Quentin Durward/Chapitre 14

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 204-216).


CHAPITRE XIV.

LE VOYAGE.


Je te revois, belle France, terre favorisée par l’art et la nature… Je te revois ! Oui, je reconnais tes fils, pour qui le travail n’est qu’un jeu, grâce à la fertilité de ton sol reconnaissant ! tes filles hâlées par le soleil, avec leurs yeux brillants de joie et leurs cheveux noirs et luisants ! Mais, France favorisée, tu as essuyé dans les anciens temps plus d’un malheur semblable à celui que tu supportes aujourd’hui.
Anonyme.


Évitant d’entrer en conversation avec qui que ce fût, car tels étaient les ordres qu’il avait reçus, Durward alla promptement revêtir une cuirasse forte, mais simple, des cuissards, des brassards, et mit sur sa tête un bon casque d’acier sans visière. De plus, il se couvrit d’une belle casaque de peau de chamois, très-bien garnie, brodée sur toutes les coutures, et qui aurait pu convenir à un officier supérieur au service d’une famille de distinction.

Tous ces objets lui furent apportés par Olivier, qui, avec son air tranquille et son sourire insinuant, l’informa que son oncle avait été appelé pour monter la garde, afin qu’il ne pût lui faire aucune question sur la cause de ces mouvements mystérieux.

— « On fera vos excuses à votre parent, » ajouta Olivier en souriant de nouveau ; « et, mon très-cher fils, lorsque vous reviendrez sain et sauf, après avoir rempli cette agréable mission, je ne doute pas que vous ne soyez trouvé digne d’une promotion qui vous dispensera de rendre compte de vos actions à qui que ce soit ; car elle vous placera à la tête de gens qui seront obligés eux-mêmes de vous rendre compte des leurs. »

Ainsi parla Olivier le Diable, qui peut-être bien calculait dans son esprit les chances probables que le pauvre jeune homme, à qui il serrait affectueusement la main, courait de trouver la mort ou la captivité dans l’entreprise confiée à ses soins.

Quelques minutes avant minuit, Quentin, conformément à ses instructions, se rendit dans la seconde cour, et s’arrêta au pied de la tour du Dauphin, qui, comme le lecteur le sait déjà, avait été assignée pour résidence temporaire aux comtesses de Croye. Il trouva à ce rendez-vous les hommes et les chevaux qui devaient composer l’escorte, deux mules déjà chargées de bagage, trois palefrois destinés aux deux comtesses et à une fidèle femme de chambre, et pour lui-même un superbe cheval de guerre, dont la selle garnie en acier brillait à la pâle lueur de la lune. Pas un mot de reconnaissance ne fut prononcé de part ni d’autre. Les hommes se tenaient sur leurs selles comme s’ils eussent été immobiles, et, à la même lueur imparfaite, Quentin vit avec plaisir qu’ils étaient tous armés et qu’ils avaient de longues lances à la main. Ils n’étaient que trois, mais l’un d’eux dit tout bas à Quentin, avec un accent gascon fortement prononcé, que leur guide devait les joindre au delà de Tours.

Pendant ce temps, des lumières brillaient çà et là à travers les jalousies de la tour, comme si ses habitants se donnaient beaucoup de mouvement pour faire les préparatifs du départ. Enfin, une petite porte qui donnait sur la cour s’ouvrit, et il en sortit trois femmes accompagnées d’un homme enveloppé d’un manteau. Elles montèrent, sans proférer un seul mot, sur les palefrois qui les attendaient ; et l’homme qui les accompagnait, marchant devant elles, donna les mots d’ordre et fit les signaux aux sentinelles vigilantes devant lesquelles la cavalcade passa successivement. Arrivé enfin à l’extérieur de ces formidables barrières, ce même homme, qui était à pied, s’arrêta, et parla quelques instants à voix basse et d’un air préoccupé aux deux dames, qu’il fit passer en avant.

« Que le ciel vous bénisse, Sire, » dit une voix qui fit tressaillir le cœur de Durward, « et qu’il veuille même vous pardonner si vos vues sont plus intéressées que vos paroles ne l’expriment ! Me trouver sous la protection du bon évêque de Liège est le plus grand de mes désirs. »

L’homme à qui elle parlait ainsi murmura une réponse qu’on n’entendit point, et rentra dans la cour extérieure du château, tandis que Quentin, à la clarté de la lune, crut reconnaître en lui le roi lui-même, que son inquiétude pour le départ de ces dames avait probablement engagé à y présider, afin de prévenir toute hésitation de leur part, ou les difficultés que les gardes du château auraient pu élever.

Lorsque la cavalcade fut sortie du château, il lui fallut pendant quelque temps avancer avec précaution, afin d’éviter les trappes, les pièges et autres embûches placés çà et là pour en défendre l’approche aux étrangers. Mais le Gascon semblait posséder un fil pour se guider à travers ce labyrinthe ; et au bout d’un quart d’heure de marche, ils se trouvèrent au delà des limites de Plessis le Parc, et non loin de la ville de Tours.

La lune, qui venait de se dégager des nuages qui l’avaient jusqu’alors obscurcie, répandit un océan de lumière sur un paysage d’une rare magnificence. La superbe Loire roulait ses eaux majestueuses à travers la plus riche plaine de la France, et s’avançait entre deux rives ornées de tours et de terrasses, d’oliviers et de vignes. L’ancienne capitale de la Touraine élevait ses tours, ses portes et ses créneaux blanchis par les rayons de la lune, tandis que dans l’enceinte de ses murs on découvrait l’immense édifice gothique que la piété du saint évêque Perpétue fit construire dans le cinquième siècle, et que le zèle de Charlemagne et de ses successeurs avait agrandi avec une splendeur d’architecture qui avait fait de cette église la plus magnifique de France. La vue découvrait aussi les tours de l’église de Saint-Gratien, ainsi que les sombres remparts du château fortifié que l’on dit avoir été anciennement la résidence de l’empereur Valentinien.

Les circonstances dans lesquelles il se trouvait placé, quoique de nature à l’occuper exclusivement, n’empêchèrent point le jeune Écossais d’éprouver une sensation de plaisir et d’étonnement. Accoutumé à l’aspect sauvage mais imposant des montagnes au milieu desquelles il était né, à la pauvreté, pourrait-on dire, des plus magnifiques paysages de sa patrie, il contemplait avec ravissement le tableau qui se déroulait devant lui, tableau que l’art et la nature conspiraient à décorer avec la plus riche splendeur. Il fut appelé à l’objet du voyage par la voix de la plus âgée des deux comtesses, montée à une octave plus haut que les doux sons qui avaient vibré à l’oreille de Quentin lorsqu’elles avaient dit adieu au roi : elle demandait à parler au chef de l’escorte. Donnant de l’éperon à son cheval, Durward se présenta devant les dames en cette qualité, et la comtesse Hameline lui fit subir l’interrogatoire suivant :

« Quel est votre nom ? quelle est votre qualité ? »

Il répondit sur ces deux points.

— « Connaissez-vous parfaitement la route ? — Il ne pouvait, répliqua-t-il, assurer qu’il eût une bien grande connaissance de la route ; mais il était muni d’amples instructions ; et il devait à la première halte trouver un guide qui serait en état, sous tous les rapports, de les diriger dans le reste du voyage ; en attendant, un cavalier qui venait de les joindre, et qui faisait le quatrième de l’escorte, devait leur servir de guide pendant la première journée. — Et d’où vient que vous avez été choisi pour un pareil service ? J’apprends que vous êtes le même jeune homme que j’ai vu hier en faction dans la galerie où nous rencontrâmes la princesse de France. Vous paraissez bien jeune et bien peu expérimenté pour une pareille mission ; d’ailleurs, vous n’êtes pas Français, car vous parlez cette langue avec un accent étranger. — Mon devoir est d’obéir aux ordres du roi, madame, et non point d’en discuter les motifs. — Êtes-vous de naissance noble ? — Je puis vous l’affirmer en sûreté de conscience. — Et n’êtes-vous pas, » dit à son tour la jeune dame, mais avec un accent timide ; « n’êtes-vous pas la même personne que je vis avec le roi lorsqu’il me fit appeler à l’auberge des Fleurs-de-Lis ? »

Baissant la voix, peut-être d’après le même sentiment de timidité, Quentin répondit affirmativement.

— « Alors il me semble, ma tante, » dit Isabelle en s’adressant à la comtesse Hameline, « que nous n’avons rien à craindre, étant sous la sauvegarde de ce jeune archer ; du moins il n’a pas l’air d’un homme à qui l’on aurait pu confier sans scrupule l’exécution d’un plan de trahison ou de cruauté envers deux femmes sans défense. — Sur mon honneur, madame, s’écria Durward, sur la renommée de ma maison, sur les cendres de mes ancêtres, je ne pourrais, pour la France et l’Écosse réunies, me rendre coupable de trahison ou de cruauté envers vous. — Vous parlez bien, jeune homme, dit la comtesse Hameline ; mais nous sommes accoutumées à entendre de beaux discours sortir de la bouche du roi de France et de celle de ses agents. C’est ainsi que nous avons été engagées à chercher un refuge en ce pays, lorsque nous aurions pu obtenir la protection de l’évêque de Liège avec moins de risque qu’à présent, ou nous mettre sous celle de Winceslas d’Allemagne, sous celle même du roi d’Angleterre. Et à quoi ont abouti les promesses du roi ? À nous cacher obscurément, honteusement, sous des noms plébéiens, comme des marchandises prohibées, dans cette misérable hôtellerie, où nous, et tu le sais, Marton, » ajouta-t-elle en s’adressant à sa femme de chambre, « nous qui n’avions jamais fait notre toilette que sous un dais ou sur une estrade à trois marches, nous avons été obligées de nous habiller debout, sur un simple plancher, comme si nous eussions été deux laitières. »

Marton convint que sa maîtresse disait une bien triste vérité.

— « Je voudrais que c’eût été là le plus grand mal, ma chère tante, reprit Isabelle ; je me serais bien passée de faste. — Mais non pas de société, ma chère nièce ; cela est impossible. — Je me serais passée de tout, » répondit Isabelle d’un ton de voix qui pénétra jusqu’à l’âme de son jeune protecteur ; « oui, de tout, pourvu qu’on m’eût accordé une retraite sûre et honorable. Je ne désire point… Dieu m’en est témoin !… je n’ai jamais désiré amener une guerre entre la France et la Bourgogne, ma patrie, ou que la vie d’un seul homme fût sacrifiée pour moi. Je ne demandais que la permission de me retirer dans le couvent de Marmoutier, ou dans quelque autre saint monastère. — C’était parler comme une véritable folle, belle nièce, et non comme la fille de mon noble frère. Il est heureux qu’il existe encore une personne qui possède quelque chose de l’esprit de la noble maison de Croye. Comment distinguerait-on une dame de haute naissance d’une laitière hâlée par le soleil, si ce n’est parce qu’on rompt des lances pour l’une, et des bâtons de coudrier pour l’autre ? Je vous dis, jeune fille, que lorsque j’étais à la fleur de mon printemps, à peine plus âgée que vous ne l’êtes aujourd’hui, la fameuse passe d’armes d’Aflinghem eut lieu en mon honneur. Les tenants étaient au nombre de quatre, et celui des assaillants alla jusqu’à douze ; elle dura trois jours, et coûta la vie à deux chevaliers ; une épine du dos, une clavicule furent fracturées, trois jambes et deux bras brisés : sans parler d’un si grand nombre de contusions que les hérauts d’armes ne purent les compter. Oui, c’est ainsi que les dames de notre maison ont toujours été honorées. Ah ! si vous aviez seulement moitié autant de cœur que vos ancêtres, vous trouveriez le moyen, dans quelque cour où l’amour des dames et la gloire des armes sont encore en honneur, de faire publier un tournoi dont votre main serait le prix, comme celle de votre bisaïeule d’heureuse mémoire, à la joute d’armes de Strasbourg ; vous vous assureriez ainsi la meilleure lance d’Europe, pour soutenir les droits de la maison de Croye contre l’oppression de la Bourgogne et la politique de la France. — Mais, belle tante, j’ai ouï dire à ma nourrice que, bien que le rhingrave se soit montré la meilleure lance au tournois de Strasbourg, et ait obtenu ainsi la main de ma bisaïeule d’heureuse mémoire, ce mariage ne fut pourtant pas heureux, attendu que souvent il la grondait et quelquefois même il la battait. — Et pourquoi non ? » s’écria la comtesse Hameline dans son enthousiasme romanesque pour la chevalerie ; « pourquoi ces bras victorieux, accoutumés à distribuer de bons horions hors de leurs châteaux, déposeraient-ils leur énergie en rentrant chez eux ? J’aimerais mille fois mieux être battue deux fois par jour par un mari dont le bras serait aussi redoutable aux autres qu’à moi-même, que d’être l’épouse d’un poltron qui n’oserait lever la main ni sur sa femme ni sur qui que ce fût. — Je vous souhaiterais beaucoup de plaisir avec un époux si turbulent, belle tante, et, bien certainement, sans envier votre sort ; car si des membres cassés sont l’ornement des tournois, il n’y a rien de moins agréable dans le boudoir d’une femme. — Oh mais ! les coups ne sont pas une conséquence nécessaire du mariage avec un chevalier de renom, quoiqu’il soit vrai que votre aïeul d’heureuse mémoire, le rhingrave Gottfried, fut un peu brusque et aimât un peu trop le vin du Rhin. Le parfait chevalier, le vrai chevalier est un agneau auprès des dames et un lion dans les combats. Il y avait Thibault de Montigny… Dieu veuille avoir son âme !… C’était la meilleure pâte d’homme que l’on pût voir, et non seulement il ne fut jamais assez discourtois pour lever la main sur sa femme, mais, par Notre-Dame ! lui qui battait tous ses ennemis en rase campagne, trouva chez lui une belle ennemie qui savait le battre. Eh bien ! ce fut sa faute. Il était un des tenants de la passe d’armes d’Haflinghem, et il s’y distingua tellement que, si telle eût été la volonté du ciel et de votre grand-père, il aurait pu y avoir une dame de Montigny dont les manières auraient mieux répondu à la douceur du caractère du bon chevalier. »

La comtesse Isabelle, qui avait quelque raison de se défier de cette passe d’armes d’Haflinghem, parce que c’était un sujet sur lequel sa tante se montrait souvent très-diffuse, laissa tomber la conversation ; et Quentin, avec la politesse naturelle à un homme bien élevé, craignant que sa présence ne gênât leur conversation, poussa en avant, et alla rejoindre le guide comme pour lui faire quelques questions relativement à la route.

Cependant les deux dames continuèrent à voyager en silence, ou en s’entretenant de choses qui ne méritent pas d’être rapportées. Enfin le jour commença à paraître ; et comme elles étaient à cheval depuis plusieurs heures, Quentin, craignant qu’elles ne fussent fatiguées, se montra impatient d’arriver à la plus prochaine halte. « Je vous la montrerai dans une demi-heure, dit le guide. — Et alors vous nous laisserez aux soins d’un autre guide ? demanda Quentin. — C’est cela même, monsieur l’archer. Mes voyages sont toujours courts et en droite ligne. Lorsque vous et les autres, monsieur l’archer, vous suivez la courbure de l’arc, moi je suis toujours la corde. »

Depuis long-temps la lune avait disparu de l’horizon, mais l’aurore commençait à le teindre de ses couleurs vives et brillantes qui se réfléchissaient sur la surface d’un petit lac le long duquel nos voyageurs marchaient alors. Ce lac était situé au milieu d’une vaste plaine parsemée d’arbres isolés, de bosquets et de touffes d’arbustes, mais en si petit nombre que l’on pouvait à la rigueur l’appeler une plaine découverte ; ce qui permettait d’apercevoir les objets assez distinctement. Quentin jeta les yeux sur le personnage à côté duquel il se trouvait, et sous l’ombre d’un large chapeau rabattu, tel que le sombrero du paysan espagnol, il reconnut les traits facétieux de ce même Petit-André dont les doigts, il n’y avait pas bien long-temps, avaient, de concert avec ceux de son lugubre confrère Trois-Échelles, été si désagréablement pour lui affairés autour de son cou. Cédant à un sentiment d’aversion, non toutefois exempt de crainte (car dans son pays l’exécuteur des hautes œuvres était regardé avec une horreur presque superstitieuse), aversion que ne diminuait que fort peu le bonheur qu’il avait eu de lui échapper, Quentin détourna comme par instinct la tête de son cheval vers la droite, et le pressant en même temps de l’éperon, lui fit faire une demi-volte qui mit entre lui et son odieux compagnon une distance d’environ huit pieds. « Ho ! ho ! ho ! s’écria Petit-André ; par Notre-Dame de la Grève ! notre jeune soldat se souvient encore de nous ! Eh bien ! camarade, vous ne me gardez pas rancune, j’espère ? Il faut que chacun gagne son pain dans ce pays. Personne ne doit avoir honte d’avoir passé par mes mains ; car je fais mon ouvrage aussi proprement que quiconque ait jamais attaché un fruit vivant à un arbre mort. De plus, Dieu m’a fait la grâce de créer en moi un joyeux compagnon. Ha ! ha ! ha ! Je pourrais vous raconter bon nombre de si bonnes plaisanteries de ma façon, faites entre le pied de l’échelle et le haut de la potence, que, sur mon âme, je me suis vu obligé de précipiter ma besogne, de peur que ces brutes ne mourussent de rire, ce qui aurait infailliblement jeté du discrédit sur mon métier.

En parlant ainsi, il fit appuyer son cheval du côté de l’Écossais pour regagner l’intervalle que celui-ci avait mis entre eux, puis il ajouta : « Allons, monsieur l’archer, point de bouderie entre nous ; car, pour moi, j’ai toujours fait mon devoir sans colère et avec gaieté ; et je n’aime jamais mieux un homme que lorsque je lui ai passé autour du cou mon collier courte-haleine pour en faire un chevalier de l’ordre de Saint-Patibularius, comme le chapelain du grand prévôt, le digne père Vaconeldiablo[1], a coutume d’appeler le saint patron de la prévôterie. — En arrière, misérable ! » s’écria Quentin, voyant que l’exécuteur des hautes œuvres cherchait à se rapprocher de lui ; « éloigne-toi, ou je serai tenté de te faire connaître la distance qui sépare un homme d’honneur de celui qui n’est que le rebut de la société. — Là ! là ! comme vous êtes vif ! Si vous aviez dit un homme plein d’honnêteté, passe ; il y aurait quelque ombre de vérité là dedans ; mais quant aux hommes d’honneur, de par Dieu ! j’ai à travailler tous les jours avec cette sorte de gens, d’aussi près et d’une manière aussi serrée que lorsque j’ai été sur le point de vous faire accepter mes services. Mais que la paix soit avec vous, et tenez-vous compagnie à vous-même, si tel est votre désir. Je vous aurais invité à vider avec moi un flacon de vin d’Auvergne pour noyer le souvenir de toute rancune ; mais vous dédaignez ma courtoisie… eh bien ! boudez tant qu’il vous plaira. Je n’ai jamais de querelles avec mes pratiques, mes jolis sauteurs, mes joyeux danseurs, mes petits compagnons de jeu, comme Jacques le boucher appelle ses agneaux ; en un mot, avec ceux qui comme Votre Seigneurie, portent le mot corde[2] écrit sur leur front. Non, non ; qu’ils me traitent comme ils le voudront, mes petits services sont toujours à leur disposition ; et vous verrez vous-même, la première fois que vous tomberez sous ma main, que Petit-André sait ce que c’est que le pardon des injures… »

Après ces paroles, qu’il résuma toutes en un regard des plus ironiques, Petit-André fit entendre l’interjection par laquelle on a coutume d’exciter un cheval trop lent, et se retira de l’autre côté de la route, laissant le jeune homme digérer ses sarcasmes aussi bien qu’en est capable le cœur haut et fier qui bat dans la poitrine d’un Écossais.

Quentin avait éprouvé une forte tentation de lui appliquer sur le dos le bois de sa lance, et de recommencer jusqu’à ce qu’elle se rompît ; mais il réprima sa colère, en considérant qu’une rixe ou même une simple querelle avec un tel homme ne pouvait être honorable en aucun temps ni en aucun lieu, et que dans l’occasion présente, ce serait un oubli de ses devoirs qui pourrait avoir les plus funestes conséquences. Il méprisa donc les railleries inconvenantes d’un personnage tel que ce Petit-André, et se contenta de souhaiter bien sincèrement qu’elles ne fussent point parvenues aux oreilles des dames confiées à ses soins, sur l’esprit desquelles elles n’auraient pu que faire une impression défavorable à un homme exposé à de tels sarcasmes. Mais il fut bientôt détourné de ses réflexions par ces cris que les deux dames poussèrent à la fois : « Regardez ! regardez derrière nous ! Pour l’amour du ciel ! veillez sur nous et sur vous-même… On nous poursuit. »

Quentin jeta aussitôt un regard en arrière, et vit qu’effectivement deux cavaliers armés les poursuivaient : la rapidité de leur marche lui fit penser qu’ils ne tarderaient pas à les rejoindre : « Ce sont probablement des soldats de la garde prévôtale, qui font leur ronde dans la forêt. Regarde, » ajouta-t-il en s’adressant à Petit-André, « et vois ce que ce peut être. »

Petit-André obéit, et se replaçant en selle après avoir fait sa reconnaissance : « Ces cavaliers, beau sire, » dit-il d’un air facétieux, « ne sont ni vos camarades ni les miens ; ce ne sont ni des archers ni des gens de la garde prévôtale ; car je crois voir qu’ils portent des casques dont la visière est baissée, ainsi que des hausse-cols. Je voudrais que ces hausse-cols fussent au diable : de toutes les pièces de l’armure, c’est celle qui me contrarie le plus ; j’ai quelquefois perdu une heure avant de pouvoir défaire les agrafes. Nobles dames, » dit Durward sans faire attention aux paroles de Petit-André, » allez en avant, non assez vite pour que l’on puisse croire que vous prenez la fuite, mais assez cependant pour profiter de l’obstacle que je vais opposer à la course de ces deux cavaliers qui nous suivent. »

La comtesse Isabelle jeta un coup d’œil sur leur guide, et ensuite adressa à voix basse quelques mots à sa tante, qui dit à Quentin : « Nous avons toute confiance en vous, monsieur l’archer, et nous préférons courir le risque de tout ce qui pourra nous arriver en votre compagnie, plutôt que d’aller en avant avec cet homme, dont la physionomie ne nous paraît pas de bon augure. — Faites ce qui vous conviendra, mesdames, répondit Quentin. Ils ne sont que deux ; et quoique ce soient des chevaliers, comme leurs armes semblent l’indiquer, ils apprendront, s’ils ont quelque mauvais dessein, comment un Écossais sait faire son devoir en présence et pour la défense de personnes telles que vous. Lequel de vous, » continua-t-il en s’adressant aux gardes qu’il commandait, « veut être mon camarade, et rompre une lance avec ces deux braves ? »

Deux de ces hommes manquèrent absolument de résolution ; mais le troisième, Bertrand Guyot, jura que, Cap de Diou[3] ! fussent-ils chevaliers de la Table ronde du roi Arthur, il s’assurerait si leur épée était de bonne trempe, pour l’honneur de la Gascogne.

Pendant qu’il parlait ainsi, les deux chevaliers, car ils ne paraissaient pas être d’un moindre rang, arrivèrent à l’arrière-garde de la petite troupe, où Quentin et son brave compagnon s’étaient déjà placés. L’un et l’autre étaient couverts d’une excellente armure d’acier poli, sans aucune devise qui pût les faire reconnaître.

Lorsqu’ils se furent approchés, l’un d’eux cria à Quentin : « Sire écuyer, retirez-vous ; nous venons vous débarrasser d’une mission qui est au-dessus de votre rang et de votre condition : vous ferez bien de remettre ces dames à nos soins, comme étant plus capables en tout point de veiller sur elles ; d’ailleurs, nous savons qu’avec vous elles ne sont guère mieux que captives. — En réponse à votre demande, messieurs, répliqua Durward, sachez, en premier lieu, que je m’acquitte d’un devoir qui m’a été imposé par mon souverain actuel ; et en second lieu, que, tout indigne que je puisse être, ces dames désirent rester sous ma protection. — Comment, drôle ! » s’écria un des deux champions ; « oserais-tu, toi mendiant vagabond, opposer résistance à deux chevaliers. — Résistance est bien dit, répliqua Quentin ; car je résisterai à votre attaque insolente et illégale, et s’il existe entre nous quelque différence de rang, ce dont il m’est encore permis de douter, votre conduite discourtoise la fait disparaître. Tirez donc vos épées, ou, si vous voulez faire usage de la lance, prenez du champ. »

Les chevaliers tournèrent bride, et s’éloignèrent de quelques centaines de pas. Alors Quentin, jetant un coup d’œil vers les deux dames, s’inclina sur le pommeau de la selle, comme pour leur demander de faire des vœux pour lui ; et tandis qu’elles agitaient leurs mouchoirs en signe d’encouragement, les deux assaillants arrivèrent à la distance nécessaire pour charger.

Recommandant au Gascon de se conduire en brave, Durward mit son coursier au galop, et les quatre cavaliers se rencontrèrent en pleine course au milieu du terrain qui les séparait d’abord. Le choc fut fatal au Gascon ; car son adversaire, dirigeant sa lance contre son visage, qui n’était pas défendu par une visière, la lui fit entrer dans l’œil, d’où elle pénétra jusque dans le crâne, et il tomba mort aux pieds de son cheval.

D’un autre côté Quentin, quoique ayant le même désavantage, fit un mouvement sur sa selle avec tant d’à propos, que la lance de son ennemi, après lui avoir légèrement effleuré la joue, passa par-dessus son épaule droite, tandis que la sienne, frappant son antagoniste justement sur la poitrine, le renversa par terre. Quentin sauta à bas de cheval pour détacher le casque du vaincu ; mais l’autre chevalier, qui, par parenthèse, n’avait encore rien dit, voyant le sort de son compagnon, mit pied à terre plus promptement encore que Durward, et se plaçant jambe deçà jambe delà sur le corps de son ami, qui restait privé de sentiment, il s’écria : « Au nom de Dieu et de saint Martin ! remonte à cheval, mon brave, et va-t’en avec ta pacotille de femmes. Ventre-saint-gris elles ont déjà causé assez de mal ce matin. — Avec votre permission, sire chevalier, » répondit Quentin qui ne pouvait digérer le ton menaçant avec lequel cet avis lui était donné, « je veux voir d’abord à qui j’ai eu affaire, et savoir qui répondra de la mort de mon camarade. — Tu ne vivras assez ni pour le savoir ni pour le dire, retire-toi en paix, jeune homme ; si nous avons fait la folie d’interrompre votre voyage, nous nous en sommes mal trouvés, car tu as fait plus de mal que n’en pourraient réparer ta vie et celle de toutes les personnes de ta troupe. Ah ! tu le veux donc, » ajouta-t-il en voyant Quentin s’avancer sur lui l’épée à la main, « eh bien ! reçois celle-là… »

En parlant ainsi, il déchargea sur le casque de l’Écossais un coup si vigoureux que jusqu’alors, quoique élevé dans un pays où ils étaient aussi fréquents que bien appliqués, Quentin n’avait jamais entendu parler d’une pareille estocade ailleurs que dans les romans. Il descendit avec la rapidité de la foudre, abattit la garde de l’épée que le jeune soldat avait élevée pour protéger sa tête, et fendit son casque, qui pourtant était à l’épreuve, au point de toucher ses cheveux, mais sans lui faire d’autre mal. Cependant Durward, étourdi et n’y voyant plus, tomba un genou en terre, et se fût trouvé pendant un instant à la merci du chevalier, si celui-ci eût voulu lui porter un second coup. Mais, soit compassion pour la jeunesse de Quentin, soit admiration pour son courage, soit par une générosité chevaleresque qui lui faisait dédaigner un combat qui cessait d’être égal, le vainqueur ne voulut pas profiter de ses avantages ; et bientôt Quentin, revenant à lui, se releva, et attaqua son adversaire avec l’énergie d’un homme déterminé à vaincre ou à mourir, et avec la présence d’esprit nécessaire pour ne perdre aucune chance favorable. Résolu de ne pas s’exposer de nouveau à des coups aussi terribles que celui qu’il avait déjà reçu, il mit à profit une agilité supérieure, qu’augmentait encore la légèreté relative de son armure, pour harasser son ennemi en l’attaquant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, avec des mouvements si soudains et si rapides que celui-ci, dans cette seconde escarmouche, trouva difficile de se défendre sans éprouver beaucoup de fatigue.

Ce fut en vain que ce généreux adversaire cria à Quentin qu’ils n’avaient plus aucun motif de se battre, et qu’il lui répugnait de lui faire aucun mal. N’écoutant que le désir de laver la honte de sa défaite momentanée, Durward continua à l’assaillir avec la rapidité de l’éclair, le menaçant tantôt du tranchant, tantôt de la pointe de son épée, et ayant toujours l’œil tellement attentif aux mouvements de son ennemi, dont il avait déjà senti la force supérieure d’une manière si terrible, qu’il était toujours prêt à sauter en arrière ou de côté, pour éviter ses coups. « Que le diable soit de ce jeune fou aussi obstiné que présomptueux ! marmotta le chevalier ; il ne saurait donc se tenir tranquille à moins d’avoir la tête cassée ! » Changeant alors de manière de combattre, il se recueillit comme pour se tenir sur la défensive, paraissant vouloir se borner à parer, sans les lui rendre, les coups que Quentin cherchait continuellement à lui porter, mais bien décidé à mettre fin au combat d’un seul coup, au premier moment où, soit faute de force, soit par une fausse passe ou par un coup mal dirigé, le jeune soldat viendrait à se découvrir tant soit peu. Il est probable que cette habile politique lui aurait réussi ; mais le sort en avait autrement ordonné.

Cette lutte se poursuivait avec une égale fureur de part et d’autre, quand survint un gros de cavalerie. « Arrêtez ! au nom du roi ! » cria-t-on aux deux champions, qui reculèrent aussitôt ; et Quentin vit avec surprise que son capitaine, lord Crawford, était à la tête de la troupe qui venait d’interrompre le combat. Il reconnut aussi Tristan l’Ermite, avec deux ou trois de ses gens. En tout il y avait à peu près une vingtaine de cavaliers.



  1. Réunion de quatre mots espagnols qui signifie : Va-t’en au diable. a. m.
  2. Traduction du mot anglais hemp, chanvre, corde. Petit-André l’épelle con amore. a. m.
  3. Patois gascon qui veut dire Tête de Dieu. a. m.