Quentin Durward/Chapitre 17

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 238-247).


CHAPITRE XVII.

L’ESPION ÉPIÉ.


Quel est cet insolent rôdeur ? cet espion qu’on espionne ? À bas les mains ! vous n’êtes pas fait pour de tels vaincus.
Ben Jonson, contes, Robin Hood.


Lorsque Quentin sortit du couvent, il aperçut de loin, à la clarté de la lune, le Bohémien qui fuyait avec la rapidité d’un limier qui a senti le fouet ; il le vit ensuite traverser un petit village, puis entrer dans une prairie située à l’extrémité de la rue. « Le coquin court vite, se dit Quentin, mais il lui faudrait des jambes bien agiles pour échapper au pied le plus leste et le plus léger qui ait jamais foulé les bruyères de Glen-Houlakin. »

Comme heureusement il avait quitté son manteau et son armure, le montagnard écossais put déployer librement un talent qui était sans égal dans son pays, et qui, malgré la manière supérieure dont le Bohémien s’en acquittait, était tel, qu’en très peu d’instants il ne pouvait manquer de l’atteindre. Ce n’était cependant pas l’intention de Quentin ; car il jugeait beaucoup plus essentiel d’observer ses mouvements et de surveiller sa conduite. Il fut confirmé dans cette résolution en remarquant la promptitude avec laquelle le Bohémien poursuivait sa course, même après la première impulsion. Cette fuite toujours précipitée paraissait indiquer un but certain, et tout différent de celui qu’aurait pu avoir un homme chassé inopinément d’un bon gîte et au milieu de la nuit. Hayraddin ne retourna pas la tête en arrière, ce qui laissa à Durward la possibilité de le suivre sans en être aperçu ; mais, après avoir traversé la prairie, il s’arrêta au bord d’un petit ruisseau ombragé par des aunes et des saules ; alors il donna du cor à bas bruit et avec précaution, et un coup de sifflet qui partait à peu de distance lui répondit presque aussitôt. « C’est un rendez-vous, pensa Quentin ; mais comment m’approcher assez pour entendre ce qui va se dire ? Le bruit de mes pas et celui des branches au travers desquelles il faut que je me fraye un passage me trahiront si je n’y prends garde. Je les surprendrai pourtant, par saint André ! comme s’ils étaient des daims de Glen-Isla ; ils apprendront que je ne suis pas un novice. Les voilà ensemble, les deux fripons ; et s’ils me découvrent, et que leurs intentions ne soient point amicales, comme il y a tout lieu de le penser, ils me feront un mauvais parti : alors la comtesse Isabelle perdra son pauvre ami ! Mais que dis-je ? il ne serait pas digne de ce nom, celui qui craindrait de faire face à une douzaine de tels adversaires pour la servir. Mon épée ne s’est-elle pas mesurée avec celle de Dunois, avec le plus brave chevalier de France ? et je craindrais une bande de pareils vagabonds ? Non, non ; avec l’aide de Dieu et de saint André, ils me trouveront ferme autant que prévoyant. »

Ayant pris ce parti, et avec cette prudence que lui avait donnée l’habitude de la chasse, notre héros descendit dans le lit du petit ruisseau ; la profondeur en était inégale, et quelquefois l’eau couvrait à peine ses souliers, dans d’autres moments elle lui montait jusqu’aux genoux. Il s’avança donc entièrement caché par les branches qui retombaient sur la rive, et le murmure de l’eau empêchait qu’on n’entendît le bruit de ses pas : c’est ainsi que jadis nous nous sommes souvent approchés du nid du corbeau vigilant. De cette manière Quentin se glissa, sans être aperçu, assez avant pour entendre distinctement la voix de ceux qu’il voulait observer, mais sans pouvoir distinguer ce qu’ils disaient. Enfin, ayant pénétré sous un magnifique saule pleureur dont les branches recourbées balayaient presque la surface des eaux, il en saisit une, puis mettant en œuvre toute son agilité, toute sa force et toute son adresse, il s’en aida pour grimper sur l’arbre, et parvint à s’y asseoir sans crainte d’être découvert, étant protégé par le feuillage.

De là il vit que la personne avec laquelle Hayraddin s’entretenait alors était un homme de sa tribu ; mais en même temps, et à sa grande mortification, il reconnut que, quand même il serait encore plus près d’eux, il ne pourrait comprendre leur langage, qui lui était totalement inconnu. Ils riaient beaucoup ; et comme Hayraddin, faisant un signe qui semblait indiquer qu’il s’était enfui, finit par se frotter les épaules, Durward ne douta pas qu’il ne racontât l’histoire de la fustigation qui lui avait été administrée avant sa fuite du couvent.

Tout à coup on entendit dans le lointain un nouveau coup de sifflet ; Hayraddin y répondit en tirant de son cor deux ou trois faibles sons, comme il l’avait fait en arrivant, et bientôt après parut un homme grand et vigoureux, qui avait l’air d’un soldat, et dont les formes robustes contrastaient en tout point avec les membres minces et frêles des Bohémiens. Un large baudrier, passant sur son épaule, soutenait une épée qui pendait presque horizontalement à son côté. Son haut-de-chausses, couvert de taillades d’où sortaient des bouillons de soie et de gaze de couleurs variées, était attaché par au moins cinq cents cordons ou aiguillettes de rubans à son étroite jaquette de buffle, sur la manche droite de laquelle brillait une tête de sanglier, marque distinctive de son capitaine. Un très petit chapeau était posé de travers sur sa tête, et il s’en échappait une forêt de cheveux frisés qui, tombant de chaque côté de sa large face, se mêlaient à une barbe épaisse d’à peu près quatre pouces de long. Il tenait à la main une longue lance, et son accoutrement faisait reconnaître en lui un de ces aventuriers allemands, connus sous le nom de lansquenets, en anglais lanciers, qui formaient à cette époque une partie formidable de l’infanterie. Ces mercenaires étaient, comme chacun sait, des soldats féroces et pillards ; un conte absurde s’était répandu parmi eux, savoir, que la porte du ciel avait été refusée à un lansquenet, à cause de ses vices, et celle de l’enfer, à cause de ses penchants à la mutinerie, à la révolte et à la désobéissance : aussi se conduisaient-ils comme des gens qui n’aspirent point au ciel, et qui ne redoutent nullement l’enfer. « Donner und blitz ! » tels furent ses premiers mots ; puis il continua dans une espèce de franco-allemand, que nous ne pouvons imiter que très imparfaitement : « Pourquoi vous m’avoir empêché de danser, en passant trois nuits à vous attendre. — Je n’ai pu venir plus tôt, meinheer, » répondit Hayraddin d’un air très soumis, « il y a un jeune Écossais, dont l’œil est aussi vif que celui d’un chat sauvage, et qui surveille toutes mes actions. Je lui suis déjà suspect, et, s’il voyait que ses soupçons eussent de justes fondements, je serais un homme mort, et il ramènerait en France les femmes qu’il escorte. — Was henker ! nous être trois, nous attaquer eux demain, et enlever les femmes sans plus loin aller. Vous avoir dit à moi les deux valets être des poltrons ; vous et votre camarade pouvoir vous charger d’eux, et, der Teufel ! moi faire mon affaire de votre Écossais, de votre chat sauvage. — Vous y trouverez quelque difficulté, reprit Hayraddin ; car, outre que nous ne comptons pas pour beaucoup dans un combat, ce galant a fait ses preuves avec le meilleur chevalier de France, et s’en est tiré avec honneur. Je l’ai vu serrer Dunois assez vertement. — Hagel und sthurmwetter ! c’est votre poltronnerie qui vous fait parler ainsi ! — Je ne suis pas plus poltron que vous ; mais mon métier n’est pas de me battre. Si vous vous tenez à l’endroit convenu, c’est bien ; sinon je les conduis sains et saufs au palais de l’évêque, et Guillaume de la Mark pourra les y aller prendre, s’il a seulement la moitié des forces qu’il se vantait d’avoir il y a huit jours. — Poz tausend ! Nous être aussi forts, et bien plus encore ! Mais nous entendre parler d’un centaine de lances arrivées de Bourgogne ; das it, et à cinq hommes pour un lance, cela faire cinq cents ; et alors le diable m’emporte ! eux être plus disposés à chercher nous que nous à chercher eux, car l’évêque avoir un grand force sur pied ; oui, avoir de grands forces. — Vous devez donc tenir pour l’embuscade de la croix des Trois-Rois, ou renoncer à l’aventure. — Renoncer à l’aventure ! renoncer à l’aventure d’un riche fiancée pour femme à notre noble capitaine, der Teufel ! moi chargerais plutôt au travers de l’enfer. Mein seele (sur mon âme) ! nous tous devenir des princes, et des hertzogs, que eux appellent ducs ; nous avoir un bon cave, de bons écus de France, et peut-être de jolies filles aussi, quand le barbu n’en plus vouloir. — L’embuscade de la croix des Trois-Rois tient donc toujours ? — Mein Gott ! oui, l’embuscade tenir toujours. Vous jurer de conduire eux là ; et quand être descendu de cheval, et être à genoux devant la croix, comme tous les chrétiens le faire, excepté de noirs païens comme toi, nous tomber sur eux, et eux être à nous. — C’est cela même ; je n’ai promis mon assistance dans cette surprise qu’à une condition : vous ne toucherez point à un seul cheveu de la tête du jeune homme. Si vous me jurez cela par vos trois cadavres de Cologne, je vous jurerai par les sept Dormants de vous servir fidèlement pour le reste ; et si vous vous parjurez, les sept Dormants viendront troubler votre sommeil pendant sept nuits de suite, depuis le coucher du soleil jusqu’à l’aube du jour, et la huitième ils vous étrangleront et vous mangeront. — Mais, donner und hagel (grêle) ! quel besoin vous avoir de tenir si fort à la vie de ce garçon, lui n’être ni de votre sang ni de votre tribu ? — Que vous importe, brave Heinrick ? Il y a des hommes qui prennent plaisir à couper la gorge à leurs semblables ; il y en a d’autres qui aiment à la leur conserver intacte. Ainsi, jurez-moi que vous épargnerez sa vie et sa personne ; ou, par l’étoile brillante d’Aldebaran, cette affaire en restera là. Jurez-le-moi par les Trois-Rois de Cologne, ainsi que vous les nommez, car je sais que vous ne vous inquiétez guère d’aucun autre serment. — Toi être un drôle de personnage ? eh bien ! je jure… — Pas si vite ! s’écria Hayraddin ; faites un demi-tour, brave lansquenet, et tournez les yeux du côté de l’est : autrement les Rois ne vous entendraient pas. »

Le soldat prêta le serment dans l’attitude prescrite par son associé, et dit ensuite qu’il serait prêt, observant que l’endroit était très-convenable ; puisqu’il était à peine à cinq milles de distance du lieu où ils étaient réunis. « Mais, ajouta-t-il, ne serait-il pas plus sûr si nous avoir quelques cavaliers sur la route à gauche de l’auberge, qui les attraperaient si eux prendre ce chemin. »

Après avoir réfléchi un instant, le Bohémien répondit : « Non ; la vue de cette troupe de ce côté alarmerait la garnison de Namur, et alors il pourrait s’ensuivre un combat douteux au lieu d’un succès assuré. D’ailleurs ils suivront la rive droite de la Meuse, car je puis les conduire par tel chemin que bon me semblera, ce montagnard écossais, quoique bien rusé, n’ayant jamais demandé à personne autre qu’à moi aucun avis sur la route qu’il doit suivre. À la vérité, je lui ai été donné par un ami sûr, par un homme dont personne ne s’est jamais méfié avant de le connaître un peu. — Écoute, ami Hayraddin : moi vouloir vous adresser encore un question. Vous et votre frère être, comme vous le dire vous-même, de grands sternendeuter, c’est-à-dire de grands astrologues et devins ; pourquoi donc votre science n’avoir pas fait vous deviner lui être pendu ? Henker ! — Je vous dirai, Heinrick, si j’avais pu prévoir que mon frère serait assez fou pour rapporter au duc de Bourgogne ce qui se passait dans le conseil du roi Louis, il m’aurait été facile de prédire sa mort aussi certainement que je prédirais des beaux jours pour le mois de juillet. Louis a des oreilles et des mains à la cour de Bourgogne, et les conseillers de Charles trouvent le son de l’or de France aussi agréable que l’est pour toi le bruit des verres. Mais adieu, et sois exact au rendez-vous. Il faut que j’attende mon matinal Écossais à portée de flèche de la porte de l’antre de ces oisifs pourceaux, autrement il attribuerait mon absence à quelque machination contraire au succès de son voyage. — Toi prendre auparavant un coup de consolation, » dit le lansquenet en lui présentant un flacon. « Oh ! mais, moi oublier que toi être assez imbécile pour boire que de l’eau, comme un vil esclave de Mahomet et de Termagaut. — Tu n’es toi-même qu’un esclave du vin et du flacon : je ne suis pas surpris que l’exécution des mesures de violence conçues par des têtes plus saines que la tienne soit remise entre tes mains. Celui-là ne doit point boire de vin qui veut connaître la pensée des autres ou cacher la sienne. Mais à quoi sert te prêcher, toi dont la soif est aussi insatiable que celle des sables de l’Arabie ! Adieu. Emmène avec toi mon camarade Tuisco ; sa présence auprès du monastère pourrait faire naître des soupçons. »

Après s’être donné leur parole d’être exacts au rendez-vous de la croix des Trois-Rois, les dignes associés se séparèrent.

Quentin les suivit des yeux aussi long-temps qu’il put les apercevoir, puis il descendit de l’arbre sur lequel il s’était tenu caché. Son cœur battit en songeant au danger auquel les dames de Croye et lui-même venaient d’échapper, si toutefois il était encore possible de déjouer une si noire trahison. Craignant de rencontrer Hayraddin en revenant au monastère, il prit un chemin détourné, au risque d’être obligé de passer à travers champs.

Tout en marchant, il réfléchit sur le plan de conduite qu’il devait adopter. Lorsqu’il avait entendu Hayraddin avouer sa perfidie, il avait d’abord formé la résolution de le tuer aussitôt que la conférence serait terminée et ses compagnons suffisamment éloignés ; mais la chaleur que le Bohémien déploya ensuite pour lui assurer la vie sauve lui fit sentir l’impossibilité d’infliger à ce traître, dans toute sa rigueur, le châtiment qu’il méritait. Il résolut donc de l’épargner, et même, s’il était possible, de continuer à se servir de cet homme en qualité de guide, en prenant les plus grandes précautions pour la sûreté de celle qui lui était confiée, et à laquelle il était entièrement dévoué.

Mais où aller ? Les comtesses de Croye ne pouvaient chercher un asile ni en Bourgogne d’où elles s’étaient enfuies, ni en France d’où elles avaient été pour ainsi dire expulsées. La violence du duc Charles dans le premier de ces deux pays n’était guère plus à redouter pour elles que la froide et tyrannique politique du roi Louis dans l’autre. Après de profondes réflexions, Durward ne put former un plan meilleur et plus sûr que celui d’éviter l’embuscade en prenant la route de Liège par la rive gauche de la Meuse, et se mettre, ainsi que les dames l’avaient d’abord projeté, sous la protection du bon évêque de cette ville. On ne pouvait douter qu’il ne mît le plus grand empressement à les servir ; et si, comme le prieur le lui avait dit, il lui arrivait de Bourgogne un renfort de cent hommes d’armes, le digne prélat en avait probablement le pouvoir. Quoi qu’il pût en être, si les dangers auxquels l’exposaient les hostilités de Guillaume de la Marck et les troubles de la ville de Liège paraissaient trop redoutables, il lui était encore possible de faire passer en Allemagne ces malheureuses dames convenablement escortées.

Cette résolution prise (car quel homme a jamais délibéré avec lui-même sans se livrer à quelques réflexions qui lui soient tout à fait personnelles ?), Quentin pensa qu’en le vouant de sang-froid à la mort ou à la captivité, le roi Louis l’avait délié de ses engagements envers la couronne de France ; il se détermina donc à y renoncer complètement. L’évêque de Liège avait sans doute besoin de soldats, et à la demande de ses belles amies, qui, particulièrement la comtesse Hameline, traitaient alors leur jeune protecteur avec beaucoup de familiarité, il pourrait obtenir quelque commandement, peut-être même être chargé d’accompagner les dames de Croye dans quelque place plus sûre que la ville de Liège ou ses environs. Enfin, pour ne rien oublier, ces dames avaient parlé, quoique pour ainsi dire par plaisanterie, de lever les propres vassaux de la comtesse Isabelle, comme les grands personnages le faisaient dans ces temps de troubles, afin de mettre son château en état de défense ; et, à ce sujet, elles avaient demandé à Quentin s’il voulait accepter la charge périlleuse de sénéchal. Ayant répondu qu’il acceptait cette proposition avec une grande joie et un vif empressement, ces dames lui avaient accordé la faveur de leur baiser la main, en signe de sa promotion à une fonction si honorable et si digne de confiance. Quentin avait même cru s’apercevoir que la main de la comtesse Isabelle, une des mains les mieux faites et les plus belles à qui fidèle vassal eût rendu un tel hommage, tremblait lorsque ses lèvres y demeurèrent attachées un moment de plus que la cérémonie ne le requérait, et que, lorsqu’elle la retira, un vif coloris couvrait ses joues, en même temps que ses yeux exprimaient quelque embarras. Il était permis de tirer quelque conséquence de tout cela : et quel homme brave, à l’âge de Quentin, ne se laisserait aller avec un certain plaisir à des considérations si capables d’influer sur sa détermination !

Ce point établi, il eut ensuite à considérer comment il devait agir désormais avec le perfide Bohémien. Il avait abandonné sa première idée de le tuer dans le bois ; mais si, prenant un autre guide, il le congédiait et lui laissait la vie, ce serait envoyer le traître au camp de Guillaume de la Marck pour l’instruire de la direction que prendraient les dames et leur escorte. Il pensa à consulter le prieur et à lui demander de retenir le Bohémien prisonnier jusqu’à ce qu’ils eussent eu le temps d’arriver au château de l’évêque ; mais, après y avoir réfléchi, il craignit de faire une telle demande à un homme que la vieillesse et sa qualité de moine rendaient timide, et qui, envisageant la sûreté de son couvent comme le plus important de ses devoirs, était rempli de terreur au seul nom du Sanglier des Ardennes.

Enfin Durward arrêta un plan sur la réussite duquel il pouvait d’autant mieux compter que l’exécution dépendait entièrement de sa volonté ; et, dans l’intérêt de la cause à laquelle il s’était dévoué, il se sentait en état de pouvoir tout tenter. Doué d’un cœur ferme et hardi, quoiqu’il ne se dissimulât pas le danger de sa situation, Quentin était tel qu’un homme qui marche sous le poids d’un fardeau dont il sent la pesanteur, mais qu’il regarde cependant comme n’étant pas au-dessus de ses forces. Il venait de prendre une dernière résolution quand il arriva au couvent.

Il frappa doucement à la porte ; un frère, à qui le prieur avait eu soin d’ordonner de se tenir prêt pour ne pas le faire attendre, la lui ouvrit, et l’informa que les moines devaient rester dans le chœur jusqu’à l’aube du jour, afin de demander au ciel, par leurs prières, le pardon de tous les scandales qui avaient eu lieu dans la communauté pendant la soirée. Il offrit à Quentin de venir partager leurs exercices de dévotion ; mais les vêtements du jeune Écossais étaient tellement humides qu’il se crut dans la nécessité de refuser cette pieuse invitation, et il demanda la permission d’aller s’asseoir devant le feu de la cuisine, afin de pouvoir les sécher avant le jour, car il désirait particulièrement que le Bohémien, lorsqu’il le reverrait, ne pût apercevoir aucun indice capable d’éveiller en lui le moindre soupçon sur son excursion nocturne. Non-seulement le digne frère souscrivit à sa prière, mais il s’offrit même à lui tenir compagnie, ce qui s’accorda parfaitement avec le désir que Durward avait d’obtenir quelques renseignements sur les deux routes dont le Bohémien avait parlé dans sa conférence avec le lansquenet.

Le frère, à qui la plupart du temps les affaires extérieures du couvent étaient confiées, se trouvait justement la personne de la communauté la plus capable d’instruire Quentin de ce qu’il voulait savoir ; mais il fit observer qu’en qualité de fidèles pèlerines, il était du devoir des dames que le jeune archer accompagnait, de suivre la rive droite de la Meuse pour se rendre à la Croix des Trois-Rois, où les bienheureuses reliques de Gaspard, de Melchior et de Balthasar (noms que l’église catholique a donnés aux mages qui vinrent de l’Orient apporter leurs offrandes à Bethléem) s’étaient arrêtés lorsqu’on les transportait à Cologne, et où elles ont opéré une multitude de miracles.

Quentin répliqua que les dames avaient formé la résolution de s’arrêter à toutes les saintes stations, et qu’elles ne manqueraient certainement pas de visiter celle de la Croix, en se rendant à Cologne, ou en en revenant, mais qu’on leur avait rapporté que la rive droite de la rivière était fort dangereuse, à cause des soldats du terrible Guillaume de la Marck.

— « Le ciel nous préserve, dit le frère François, que le Sanglier des Ardennes ait encore établi sa bauge si près de nous ! Et cependant, si cela devait être, la largeur de la Meuse serait une bonne barrière entre lui et nous. — Mais elle ne sera pas une barrière entre ces dames et ce maraudeur, si nous la traversons pour suivre la rive droite, répondit Quentin. — Le ciel protégera ses enfants, jeune homme, car il serait bien douloureux de penser que les Rois de la bienheureuse ville de Cologne, qui ne permettent pas qu’un Juif ou qu’un infidèle pénètre dans l’intérieur de la ville, pussent oublier assez les fidèles pèlerins qui viennent visiter et adorer leurs reliques, pour souffrir qu’ils fussent pillés et maltraités par un chien de mécréant tel que ce Sanglier des Ardennes, qui est plus infâme que tout un camp de païens sarrasins et les dix tribus d’Israël par-dessus le marché. »

Quelque confiance que Quentin, en qualité de bon catholique, fût porté à avoir dans la protection spéciale de Melchior, de Gaspard et de Balthasar, il pensa tout naturellement que les dames de Croye n’ayant pris le costume de pèlerines que par pure politique terrestre, on ne pouvait guère se flatter d’obtenir leur appui dans la circonstance présente : en conséquence il prit la sage résolution d’éviter, autant que possible, que ces dames eussent besoin d’une entremise miraculeuse. Mais en même temps, dans la simplicité de sa bonne foi, il fit vœu d’entreprendre lui-même un pèlerinage aux Trois Rois de Cologne, si ces très-discrets, très-nobles et très-saints personnages permettaient que celles qu’il escortait arrivassent heureusement au but secret de leur voyage.

Afin de prendre cet engagement avec plus de solennité, il pria le frère François de le conduire dans une des chapelles latérales de l’église ; et là, se jetant à genoux avec une sincère dévotion, il renouvela le vœu qu’il avait fait intérieurement. Le son des voix qui s’élevaient dans le chœur, la triste et silencieuse solennité de l’heure à laquelle il accomplissait cet acte de dévotion, la faible lumière de la lampe qui brillait dans ce petit édifice gothique, tout contribuait à jeter Quentin dans cette disposition d’esprit où l’homme est le mieux préparé à reconnaître sa faiblesse, et où il cherche cet aide, cette protection surnaturelle qui, dans toutes les croyances, sont le fruit du repentir pour les péchés passés et de la résolution d’un changement pour l’avenir. Si l’objet de sa dévotion était mal placé, ce n’était pas la faute de Quentin ; et sa dévotion étant sincère, nous ne pouvons nous refuser à croire qu’elle fut agréable au seul vrai Dieu, qui regarde l’intention et non la forme des prières qui lui sont adressées, et aux yeux duquel la dévotion sincère d’un païen est plus estimable que l’hypocrisie spécieuse d’un pharisien.

Après s’être placé sous la protection des saints et sous la garde de la Providence, et avoir imploré leur secours en faveur de ses compagnes, Quentin se retira pour se livrer au sommeil, laissant le frère fort édifié de l’étendue et de la sincérité de sa dévotion.