombreuses et si bien équipées, que peut-être il n’était pas fâché d’avoir une occasion de les montrer à son puissant rival. En effet, tout en lui faisant le compliment dû par un vassal à son suzerain, c’est-à-dire, que ces troupes étaient celles du roi et non les siennes, le mouvement de sa lèvre supérieure et le regard de fierté qui brilla dans ses yeux montraient assez que ces paroles n’étaient qu’une vaine formule, et qu’il savait fort bien que cette superbe armée, entièrement à sa disposition, était prête à marcher sur Paris aussi bien que dans toute autre direction. Pour ajouter à sa mortification, Louis reconnut dans cette armée les bannières de plusieurs seigneurs français, non-seulement de Normandie et de Bretagne, mais de provinces plus immédiatement soumises à son autorité, et qui, par divers motifs de mécontentement, avaient réuni leurs forces à celles du duc de Bourgogne et fait cause commune avec lui. Néanmoins, fidèle à son caractère, Louis ne parut faire que peu d’attention à ce nouveau sujet de déplaisir, quoique dans le fait, il repassât dans son esprit les moyens qu’il pourrait employer pour les détacher de la Bourgogne et les ramener à lui. Dans ce dessein, il résolut de faire sonder secrètement les principaux d’entre eux par Olivier et d’autres agents. Lui-même il travailla avec soin, mais avec une grande précaution, à se concilier l’intérêt des principaux officiers et conseillers du duc, employant à cet effet les moyens qui lui étaient familiers, accordant des égards à ceux-ci, distribuant des flatteries à ceux-là, et faisant à d’autres de riches présents. Il ne voulait aucunement, disait-il à ces derniers, ébranler leur fidélité, et affaiblir leur dévoûment pour leur noble maître, mais les engager à seconder ses efforts pour la conservation de la paix entre la France et la Bourgogne, but si excellent par lui-même, et qui tendait si évidemment à la félicité des deux pays et des deux princes qui les gouvernaient.

Les égards d’un si grand roi, d’un roi si prudent et si sage, étaient déjà par eux-mêmes de puissants moyens de séduction ; les promesses venaient à l’appui, et les présents directs, que l’usage du temps permettait aux courtisans d’accepter sans scrupule, achevaient le reste. Pendant une chasse au sanglier dans la forêt, tandis que le duc, toujours rempli de l’objet qui l’occupait dans le moment, soit affaire sérieuse, soit plaisir, s’abandonnait entièrement à son ardeur pour la chasse, Louis, n’étant pas gêné par sa présence, trouva le moyen de parler secrètement et tour à tour à ceux des courtisans de Charles qui passaient pour jouir d’un grand crédit sur son esprit, et parmi ces personnages d’Hymbercourt et d’Argenton ne furent point oubliés : aux avances qu’il fit à ces deux hommes distingués, il ne manqua pas de mêler l’éloge de la valeur ainsi que des talents militaires du premier, et de la rare sagacité ainsi que des connaissances littéraires du second, historien futur de cette époque.

Une telle occasion de se concilier personnellement, ou, si le lecteur le préfère, de corrompre les ministres de Charles, était peut-être ce que le roi s’était proposé comme un des principaux objets de sa visite, ses cajoleries auprès du duc lui-même dussent-elles rester sans effet. Les relations entre la France et la Bourgogne étaient si étroites, que plusieurs nobles de ce dernier pays avaient dans le premier des espérances futures ou des intérêts actuels que la faveur de Louis pouvait servir, de même que son déplaisir pouvait les ruiner.

Formé pour ce genre d’intrigue, aussi bien que pour tous les autres, libéral jusqu’à la profusion lorsque ses desseins l’exigeaient, habile à revêtir ses propositions et ses présents des couleurs les plus plausibles, le roi réussit à fléchir l’orgueil des uns par la perspective avantageuse qu’il mettait devant eux, et à présenter aux autres, véritables ou prétendus patriotes, le bien commun de la France et de la Bourgogne comme un motif ostensible, tandis que le moteur réel, l’intérêt particulier, semblable à la roue cachée qui imprime le mouvement à une machine, n’agissait pas moins puissamment, quoique inaperçu. Louis connaissait l’appât le plus convenable à chacun, ainsi que la manière de le présenter ; il glissait ses dons dans la manche de celui qui était trop fier pour tendre la main, presque assuré que sa générosité, quoiqu’elle descendît, comme la rosée, sans bruit et en gouttes imperceptibles, ne manquerait pas de produire en temps convenable une moisson abondante, au moins de bonne volonté, sinon de bons offices en faveur du donateur.

En un mot, quoiqu’il se fût occupé depuis long-temps, et par l’entremise de ses agents, des moyens de se procurer à la cour de Bourgogne une influence avantageuse à la France, les efforts personnels de Louis, dirigés sans doute par les informations qu’il s’était préalablement procurées, firent plus, en peu d’heures, pour l’accomplissement de ses projets, que n’avaient pu faire ces mêmes agents pendant des années entières de négociations.

Parmi les courtisans du duc de Bourgogne il en était un que le roi désirait plus particulièrement s’attacher : c’était le comte de Crèvecœur. Loin d’exciter son ressentiment, la noble fermeté que le comte avait déployée en sa qualité d’ambassadeur au château du Plessis avait paru à Louis un motif de plus pour chercher à le mettre dans ses intérêts. Il ne fut donc pas très-charmé d’apprendre que le comte était parti pour les frontières du Brabant, à la tête de cent lances, afin de porter du secours à l’évêque, en cas de nécessité, soit contre Guillaume de la Marck, soit contre ses sujets mécontents. Cependant il se consola en pensant que la présence de ces forces, jointe aux instructions qu’il avait envoyées par de fidèles messagers, empêcherait d’éclater dans ce pays des troubles prématurés, troubles dont l’explosion actuelle le menaçait de rendre sa situation très-précaire.

La cour, en cette occasion, dîna dans la forêt quand l’heure de midi fut arrivée, comme c’était l’usage dans les grandes parties de chasse : dans la circonstance présente, cet arrangement fut particulièrement agréable au duc, qui désirait se dispenser autant que possible de cette sévérité d’étiquette et de cette déférence solennelle avec laquelle, dans tout autre cas, il aurait été obligé de traiter le roi. Dans le fait, la connaissance que Louis possédait du cœur humain l’avait, sous un certain rapport, trompé en cette occasion. Il avait pensé que le duc aurait été flatté au delà de toute expression en recevant de son seigneur suzerain une telle marque de condescendance et de confiance ; mais il avait oublié que la dépendance où était ce duché de la couronne de France devenait en secret une cruelle mortification pour un prince aussi puissant, aussi riche et aussi hautain que Charles, qui bien certainement aurait voulu pouvoir l’ériger en royaume indépendant. La présence du roi à sa cour lui imposait l’obligation de se renfermer dans le rôle subordonné de vassal, d’accomplir divers actes de déférence et de soumission féodale, ce qui, pour un homme d’un tel caractère, était déroger à sa dignité de prince souverain, dignité qu’en toute occasion il affectait de maintenir autant qu’il dépendait de lui.

Mais si dans un dîner sur l’herbe, fait au son des cors et au milieu des barils mis en perce, on pouvait excuser la liberté qu’autorise un repas champêtre, il n’en devenait que plus indispensable d’observer dans le festin du soir les lois de la plus stricte étiquette.

Des ordres préalables avaient été donnés à cet effet, et, à son retour à Péronne, le roi trouva un banquet préparé avec une splendeur et une magnificence proportionnées à l’opulence de son formidable vassal, qui possédait la presque totalité des Pays-Bas, alors la plus riche contrée de l’Europe. Le duc était assis au haut bout d’une longue table qui gémissait sous le poids de la vaisselle d’or et d’argent dans laquelle étaient servis avec profusion les mets les plus exquis. À sa droite, et sur un siège plus élevé que le sien, était placé le roi, l’hôte en l’honneur duquel la fête se donnait. Debout derrière Charles se tenaient, d’un côté le fils du duc de Gueldres, qui faisait l’office de grand écuyer tranchant, et de l’autre son fou, le Glorieux, sans lequel il se montrait rarement ; car, comme la plupart des hommes de son caractère, ce prince portait à l’extrême le goût général dans les cours de ce siècle pour les fous et les bouffons, trouvant dans leur infirmité morale et dans les saillies qui leur échappaient, le plaisir que son rival plus pénétrant, mais non plus bienveillant, préférait tirer des imperfections de l’humanité envisagée sous un point de vue plus noble, « riant plus volontiers des craintes du brave et des erreurs du sage. » Et en effet, si, comme le rapporte Brantôme, il est vrai qu’un fou de cour ayant entendu Louis XI, dans un de ses accès de repentir, avouer avec contrition qu’il avait été complice de l’empoisonnement de son frère Henri, comte de Guienne, en fit le récit à haute voix, le lendemain à dîner, devant toute la cour assemblée, on peut croire que le monarque se sentit peu de goût pour les plaisanteries des fous de profession pendant tout le reste de sa vie. Mais dans l’occasion actuelle il ne dédaigna pas cependant de faire attention aux saillies du fou favori du duc de Bourgogne, et d’y applaudir : et cela d’autant plus volontiers même qu’il crut s’apercevoir que la folie du Glorieux, toute grossière qu’elle parût, couvrait plus de finesse et de causticité que l’on n’en remarquait ordinairement parmi les gens de cette classe.

Dans le fait, Tiel Wetzweiler, surnommé le Glorieux, était sans contredit un bouffon d’une espèce peu commune. Il était grand, bien fait, excellait dans plusieurs exercices qui paraissaient difficilement se concilier avec une intelligence faible et bornée, puisqu’il faut déployer de la patience et de l’attention pour acquérir des talents de ce genre. Il suivait ordinairement le duc à la chasse et même à la guerre ; et à la bataille de Montlhéri, quand ce prince courut un notable danger, ayant été blessé à la gorge et se trouvant sur le point d’être fait prisonnier par un chevalier français qui avait déjà saisi les rênes de son cheval, Tiel Wetzweiler chargea l’assaillant avec tant de vigueur qu’il lui fit mordre la poussière, et il dégagea son maître. Peut-être craignait-il que ce service ne fût regardé comme trop important pour un homme de sa condition, et qu’il ne lui suscitât des ennemis parmi les chevaliers et les seigneurs qui avaient laissé au bouffon de cour le soin de défendre le prince : quoi qu’il en puisse être, au lieu de rechercher les éloges que méritait cet exploit, il s’étudia à s’attirer la raillerie, et il fit tant de gasconnades sur ses faits d’armes dans cette bataille, que beaucoup de gens crurent que le secours porté par lui au duc Charles était imaginaire comme tous les contes qu’il débitait. Ce fut là ce qui lui valut le sobriquet de Glorieux, nom qu’il porta depuis, à l’exclusion du sien.

Le Glorieux avait une mise très-riche, et conservait peu de chose des signes distinctifs de sa profession ; encore ces faibles marques étaient-elles plutôt symboliques que littérales. Au lieu d’avoir la tête rasée, il portait une longue et épaisse chevelure qui, s’échappant de dessous son bonnet, venait rejoindre une barbe bien peignée et arrangée avec soin ; cette disposition laissait à découvert des traits réguliers, qui auraient même pu passer pour beaux si ses yeux n’avaient eu quelque chose d’égaré. Une bande de velours écarlate, placée transversalement au haut de son bonnet, indiquait plutôt qu’elle ne représentait le sommet ou le fronton distinctif de la coiffure d’un fou en titre d’office. Sa marotte en ébène portait, suivant l’usage, une tête de fou avec des oreilles d’âne en argent, mais si petite et si délicatement ciselée, qu’à moins de la considérer de très-près, on eût cru qu’il portait le bâton officiel de quelque dignité plus sérieuse. Telles étaient les seules marques auxquelles on pût reconnaître son emploi. Du reste il rivalisait de luxe avec la plupart des nobles de la cour. Une médaille d’or était suspendue à son bonnet ; une chaîne de même métal pendait à son cou, et ses habits n’étaient pas plus bizarres que ceux des jeunes élégants qui cherchent à outrer la mode du jour.

Charles et Louis, ce dernier à l’exemple de son hôte, adressèrent souvent la parole à ce bouffon pendant le festin, et tous deux, par des éclats de rire spontanés, montraient combien les réponses du Glorieux les divertissaient. « Pour qui sont ces deux sièges vacants ? lui demanda Charles. — L’un, tout au moins, devrait m’appartenir par droit de succession, répondit-il. — Et pourquoi cela, faquin ? — Parce qu’ils appartiennent à d’Hymbercourt et à d’Argenton, qui sont allés si loin pour voir lesquels de leurs faucons volent le mieux, qu’ils ont oublié le souper. Or donc, ceux qui préfèrent un faucon volant à un faisan sur table, sont proches parents d’un fou, et celui-ci devrait s’emparer de leurs sièges comme faisant partie de leur succession mobilière. — Cette plaisanterie n’est pas nouvelle, répondit le duc, mais, fous ou sages, les voici qui arrivent. »

Comme il parlait, d’Argenton et d’Hymbercourt entrèrent dans la salle, et après avoir salué humblement les princes, ils prirent en silence les places qu’on leur avait réservées.

— Eh bien, messieurs, leur cria le duc, il faut que votre chasse ait été bien bonne ou bien mauvaise, pour vous avoir retenus si tard. Sire Philippe de Comines, vous paraissez tout abattu ; d’Hymbercourt vous a-t-il gagné une grosse gageure ? Vous êtes un philosophe, et vous devriez présenter meilleur visage à mauvaise fortune. Par saint George ! d’Hymbercourt n’a pas l’air moins consterné que vous. Qu’est-ce que cela signifie, messieurs ? N’avez-vous pas trouvé de gibier ? avez-vous perdu vos faucons ? quelque sorcière vous a-t-elle croisés en chemin ? avez-vous rencontré le Chasseur Sauvage[1] dans la forêt ? Sur mon honneur ! on dirait que vous venez assister à des funérailles plutôt qu’à un festin ? »

Tandis que le duc parlait, les yeux de l’assemblée étaient tournés sur d’Hymbercourt et d’Argenton ; et comme ils n’étaient nullement de ces gens chez qui une expression de mélancolie est habituelle, leur contenance embarrassée et triste fut si aisément remarquée que le silence succéda aux bruyants éclats de la joie, malgré l’excellent vin dont les convives avaient déjà fait de copieuses libations, sans que personne pût assigner la raison d’un changement survenu presque tout à coup dans les dispositions des esprits ; chacun se mit à parler à l’oreille de son voisin, comme si l’on eût été à la veille d’apprendre quelque grand événement.

« Que signifie ce silence, messieurs ? » dit le duc en élevant la voix qu’il avait naturellement si retentissante. « Si vous apportez à notre banquet ces regards étranges et cette taciturnité non moins singulière, il est fâcheux que vous ne soyez pas restés dans les marais à chercher des hérons, des bécasses, et même des hiboux. — Mon gracieux maître, dit d’Argenton, comme nous revenions de la forêt nous avons rencontré le comte de Crèvecœur. — Quoi ! reprit le duc, déjà de retour du Brabant ? il y a trouvé tout en bon état, j’espère ! — Le comte vous présentera lui-même, dans un instant, l’exposé des nouvelles qu’il rapporte, répondit d’Hymbercourt, car nous ne les avons entendues qu’imparfaitement. — Mort de ma vie ! Et où est le comte ? — Il change de vêtements pour se rendre auprès de Votre Altesse, répondit d’Hymbercourt. — De vêtements ? Par la sambleu ! qu’avait-il besoin d’en changer ? Je crois que vous vous êtes ligués ensemble pour me rendre fou. — Pour parler plus franchement, dit d’Argenton, il désire vous communiquer ses nouvelles en audience particulière. — Tête-Dieu ! sire roi, dit Charles, voilà comme nos conseillers nous servent toujours : s’ils ont appris quelque chose qu’ils jugent de quelque importance pour notre oreille, ils prennent sur-le-champ le ton de gravité, et sont aussi fiers de ce fardeau qu’un âne l’est d’une selle neuve. Qu’on prévienne Crèvecœur de se rendre ici incontinent. Il arrive des frontières de Liège, et quant à nous, du moins, » dit-il en appuyant sur le pronom, « nous n’avons pas de secrets dans ce pays que nous ne puissions proclamer à la face de l’univers.

Tout le monde s’aperçut que le duc avait assez bu pour accroître son entêtement naturel ; et quoique plusieurs de ses courtisans lui eussent volontiers fait observer que le moment n’était propice ni pour entendre des nouvelles, ni pour tenir conseil, cependant ils connaissaient trop bien la fougue de son caractère pour hasarder la moindre objection ; chacun demeura dans une attente inquiète des nouvelles que le comte devait communiquer.

Après un court intervalle durant lequel le duc resta les yeux impatiemment fixés sur la porte, tandis que les convives tenaient les leurs attachés sur la table, comme pour cacher leur curieuse anxiété, Louis seul conservait un sang-froid impassible et continuait de causer alternativement avec l’écuyer tranchant et le bouffon.

Enfin Crèvecœur entra, et fut interpellé aussitôt : « Quelles nouvelles de Liège, sire comte ? L’annonce de votre arrivée a banni l’enjouement de cette table ; nous espérons que votre présence y ramènera la gaieté. — Seigneur et maître, » répondit le comte avec fermeté, mais avec tristesse, « les nouvelles que je vous apporte sont plutôt de nature à être révélées dans un conseil que dans un banquet. — Quelles sont-elles ? s’écria le duc : annonçassent-elles l’antéchrist, je veux les connaître sur-le-champ. Mais je les devine ; les Liégeois se sont encore mutinés ! — C’est la vérité, monsieur, » dit Crèvecœur d’un air grave. — Voyez, reprit le duc, voyez comme j’ai deviné ce que vous hésitiez tant à me dire ! Ainsi ces bourgeois sans cervelle ont encore pris les armes. Cela ne pouvait arriver plus à propos, » ajouta-t-il en jetant sur Louis un regard où il se peignait un ressentiment qu’il s’efforçait cependant de déguiser, « car nous pouvons aujourd’hui prendre l’avis de notre seigneur suzerain sur la manière de réprimer une telle révolte. Est-ce là toutes vos nouvelles ? Pourquoi n’avez-vous pas vous-même marché au secours de l’évêque ? Répondez ! — Il m’en coûte, monseigneur, d’avoir à vous répondre, comme il vous en coûtera de m’entendre. Mon secours et celui de tous les chevaliers du monde ne serviraient de rien à cet excellent prélat : Guillaume de la Marck, uni aux Liégeois insurgés, s’est emparé du château de Schonwaldt, et l’a assassiné dans sa propre demeure. — Assassiné ! » répéta le duc d’un ton bas et concentré, mais qui fut néanmoins entendu d’un bout de la salle à l’autre ; « tu as été trompé par quelque faux rapport, Crèvecœur. Cela est impossible. — Hélas ! monseigneur, répondit le comte, je le tiens d’un témoin oculaire, d’un archer de la garde écossaise du roi de France, qui était dans la salle au moment où ce meurtre a été consommé par de la Marck. — Et qui sans doute a prêté la main à cet horrible sacrilège ! » reprit le duc en se levant et en frappant du pied avec une telle furie, qu’il mit en pièces le marchepied placé devant lui. « Qu’on ferme les portes de cette salle ! qu’on en garde les fenêtres ! Qu’aucun étranger ne bouge de son siège, sous peine de mort. Gentilshommes de ma chambre, l’épée à la main ! » Et se tournant vers Louis, il porta lentement la main d’un air déterminé sur la poignée de son épée, tandis que le roi, sans montrer aucune crainte, sans même prendre une attitude défensive, lui dit avec calme : Ces nouvelles, beau cousin, ont ébranlé votre raison. — Non, » répondit le duc avec un accent terrible, « mais elles ont éveillé un juste ressentiment que j’avais laissé trop long-temps étouffé sous de vaines considérations de lieu et de circonstances. Meurtrier de ton frère, rebelle contre ton père, tyran de tes sujets, allié traître, roi parjure, gentilhomme déshonoré, tu es en ma puissance, et j’en remercie le ciel. — Remerciez-en plutôt ma folie, dit le roi, car lorsque nous nous rencontrâmes à Montlhéri, à termes au moins égaux, il me semble que vous auriez voulu être plus loin de moi que vous ne l’êtes en ce moment. »

Le duc avait toujours la main sur la poignée de son épée, mais il ne la tira pas du fourreau pour frapper un ennemi qui ne faisait aucune résistance, et dont la contenance impassible ne pouvait justifier aucun acte de violence.

Cependant une confusion générale et étrange régnait dans la salle ; les portes en étaient fermées et gardées selon l’ordre du duc ; mais plusieurs seigneurs français, quoique en petit nombre, s’étaient levés de leurs sièges, et se disposaient à défendre leur souverain. Louis n’avait dit un mot, ni au duc d’Orléans ni à Dunois, depuis qu’il les avait fait sortir du château de Loches, et à peine pouvaient-ils se regarder comme en liberté, traînés comme ils l’étaient à la suite du monarque, et objet évident de ses soupçons plutôt que de ses égards et de son estime. Néanmoins la voix de Dunois fut la première à s’élever au milieu de ce tumulte, et s’adressant au duc de Bourgogne : « Sire duc, lui dit-il, vous oubliez que vous êtes vassal de la France, et que nous, vos convives, nous sommes Français. Si vous levez la main contre votre roi, préparez-vous à soutenir les plus violents efforts du désespoir ; car, croyez-moi, nous nous abreuverons du sang de la Bourgogne comme nous venons de nous abreuver de son vin. Courage, monseigneur d’Orléans ; et vous, gentilshommes français, rangez-vous autour de Dunois, et faites ce que vous verrez faire. »

En ce moment, le roi put connaître quels étaient ceux de ses sujets sur lesquels il pouvait le plus compter. Le peu de seigneurs et de chevaliers indépendants qui se trouvaient auprès de lui, et dont la plupart n’en avaient reçu que des dédains et des mortifications, sans être effrayés par une force infiniment supérieure, ni par la certitude d’une mort prompte, se hâtèrent de se ranger autour de Dunois, et se frayèrent un passage à sa suite vers le haut bout de la table où les deux princes étaient assis.

Au contraire, ceux de ses serviteurs que Louis avait tirés de la bassesse pour les élever à des places importantes qu’ils n’avaient aucunement méritées, ne montrèrent que lâcheté et froideur, et demeurant tranquillement assis, parurent déterminés à ne point anticiper sur leur destinée par une intervention quelconque, quoi qu’il pût advenir de leur bienfaiteur.

Le premier parmi les hommes généreux qui prirent la défense du roi était le vénérable lord Crawford, qui, avec une agilité qu’on n’aurait pu attendre de son âge, se fraya un chemin malgré toute opposition. À la vérité, il n’en rencontra qu’une faible ; car soit par point d’honneur, soit par un désir secret de prévenir le coup qui menaçait Louis, les seigneurs bourguignons livrèrent passage au noble Écossais, qui vint se placer entre le roi et le duc. Enfonçant de côté sa toque, de dessous laquelle s’échappaient quelques mèches de cheveux blancs, pendant que ses joues pâles et son front ridé reprenaient leurs primitives couleurs, et que son œil éteint par l’âge brillait d’un nouveau feu, signal d’une résolution désespérée il tira son épée de la main droite, et rejetant son manteau de la main gauche, il se mit sur la défensive.

« J’ai combattu pour son père et pour son aïeul, s’écria-t-il ; et, par saint André ! quoi qu’il puisse résulter de tout ceci, je ne l’abandonnerai pas dans une telle crise. »

Tout ce qu’il nous a fallu quelque temps pour le rapporter se passa rapide comme l’éclair ; car à peine le duc avait-il pris une attitude menaçante, que Crawford s’était élancé entre lui et l’objet de sa vengeance, et que tous les gentilshommes français s’étaient portés du même côté aussi vite qu’il leur avait été possible.

Le duc de Bourgogne tenait toujours la main sur son épée, et semblait prêt à donner le signal de l’attaque, dont le résultat eût infailliblement été le massacre du parti le plus faible, quand Crèvecœur, accourant aussi, s’écria d’une voix claire et sonore : « Monseigneur de Bourgogne, considérez ce que vous allez faire ! Vous êtes dans votre palais ; vous êtes le vassal du roi ! Ne répandez pas le sang de votre hôte dans votre demeure, le sang de votre souverain assis sur le trône que vous avez élevé pour lui, et où il s’est placé sous votre sauvegarde. Par égard pour l’honneur de votre maison, ne cherchez pas à venger un horrible assassinat par un assassinat non moins horrible. — Retire-toi, Crèvecœur, s’écria le duc, et laisse-moi assouvir ma vengeance. Retire-toi ; la colère des princes est aussi redoutable que celle du ciel. — Oui, » répondit Crèvecœur avec fermeté ; mais seulement lorsqu’elle est juste comme celle du ciel. Permettez-moi, mon prince, d’arrêter la violence de votre caractère, quelque justement offensé que vous soyez. Et vous, nobles de France, lorsque toute résistance est vaine, trouvez bon que je vous recommande d’éviter ce qui pourrait amener l’effusion du sang. — Il a raison, » dit Louis, que son sang-froid n’abandonna pas dans cet instant terrible, et qui prévoyait que si les voies de fait commençaient, on se porterait à plus de violence dans la chaleur du moment qu’au milieu du calme, si la paix pouvait être maintenue. « Il a raison… Mon cousin d’Orléans, mon brave Dunois, mon fidèle Crawford, n’amenez pas des malheurs et une effusion de sang par une colère irréfléchie. Notre cousin le duc est irrité de la mort d’un ami cher à son cœur, du vénérable évêque de Liège, dont nous déplorons le meurtre autant qu’il le déplore lui-même : d’anciens et, malheureusement, de nouveaux sujets de discussion le portent à nous soupçonner d’avoir trempé en quelque façon dans un crime que nous abhorrons. Si notre hôte voulait se souiller d’un crime semblable en nous assassinant ici, nous son roi et son parent, sous la fausse supposition que nous aurions contribué à la mort déplorable de l’évêque de Liège, votre résistance ne pourrait guère alléger notre destin ; au contraire, elle ne pourrait que l’aggraver. Ainsi donc, Crawford, retirez-vous. Dussent ces paroles être les dernières que je prononce, je parle comme un roi à son officier, et j’exige obéissance. Retirez-vous ; et si on le requiert, rendez votre épée ; je vous l’ordonne : votre serment vous oblige à m’obéir. — C’est la vérité, Sire, » répondit Crawford en reculant, et en replongeant son épée dans le fourreau, d’où il l’avait tirée à moitié ; « oui, c’est la vérité ; mais, sur mon honneur, si j’étais à la tête de soixante-dix de mes braves compagnons, au lieu d’être chargé du même nombre d’années, je voudrais essayer s’il ne serait pas possible de me faire raison de ces galants si recherchés avec leurs chaînes d’or et leurs bonnets à ganses, surchargés de bordures de toutes couleurs et de devises emblématiques. »

Le duc resta long-temps les yeux fixés sur le plancher, puis, avec une ironie amère : « Vous parlez bien, Crèvecœur, dit-il ; notre honneur demande que nos obligations envers ce grand roi, cet hôte chéri, ne soient pas payées aussi à la hâte que nous nous l’étions proposé dans notre impétueuse colère. Nous agirons de telle sorte que toute l’Europe connaîtra l’équité de nos procédés. Gentilshommes de France, il faut que vous rendiez vos armes à mes officiers. Votre maître a rompu la trêve et n’a plus aucun titre à en jouir. Cependant, pour ne point blesser vos sentiments d’honneur, et par respect pour le rang dont il a dégénéré, nous ne demanderons pas à notre cousin Louis son épée. — Aucun de nous, s’écria Dunois, ne rendra ses armes et ne sortira de cette salle qu’avec la ferme assurance que notre roi ne court aucun danger. — Et pas un homme de la garde écossaise, » s’écria à son tour lord Crawford, « ne déposera les siennes que par ordre exprès du roi de France ou de son grand connétable. — Brave Dunois, dit Louis, et vous, mon fidèle Crawford, votre zèle me nuira au lieu de m’être utile. Je compte, » ajouta-t-il avec dignité, « je compte sur la justice de ma cause plus que sur une vaine résistance qui coûterait la vie aux meilleurs et aux plus braves de mes sujets. Rendez vos épées ; les nobles bourguignons qui recevront ces honorables gages sauront nous protéger, vous et moi, mieux que vous ne pourriez le faire vous-mêmes. Rendez vos épées, je le veux, je vous l’ordonne. »

Ce fut ainsi que, dans cette crise imminente, Louis montra cette prompte résolution et ce jugement aussi profond que juste qui seul pouvait lui sauver la vie. Il était convaincu que, jusqu’à ce qu’on en vînt aux mains, il pouvait compter sur l’assistance de la plupart des nobles bourguignons qui étaient présents, pour modérer la fureur de leur prince ; mais que, si une fois la mêlée commençait, lui et le petit nombre de ses défenseurs seraient immolés à l’instant même. Et cependant ses ennemis les plus acharnés avouèrent que dans ce moment sa conduite n’offrait rien qui sentît la bassesse ou la lâcheté. Il ne chercha point à augmenter la rage du duc ; mais il ne parut ni redouter ni vouloir conjurer cette étrange frénésie, et il continua à le regarder avec ce calme que l’on remarque dans les yeux d’un homme brave qui observe les gestes menaçants d’un aliéné, et qui sait que sa fermeté, son sang-froid, sont un frein capable de réprimer son délire.

Au commandement du roi, Crawford remit son épée à Crèvecœur en lui disant : « Prenez-la, et que le diable vous en donne une grande joie ! je ne vois pas de déshonneur à vous la rendre, car nous n’avons pas eu la liberté du choix. — Un instant, messieurs ! » s’écria le duc d’une voix entrecoupée, comme un homme à qui la colère a presque ôté le pouvoir de s’exprimer ; « gardez vos épées ; il me suffit que vous donniez votre parole de ne pas vous en servir. Quant à vous, Louis de Valois, vous êtes mon prisonnier jusqu’à ce que vous vous soyez lavé du soupçon d’avoir trempé dans un meurtre et dans un sacrilège. Qu’on le mène à la tour du comte Herbert, qu’il ait avec lui six hommes de sa suite et à son choix. Lord Crawford, il faut que votre garde se retire du château ; on lui donnera ailleurs un logement convenable. Qu’on lève tous les pont-levis, qu’on baisse toutes les herses, qu’on triple la garde à toutes les portes de la ville, qu’on ramène le pont de bateaux sur la rive droite de la rivière ; que ma troupe de Noirs-Wallons entoure le château, et que l’on triple le nombre des sentinelles à tous les postes. D’Hymbercourt, vous ferez faire des patrouilles à pied et à cheval autour de la ville, de demi-heure en demi-heure, pendant la nuit, et d’heure en heure durant le jour, si toutefois cette mesure est encore nécessaire après le lever du soleil, car il est probable que nous irons vite en besogne. Ayez l’œil sur la personne de Louis ; vous en répondez sur la vie. »

Il se leva de table avec une précipitation qui montrait encore la violence de la colère qui l’animait, lança au roi un regard où se peignait une inimitié mortelle, et sortit brusquement de la salle du banquet.

— « Messieurs, » dit le roi en regardant autour de lui d’un air de dignité, « le chagrin de la mort de son allié a plongé votre prince dans un état voisin de la frénésie. Je me flatte que vous connaissez trop bien votre devoir comme chevaliers et comme gentilshommes, pour le soutenir dans un acte de trahison ou de violence contre la personne de son seigneur suzerain. »

En ce moment on entendit dans les rues le son des tambours et des trompettes, qui appelaient les soldats de toutes parts.

— « Nous sommes sujets de la Bourgogne, » dit Crèvecœur qui remplissait auprès de son maître les fonctions de maréchal du palais, « et nous ferons notre devoir comme tels. Nos espérances, nos prières, nos efforts, seront employés à ramener la paix et l’union entre Votre Majesté et notre maître. En attendant, nous devons nous conformer à ses ordres. Ces seigneurs et ces chevaliers se feront un honneur de contribuer de leur mieux à rendre moins désagréable à l’illustre duc d’Orléans, au brave Dunois et au vaillant lord Crawford leur changement de logis. Quant à moi, Sire, je dois être le chambellan de Votre Majesté, et vous conduire dans un appartement tout autre que je ne le désirerais, car je n’ai pas perdu le souvenir de l’hospitalité que j’ai reçue au Plessis. Vous n’avez qu’à désigner les personnes qui doivent composer votre suite, et que les ordres du duc limitent à six. — Eh bien ! » dit le roi en regardant autour de lui, et après un moment de réflexion, « je désire avoir auprès de moi, Olivier le Dain ; un archer de ma garde écossaise, nommé le Balafré ; Tristan l’Ermite avec deux de ses gens, et mon très-loyal et fidèle philosophe Martius Galeotti. — La volonté de Votre Majesté sera exécutée en tous points, dit le comte de Crèvecœur. Galeotti, » ajouta-t-il après avoir pris quelques renseignements, « est, à ce que j’apprends, à souper ce soir en joyeuse compagnie ; mais on va l’envoyer chercher. À l’instant même, les autres se rendront aux ordres de Votre Majesté. — Rendons-nous donc dans le nouveau logement que nous assigne l’hospitalité de notre cousin, dit le roi. Nous savons que la tour est forte, et nous espérons qu’elle sera également sûre. — Avez-vous entendu le nom de ceux dont le roi Louis a fait choix pour composer sa suite ? » demanda tout bas le Glorieux au comte de Crèvecœur en suivant Louis qui sortait de la salle. — Assurément, mon joyeux compère, répondit le comte. Eh bien ! que trouves-tu à dire là-dessus. — Oh ! rien, rien ; à cela près que c’est une collection assez singulière. Un entremetteur, un infâme paillard de barbier[2], un coupe-jarrets écossais à gages, un bourreau en titre avec ses deux valets, et un fripon de charlatan. Je veux aller avec vous, Crèvecœur, afin de prendre mes degrés en coquinerie en les observant pendant que vous les conduirez. Le diable lui-même aurait eu peine à convoquer un pareil synode, dont il serait tout au plus un assez digne président. »

Usant donc de ses privilèges, le fou prit familièrement le bras de Crèvecœur et se mit en marche avec lui, tandis que, sous la protection d’une bonne escorte, mais sans oublier de lui rendre toutes les marques extérieures du respect, le comte conduisait le roi à son appartement.



  1. Dans l’imitation de la ballade de Burger, sir Walter Scott nous fera connaître le Chasseur Sauvage. a. m.
  2. Pandarly. Voyez dans la pièce de Troilus and Cressida, de Shakspeare, le rôle de Pandarus. La vraie traduction de Pandarly barber est maq… de barbier. a. m.