Quentin Durward/Chapitre 13

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 194-204).


CHAPITRE XIII.

L’ASTROLOGUE.


Ne me parlez pas de rois. Je dédaigne une comparaison si peu digne de moi. Je suis un sage, et je puis commander aux éléments ; du moins on est persuadé que je le puis, et c’est sur cette persuasion que je fonde mon empire.
Albumazar.


Les occupations et les aventures semblaient survenir à notre jeune Écossais avec la rapidité des flots d’une haute marée[1] ; car il ne tarda pas à être mandé dans l’appartement de son capitaine, lord Crawford, où, à sa grande surprise, il se trouva encore en présence du roi. Après quelques paroles au sujet de la confiance dont il allait être honoré de nouveau, et qui lui firent craindre qu’il ne s’agît d’une faction semblable à celle qu’il avait faite au sujet du comte de Crèvecœur, ou peut-être de quelque service aussi peu de son goût, il fut, non-seulement rassuré, mais ravi, en apprenant qu’il avait été choisi pour, avec l’assistance de trois hommes placés sous ses ordres, et d’un guide, escorter de la manière la plus sûre, la plus commode et en même temps la plus secrète possible, les dames de Croye jusqu’à la petite cour de leur parent, l’évêque de Liège. On lui remit des instructions par écrit sur la conduite qu’il devait tenir dans les lieux où il ferait halte, et qui étaient en général des villages, des monastères et d’autres lieux éloignés des villes, ainsi que sur les précautions générales qu’il aurait à prendre, surtout aux approches des frontières de la Bourgogne. Enfin, il reçut toutes les indications nécessaires sur ce qu’il devait dire ou faire pour soutenir le rôle de maître d’hôtel de deux dames anglaises de distinction qui venaient de faire un pèlerinage à Saint-Martin de Tours, et qui allaient visiter la sainte ville de Cologne, afin d’honorer les reliques des sages monarques d’Orient qui étaient venus adorer Notre-Seigneur dans l’étable de Bethléem ; car c’était sous ce caractère que les dames de Croye devaient voyager.

Sans qu’il pût s’expliquer la cause de son ravissement, Quentin Durward sentit son cœur bondir de joie à l’idée qu’il allait se trouver si près de la belle habitante de la tourelle, et dans des circonstances qui lui donnaient des droits à sa confiance, puisque le soin de la protéger était presque exclusivement remis à sa sagesse et à son courage. Il ne s’éleva pas dans son esprit le moindre doute qu’il ne réussît à la conduire heureusement au terme hasardeux de son pèlerinage ; la jeunesse pense rarement aux dangers, et Quentin surtout, élevé dans une liberté complète, étranger à la crainte et plein de confiance en lui-même, n’y pensait que pour les braver. Il lui tardait d’être débarrassé de la contrainte que lui imposait la présence du roi, afin de pouvoir se livrer à la joie secrète dont cette nouvelle inattendue le remplissait, et qui excitait en lui des transports qu’il aurait été inconvenant de faire paraître en pareille compagnie.

Mais Louis n’avait pas encore fini avec lui. Ce monarque, qui ne négligeait aucune précaution, avait à consulter un conseiller d’une autre espèce qu’Olivier le Diable, et que l’on regardait comme tirant sa science des intelligences célestes et de sa connaissance des astres, de même que l’on pensait, à en juger par les fruits, que les conseils d’Olivier étaient suggérés par le diable en personne.

Louis s’achemina donc, suivi de l’impatient Durward, vers une tour séparée du château de Plessis, dans laquelle était installé, avec beaucoup d’aisance et de splendeur, le célèbre astrologue, poète et philosophe, Galeotti Marti ou Martius, ou Martivalle, natif de Narni, en Italie, auteur du fameux traité De vulgo incognitis[2], et l’objet de l’admiration de son siècle et des panégyriques de Paul Jove. Il avait long-temps fleuri à la cour du célèbre Mathias Corvin, roi de Hongrie ; mais il s’était en quelque sorte laissé attirer par Louis, qui enviait au monarque hongrois la société et les conseils d’un sage qui passait pour si habile à lire dans les décrets du ciel.

Martivalle n’était pas un de ces pâles et ascétiques professeurs des sciences mystiques, dont les traits sont flétris, dont les yeux s’affaiblissent par leurs veilles nocturnes sur leurs fourneaux, et qui macèrent leur corps à force d’observer l’ourse polaire. Il se livrait à tous les plaisirs du grand monde, et, avant d’être devenu trop corpulent, il avait excellé dans les jeux de Mars et dans les exercices gymnastiques, aussi bien que dans le maniement des armes ; au point que Janus Pannonius a laissé une épigramme latine sur une lutte qui eut lieu entre Galeotti et un champion renommé dans cet art, en présence du roi de Hongrie et de toute sa cour, et dans laquelle l’astrologue fut complètement victorieux.

Les appartements qu’occupait ce sage, courtisan et guerrier tout ensemble, étaient beaucoup plus splendidement meublés qu’aucun de ceux que Durward eût encore vus dans le palais du roi ; les boiseries sculptées et ornées de sa bibliothèque, aussi bien que la magnificence déployée dans les tapisseries, montraient le goût élégant du savant Italien. De sa bibliothèque une porte conduisait dans sa chambre à coucher, et une autre à la tourelle qui lui servait d’observatoire. Une grande table en bois de chêne, placée au milieu de l’appartement, était couverte d’un riche tapis de Turquie, dépouille enlevée de la tente d’un pacha après la grande bataille de Jaiza, dans laquelle l’astrologue avait combattu à côté de Mathias Corvin, ce vaillant champion de la chrétienté. On voyait sur cette table une grande variété d’instruments de mathématiques et d’astrologie, faits des plus riches matériaux et admirablement travaillés. Son astrolabe, en argent, était un présent de l’empereur d’Allemagne ; et son bâton de Jacob, en ébène, parfaitement travaillé et incrusté en or, était une marque d’estime du pape régnant.

Divers autres objets de plusieurs genres étaient rangés sur cette table ou suspendus le long des murs ; entre autres, deux armures complètes, l’une en mailles, l’autre en plaques d’acier, et qui toutes deux, d’après leurs dimensions, semblaient indiquer pour leur propriétaire le gigantesque astrologue, un véritable toledo[3], une claymore d’Écosse, un cimeterre turc, avec des arcs, des carquois et d’autres armes de guerre ; des instruments de musique de plusieurs espèces ; un crucifix en argent ; un vase sépulcral antique, et plusieurs de ces petits pénates de bronze si communs dans l’antiquité païenne ; enfin une foule d’autres objets curieux que nous nous abstenons de décrire, et dont quelques-uns, d’après les opinions superstitieuses de cette époque, paraissaient destinés à des opérations magiques. La bibliothèque de cet homme étrange offrait une diversité non moins étonnante. De curieux manuscrits d’antiquité classique s’y trouvaient mêlés avec les volumineux ouvrages de théologiens chrétiens et ceux de ces sages laborieux qui avaient professé la science chimique et qui prétendaient guider leurs élèves dans les replis les plus secrets de la nature, au moyen de la philosophie hermétique. Les uns étaient écrits en caractères orientaux ; d’autres cachaient leur sens ou leur non sens sous le voile de figures hiéroglyphiques ou cabalistiques. L’ensemble de l’appartement, et les meubles de toute espèce qui s’y trouvaient, offraient un tableau capable d’agir fortement sur l’imagination, dans un temps où la croyance aux sciences occultes était aussi générale que leur vérité passait pour incontestable ; et cet effet était augmenté encore par l’air et le maintien de l’astrologue, qui, assis dans un grand fauteuil, examinait avec la plus grande et la plus minutieuse attention un essai sorti de la presse de Francfort, production de l’art de l’imprimerie, invention toute nouvelle alors.

Galeotti Martivalle était un homme de grande taille ; et, quoique chargé d’embonpoint, son extérieur n’était pas dépourvu d’agrément. Il avait de beaucoup dépassé le printemps de la vie ; et l’habitude de l’exercice qu’il avait contractée dans sa jeunesse, habitude à laquelle il revenait quelquefois, n’avait pu lutter efficacement contre une tendance naturelle à la corpulence, augmentée d’ailleurs par ses études sédentaires et son goût prononcé pour les plaisirs de la table. Ses traits, quoiqu’un peu grossis par l’âge, étaient encore remplis de dignité et de noblesse, et un santon lui aurait envié l’élégante et longue barbe noire qui ornait son menton et qui descendait jusque sur sa poitrine. Il portait une robe de chambre du plus beau velours de Gênes, à manches larges, garnie d’agrafes en or, et doublée de martre zibeline : cette robe était assujettie autour de son corps par une large ceinture de parchemin vierge, sur laquelle étaient représentés, en caractères cramoisis, les signes du zodiaque. Il se leva et salua le roi, mais avec les manières d’un homme à qui la présence d’un aussi grand personnage est familière, manières qui ne paraissaient nullement devoir compromettre la dignité qu’affectaient alors ceux qui s’adonnaient à la plus sublime des sciences.

— Vous êtes occupé, mon père, lui dit le roi ; et, à ce qu’il me semble, à cet art nouvellement inventé de multiplier les manuscrits par le moyen d’une machine. Des choses purement mécaniques et terrestres peuvent-elles occuper un seul instant la pensée d’un homme devant qui les cieux ont déroulé leurs majestueux volumes ? — Mon frère, répondit Martivalle… car c’est ainsi que l’habitant de cette cellule doit appeler le roi de France lui-même, lorsqu’il daigne venir le visiter comme un disciple… croyez que, lorsque je réfléchis sur les conséquences de cette invention, je lis, avec autant de certitude que dans toute combinaison quelconque des corps célestes, les changements les plus importants et les plus merveilleux. Quand je pense avec quelle lenteur et par quel petit nombre de canaux, moyen si borné, le fleuve de la science descend jusqu’à nous ; aux difficultés qu’éprouvent ceux qui montrent le plus d’ardeur pour s’abreuver de ses eaux ; à l’insouciance avec laquelle les négligent ceux qui ne consultent que leurs aises ; au danger de les voir détournées, peut-être même desséchées par les invasions de la barbarie : puis-je porter mes regards au devant de moi sans être étonné, sans être émerveillé à la vue des destinées qui se préparent pour les générations futures, sur qui la science descendra, comme la première et la seconde pluie, sans interruption, sans diminution, sans limites assignables, fertilisant certaines terres, en inondant quelques autres, changeant toutes les formes de la vie sociale ; établissant et renversant des religions ; fondant et détruisant des royaumes… — C’est assez, Galeotti ! s’écria le roi. Tous ces changements arriveront-ils de notre temps ? — Non, mon frère, répondit Martivalle ; cette invention peut se comparer à un jeune arbre qui vient d’être planté, mais qui, dans les générations suivantes, portera un fruit aussi fatal, mais aussi précieux que celui du jardin d’Éden, c’est-à-dire, la connaissance du bien et du mal. — Que l’avenir songe à ses propres affaires, » dit Louis après un moment de silence. « Nous vivons dans le temps présent, et c’est au temps présent que nous bornerons tous nos soins. À chaque jour suffit sa peine. Dites-moi, avez-vous terminé l’horoscope que je vous ai envoyé, et dont vous m’avez déjà entretenu ? J’ai amené ici la personne, afin que vous puissiez examiner sa main, c’est-à-dire, exercer à son égard la chiromancie, si vous le trouvez convenable. L’affaire est pressante. »

Le sage quitta son siège ; s’approchant ensuite du jeune soldat, il fixa sur lui ses grands yeux noirs, où brillait la pénétration, comme s’il eût été intérieurement occupé à détailler, à disséquer chaque trait, chaque linéament de son visage. Rougissant et intimidé par un examen si attentif de la part d’un homme dont l’extérieur était si vénérable et si imposant, Quentin baissa les yeux, et ne les releva que pour obéir à la voix sonore de l’astrologue, qui lui dit : « Ne t’intimide pas ; lève les yeux, et montre-moi ta main. »

Lorsque Martivalle eut inspecté la paume de la main de Durward, suivant la forme des arts mystiques qu’il pratiquait, il tira le roi à l’écart, et après avoir fait ensemble quelques pas, il lui dit : « Mon royal frère, la physionomie de ce jeune homme et les lignes de sa main confirment d’une manière surprenante le rapport que j’avais fondé sur son horoscope, aussi bien que le jugement que vos propres connaissances dans les arts sublimes vous ont mis à même de porter de lui. Tout annonce qu’il sera brave et heureux. — Et fidèle ? dit le roi ; car la valeur et la fortune ne vont pas toujours de pair avec la fidélité. — Et fidèle, répondit l’astrologue ; car il a dans l’œil et dans le regard une mâle fermeté, et sa linea vitæ, sa ligne de vie, est profondément et nettement marquée, ce qui dénote un attachement ferme et loyal envers ceux qui lui feront du bien ou qui mettront en lui leur confiance. Toutefois… — Toutefois ? répéta le roi, père Galeotti, pourquoi vous arrêtez-vous ? — Les oreilles des rois ressemblent au palais de ces malades délicats qui ne peuvent supporter l’amertume des médicaments nécessaires à leur guérison. — Mes oreilles et mon palais ne connaissent pas de pareilles délicatesses : je ne repousse pas un bon conseil, et je sais avaler une médecine salutaire : je ne me plaindrai jamais ni de la rudesse de l’un, ni du mauvais goût de l’autre. Je n’ai pas été gâté à force de caresses et d’indulgence ; ma jeunesse s’est passée dans l’exil et dans les souffrances. Mes oreilles sont habituées à entendre toutes sortes d’avis sans en être offensées, quelque durs qu’ils soient. — Eh bien, Sire, je vous dirai donc clairement que, s’il y a dans la mission que vous projetez de donner à ce jeune homme, quelque chose qui… qui, enfin, qui puisse effaroucher une conscience timorée… il ne faut pas la lui confier… du moins jusqu’à ce que plusieurs années passées à votre service l’aient rendu aussi peu scrupuleux que les autres. — Et c’est là ce que vous hésitiez à me dire, mon bon Galeotti ? et vous craigniez de m’offenser en me parlant ainsi ? Tranquillisez-vous. Je n’ignore pas que vous sentez parfaitement que la politique des rois ne peut pas toujours marcher dans la même voie que celle de la vie privée, c’est-à-dire suivre invariablement les maximes abstraites de la religion et de la morale. Pourquoi, nous autres princes de la terre, fondons-nous des églises et des monastères, faisons-nous des pèlerinages, nous soumettons-nous à des pénitences, et remplissons-nous des actes de dévotion dont les autres hommes peuvent se dispenser, si ce n’est parce que le bien public et l’intérêt de nos royaumes nous forcent à des mesures qui blessent notre conscience comme chrétiens ? Mais le ciel est miséricordieux… l’Église a un fonds inépuisable de mérites, et l’intercession de Notre-Dame d’Embrun et des bienheureux saints est active, continuelle et toute puissante… » Il posa son chapeau sur la table, et s’agenouillant dévotement devant les images qui l’entouraient, il dit avec un air de componction : « Sancte Huberte, sancte Juliane, sancte Martine, santa Rosalia, sancti quotquot adestis, orate pro me peccatore[4] ; » puis se frappant la poitrine, il se leva, et reprit son chapeau. « Soyez assuré, mon bon père, continua-t-il, que s’il se trouve dans la mission dont il s’agit quelque chose de la nature de ce que vous venez d’indiquer, l’exécution n’en sera pas confiée à ce jeune homme, et même qu’il ne sera pas instruit de cette partie de nos projets. — Vous agirez sagement en ceci, mon royal frère. On peut aussi appréhender quelque chose de la témérité de votre jeune envoyé, défaut inhérent aux personnes d’un tempérament sanguin. Mais je maintiens, d’après les règles de l’art, que cette chance ne doit pas être mise en balance contre les autres qualités découvertes par son horoscope et autrement. — Le milieu de la nuit prochaine, l’heure de minuit, sera-t-il une heure favorable pour commencer un voyage dangereux ? Tenez, voici vos éphémérides… vous voyez la position de la lune à l’égard de Saturne et l’ascendant de Jupiter. Cela devrait, ce me semble… je parle avec toute la soumission qui est due à la supériorité de vos connaissances… présager le succès à celui qui envoie une expédition à une pareille heure. — Il est vrai, » dit l’astrologue après un moment de réflexion, « cette conjonction promet le succès à celui qui envoie l’expédition ; mais il me semble que Saturne étant en combustion, elle menace de dangers et de malheurs celui qui est envoyé, — d’où j’infère que le voyage peut être dangereux et même fatal pour ceux qui seront chargés de le faire. Violence et captivité, voilà, selon moi, ce que présage cette conjonction défavorable. — Violence et captivité pour ceux qui partent, répondit le roi, mais succès pour celui qui les envoie : n’est-ce pas dans cet ordre qu’il faut lire le présage, mon docte père ? — Certainement, répondit l’astrologue. »

Louis se tut sans laisser voir jusqu’à quel point cette prédiction s’accordait avec ses vues, prédiction que l’astrologue avait probablement hasardée, parce qu’il avait reconnu que la mission dont il s’agissait avait rapport à quelque projet dangereux. Ce projet, comme le lecteur le sait, était de livrer traîtreusement la comtesse Isabelle de Croye entre les mains de Guillaume de la Mark, chef distingué par son caractère turbulent et sa farouche bravoure.

Le roi tira alors un papier de sa poche, et avant de le donner à Martivalle, il lui dit d’un ton qui ressemblait à une apologie : « Savant Galeotti, ne soyez pas surpris que, trouvant en vous l’oracle le plus précieux, un sage supérieur à tout autre sage de nos jours, sans en excepter le grand Nostradamus[5] lui-même, je désire fréquemment profiter de votre science dans ces doutes et dans ces difficultés qui assiègent sans cesse tout prince forcé de connaître, au dedans des sujets rebelles, au dehors des ennemis puissants et invétérés. — Sire, répondit le philosophe, lorsque, sur votre honorable invitation, je quittai la cour de Buda pour celle du Plessis, ce fut avec la résolution de mettre aux ordres de mon royal patron tout ce que mon art peut lui offrir d’utile. — C’est assez, mon bon Martivalle, interrompit le roi ; je vous prie maintenant de faire bien attention à cette question. » Dépliant alors un papier qu’il tenait à la main, il lut ce qui suit : « Une personne engagée dans une contestation importante, qui paraît devoir être résolue soit par les lois, soit par les armes, désire en ce moment terminer cette affaire par le moyen d’une entrevue personnelle avec son antagoniste. Cette personne désire savoir quel sera le jour le plus favorable pour l’exécution d’un tel dessein ; quel pourra être le succès de cette négociation, et si son adversaire est disposé à répondre par la reconnaissance et la franchise à ce témoignage de confiance, ou s’il doit abuser de l’avantage qu’une telle démarche peut lui fournir l’occasion de saisir. » — C’est une question importante, » répondit Martivalle lorsque le roi eut terminé sa lecture ; « elle exige que je trace un planétaire, et que je la soumette sur-le-champ aux plus profondes réflexions. — Oui, mon bon père, vous qui m’avez fait naître à la science, faites-le ; et vous verrez ce que c’est que d’obliger un roi de France. Nous sommes déterminé, si les constellations ne s’y opposent point… et nos faibles connaissances nous portent à croire qu’elles approuvent notre projet… nous sommes déterminé à hasarder quelque chose en notre propre personne, pour arrêter ces guerres antichrétiennes. — Puissent les saints favoriser les pieuses intentions de Votre Majesté, et protéger votre personne sacrée ! dit l’astrologue. — Grand’merci, docte père ! En attendant, voici quelque chose pour augmenter votre précieuse bibliothèque. »

En parlant ainsi, le roi glissa sous un des volumes une petite bourse d’or ; car, économe jusque dans ses superstitions, Louis pensait avoir suffisamment acheté les services de l’astrologue au prix de la pension qu’il lui avait assignée, et se croyait en droit de faire usage de ses talents à un prix modéré, même dans les occasions importantes.

Louis ayant ainsi, pour employer une des expressions du barreau, payé les honoraires légitimement dus à son avocat consultant, se tourna vers Durward. « Suis-moi, lui dit-il, mon brave Écossais ; suis-moi comme un homme choisi par le destin et par un monarque pour accomplir une aventure importante. Dispose tout de manière à pouvoir mettre le pied à l’étrier à l’instant même où la cloche de Saint-Martin sonnera minuit. Une minute plus tôt ou une minute plus tard, tu serais exposé à perdre l’aspect favorable des constellations qui sourient à ton entreprise. »

À ces mots, il sortit de l’appartement de Martivalle, suivi de son jeune garde. Ils ne furent pas plus tôt dehors, que l’astrologue se livra à des sentiments bien différents de ceux qui avaient paru l’animer pendant la visite du roi. « Le misérable avare ! » s’écria-t-il en pesant la bourse dans sa main ; car, ne sachant point borner ses dépenses, Galeotti avait presque toujours besoin d’argent ; « vil et sordide coglione[6] ! La femme d’un simple capitaine de chaloupe en donnerait davantage pour savoir si son mari fera une heureuse traversée. Lui ! acquérir quelque teinture des belles-lettres ! oui, quand le renard et le loup devenus musiciens cesseront de glapir et de hurler. Lui ! lire le glorieux blason du firmament ! oui, quand la taupe aura la vue perçante du lynx. Post tot promissa ! Après m’avoir fait tant de promesses pour m’engager à quitter la cour du magnifique Mathias, où le Hun et le Turc, le chrétien et l’infidèle, le czar de Moscovie et le kan de Tartarie eux-mêmes, me comblaient à l’envi de présents. Croit-il que je resterai dans ce vieux château, comme un bouvreuil en cage, prêt à chanter, aussitôt qu’il lui plaît, de siffler pour quelques graines et un peu d’eau ! Il se trompe grandement !… Aut inveniam viam, aut faciam : je découvrirai ou j’inventerai un expédient. Le cardinal de la Balue est aussi libéral que politique : cette question lui sera soumise, et ce sera la faute de son Éminence si les astres ne parlent pas selon ses désirs.

Il prit de nouveau le présent dédaigné et le pesa dans sa main. « Il est possible, dit-il, qu’il y ait quelque bijou ou quelque perle de prix cachée dans cette misérable bourse. J’ai ouï dire qu’il savait être libéral jusqu’à la profusion lorsque son caprice ou son intérêt y trouvent leur compte. »

Il vida la bourse, et n’y trouva ni plus ni moins que dix pièces d’or. Alors son indignation fut extrême. « Croit-il que pour ce vil salaire j’exercerai à son profit cette science céleste que j’ai étudiée avec l’abbé arménien d’Istrahoff, qui n’avait pas vu le soleil depuis quarante ans ; avec le Grec Dubravius, qu’on dit avoir ressuscité des morts ; enfin après avoir moi-même visité le Scheik Eba-Hali dans sa caverne des déserts de la Thébaïde ? Non, de par le ciel ! celui qui méprise mon art périra par sa propre ignorance. Dix pièces d’or ! J’aurais presque honte d’offrir à Toinette une pareille bagatelle pour s’acheter une nouvelle garniture de rubans. »

Tout en parlant ainsi, le sage indigné n’en versa pas moins les pièces d’or méprisées dans une grande poche qu’il portait à sa ceinture, poche que Toinette et les autres personnes qui l’aidaient dans ses folles dépenses possédaient le secret de vider aussi promptement au moins que le philosophe, avec toute sa science, avait celui de la remplir.



  1. With the force of a springtide, dit le texte. C’est le moment d’une syzygie, où la marée monte à sa plus grande hauteur. a. m.
  2. Des choses inconnues au vulgaire. La bibliothèque royale possède, dit-on, le manuscrit original de ce traité. a. m.
  3. Sorte d’épée espagnole fabriquée à Tolède. a. m.
  4. Saint Hubert, saint Julien, saint Martin, sainte Rosalie, et vous tous, saints ici présents, priez pour un pauvre pécheur, qui vous implore. a. m.
  5. C’est un anachronisme ; Nostradamus, né en 1505, n’ayant publié ses prophéties qu’en l’an 1555. a. m.
  6. Sot, imbécile, expression italienne. a. m.