Quentin Durward/Chapitre 12

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 181-194).


CHAPITRE XII.

LE POLITIQUE.


C’est un orateur tellement habile en politique, que sans vouloir rien diminuer de la ruse de Satan, il pourrait fort bien donner des leçons au diable, et enseigner au vieux séducteur de nouvelles tentations.
Ancienne comédie.


En entrant dans la galerie, Louis fronça les sourcils de la manière que nous avons déjà décrite comme lui étant particulière, et jeta, sous leur sombre épaisseur, un regard pénétrant sur tout ce qui l’entourait. Ses yeux, comme Quentin le dit depuis, parurent devenir si petits, si vifs et si perçants, qu’ils ressemblaient à ceux d’une couleuvre qui, réveillée tout à coup, regarde à travers la touffe de bruyère sous laquelle elle a replié ses anneaux.

Lorsque, par ce coup d’œil rapide et pénétrant, le roi eut reconnu la cause du tumulte qui régnait dans l’appartement, il s’adressa d’abord au duc d’Orléans.

« Vous ici, beau cousin ? » s’écria-t-il… Puis, se tournant vers Quentin, il ajouta d’un ton sévère : N’aviez-vous pas reçu l’ordre ?… — Pardonnez à ce jeune homme, Sire, interrompit le duc ; il n’a point négligé son devoir ; mais j’avais appris que la princesse était dans cette galerie… — Et sans doute vous n’avez pas voulu que rien vous empêchât de venir lui faire votre cour, » ajouta le roi, dont la détestable hypocrisie persistait à représenter le duc comme partageant une passion qui n’existait que dans le cœur de sa malheureuse fille. « Et c’est ainsi que vous débauchez les sentinelles de ma garde ? Mais que n’excuse-t-on pas dans un galant chevalier qui ne vit que par amour ?

Le duc d’Orléans leva la tête, comme s’il se disposait à répondre de manière à détruire l’opinion qu’exprimaient les paroles du roi ; mais le respect d’instinct (pour ne pas dire la crainte) qu’il éprouvait pour Louis et dans lequel il avait été élevé depuis son enfance enchaîna sa voix.

« Et Jeanne a été indisposée ? dit le roi : mais ne vous chagrinez pas, Louis ; cela sera bientôt passé : donnez-lui le bras pour la conduire à son appartement, pendant que j’accompagnerai ces nobles étrangères jusqu’au leur. »

Cette invitation fut faite d’un ton qui équivalait à un ordre : le duc sortit donc avec la princesse par une des extrémités de la galerie, pendant que le roi, ayant ôté le gant de sa main droite, conduisait courtoisement la comtesse Isabelle et sa parente à leur appartement, situé à l’extrémité opposée. Il les salua profondément lorsqu’elles y entrèrent, resta environ une minute devant la porte lorsqu’elles eurent disparu ; puis, avec un grand sang-froid, il la ferma, fit un double tour, retira de la serrure l’énorme clef, et la passa dans sa ceinture, partie de ses vêtements qui le faisait parfaitement ressembler à un vieil avare qui ne saurait respirer librement s’il ne porte sur lui la clef de son coffre-fort.

D’un pas lent, d’un air pensif, et les yeux tournés vers la terre, Louis s’avança alors vers Durward, qui, s’attendant à subir sa part du mécontentement du roi, ne le vit pas s’approcher sans éprouver un sentiment d’inquiétude.

« Tu as mal agi, » dit le roi en levant les yeux et les fixant vivement sur Quentin lorsqu’il fut à quelques pas de lui ; « tu as horriblement mal agi, et tu mérites la mort… Ne dis pas un mot pour ta défense !… Devais-tu l’inquiéter de ducs et de princesses ?… devais-tu penser à autre chose qu’à exécuter mes ordres ? — Avec la permission de Votre Majesté, dit le jeune soldat, que pouvais-je faire ? — Ce que tu pouvais faire, lorsqu’on forçait ton poste ? » répondit le roi d’un ton de mépris. « À quoi sert cette arme que tu portes appuyée à ton épaule ? Il fallait la diriger contre le présomptueux rebelle, et s’il ne se retirait pas à l’instant, l’étendre mort, sur le seuil même de la porte. Retire-toi… dans l’appartement voisin tu trouveras un grand escalier qui conduit dans la cour intérieure ; là tu trouveras Olivier le Dain : envoie-le moi, puis rentre dans ta caserne. Si tu fais quelque cas de la vie, ne sois pas aussi prompt à te servir de ta langue que tu as été lent aujourd’hui à faire usage de ton bras. »

Plein de joie que cette affaire n’ait pas pour lui d’autres suites, mais révolté au fond du cœur contre la profonde cruauté que le roi paraissait exiger de lui dans l’exécution de ses devoirs, Quentin suivit la route qui lui avait été tracée, descendit l’escalier avec promptitude, et communiqua à Olivier, qui attendait dans la cour, les ordres que lui avait donnés le roi. Le rusé barbier s’inclina, soupira et sourit, tandis que d’une voix plus douce qu’à l’ordinaire il souhaitait le bonsoir au jeune homme ; et ils se séparèrent, Quentin pour retourner à sa caserne, et Olivier pour se rendre auprès de Louis.

Ici, les mémoires qui nous ont principalement servi de guide dans la rédaction de cette véritable histoire, se trouvent malheureusement incomplets ; car comme ils se composent en majeure partie des renseignements fournis par Quentin, il ne s’y trouve rien de relatif au dialogue qui eut lieu, en son absence, entre le roi et son conseiller privé. Heureusement la bibliothèque de Haut-Lieu contenait un exemplaire manuscrit de la Chronique scandaleuse de Jean de Troyes, beaucoup plus détaillé que celui qui a été imprimé, et auquel ont été ajoutées plusieurs notes précieuses que nous sommes porté à croire avoir été écrites par Olivier lui-même après la mort de son maître, et avant qu’il ait eu le bonheur d’être récompensé par le gibet, récompense si bien et depuis si long-temps méritée. C’est de ce manuscrit que nous avons été à même d’extraire un récit très-détaillé de son entretien avec Louis en cette circonstance, entretien qui va jeter sur la politique de ce monarque une lumière que nous aurions vainement cherchée ailleurs.

Lorsque le serviteur favori entra dans la galerie de Roland, il trouva le roi assis d’un air pensif sur le siège que sa fille avait quitté quelques minutes auparavant. Connaissant parfaitement le caractère de Louis, il s’avança de ce pas léger qui lui était ordinaire, jusqu’à ce qu’il fût tout juste placé sur la ligne du rayon visuel du roi, de manière à lui faire connaître qu’il était présent ; après quoi il se retira modestement en arrière et loin des regards de son maître, attendant qu’il lui donnât l’ordre de parler ou d’écouter. Les premières paroles du monarque ne furent rien moins qu’agréables à l’oreille du souple courtisan.

« Eh bien ! Olivier, tes beaux plans disparaissent comme la neige au souffle du vent du sud. Prions Notre-Dame d’Embrun qu’ils ne ressemblent pas à ces monceaux de glace dont les paysans suisses content tant d’histoires, et qu’ils ne se précipitent pas sur nos têtes ! — J’ai appris avec regret que tout ne va pas bien, Sire, répondit Olivier. — Ne va pas bien ! » s’écria le roi se levant et parcourant la galerie à pas précipités ; « tout va mal, je te dis ; et à peu près aussi mal qu’il soit possible d’aller. Et voilà à quoi ont abouti tes précieux et romanesques avis ! Moi, l’homme le moins propre de tous à remplir un tel rôle, me déclarer le protecteur de damoiselles affligées ! Je te dis que la Bourgogne arme et qu’elle est à la veille de conclure une alliance avec l’Angleterre. Édouard, qui a chez lui tant de bras inoccupés, va nous faire pleuvoir des milliers d’hommes par cette maudite porte de Calais. Pris séparément, je pourrais les cajoler, ou les défier ; mais réunis… réunis… et avec cela le mécontentement et la perfidie de ce misérable de Saint-Pol !… C’est ta faute, Olivier ; c’est toi qui m’as conseillé de recevoir ces femmes, et d’employer cet indigne Bohémien pour porter des messages à leurs vassaux. — Sire, dit Olivier, vous connaissez mes motifs. Les terres de la comtesse sont situées entre les frontières de la Bourgogne et de la Flandre : son château est presque inexpugnable ; ses droits sur les domaines voisins sont tels que, s’ils étaient bien soutenus, il ne pourrait en résulter que beaucoup d’embarras pour la Bourgogne, si la dame avait pour époux un homme bien disposé pour la France. — C’est… oui, c’est une amorce bien séduisante ; mais si nous avions pu cacher qu’elle était ici, il nous aurait été possible d’arranger un mariage de ce genre pour cette opulente héritière… Mais ce maudit Bohémien, comment as-tu pu me recommander un pareil chien de païen pour une mission qui était une affaire de commerce ? — Que Votre Majesté veuille bien se rappeler que ce fut elle-même qui lui accorda une trop grande confiance, beaucoup plus grande que je n’aurais voulu. Il aurait porté fidèlement une lettre de la comtesse à son parent, pour lui dire de tenir bon dans son château et lui promettre un prompt secours ; mais Votre Majesté a voulu faire l’expérience de sa science prophétique, et l’a mis ainsi en possession de secrets qui valaient la peine d’être trahis. — J’en suis honteux, Olivier, j’en suis honteux. Cependant, on dit que ces païens tirent leur origine des sages Chaldéens, qui lisaient les mystères des astres dans les plaines de Shinar[1]. »

Sachant fort bien que son maître, malgré toute sa finesse et toute sa sagacité, était d’autant plus enclin à se laisser tromper par les prophètes, les astrologues, les devins et toute cette race de prétendus adeptes, qu’il croyait avoir lui-même quelques connaissances dans cette science, Olivier n’osa pas insister davantage sur ce point, et se contenta d’observer que le Bohémien avait été un mauvais prophète en ce qui le touchait personnellement, car autrement il se serait bien gardé de retourner à Tours, et aurait ainsi échappé à la corde qu’il avait méritée.

« Il arrive souvent que ceux qui ont reçu d’en haut la science prophétique, » répondit Louis avec beaucoup de gravité, « n’ont pas la faculté de prévoir les événements dans lesquels ils se trouvent eux-mêmes personnellement intéressés. — Avec la permission de Votre Majesté, répliqua le confident, c’est comme si l’on disait qu’un homme ne peut voir sa propre main, au moyen de la chandelle qu’il tient et qui lui montre tous les autres objets de l’appartement. — La lumière qui lui montre le visage des autres ne peut lui montrer ses propres traits, et c’est là l’explication la plus claire de ce que j’ai avancé. Mais tout ceci est étranger à l’objet qui m’occupe en ce moment. Le Bohémien a reçu sa récompense ; que la paix soit avec lui ! Mais ces dames… Non seulement le Bourguignon nous menace d’une guerre parce que nous leur avons donné asile ; mais leur présence ici va probablement contrarier mes projets relatifs à ma propre famille. Mon cousin d’Orléans, le pauvre garçon ! a vu la demoiselle, et je prédis que cette vue le rendra moins souple relativement à son mariage avec Jeanne. — Votre Majesté peut renvoyer les dames de Croye en Bourgogne, et par ce moyen faire sa paix avec le duc. Quelques murmures s’élèveront peut-être, on dira que l’honneur est sacrifié… mais si la nécessité commande ce sacrifice… — Si ce sacrifice était commandé par l’intérêt, Olivier, je le ferais sans hésiter. Je suis un vieux saumon : j’ai de l’expérience, et je ne suis pas assez simple pour avaler l’hameçon du pêcheur parce qu’il est garni de cette amorce qu’on nomme l’honneur. Mais ce qui est pire qu’un manque d’honneur, c’est que, en rendant ces dames au duc de Bourgogne, nous perdrions toutes les espérances des avantages que nous avions en vue en leur accordant un asile. Ce serait un chagrin mortel que de renoncer à placer un ami à nous, un ennemi du duc de Bourgogne, au centre même de ses domaines, et si près des villes mécontentes de la Flandre. Olivier, je ne saurais renoncer aux avantages que semble nous présenter notre projet de marier la demoiselle à un ami de notre maison. — Votre Majesté, » dit Olivier après un moment de réflexion, « pourrait accorder sa main à un ami digne d’être investi de sa confiance, qui se chargerait de tout le blâme, et qui vous servirait en secret, tandis qu’en public vous pourriez le désavouer. — Et où trouverai-je un tel ami ? Si je venais à la donner à quelqu’un de nos nobles mutins et si difficiles à gouverner, ne serait-ce pas le rendre indépendant ? Et ma politique n’a-t-elle pas eu pour but, depuis bien des années, d’empêcher qu’ils ne le devinssent ?… Dunois, il est vrai… lui, oui, lui seul, serait peut-être digne de ma confiance ; il combattrait pour la couronne de France, dans quelque situation qu’il se trouvât placé. Mais les honneurs et les richesses changent le caractère des hommes… Je ne veux pas me fier même à Dunois. — Votre Majesté peut en trouver d’autres, » reprit Olivier avec un air plus doucereux et d’un ton plus insinuant que celui qu’il prenait d’ordinaire en conversant avec le roi, qui lui accordait beaucoup de liberté ; « vous pourriez trouver un homme dépendant entièrement de vos bonnes grâces et de votre faveur, et qui ne pourrait pas plus exister sans votre protection que privé de la douce influence de l’air ou du soleil… un homme de tête plutôt que d’exécution… un homme qui… — Un homme qui te ressemble, n’est-ce pas ? Non, Olivier ; sur ma foi ! cette flèche a été lancée un peu inconsidérément. Quoi ! parce que je veux bien t’accorder quelque confiance, et que par manière de récompense je te laisse de temps en temps tondre d’un peu près la tête de mes sujets, tu crois que cela te donne le droit d’aspirer à devenir l’époux de cette beauté merveilleuse, et un comte de première classe par-dessus le marché ? Toi ! toi, dis-je, d’une naissance basse, d’une éducation plus basse encore, dont toute la science n’est guère qu’une espèce d’astuce, et dont le courage est plus que douteux. — Votre Majesté m’accuse d’une présomption dont je ne suis point coupable. — Je suis charmé que tu t’en défendes ; et ce désaveu d’une pareille rêverie me donne meilleure opinion de ton jugement. Il me semble cependant que ton discours tendait singulièrement à faire vibrer cette corde… Mais, pour en revenir à mon affaire… je n’ose marier cette jeune beauté à aucun de mes sujets… je n’ose la renvoyer au duc de Bourgogne… je n’ose la faire passer ni en Angleterre ni en Allemagne, où il est probable qu’elle deviendrait la proie d’un homme qui serait plus porté à s’unir à la Bourgogne qu’à la France, et plus disposé à décourager les honnêtes mécontents de Gand et de Liège, qu’à leur accorder un appui suffisant pour donner continuellement de l’occupation à la valeur de Charles le Téméraire sans le forcer à sortir de ses États. Ils étaient si bien préparés pour une insurrection, les Liégeois surtout, que ces derniers à eux seuls, bien excités et bien soutenus, occuperaient mon beau cousin pendant plus d’un an… que ne feraient-ils donc pas s’ils étaient appuyés par un belliqueux comte de Croye… Non, Olivier ! ce plan donne de trop belles espérances pour que nous y renoncions sans faire quelque tentative… Ton cerveau fertile ne saurait-il te fournir aucun expédient ? »

Après un long silence, Olivier répondit :

« Si l’on pouvait faire réussir un mariage entre Isabelle de Croye et le jeune Adolphe, duc de Gueldres ? — Quoi ! « s’écria le roi d’un air d’étonnement ; « la sacrifier, une créature si aimable ! à un misérable, à un forcené qui a déposé, emprisonné et menacé plusieurs fois d’assassiner son propre père ! Non, Olivier, non ; ce serait montrer trop de cruauté, même pour vous et pour moi, qui marchons d’un pas assuré vers notre noble but, la paix et le bonheur de la France, et qui nous inquiétons si peu des moyens par lesquels nous essayons d’y parvenir. D’ailleurs, le duc est trop éloigné de nous ; il est détesté des habitants de Gand et de Liège… Non, non… je ne veux point d’Adolphe de Gueldres… Pense à quelque autre. — Mon imaginative est épuisée, Sire : je ne trouve aucun personnage qui, comme mari de la comtesse de Croye, me paraisse pouvoir répondre aux vues de Votre Majesté. Il faut qu’il associe tant de qualités diverses !… Ami de Votre Majesté… ennemi du duc de Bourgogne… assez politique pour se concilier les Gantois et les Liégeois, et assez vaillant pour défendre son petit territoire contre la puissance du duc Charles… d’une naissance illustre, car Votre Majesté insiste sur ce point… et par-dessus tout cela, d’un caractère aussi noble que vertueux. — Doucement, Olivier, doucement ! je n’ai pas fortement, c’est-à-dire si fortement appuyé sur le caractère ; mais je pense que l’époux d’Isabelle devrait être un peu moins publiquement et moins généralement abhorré qu’Adolphe de Gueldres. Par exemple, puisqu’il faut que je cherche quelqu’un moi-même, pourquoi pas Guillaume de la Marck. — Sur mon honneur, Sire, je ne puis me plaindre que vous demandiez une trop grande perfection morale dans l’heureux époux de la comtesse Isabelle, si le Sanglier des Ardennes vous paraît digne d’elle. De la Marck ! mais, Sire, il est connu pour le plus fameux brigand et le plus cruel assassin de toutes nos frontières… il a été excommunié par le pape pour mille crimes. — Nous le ferons absoudre, ami Olivier ; l’Église est miséricordieuse. — C’est presque un proscrit ; il a été mis au ban de l’Empire par un rescrit de la diète de Ratisbonne. — Nous ferons lever le ban, ami Olivier, la chambre impériale entendra raison. — En admettant qu’il soit d’une illustre naissance, il a les manières, la figure, l’extérieur aussi bien que le cœur d’un boucher flamand. Elle ne l’acceptera jamais. — Si je le connais bien, sa manière de faire la cour permettra difficilement à la comtesse de faire un autre choix. — Certes, j’avais grand tort, Sire, lorsque j’accusais Votre Majesté d’être trop scrupuleuse. Sur ma vie les crimes d’Adolphe sont des vertus auprès de ceux de de la Marck ! Et d’ailleurs, comment lui sera-t-il possible de venir au-devant de sa future épouse ? Votre Majesté sait bien qu’il n’ose pas s’éloigner beaucoup de sa forêt des Ardennes. — C’est à quoi il faut songer. D’abord il s’agit d’informer les deux dames qu’elles ne peuvent rester plus long-temps dans notre cour sans occasionner une guerre entre la France et la Bourgogne, et que, ne voulant pas les remettre au pouvoir de notre beau cousin Charles, je désire qu’elles quittent en secret notre territoire. — Elles demandent à être transportées en Angleterre ; et nous les verrons revenir avec un lord de cette île, à belle figure ronde, à longs cheveux bruns, marchant à la tête de trois mille archers. — Non !… non !… nous n’oserions, vous m’entendez, offenser notre beau cousin de Bourgogne au point de leur permettre de passer en Angleterre ; ce serait exciter son mécontentement avec autant de certitude que si nous les gardions ici. Non, non… ce n’est que sous la protection de l’Église que nous pouvons sans danger remettre la comtesse. Tout ce que je puis faire, c’est de fermer les yeux sur le départ des dames Hameline et Isabelle de Croye, déguisées, et avec une suite peu nombreuse, pour se réfugier auprès de l’évêque de Liège, qui, pour le moment, placera la belle Isabelle sous la sauvegarde d’un couvent. — Et si ce couvent la protège contre Guillaume de la Marck quand il connaîtra les bonnes intentions de Votre Majesté, je ne connais pas mon homme, dit Olivier. — À la vérité, répondit le roi, grâce aux secours d’argent que je lui fais passer en secret, de la Marck a rassemblé une jolie troupe de soldats aussi peu scrupuleux que bandits le furent jamais ; avec leur appui, il parvient à se maintenir dans ses forêts de manière à se rendre formidable et au duc de Bourgogne et à l’évêque de Liège. Il ne lui manque qu’un petit territoire dont il puisse se proclamer le maître ; et trouvant une si belle occasion de s’établir solidement au moyen d’un mariage, je crois, Pâques-Dieu ! qu’il ne la laissera pas échapper : il prendra femme et château dès que je lui en aurai suggéré l’idée. Le duc de Bourgogne aura alors dans le flanc une épine qu’il sera difficile au meilleur opérateur de notre temps de lui arracher. Quand le Sanglier des Ardennes, qu’il a déjà proscrit, se trouvera fortifié par la possession des terres, châteaux et seigneuries de cette charmante dame ; de plus, quand les Liégeois mécontents se décideront à le prendre pour chef et capitaine, ce qui, par ma foi ! ne peut manquer d’arriver : qu’alors Charles de Bourgogne pense à faire la guerre à la France quand il le voudra, ou plutôt qu’il rende grâce à sa bonne étoile si la France elle-même ne la lui déclare pas… Que dis-tu de ce plan, Olivier ? eh ! — Admirable, Sire, admirable ; si pourtant j’en excepte la sentence qui adjuge la dame au Sanglier des Ardennes. Sur mon âme, s’il pouvait se donner un léger grain de galanterie de plus, Tristan, le grand prévôt lui conviendrait mieux encore. — Et il n’y a qu’un moment tu proposais maître Olivier le Barbier. Mais l’ami Olivier et le compère Tristan, quoiqu’ils brillent pour le conseil et l’exécution, ne sont pas de l’étoffe dont on fait des comtes. Ne savez-vous pas que les bourgeois de Flandre font d’autant plus de cas de la naissance chez les autres, qu’ils en sont dépourvus eux-mêmes ? Une populace plébéienne veut toujours avoir un chef aristocrate. Ce Kad, ou Cade[2] (comment le nomment-ils) en Angleterre, cherchait à réunir autour de lui toute la canaille en se prétendant issu du sang des Mortimer. Guillaume de la Marck descend des princes de Sedan. Maintenant, revenons à notre affaire. Il faut que je détermine les dames de Croye à partir promptement et secrètement, avec une escorte sûre. Cela sera facile : il ne s’agit que de leur présenter l’alternative de fuir ainsi ou de se voir livrées au duc de Bourgogne. Je te charge de trouver les moyens de donner connaissance de leurs mouvements à Guillaume de la Marck, et ce sera à lui de choisir le temps et le lieu convenables pour en venir au dénoûment. Je sais qui je puis charger de les accompagner. — Puis-je demander à Votre Majesté à qui elle confiera une mission d’une telle importance ? — À un étranger, sois-en bien sûr ; à un homme qui n’a en France ni parents ni intérêts qui puissent contrarier l’exécution de mes desseins, et qui connaît trop peu le pays et ses factions pour soupçonner de mes projets plus que je ne veux bien lui en laisser voir. En un mot, je me propose d’employer le jeune Écossais qui vient de t’envoyer ici. »

Olivier se tut, et son air semblait exprimer du doute sur la prudence d’un tel choix. « Votre Majesté, dit-il enfin, a mis sa confiance dans ce jeune étranger beaucoup plus promptement qu’elle n’est dans l’usage de le faire. — J’ai mes raisons, répondit le roi. Tu connais ma dévotion au bienheureux saint Julien, » ajouta-t-il en faisant un signe de croix : « je lui avais récité mes oraisons l’avant-dernière nuit, et je l’avais humblement prié de vouloir bien augmenter ma maison de quelques-uns de ces étrangers qui errent dans le monde, et qui nous sont si utiles pour établir dans notre royaume une soumission sans bornes à nos volontés, promettant au bon saint, en retour, de les accueillir en son nom, de les soulager et de les protéger. — Et saint Julien vous a-t-il envoyé cette paire de longues jambes d’Écosse en réponse à vos prières ? » dit Olivier.

Quoique le barbier connût le faible de son maître, c’est-à-dire qu’il le sût doué d’une dose de superstition au moins égale à son propre manque de religion, et que rien n’était plus facile que de l’offenser sur un pareil sujet ; quoiqu’en conséquence il eût eu grand soin de faire sa question du ton le plus soumis et le plus simple, Louis sentit l’ironie qu’elle contenait, et lança sur le questionneur un regard qui exprimait le plus vif mécontentement. — Coquin, lui dit-il, c’est bien avec raison que l’on t’appelle Olivier le diable, toi qui oses ainsi te jouer et de ton maître et des bienheureux saints ! Je te dis que si tu m’étais un tant soit peu moins nécessaire, je te ferais pendre au vieux chêne qui est devant le château, pour servir d’exemple à ceux qui se raillent des choses saintes. Apprends, vil infidèle, que je n’eus pas plus tôt fermé les yeux, que le bienheureux saint Julien m’apparut, conduisant un jeune homme qu’il me présenta en me disant que son destin serait d’échapper au fer, à la corde et à l’eau ; qu’il porterait bonheur au parti qu’il embrasserait, et qu’il sortirait triomphant des aventures dans lesquelles il se trouverait engagé. Je sortis le lendemain matin, et je rencontrai ce jeune homme. Dans son pays, il a échappé au glaive, au milieu du massacre de sa famille entière ; et ici, dans le court espace de deux jours, il a été sauvé d’une manière presque miraculeuse de l’eau et de la corde. Déjà même, comme je te l’ai donné à entendre il y a peu d’heures, il m’a, dans une occasion particulière, rendu un service de la plus grande importance. Je le reçois donc comme m’ayant été envoyé par saint Julien pour me servir dans les entreprises les plus compliquées, les plus dangereuses, et même les plus désespérées. »

En s’exprimant ainsi, le roi ôta son chapeau, et, comme il avait coutume de le faire lorsque l’espérance ou le remords venait agiter son esprit, après avoir choisi parmi les nombreuses petites figures de plomb qui en garnissaient le cordon celle qui représentait saint Julien, il la posa sur la table ; s’agenouillant ensuite devant cette image, il marmotta, avec l’air de la plus profonde dévotion : Sancte Juliane, adsis precibus nostris ! Ora, ora pro nobis ![3]

C’était là un de ces accès de piété superstitieuse que Louis éprouvait dans des temps et dans des lieux si peu convenables, qu’ils donnaient à un des monarques les plus remplis de sagacité qui aient jamais régné l’apparence d’un fou, ou du moins d’un homme dont l’esprit aurait été troublé par le vif remords de quelque grand forfait.

Pendant que Louis était ainsi occupé, son favori le regardait avec une expression ironique et dédaigneuse qu’il cherchait à peine à déguiser ; car une des particularités de cet homme était que dans toutes ses relations avec son maître, il mettait de côté cette affectation caressante et doucereuse, cet empressement minutieux et humble qui caractérisait sa conduite envers les autres ; et s’il lui restait alors quelque ressemblance avec le chat, c’est lorsque cet animal se tient sur ses gardes, l’œil au guet, vif et alerte, prêt à s’élancer suivant le besoin. Ce changement provenait sans doute de ce qu’Olivier savait fort bien que son maître était lui-même trop profondément hypocrite pour ne pas pénétrer l’hypocrisie des autres. « Les traits de cet Écossais, s’il m’est permis de parler, dit Olivier, ressemblent donc à ceux du jeune homme que vous avez vu en songe ? — Ressemblance parfaite, identique, » répondit le roi, qui, comme cela se voit chez la plupart des esprits superstitieux, était souvent dupe de sa propre imagination. « D’ailleurs j’ai fait tirer son horoscope par Galeotti Martivalle, et j’ai appris d’une manière certaine, par son art autant que par mes observations particulières, que, sous plusieurs rapports, la destinée de ce jeune homme sans amis est soumise à l’influence des mêmes constellations que la mienne. »

Quelle que fût son opinion sur les causes si hardiment assignées par le roi à la préférence qu’il accordait à un jeune homme sans expérience, Olivier n’osa point faire de nouvelles objections, sachant bien que Louis, qui pendant son exil s’était beaucoup occupé de la prétendue science de l’astrologie, ne voudrait écouter aucune raillerie qui tendrait à mettre en doute ses propres connaissances. Il se contenta de répondre qu’il espérait que le jeune homme remplirait fidèlement une mission si délicate. « Nous aurons soin qu’il ne trouve point d’occasion d’en agir autrement, dit Louis : il ne saura rien autre chose, sinon qu’il est chargé d’escorter les dames de Croye jusqu’à la résidence de l’évêque de Liège. Quant à l’intervention probable de Guillaume de la Marck, il en saura tout aussi peu que les dames de Croye elles-mêmes. Personne ne connaîtra ce secret, excepté le guide : il faut donc que Tristan ou toi vous en trouviez un propre à servir notre dessein. — Mais dans ce cas, dit Olivier, si j’en juge par son air et par son pays, j’ai lieu de croire que le jeune homme recourra à ses armes dès qu’il verra le Sanglier des Ardennes accourir contre ces dames, et il est très probable qu’il n’échappera pas aussi facilement aux défenses de celui-là qu’à celles du sanglier de ce matin. — S’il perd la vie, » répondit Louis avec un grand sang-froid, « saint Julien… béni soit son nom !… peut m’en envoyer un autre à la place. Que le messager soit tué quand sa mission est remplie, que le flacon soit brisé lorsque le vin est bu, ce sont deux événements aussi peu importants l’un que l’autre. Mais il s’agit d’accélérer le départ de ces dames, et ensuite d’insinuer au comte de Crèvecœur qu’il a eu lieu sans notre connivence, attendu que nous désirions les confier à la garde de notre beau cousin, ce que leur précipitation nous a empêché de faire. — Le comte est peut-être trop fin et son maître trop prévenu pour le croire. — Sainte Mère de Dieu ! quelle incrédulité ce serait pour des chrétiens ! Mais, Olivier, il faudra qu’ils nous croient. Nous mettrons dans toute notre conduite envers notre beau cousin le duc Charles une confiance tellement absolue et tellement illimitée, que douter de notre sincérité à son égard sous tous les rapports serait être pire qu’un païen. Je te dis que je suis tellement convaincu qu’il est en mon pouvoir d’inspirer à Charles de Bourgogne telle opinion qu’il me plaira lui donner de moi, que, s’il le fallait pour dissiper ses doutes, j’irais le trouver, sans armes et monté sur un palefroi, n’ayant d’autre escorte que toi, l’ami Olivier. — Et moi, Sire, quoique je ne me flatte pas de manier l’acier sous aucune autre forme que celle d’un rasoir, j’aimerais mieux charger un bataillon de Suisses armés de piques, que d’accompagner Votre Majesté dans une pareille visite d’amitié à Charles de Bourgogne, lorsqu’il a tant de raisons d’être bien assuré que le cœur de Votre Majesté renferme quelque ressentiment contre lui. — Tu es fou, Olivier, avec toutes tes prétentions à la sagesse, et tu ne conçois pas qu’une politique profonde doit souvent se cacher sous l’apparence de la plus grande simplicité, de même que le courage s’enveloppe, suivant l’occasion, du manteau d’une modeste timidité. S’il y avait nécessité, bien certainement je ferais ce que j’ai dit… les saints bénissant nos projets, et les constellations du ciel amenant dans leur cours une conjonction favorable à une telle entreprise. »

Ce fut par ces paroles que le roi Louis XI donna l’idée première de la détermination extraordinaire qu’il exécuta par la suite dans le dessein de duper son grand rival, et qui fut bien près de lui devenir funeste.

Il renvoya son conseiller, et se rendit ensuite à l’appartement des dames de Croye. Sans être accompagnée de grands efforts de persuasion, sa permission, simplement énoncée, suffit pour les déterminer à quitter la cour de France ; car il leur fit entendre qu’il pourrait arriver qu’elles n’y fussent pas suffisamment protégées contre le duc de Bourgogne ; mais il ne lui fut pas aussi facile de les engager à choisir Liège pour le lieu de leur retraite. Elles le prièrent et le supplièrent de les faire conduire en Bretagne ou à Calais, où, sous la protection du duc de Bretagne ou du roi d’Angleterre, elles pourraient rester en sûreté jusqu’à ce que le duc de Bourgogne se montrât moins rigoureux à leur égard. Mais aucune de ces places de sûreté ne convenait aux plans de Louis, et il réussit enfin à leur faire adopter celui qui l’accommodait le mieux.

Le pouvoir qu’avait l’évêque de Liège de les défendre ne pouvait être mis en doute, puisque sa dignité sacerdotale lui donnait la faculté de protéger ces fugitives contre tous les princes chrétiens, tandis que d’un autre côté ses forces comme prince séculier, bien qu’elles ne fussent pas considérables, suffisaient au moins pour défendre sa personne, aussi bien que quiconque se plaçait sous sa protection, contre toute violence subite. La difficulté était d’arriver sans danger jusqu’à la petite cour de l’évêque ; mais Louis promit d’y pourvoir en semant le bruit que les dames de Croye s’étaient échappées de Tours à la faveur de la nuit, de peur d’être livrées à l’envoyé bourguignon, et qu’elles s’étaient enfuies du côté de la Bretagne. Il leur promit aussi de leur donner une escorte peu nombreuse, mais sûre, ainsi que des lettres qui enjoindraient aux commandants des villes et forteresses par où elles devaient passer, d’employer tous les moyens possibles pour les protéger et les assister dans leur voyage.

Bien qu’intérieurement choquées de la manière peu généreuse et peu courtoise dont Louis les privait de l’asile qu’il leur avait promis à sa cour, les dames de Croye furent si éloignées de faire aucune objection à ce départ si précipité qu’elles allèrent même au-devant de ses projets en le priant de leur permettre de partir la nuit suivante. La comtesse Hameline était déjà lasse d’un séjour où elle ne trouvait ni courtisans pour l’admirer, ni fêtes pour y briller, et sa nièce Isabelle croyait qu’elle en avait vu assez pour se convaincre que, si la tentation devenait plus forte, Louis XI ne se contenterait pas de les renvoyer de sa cour, mais même n’hésiterait pas à la livrer à son suzerain irrité, le duc de Bourgogne. Enfin, Louis lui-même acquiesça d’autant plus volontiers à leur prompt départ, qu’il avait le plus grand désir de conserver la paix avec le duc Charles, et qu’il redoutait d’ailleurs que la beauté d’Isabelle ne vînt contrarier ou même empêcher l’exécution du plan favori qu’il avait formé de donner la main de sa fille Jeanne à son cousin d’Orléans.



  1. En Mésopotamie ou Chaldée. On écrit plus communément Sennar. a. m.
  2. Chef d’une insurrection qui eut lieu en 1418. a. m.
  3. Saint Julien, écoutez favorablement nos prières. Priez pour nous. a. m.