Quentin Durward/Chapitre 18

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 247-258).


CHAPITRE XVIII.

LA CHIROMANCIE.


Quand des contes joyeux et de vives chansons égayent une route aride, nous désirons que cette route se prolonge. Mais nous marchons sur une terre de féerie, et le charme qui guide nos pas nous ramène sur la même route.
Ben Jonson.


À la pointe du jour, Durward sortit de sa petite cellule, réveilla les palefreniers endormis, et surveilla les préparatifs du voyage avec plus de soin encore que de coutume. Il inspecta lui-même les sangles, les brides, les harnais et les fers des chevaux, afin d’être exposé le moins possible à ces accidents qui, quoique fort légers en eux-mêmes, retardent les voyageurs sur la route. Il veilla aussi à ce que les chevaux reçussent leur provende, afin d’être sûr qu’ils seraient en état de résister à la fatigue de la journée, ou de fuir avec vitesse, si cela devenait nécessaire.

Retournant ensuite dans sa chambre, il endossa son armure, qu’il affermit avec un soin tout particulier, et ceignit son épée comme un homme qui s’apprête à faire face au danger, avec la ferme résolution de le braver jusqu’au dernier soupir.

Cette résolution généreuse lui donna un maintien assuré et un air de dignité que les dames de Croye n’avaient pas encore remarqué en lui, quoiqu’elles eussent déjà remarqué avec un vif plaisir la grâce naïve qui régnait dans ses actions, dans ses discours, ainsi que l’heureux mélange de finesse naturelle et de simplicité qu’il devait à une éducation reçue dans le cloître et dans un pays presque inconnu. Il leur fit observer qu’il serait nécessaire qu’elles se missent en route ce jour-là plus tôt qu’à l’ordinaire ; et, conformément à cet avis, on quitta le couvent immédiatement après le repas du matin, pour lequel, aussi bien que par reconnaissance pour l’hospitalité qu’on leur avait accordée, les dames firent à l’autel une donation plus convenable à leur rang qu’à leur apparence. Cette libéralité n’excita pourtant aucun soupçon, car on les prenait pour des Anglaises ; et, à cette époque aussi bien que de nos jours, ces insulaires avaient la réputation de posséder d’immenses richesses.

Le prieur leur donna sa bénédiction à l’instant où elles se préparaient à partir, et témoigna à Quentin la joie qu’il ressentait de l’absence de son guide païen : « Car, dit-il, mieux vaut trébucher en chemin que de marcher appuyé sur le bras d’un larron ou d’un brigand. »

Quentin n’était pas tout à fait de cette opinion ; quoiqu’il sût que le Bohémien était un homme très-dangereux, il croyait pouvoir se servir de lui, et en même temps renverser ses projets criminels, maintenant qu’il les connaissait. Mais son anxiété à ce sujet ne fut pas de longue durée, car la petite cavalcade était à peine à cent toises du monastère et du village, que le Maugrabin la rejoignit, monté comme de coutume sur son petit cheval vif et léger. La route passait le long du même ruisseau où Quentin l’avait surpris la nuit précédente dans un mystérieux entretien, et Hayraddin ne faisait que de les rejoindre lorsqu’ils passèrent sous ce saule qui avait permis à Durward d’être un auditeur inaperçu de ce qui s’était passé entre son guide et le lansquenet.

Les souvenirs que cet endroit rappela à Quentin le portèrent à entrer brusquement en conversation avec le Bohémien, à qui il avait à peine dit un mot jusqu’alors. « Où as-tu trouvé un gîte la nuit dernière, profane scélérat ? lui dit-il. — Votre sagesse peut l’imaginer en regardant ma souquenille, » répondit-il en indiquant du doigt son habit qui était couvert de brins de foin. « Une meule de foin est un lit très-convenable à un astrologue, et bien meilleur qu’il ne faut pour un païen qui tourne en dérision notre sainte religion ainsi que ses ministres. — Ce lit a cependant été plus agréable à mon Klepper qu’à moi, » répondit Hayraddin en caressant de la main le cou de son cheval ; « car il avait en même temps gîte et nourriture. Ces vieux fous de tondus l’ont mis à la porte de leur maison, comme si le cheval d’un homme sage eût pu infecter de son esprit ou de sa sagacité toute une congrégation d’ânes. Par bonheur que Klepper connaît mon sifflet et suit ma trace comme un chien de chasse, car nous ne nous serions jamais rencontrés ; et vous auriez pu siffler tout à votre aise pour retrouver un guide. — Je t’ai recommandé plus d’une fois, » répondit Durward avec sévérité, « de mettre un frein à la licence de tes discours quand tu te trouves dans la compagnie de gens respectables, ce qui, je pense, ne t’était guère arrivé jusqu’à ce jour, et je t’assure que si je te croyais un guide aussi peu fidèle que je suis persuadé que tu es un blasphémateur et un indigne pendard, mon épée écossaise ferait bientôt connaissance avec ton cœur de païen, quoiqu’une telle action soit presque aussi ignoble que celle de tuer un pourceau. — Le sanglier est proche parent du pourceau, » répondit le Bohémien sans être intimidé du regard que Quentin lui lançait, et sans changer en la moindre chose l’indifférente causticité qu’il affectait de mettre dans ses paroles ; « et pourtant, ajouta-t-il, beaucoup de gens trouvent gloire, plaisir, et profit à le tuer. »

Surpris de l’effronterie de cet homme et craignant qu’il ne sût de sa propre histoire et de ses sentiments plus qu’il ne jugeait convenable qu’il en apprît, Quentin rompit une conversation dans laquelle le Maugrabin aurait eu tout l’avantage, et alla reprendre son poste accoutumé auprès des dames.

Nous avons déjà remarqué qu’il commençait à s’établir entre les voyageurs un certain degré de familiarité. La comtesse Hameline, bien assurée de la noblesse et de la naissance de leur protecteur, le traitait en égal et en favori ; et quoiqu’Isabelle lui laissât voir moins ostensiblement l’estime qu’elle faisait de lui, Quentin, malgré la réserve timide et la modestie qui le distinguait, n’était pas sans s’apercevoir que sa compagnie et sa conversation n’étaient point du tout indifférentes à cette jeune dame.

Rien n’anime la gaieté de la jeunesse comme la persuasion qu’elle est vue de bon œil ; aussi Quentin, pendant la première partie de son voyage, avait-il pris plaisir à amuser la belle et jeune comtesse, tantôt par une conversation enjouée, tantôt par des chansons et des histoires de son pays natal ; il chantait les premières dans sa langue maternelle, et il s’évertuait à raconter les secondes dans son mauvais français habillé à la mode de son pays, ce qui occasionnait une foule de petites méprises et de petits contre-sens plus divertissants encore que le récit même. Mais ce matin-là, en proie à l’inquiétude, il marchait à côté des dames de Croye sans penser aucunement à les amuser, et elles ne purent s’empêcher de faire l’observation que son silence avait quelque chose d’extraordinaire.

« Notre jeune chevalier a vu un loup, » dit la comtesse Hameline, faisant allusion à une ancienne superstition, « et cette rencontre lui a fait perdre la langue. — Dire que j’ai dépisté un renard serait plus juste, » pensa Quentin, mais il ne fit cette réponse qu’intérieurement. — « Vous sentez-vous indisposé, messire Quentin ? » dit la comtesse Isabelle d’un ton d’intérêt qui la fit rougir, parce qu’elle sentit qu’il y avait dans cette demande quelque chose de trop familier eu égard à la distance qui les séparait. — Il a passé la nuit à boire avec les joyeux moines, reprit la comtesse Hameline : les Écossais sont semblables aux Allemands, qui épuisant toute leur gaieté avec le vin du Rhin, n’apportent à la danse, le soir, que des pas chancelants, et, le lendemain matin, une tête pesante dans le boudoir des dames. — En vérité, aimables dames, je ne mérite pas vos reproches ; les bons moines sont restés presque toute la nuit en prières ; et quant à moi, je n’ai bu qu’un verre de leur vin ordinaire et le plus léger. — C’est peut-être la mauvaise chère qui le prive de sa bonne humeur, ajouta la comtesse Isabelle. Allons, messire Quentin, si jamais nous allons ensemble dans mon ancien château de Braquemont, je me ferai votre échanson, et comptez que je remplirai votre coupe d’un excellent vin, d’un vin meilleur qu’aucun de ceux qu’ont jamais donnés les vignes d’Hoccheim ou de Johannisberg. — Un verre d’eau de votre main, noble dame… » répondit Quentin ; mais il n’en put dire davantage, car sa voix était tremblante ; et Isabelle poursuivit comme si elle n’avait point remarqué l’accent de tendresse avec lequel il avait prononcé le pronom possessif. — Ce vin fut placé dans les caves immenses de Braquemont par les soins de mon bisaïeul le rhingrave Godfrey. — Qui obtint la main de la bisaïeule d’Isabelle, » interrompit la comtesse Hameline, « pour s’être montré le plus vaillant des enfants de la chevalerie au grand tournoi de Strasbourg, tournoi dans lequel dix chevaliers perdirent la vie. Mais ces beaux jours sont loin de nous : personne aujourd’hui ne pense à chercher le danger par amour pour l’honneur, ou pour secourir la beauté persécutée. »

Ces paroles furent prononcées du ton que prend une beauté moderne dont les charmes approchent de leur déclin, quand elle censure le peu de politesse des temps où nous vivons. Quentin prit sur lui de répondre qu’il restait encore quelque chose de cet esprit de chevalerie que la comtesse semblait regarder comme perdu, et qu’on le verrait encore briller dans le cœur des gentilshommes écossais, quand même il aurait disparu de tous les autres lieux. — « L’entendez-vous ? s’écria-t-elle. Il voudrait que nous crussions que son pays froid et inculte conserve encore ce noble feu qui s’est éteint en France et en Germanie ! Le pauvre jeune homme ressemble à un montagnard suisse, pour lequel rien ne se peut comparer à sa terre natale. Il nous dira bientôt merveilles du vin et des olives d’Écosse. — Non, madame, répliqua Durward ; ce que je puis dire du vin et de l’huile de nos montagnes, c’est que nos épées peuvent forcer nos opulents voisins à nous livrer comme tribut ces riches productions. Mais quant à la fidélité inviolable et à l’honneur parfait des Écossais, je suis en ce moment dans la nécessité de vous prouver combien vous devez vous y fier, quoique le faible individu qui vient vous offrir cette preuve ne puisse vous donner d’autre gage de votre sûreté. — Vous parlez mystérieusement, dit la comtesse Hameline ; vous avez donc appris que quelque danger nous menace ? — Depuis une heure je l’ai lu dans ses yeux, » s’écria Isabelle en joignant les mains. « Sainte Vierge, que deviendrons-nous ? — Cela dépend de votre volonté, du moins je l’espère, répondit Durward ; mais je suis forcé de vous demander, nobles dames, si vous voulez vous fier à moi ? — Nous fier à vous ! répondit la comtesse Hameline ; assurément ! Mais pourquoi cette question ? et jusqu’où voulez-vous que notre confiance s’étende ? — Pour ma part, reprit Isabelle, je vous la donne sans aucune restriction, sans aucune condition. Si vous pouviez nous trahir, Quentin, je penserais que la bonne foi a abandonné la terre et n’existe plus que dans le ciel. — Noble dame, » reprit Durward avec une vive satisfaction, « vous me rendez justice. J’ai le projet de changer de route, et d’aller directement à Liège en côtoyant la rive gauche de la Meuse, au lieu de la traverser à Namur. Ceci est contraire aux ordres que m’a donnés le roi Louis, et aux instructions qu’a reçues notre guide ; mais j’ai appris dans le couvent où nous avons passé la dernière nuit que des maraudeurs infestaient la rive droite de la Meuse, et que le duc de Bourgogne a mis des troupes à leur poursuite. Ces deux circonstances m’alarment pour votre sûreté. Me permettez-vous de faire changer votre itinéraire ? — J’y consens de tout mon cœur, répondit la jeune comtesse. — Ma nièce, ajouta sa tante, je crois, comme vous, que ce jeune homme nous est dévoué ; mais croyez-vous que nous puissions sans danger contrevenir aux instructions du roi Louis, et changer l’itinéraire qu’il nous a si positivement prescrit ? — Eh ! pourquoi aurions-nous égard à ces instructions ? dit Isabelle. Grâce au ciel, je ne suis pas sa sujette. Je me suis mise sous sa protection, et il a abusé de la confiance que j’avais eue en lui. Je ne voudrais pas faire injure à ce jeune homme en hésitant un seul moment entre sa parole et les injonctions de ce despote égoïste et trompeur. — Que le ciel vous récompense pour les paroles que vous venez de prononcer, madame ! » s’écria Quentin avec joie ; « et si je ne justifie pas la confiance qu’elles annoncent, être écartelé dans ce monde par des chevaux sauvages, et condamné dans l’autre à des tourments éternels, serait une peine trop douce pour un tel crime. »

À ces mots, il piqua son cheval et rejoignit le Bohémien. Cet homme semblait d’un caractère singulièrement passif, sinon oublieux. Injures ou menaces, il semblait ne garder aucun souvenir ; et il répondit aux paroles que Durward lui adressa pour entamer la conversation, du même ton que s’il ne se fût rien passé de désagréable entre eux dans le cours de la matinée. — « Le chien, pensa l’Écossais, n’aboie pas en ce moment, parce qu’il a l’intention de régler ses comptes avec moi d’un seul coup en me sautant à la gorge ; mais nous reconnaîtrons avant tout s’il n’est pas possible de battre un traître avec ses propres armes… Eh bien ! honnête Hayraddin, lui dit-il, vous voyagez avec nous depuis dix jours, et vous ne nous avez encore donné aucun échantillon de votre savoir dans l’art de dire la bonne aventure ; cependant vous êtes si ardent à le mettre en pratique, qu’il faut que vous étaliez vos connaissances dans chaque couvent où nous nous arrêtons, au risque de n’avoir d’autre logement pour la nuit qu’une meule de foin. — Vous ne me l’avez jamais demandé, répondit le Bohémien. Vous êtes comme le commun des hommes, vous vous contentez de tourner ces mystères en ridicule par cela seul que vous ne pouvez les comprendre. — Donnez-moi donc un échantillon de votre savoir, » dit Quentin ; et ôtant son gantelet, il lui présenta sa main.

Hayraddin examina avec une grande attention les lignes qui la traversaient en tous sens, ainsi que les petites protubérances ou élévations qui se trouvent à la naissance des doigts, et qu’à cette époque on croyait avoir avec les habitudes et la fortune des individus les mêmes rapports qu’aujourd’hui on trouve dans les organes du cerveau.

« Voici une main, dit-il ensuite, qui parle de travaux soufferts et de périls encourus. J’y lis qu’elle a fait de bonne heure connaissance avec la poignée de l’épée ; et cependant il s’y trouve aussi quelque signe qui indique qu’elle n’a pas toujours été étrangère aux agrafes du missel. — Ce qui est de ma vie passée, vous avez pu l’apprendre ailleurs ; dites-moi quelque chose de l’avenir. — Cette ligne qui part du mont de Vénus, et qui, n’étant point interrompue brusquement, suit et accompagne la ligne de vie, annonce clairement qu’un mariage vous procurera une fortune immense, et qu’un amour heureux vous élèvera au rang des puissants et des riches. — Vous en annoncez autant à quiconque vous interroge ; c’est là un des secrets de votre art. — Ce que je vous prédis est certain, aussi certain qu’avant peu vous serez exposé à un très-grand péril ; c’est ce que prouve cette ligne transparente, couleur de sang, qui coupe transversalement la ligne de vie : elle annonce un coup d’épée ou quelque autre violence à laquelle vous serez soustrait par l’attachement d’un ami dévoué. — Par le tien, veux-tu dire ? » s’écria Quentin indigné que le chiromancien essayât ainsi d’abuser de sa crédulité, et de se faire une réputation en lui prédisant les conséquences de sa propre trahison. — « Mon art ne m’apprend rien de ce qui a rapport à moi, répliqua le Zingaro. — Les sorciers de mon pays, reprit Quentin, possèdent donc une science supérieure à votre savoir tant vanté ; car elle leur révèle les dangers dont ils sont menacés. Je n’ai pas quitté mes montagnes sans avoir reçu quelque petite portion du don de seconde vue dont leurs habitants sont doués, et je t’en fournirai la preuve, en échange de ton échantillon de chiromancie. Hayraddin, le danger qui me menace est sur la rive droite de la Meuse ; je l’éviterai en suivant la rive gauche pour me rendre à Liège. »

Le guide entendit ces paroles avec une apathie que, dans les circonstances où il se trouvait, Quentin ne pouvait comprendre. « Si vous accomplissez votre dessein, répliqua-t-il, le danger passera de votre tête sur la mienne. — Si je ne me trompe, vous m’assuriez, il n’y a qu’un instant, que votre art n’allait pas jusqu’à prévoir votre propre destin ? — Pas de la manière qu’il m’a révélé ce qui vous regarde ; mais quiconque connaît un peu Louis de Valois peut prédire qu’il fera pendre votre guide parce qu’il vous aura plu de ne pas prendre la route qu’il a ordonné de suivre. — Atteindre en sûreté le but de notre voyage, et le terminer heureusement, doit être une excuse suffisante pour nous être écartés de la route prescrite. — Certainement, si vous êtes assuré que le roi n’ait pas un autre but que celui qu’il vous a indiqué. — Et quel autre but pourrait-il avoir ? Qui peut vous porter à croire qu’il ait d’autres intentions que celles qu’il m’a fait connaître en me donnant ses ordres ? — Rien, si ce n’est que ceux qui connaissent un peu le roi très-chrétien ne doutent jamais que le projet qui l’occupe le plus est toujours celui dont il a le plus de soin de ne pas parler. Quand votre gracieux roi Louis envoie douze ambassadeurs, je consens à livrer mon cou à la corde un an plus tôt qu’il ne doit y être attaché, si dans ce nombre il s’en trouve un seul qui n’ait pas au fond de son encrier quelque chose de plus que ce qui est écrit dans ses lettres de créance. — Je n’attache aucune importance à ces extravagants soupçons ; mon devoir est clair et positif : c’est de conduire ces dames en sûreté à Liège. Je pense que je le remplirai mieux, ce devoir, en ne prenant pas la route qui m’est prescrite, et c’est pourquoi je continuerai de suivre la rive gauche de la Meuse. D’ailleurs, c’est la plus directe ; en traversant la rivière, nous allongerions notre chemin, et nous augmenterions nos fatigues sans aucune utilité. Pourquoi donc ne le ferions-nous pas ? — Uniquement parce que d’ordinaire les pèlerins, comme ils s’appellent, qui se rendent à Cologne, ne suivent pas la Meuse jusqu’à Liège ; et que la route que vous vous proposez de faire suivre à ces dames donnera lieu de croire qu’elles ne sont pas des pèlerines comme elles feignent de l’être. — Si l’on nous fait des reproches à ce sujet, nous répondrons que nous avons craint de rencontrer le duc de Gueldres, Guillaume de la Mark, les écorcheurs et les lansquenets sur la rive droite ; et ce nous sera une excuse suffisante pour avoir continué de suivre la rive gauche, quoiqu’il nous soit prescrit de passer sur la rive droite. — Comme il vous plaira, monsieur l’archer ; je suis prêt à vous guider par la rive gauche aussi bien que par la rive droite. Vous vous excuserez auprès de votre maître selon que vous aviserez. »

Bien que surpris de la facilité avec laquelle Hayraddin consentait à changer de route, Quentin en fut charmé, car il avait besoin de ses secours comme guide, et il craignait qu’en voyant son projet de trahison déjoué, cet homme ne se portât à quelque extrémité. D’ailleurs, l’exclure de leur troupe aurait été le sûr moyen de tomber entre les mains de Guillaume de la Marck, avec qui il était en correspondance, au lieu que, tant qu’il resterait avec eux, il serait toujours possible de le surveiller de manière à l’empêcher d’avoir aucune communication avec des étrangers.

Abandonnant donc le premier projet de changer de route, ils suivirent celle qui se prolonge sur la rive gauche de la Meuse ; et leur marche rapide fut couronnée d’un si heureux succès, que le lendemain ils arrivèrent de très-bonne heure à leur destination. Ils trouvèrent que l’évêque de Liège, à cause de sa santé, ainsi qu’il l’alléguait, mais plutôt, peut-être, pour éviter d’être surpris par la population nombreuse et turbulente de la ville, avait établi sa demeure dans son magnifique château de Schonwaldt, à environ un mille de Liège.

Comme ils approchaient du château, ils aperçurent le prélat qui revenait processionnellement de la ville voisine, où il avait été célébrer pontificalement la grand’messe. Il était suivi d’un nombreux cortège de fonctionnaires religieux, civils et militaires, marchant pêle-mêle, et il était, comme dit un ancien trouvère :

« Précédé de maint porte-lance,
Et suivi de maint porte-croix. »

Cette procession présentait un bel aspect, en côtoyant les bords verdoyants de la Meuse, qui déployait au loin ses eaux majestueuses ; elle fit un détour sur la droite, et sembla s’engloutir sous le superbe et gothique portail de la demeure épiscopale.

Mais lorsque les voyageurs furent plus près du château, ils virent que tout annonçait au dehors la crainte et l’inquiétude qui régnaient au dedans, ce qui contrastait singulièrement avec la pompe et la magnificence dont ils venaient d’être témoins. Une forte garde de soldats de l’évêque était placée autour du bâtiment et dans quelques postes avancés ; et l’aspect peu ordinaire de cette cour ecclésiastique semblait déceler dans le respectable prélat l’appréhension d’un danger qui lui faisait trouver nécessaire de s’entourer de toutes les précautions d’une guerre défensive.

Lorsque Quentin eut annoncé les comtesses de Croye, on les introduisit avec respect dans le grand salon, où elles reçurent de l’évêque, qui était à la tête de sa petite cour, l’accueil le plus cordial. Il ne voulut pas leur permettre de lui baiser la main, mais il les embrassa ; et dans ce baiser déposé sur leurs joues il y avait tout à la fois quelque chose de la galanterie d’un prince qui reçoit de jolies femmes, et de la sainte affection d’un pasteur pour la partie féminine de son troupeau.

Louis de Bourbon, évêque de Liège, était réellement un prince bon et généreux : sa vie n’avait peut-être pas toujours été renfermée dans les limites sévères du caractère sacerdotal ; mais il ne s’était jamais écarté du caractère de franchise et d’honneur qui distingue la maison de Bourbon, de laquelle il descendait.

Dans les derniers temps, car il avançait en âge, le prélat avait adopté une vie plus régulière que dans le commencement de son règne, et plus convenable pour un membre de la sainte hiérarchie. Il était aimé des princes ses voisins comme un noble ecclésiastique généreux et magnifique dans toutes les actions de sa vie, quoique s’écartant quelquefois de la rectitude et de la sévérité de conduite dont sa qualité d’évêque lui faisait une loi, et gouvernant avec une molle indifférence qui encourageait à la rébellion ses sujets riches et mutins, plutôt que de les maintenir dans le devoir.

Il était si étroitement allié avec le duc de Bourgogne, que ce dernier se croyait presque en droit de réclamer une partie de sa souveraineté temporelle, et récompensait la facilité avec laquelle le prélat admettait des prétentions qu’il aurait pu aisément réfuter, en embrassant son parti en toute occasion avec ce zèle fougueux et violent qui fut toujours le trait le plus saillant de son caractère. Charles avait coutume de dire qu’il considérait Liège comme lui appartenant, et l’évêque comme son frère (en effet le duc avait épousé en premières noces une sœur de ce prélat) ; ajoutant que quiconque ferait injure à Louis de Bourbon aurait à faire à Charles de Bourgogne ; menace qui, si l’on considère le caractère et la puissance de ce prince, devait être peu agréable pour les habitants de la ville de Liège, où, suivant un vieux proverbe : « L’argent faisait trébucher l’esprit[1]. »

Le prélat, ainsi que nous l’avons dit, promit aux dames de Croye de faire tout ce qu’il pourrait en leur faveur auprès du duc de Bourgogne. Il espérait d’autant plus leur être utile que Campo-Basso, d’après quelques découvertes que venait de faire son maître et qui n’étaient nullement à son avantage, avait perdu la faveur de ce prince. Mais le soupir qui accompagna cette promesse de les protéger semblait déceler que son pouvoir à cet égard était plus précaire qu’il ne voulait le laisser entendre.

« Quoi qu’il arrive, mes très-chères filles, » ajouta-t-il d’un air qui, de même que dans son premier accueil, était un mélange d’onction spirituelle et de cette galanterie héréditaire qui caractérisait la maison de Bourbon, « le ciel me préserve d’abandonner jamais l’agneau au loup vorace, ou de nobles dames à l’oppression du méchant. Je suis un homme de paix, quoique le bruit des armes se fasse entendre dans ma demeure ; mais soyez certaines que je prendrai autant de soin de votre sûreté que de la mienne ; et si les affaires venaient à prendre un aspect plus alarmant… quoique je me flatte, avec la grâce de Notre-Dame, que les têtes se calmeront au lieu de s’enflammer davantage… je vous procurerai les moyens de vous retirer avec sécurité en Allemagne ; car la volonté même de notre frère et protecteur Charles de Bourgogne serait impuissante pour nous faire disposer de vous d’une manière contraire à votre intention. Nous ne pouvons vous permettre de vous retirer dans un couvent ; car, hélas ! telle est l’influence des enfants de Bélial sur les habitants de la ville de Liège, qu’au delà des murs de ce château et loin de la protection de nos soldats, nous ne connaissons plus de retraite sur laquelle s’étende notre autorité. Cependant vous êtes les bien-venues ici ; votre suite y sera honorablement traitée, notamment ce jeune homme que vous avez recommandé d’une manière toute particulière à notre bienveillance, et à qui nous donnons notre bénédiction. »

Quentin s’agenouilla, comme il le devait, pour recevoir cette bénédiction épiscopale.

« Quant à vous, poursuivit le digne prélat, vous resterez ici avec ma sœur Isabelle, chanoinesse de Trêves : vous pouvez résider avec elle en tout honneur, même sous le toit d’un galant célibataire comme l’évêque de Liège. »

En terminant ce discours de réception, l’aimable prélat conduisit les dames à l’appartement de sa sœur ; et l’intendant de sa maison, officier qui, ayant reçu l’ordre du diaconat, participait tout à la fois au pouvoir séculier et au pouvoir ecclésiastique, prodigua à Quentin tous les soins d’une bienveillante hospitalité, comme le lui avait recommandé son maître. Les autres personnes de la suite des dames de Croye furent placées dans des appartements d’un ordre inférieur.

Au milieu de cet arrangement, Quentin ne put s’empêcher de remarquer que la présence du Bohémien, qui, dans tous les couvents du pays, avait été la source de mille objections, semblait ne donner lieu à aucune remarque dans la maison de ce riche, et nous pouvons peut-être ajouter, de ce mondain prélat.



  1. C’est-à-dire que, tous deux mis dans la balance, le premier l’emportait sur le second ; ou bien encore, que leur richesse tournait la tête à ces honnêtes industriels. a. m.